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Malo Mahé est un jeune correspondant de presse sur le secteur de Plougastel-Daoulas pour le journal les Voix de l’Ouest. Privilégiant sa Harley-Davidson à son antique Renault 4L, il arpente la commune au gré des piges qu’il réalise pour Béa, sa rédactrice en chef. Lors d’un article sur l’enlèvement d’épaves sur le site de Penn ar Ster, Malo est le témoin de la découverte d’un corps, celui d’un réfugié ukrainien qu’il avait récemment
interviewé. S’ensuivent d’autres décès violents de migrants…
Se sentant personnellement concerné, Malo s’implique dans la recherche du ou des coupables malgré l’opposition de Zoé Kerjean, ancienne amie de lycée, fraîchement nommée lieutenant de Gendarmerie à Plougastel. Ne mesurant pas les risques qu’il encourt, Malo sera tour à tour témoin, suspect, puis pris dans un engrenage mettant sa vie en danger.
Dans ce passionnant polar social,
Christian Blanchard nous fait découvrir Plougastel-Daoulas de l’intérieur. Loin des clichés et des débats politiques, il aborde les problématiques actuelles de la vie économique bretonne, touchée notamment par le manque de main-d'œuvre.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Christian Blanchard a fait du roman noir et du suspense social sa marque de fabrique, avec des ouvrages édités chez Belfond et Points. Récompensé par de nombreux prix ("Iboga", Prix des lecteurs de Points, "Angkar", Prix du roman noir des bibliothèques et des médiathèques du Grand Cognac, "Tu ne seras plus mon frère", Prix de la Ville de Carhaix),
Christian Blanchard retrouve la Bretagne, sa région de cœur, source de son inspiration.
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Seitenzahl: 345
Veröffentlichungsjahr: 2024
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CE LIVRE EST UN ROMAN.Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.
La tête sous le robinet, je laisse couler l’eau froide pour éteindre le feu qui me brûle la peau. Je n’ai pas le remède pour celui qui apparaît dans ma poitrine. Personne ne m’oblige à faire ce que je m’apprête à réaliser. Je suis un amateur. Je peux être démasqué à l’instant même où j’entrerai. Qu’est-ce que je risque ? Une raclée ? Une ratonnade en bonne et due forme ? Ils n’iront pas plus loin. Peut-être mena-ceront-ils de s’en prendre à ma famille ? Pas de souci puisque je n’en ai pas… plus.
Je passe un baume apaisant sur l’ensemble de mon visage. J’avais la barbe depuis mes dix-huit ans. Une façon de me vieillir. Pas grave, elle repoussera. Mais me raser le crâne est une première.
Quand je me relève et que je vois mon image dans le miroir, je ne me reconnais pas. Je me tourne légèrement pour observer les tatouages qui recouvrent mes bras, mon torse, mes épaules et remontent dans mon cou. Ce soir, la faible lumière de la salle suffira à tromper la vigilance des membres du troupeau dans lequel je vais m’inviter. Impossible de distinguer les vrais des éphémères. Mon tatoueur a fait un beau travail. Depuis plusieurs années, il s’occupe de tapisser mon corps. Une réalisation d’équipe. Je lui exprime mes souhaits et il me présente ce qui est faisable. Un artiste, ce gars. Quand je lui ai demandé des symboles particuliers, son regard a subitement changé.
— Pas de souci. J’ai besoin qu’ils tiennent un ou deux jours, une semaine max. Je n’imagine pas un seul instant les avoir incrustés dans le cuir pour le reste de ma vie. Tu dois avoir une technique pour qu’ils paraissent réels ?
Pas vraiment des tattoos. Plutôt des dessins avec des encres qui sèchent sur la peau sans pénétrer l’épiderme. Il faudra que je frotte énergiquement pour qu’ils disparaissent. Mais pour le moment, ils seront ma carte de visite.
Le jour s’efface lentement quand j’enfourche ma moto. Une bonne heure de route avant de rejoindre la salle des fêtes d’un patelin du Centre Bretagne, là où a lieu le concert de métal. Je ne connais aucun des groupes qui vont s’enchaîner sur la scène. Aucune publicité n’a été faite. Les réseaux sociaux ont servi de relais. Je ne doute pas qu’il y aura également un service d’accueil. L’organisateur de ce mini-récital a annoncé qu’il discuterait avec les spectateurs pendant les changements de musiciens. L’ambiance aidant, son verbe sera sûrement moins châtié que ses publications. Une trace écrite est plus aisément attaquable.
La rue qui m’amène au local est bloquée par des barrières. Deux cars de CRS sont stationnés à l’entrée. Pour l’instant, les policiers sont sagement assis à l’intérieur. Ils attendent un ordre ou le moment où cette soirée va déraper. Parce que, inévitablement, elle se finira en bagarre. Le dialogue est impossible. Je me gare en retrait. Pas envie que ma Harley soit une cible. Je retire mon casque et le cadenasse au cadre. Je garde le col de mon cuir complètement remonté. Ne pas provoquer ceux qui sont sur le trottoir d’en face. Ils ne sont pas très nombreux, mais ils tentent de faire du bruit. « Les nazis hors de chez nous ! » « Pas de fachos dans nos quartiers, pas de quartier pour les fachos ! » Le ton est donné. Le Gwenn-ha-du est également de sortie. Je suis certain que je vais en trouver aussi à l’intérieur. Avec ses bandes noires et ses onze hermines, le drapeau breton est mis à toutes les sauces. La légende dit que la duchesse Anne, lors d’une chasse, vit une hermine, débusquée par des chiens. L’animal a préféré mourir plutôt que de salir son beau pelage en traversant une mare boueuse. Fascinée par son abnégation, la duchesse en fit son emblème. Ce qui donna la devise de la Bretagne : « Plutôt la mort que la souillure ». « Kentoc’h mervel eget em zaotra » en breton.
La porte ouverte à toutes les interprétations possibles avec, pour certains, un raccourci fâcheux : Mort à la souillure…
J’avance lentement vers l’entrée. J’encaisse des injures des antifas. Je devrais être avec eux, mais j’ai une mission à accomplir. Je n’ai été mandaté par personne. Au contraire, on m’a travaillé au corps pour que je ne vienne pas ici. Trop tard.
J’arrive devant les gros bras du service d’ordre qui filtre les admissions. Pas de billet. Pour montrer mon attachement à ce groupe, je retire mon blouson. Vu la température estivale, je n’ai qu’un débardeur. Les échancrures mettent en valeur mes tattoos. Mon laissez-passer. Quand ils les aperçoivent, j’ai le droit à un magnifique sourire. Je reçois un « Sois le bienvenu chez toi, l’ami ». De chaque côté du cou, deux impressions éphémères représentent les « Runes d’Odal ». Ces symboles ont été adoptés par le National Socialist Movement des États-Unis qui a abandonné la croix gammée. Pour ma défense, je pourrais dire que ce sont des tatouages vikings.
Je respire profondément quand j’accède à la salle de spectacle. Un trio est déjà sur scène. Le chanteur à la voix caverneuse braille dans son micro tout en grattant nerveusement sa guitare. Le bassiste enchaîne les notes au rythme du batteur survolté. Moi qui suis un adepte du métal mélodique, je suis agressé par les hurlements de cet ogre. Son chant est en rapport avec son physique : crasseux. Je ne serais pas fier si je me retrouvais seul devant lui, la nuit, dans une ruelle déserte.
Je m’approche du bar. Je ne bois jamais d’alcool. Pas de chance. Pas d’eau de Plancoët plate ni gazeuse. Je prends une bière comme tout le monde. Je déposerai, en toute discrétion, le bock plein quelque part.
J’observe les gens qui m’entourent. Je me sens mal à l’aise. C’est la première fois que je suis au milieu d’un tel attroupement. Comme moi, beaucoup exposent de façon ostentatoire les tattoos. J’ai tout de même essayé de leur donner un aspect créatif. Je suis bien le seul. Ce que je vois frise la nausée. Tout est bas de gamme. L’objectif n’est pas de mettre en avant une œuvre artistique, mais de montrer son appartenance au groupe. D’un coup d’œil, on sait avec qui l’on est.
Quand les pseudo-musiciens cessent leur vacarme, l’organisateur de la soirée monte à son tour sur scène. Comme je l’avais imaginé, lui aussi a le drapeau breton. D’une main, il le manœuvre devant les spectateurs qui se sont regroupés. De l’autre, il saisit un micro et sans aucune introduction balance son cri de ralliement : « La Bretagne aux… ». Il tend son micro vers la foule qui, d’une seule voix, répond : « Bretons ! » Une deuxième fois, puis une autre… « Ici, on est… », « chez nous ! »
« La Bretagne aux Bretons ! »
« Ici, on est chez nous ! »
En deux phrases, tout est dit. Simple, efficace et flippant.
Je m’installe à la place réservée à la presse. À mes côtés, mes deux autres collègues et néanmoins concurrents. J’ai salué le maire, tous les adjoints et les élus de la majorité et des oppositions. Nous sommes partis pour de longues heures de délibérations et d’échanges plus ou moins musclés. Les conseils municipaux durent des plombes, certains dépassent allégrement les cinq heures, avec une pause pour aérer la pièce. Dans cette salle consacrée aux mariages se déroulent souvent des scènes de divorce entre les élus des différents camps. De grands moments de démocratie. Dehors, les fumeurs finissent leur dernière cigarette pendant que d’autres affûtent leurs arguments pour les points à l’ordre du jour à venir. Un détail a son importance : les conseils sont filmés et retransmis en direct sur le Web. De quoi développer l’aspect théâtral de ce genre de réunion.
Je suis tenu d’être neutre et impassible. Mais à l’intérieur, ça bout tout de même. Alors je me concentre sur la prise de notes. J’ai devant moi les décisions qui seront votées. Je ne doute pas un instant qu’elles seront adoptées. Par définition, la majorité s’exprime comme un seul homme, et les oppositions, nommées les « minorités » par celles et ceux qui ont le pouvoir de décision, jouent avec ce que la démocratie leur offre. Ensuite, de retour chez moi, au bout de la nuit ou tôt le lendemain matin, je m’attellerai à synthétiser ces tranches de vie communale. Je m’attacherai à rendre compte des résolutions actées, des débats, en relatant le mieux possible les positions des uns et des autres. Je laisserai tomber les petites phrases parfois maladroites, voire provocatrices, d’un camp ou d’un autre. Les minorités ne sont pas dans l’opposition systématique. Elles étayent leurs points de vue où l’observateur que je suis décèle rapidement les différences politiques entre les blocs. Certaines fois, elles votent en faveur de la proposition, d’autres fois, elles sont contre ou s’abstiennent. Pour être honnête, je trouve qu’elles prolongent un peu trop les discussions, quitte à reposer la même question en la formulant différemment. En compensation, les réponses sont parfois laconiques ou reportées aux calendes grecques.
Ah, désolé… Je ne me suis pas présenté. Je parle, je parle… comme si tout le monde me connaissait. Je m’appelle Malo Mahé. Depuis trois ans, je suis le correspondant local de la gazette régionale Les Voix de l’Ouest pour Plougastel-Daoulas. Pour ceux qui découvrent cette fonction, les correspondants locaux sont de faux journalistes. Ils sont les miroirs de l’activité de la commune dans laquelle ils résident le plus souvent, en écrivant des papiers et en prenant des photos. Nos noms n’apparaissent jamais en bas des articles dans les pages locales. La responsabilité des contenus incombe au rédacteur en chef qui met en forme nos sujets. Si nous n’avons pas le statut de journaliste ni la formation, nous n’avons pas non plus le salaire puisque je suis rémunéré à la longueur de la pige et au cliché qui l’accompagne. Le tout via un logiciel qui borne le nombre de caractères. Impossible de vivre uniquement de ce travail sauf à couvrir plusieurs villes et à être sur le terrain ad vitam aeternam.
Faut pas croire, mais je ne me plains pas. Même si ce boulot n’est pas primordial pour ma survie, il est cependant essentiel pour maintenir du lien social. Côtoyer les vraies gens me fait du bien. Sinon, je continuerais à être un ours qui hiberne toute l’année dans sa grotte. Je saluerais seulement deux fois par semaine l’employé du drive de mon supermarché. Pas top comme relations humaines.
Ah, j’oubliais un élément : je suis certainement l’un des plus jeunes correspondants. La plupart sont des retraités qui arrondissent leurs fins de mois de cette façon. J’imagine qu’ils y trouvent également un intérêt intellectuel et relationnel. À trente ans, je ne sais pas encore pendant combien d’années je vais persévérer dans ce job. Tant que j’ai du plaisir, ça le fera. Par moments, j’avoue que je me force un peu.
Les Voix de l’Ouest est un quotidien récent. Il fallait oser se lancer dans cette aventure, coincé entre les deux mastodontes que sont Le Télégramme et Ouest-France. Si le premier est largement devant le second en nombre d’exemplaires vendus dans le Finistère, Ouest-France se venge dans les autres départements bretons. J’aurais très bien pu postuler pour l’un des deux avec une rémunération plus importante, mais la ligne éditoriale des Voix de l’Ouest affiche les mêmes valeurs que les miennes : écologiste et féministe. Là où certains politiques saupoudrent leurs actions de quelques graines écologiques et mettent en avant une ou deux femmes pour agrémenter le décor, la philosophie du journal est tout autre. La vision est globale. Là où des panneaux solaires sont plaqués sur les toits de maisons pour montrer que le promoteur est sensible au dérèglement climatique, la rédactrice en chef de mon canard prône la construction et la rénovation de l’habitat avec comme objectif l’autonomie énergétique. Là où des lignes sont peintes sur les routes ou les rues pour délimiter des pistes cyclables qui, en réalité, empiètent sur l’espace automobile, le journal prêche pour repenser en profondeur la place des mobilités douces dans les villes, les bourgs et les villages de notre beau Finistère. Quant à la situation des femmes ? Une simple formule synthétise la doctrine de Béa Le Gall, ma patronne : Une réelle égalité entre les femmes et les hommes. Les Voix de l’Ouest est un quotidien engagé qualifié de gauche. Personnellement, je ne sais plus ce que signifie « la gauche ».
Cela dit, tout n’est pas passionnant. Même si je ne participe pas à la rubrique des chiens écrasés et que j’évite d’annoncer sans un travail de fond les différentes manifestations culturelles et associatives de la commune, je me laisse aller de temps à autre à la facilité et liste simplement les programmes à venir. Je suis alors sévèrement retoqué par Béa qui n’hésite pas à me rappeler la raison d’être du journal. Alors, je me focalise sur les personnes que j’ai devant moi. Elles sont sensibles à ma présence. Elles espèrent beaucoup et imaginent que j’ai les moyens de leur apporter une minute de notoriété parce que leur portrait sera publié avec leur nom et un texte présentant leurs activités, leurs hobbies ou leurs projets. Elles doivent être souvent déçues. Les nouvelles se succèdent jour après jour. Vite lues, vite oubliées.
Dans mon antre, ma grotte, je me suis fabriqué un monde à part. Un univers d’Arts. Avec un « A » majuscule. Tant qu’à faire, voyons grand. J’ai testé la musique, la photo, la vidéo… Apprendre est une chose, créer en est une autre. J’ai sûrement l’âge d’être pressé, alors j’ai voulu concevoir avant de savoir. J’ai écrit des romans (jamais édités), composé des morceaux (jamais enregistrés), pris des centaines de clichés photographiques (jamais exposés)… Puis j’ai découvert la peinture. J’ai rapidement compris que je n’étais pas doué pour le dessin ni pour l’art figuratif. L’abstrait m’a semblé une excellente voie. Par définition, je m’exprime par la couleur, le trait, les formes… Ce que je souhaite raconter ne se traduit pas vraiment dans mes productions. Je laisse mon inspiration parler, mais sans talent ni technique, le résultat est souvent étonnant… ou décevant. Un jour, peut-être, mes œuvres seront visibles par tous dans une galerie d’art. L’espoir fait vivre.
Et je suis jeune.
J’aimerais croire que je m’implique à ma façon dans le Grand Théâtre de l’existence. Parce que c’est bien de ça qu’il s’agit : la vie n’est qu’une vaste scène de théâtre. Sur les planches, les acteurs principaux jouent leur partition avec plus ou moins de talent. Parfois, cela frise le vaudeville où la comédie bat son plein. Des personnes censées diriger le monde se mentent, s’invectivent, s’écharpent, se trahissent sans aucune vergogne. À d’autres moments, la pièce est dramatique, voire violente, avec son lot de malheurs. Des gens meurent en direct ou disparaissent dans les coulisses. Des figurants se déplacent en nombre d’un point à un autre sans trouver réellement leur place. La chaleur de la salle augmente sans que personne y prête garde. Quant aux spectateurs ? On rit jaune, on assiste impuissant aux scénarios que les grands de ce monde ont élaborés, sans pouvoir influencer le fil de l’histoire et encore moins son épilogue. De temps en temps, d’immenses écrans s’illuminent autour des protagonistes. Des images, des voix off délivrent des messages anxiogènes où rien de bon n’est à attendre de ces jeux scéniques. Et nous ? Nous recevons ces informations en plein visage sans être certains qu’elles soient vraies, fausses, tronquées ou manipulées.
Du coup, j’ai raté un point de l’ordre du jour. Pas grave. Je visionnerai ce passage en replay.
Ouf, la pause arrive. Je sors tirer sur ma clope électronique. Je ne me mêle à personne. Des groupes se constituent à l’extérieur. Les mêmes qu’à l’intérieur. Ce qui est amusant, c’est la manière dont les différents participants s’interpellent. Dans la vie de tous les jours, qu’ils soient de la majorité ou des oppositions, ils sont membres des mêmes commissions, se tutoient, s’appellent par leur prénom. Lors du conseil, les codes sont différents : monsieur le maire, monsieur le conseiller municipal, vous… Ça m’amuse. Certains demandent des infos qu’ils ont déjà, mais poser la question à cet instant démontre leur désaccord. Et comme c’est filmé… Il est utile de parler à ses électeurs indirectement, via la caméra.
Je serais curieux de voir ce que seraient les conseils si la municipalité venait à changer de majorité. Ce serait croustillant. En toute objectivité.
Il est vingt-trois heures trente quand je rentre enfin chez moi. Bien qu’invité, je ne reste jamais au pot de clôture. Pas ma place. Je laisse les élus se réconcilier.
J’ai toujours le même bonheur intérieur quand j’arrive dans mon repaire. Sur les hauteurs du Tinduff, pas loin du port, mon domaine est une ancienne ferme héritée de mes parents. J’ai vendu quelques terrains, mais j’ai préservé suffisamment de terre pour m’isoler du village. Ma maison est simple. L’une des dépendances me sert d’atelier pour mes toiles. Outre cet espace qui me sied amplement, c’est surtout la vue qui m’a retenu ici. Comment décrire ce que j’ai devant les yeux quand je suis dans mon atelier, dans mon salon, ou sur la terrasse ? Il faut imaginer être sur une île au sein d’un îlot. À ma gauche, l’anse du Moulin Neuf qui remonte jusqu’à Pont Callec. Presque en face, Pors Gwen, l’une des terres de Plougastel qui tombe dans la mer d’Iroise. Puis, au loin, la pointe de Rostiviec. Et quand le temps le permet, la pointe du Château et les côtes de Logonna-Daoulas. Je ne vais pas me lancer dans une description qui sera, de toute façon, en dessous de la réalité. Je vous propose de venir observer de vos propres yeux la beauté de ces lieux. Mais comme un véritable ours qui se respecte, vous n’aurez pas mon adresse précise ni mon numéro de téléphone. Je souhaite protéger ma tranquillité.
J’ai un peu le bourdon quand je me lève ce matin. Un jour anniversaire. Un coup de blues. Le cerveau humain est bizarre. Des émotions fortes, des images violentes ne s’effaceront jamais. Elles sont gravées dans un coin de ma tête et y resteront jusqu’à la fin de mon existence. Dix ans, exactement, que j’ai perdu mes parents. Un accident.
En matinée, j’avais déposé un dossier pour intégrer l’École des Beaux-Arts de Brest. J’étais euphorique. Après quelques dérives durant mon adolescence, le monde s’ouvrait enfin à moi. À vingt ans, je n’avais pas beaucoup de chance d’y poursuivre ma scolarité, mais à cet âge, si l’on ne croit pas en l’avenir, autant tout de suite chercher une grotte pour hiberner dès le début de l’été.
Ma famille est issue du milieu agricole. Mes parents avaient rapidement changé les pratiques ancestrales. Ils avaient depuis longtemps abandonné les cultures intensives et s’étaient penchés sur l’agriculture biologique. Dans les années quatre-vingt-dix, ce n’était pas évident. Il a fallu attendre 2000 pour qu’ils exploitent enfin leurs terrains en bio. J’ai vu le jour en 1992, en pleine bourre pour eux. Il semblerait qu’ils aient eu des difficultés pour enfanter. J’ai été désiré, mais je ne suis sûrement pas né au bon moment. Un môme ne se commande pas sur Amazon, pas encore.
Pas grave. J’ai été bien élevé et je n’ai manqué de rien. Comme tous les enfants et adolescents, j’ai eu une ou deux périodes un peu compliquées. Parfois, j’essaie de me les remémorer. Je me heurte à un mur. Je l’ai moi-même bâti. Derrière, un trou noir sans fond. Impossible de m’y aventurer. J’ai oublié ce qu’il contient. Je sens qu’il est douleur. Je fais alors volte-face, je passe mon chemin.
Financièrement, ma vie est plutôt sereine. J’ai presque honte de le dire, mais j’ai trahi un peu mes parents quand j’ai revendu une partie du domaine en terrains constructibles. Bon, voilà… je l’ai dit. À cette époque, j’ai été vénal. Je l’avoue. Une parcelle a tout de même été cédée pour une production de fraises bio. En pleine terre, ça va de soi. Le bio n’est pas produit sous des serres hors-sol. Une évidence pour moi qu’il est bon de rappeler de temps en temps.
Je vois mon visage dans le miroir. Pas terrible. J’ai la tignasse en bataille. Je devrais aller chez le coiffeur plus souvent. Cette tête d’homme de Cro-Magnon me sied. J’élague quand même ma barbe pour qu’elle soit moins touffue. Parfois, je la laisse pousser, mais avec ma chevelure qui part dans tous les sens, je peux faire peur. Surtout quand je revêts mon équipement de motard, tout en cuir. Dans le dos de mon blouson, je n’ai pas de Dame à la faux, façon Sons of Anarchy, de la série américaine du même nom, mais j’ai tout de même deux ailes d’aigle avec l’inscription Live to ride, « Vivre pour rouler », pour les non-anglophones. De temps en temps, je me déplace habillé de cette manière pour mes interviews. J’ai bien évidemment la moto qui y est associée : une Low Rider S récente, de Harley-Davidson. Toute noire avec son moteur de 1923 cm3. Ça paraît puissant comme ça, mais les Harley ne sont pas des bécanes de vitesse. Ce sont des bêtes du bitume. Elles avalent les kilomètres sans rechigner. Sur les routes sinueuses de Plougastel, je me régale. Mais le plus souvent, je me déplace en voiture. Là aussi, j’ai souhaité me distinguer puisque j’ai opté pour une Renault 4L. Une antique auto de 1980 d’une puissance de 34 chevaux ! Les dernières fabriquées l’ont été l’année de ma naissance. Un clin d’œil. Exempte d’électronique, elle est simple à réparer. Je trouve facilement des pièces sur Internet ou via les clubs de véhicules de collection.
Je vais immédiatement couper court aux critiques. Je me revendique écologiste et je roule à moto et dans une vieille bagnole sans pot catalytique. Je tiens à souligner que ma 4L n’a pas de moteur diesel et que ma Harley consomme moins qu’un SUV. Et puis, on a tous ses incohérences. On pourrait échanger des heures sur le coût écologiste des véhicules hybrides ou électriques dont les batteries sont principalement confectionnées en Chine ou au Japon. Que dire de l’exploitation des terres dites rares pour élaborer ces accus ? Une bonne part est issue de mines en Afrique. On ferme les yeux sur le travail des enfants, sur la mainmise par la Chine sur ces pays, sur les normes sanitaires non respectées, sur la corruption à tous les étages. Certains gisements ont été détectés également en France et surtout en Suède. On verra si les populations des villages avoisinant les carrières à ciel ouvert, défigurant les paysages, apprécient.
Aujourd’hui, j’enfourche ma Harley. Je remonte vers le bourg et me gare sur le petit parking face au cimetière. Je ne suis pas un adepte des dépôts de fleurs sur les tombes. Pour le journal, je couvre sporadiquement les commémorations officielles. En réalité, je ne traite l’événement que s’il y a un truc particulier, style remise de médaille. La mairie a très vite compris l’astuce. Du coup, systématiquement, une décoration ou une breloque est attribuée ce jour-là à un ancien combattant, le 29 août pour la libération de la commune, les 19 mars, 8 mai, 14 juillet et 11 novembre. À chacun la liberté de chercher à quoi correspondent ces dates. Parfois, une médaille est accrochée au revers de la veste d’un gars qui n’a pas fait grand-chose, sauf à être présent au bon moment. Faut avouer que les anciens des Première et Seconde Guerres mondiales ne sont plus légion. Alors, on se rabat sur la guerre d’Algérie, le Tchad, l’Afghanistan…
Un an que je ne suis pas venu sur la tombe de mes parents. Pas besoin d’être ici pour me souvenir d’eux. Ils sont dans ma tête. J’aurais aimé garder les scènes de leur bonne humeur, de leur joie et de leur sourire, même si elles n’ont pas été nombreuses. Mais j’ai dû reconnaître les corps. Pas beau. Malgré moi, ces images seront les ultimes que j’ai d’eux.
Le 9 juin. Dix ans que mes parents ont été fauchés par un véhicule. Ils cheminaient tranquillement sur la rue de Lestraouen, vers la ferme, après avoir longé les quais du port du Tinduff. Ils avaient fait une longue promenade. Le soleil était tombé derrière les terres. Ils marchaient sur le bord de la route… Je regardais un film à la télévision, un Fast and Furious. Je ne sais plus lequel. Un truc furieux de bagnoles. Quand j’ai éteint, mes parents n’étaient toujours pas rentrés. J’ai appelé le café du Tinduff où ils avaient l’habitude d’aller après leur balade. Il était fermé. Je me suis rabattu sur les amis puis sur les hôpitaux. Rien. J’ai fini par la gendarmerie.
Ils ont été retrouvés le lendemain matin. En contrebas d’un fossé. À vingt mètres à peine de la maison.
Même si je ne viens pas souvent ici, je trouverais leur sépulture les yeux fermés. On n’oublie pas la dernière demeure de ses parents. Je m’assieds à même la pierre et pose mon casque. Rien d’irrévérencieux dans mon attitude. Je suis leur fils. Leur unique famille. Je n’ai pas d’oncle, de tante, de cousin… En vrai, je suis seul. Dix ans que je le suis. J’aimerais leur relater tout ce qui s’est passé depuis ma précédente visite, mais, pour être honnête, je ne sais pas ce que je pourrais leur raconter d’intéressant.
Il est également trop tard pour aborder ma jeunesse chaotique. Ce qui est fait ne peut être défait.
Dans ma poche, j’entends mon téléphone vibrer et l’introduction de Heaven Knows, de The Pretty Reckless. Je suis fan de la chanteuse Taylor Momsen, une icône du rock alternatif américain. Je sors mon portable. Rédac Brest, Béa s’affiche. Je décroche.
— Je ne te dérange pas, Malo ?
— Non, non, vas-y.
— Tu es sûrement au courant. Mardi 13, en matinée, il y a une collecte d’épaves à Penn ar Ster. C’est pas loin de chez toi, je crois.
— Tout proche même.
— Cette opération va être médiatisée. Il y aura la télé régionale. C’est piloté par la Direction départementale des Territoires et de la Mer du Finistère en lien avec le Parc d’Armorique. Il y aura des élus. Normalement, c’est un travail pour un journaliste de la rédac même si c’est ton secteur, mais je n’ai personne sous le coude.
— Tu veux que je m’y colle ?
— Si tu es dispo. Ce serait top.
— Pas de souci.
— Merci beaucoup. Évidemment, ta pige sera à un tarif différent des autres. Je t’envoie tout ce que j’ai par mail. Je compte sur toi.
Quand il n’y a plus personne, on fait appel aux correspondants locaux. Mieux vaut ça qu’une absence du journal qui serait tout de suite remarquée. J’aime également la fin de sa phrase : Je compte sur toi. Une autre façon qu’a Béa Le Gall de me demander de ne pas faire de vague. Et pour des épaves, le terme est assez juste.
Je dis au revoir à ma mère et à mon père, et je leur promets de revenir l’année prochaine. Je rentre chez moi et ouvre ma boîte mail. Le message est déjà là. Effectivement, du monde sera présent mardi 13. En plus de ceux que je connais, il y aura les Recycleurs bretons et l’Association pour la Plaisance Éco-responsable. Le sous-préfet est même invité ainsi que le président de la communauté de communes de Brest Métropole. Je leur ferai mon plus beau sourire. Vu le terrain, je dois prévoir les bottes.
J’irai en 4L.
Il a plu cette nuit. Rien d’étonnant. Plutôt une excellente nouvelle. En cette fin de printemps, les nappes phréatiques de la région ne sont pas remplies comme les autres années. Je dépose les bottes dans le coffre de ma Renault. Les abords de la rivière à Penn ar Ster sont marécageux. Avant de partir, j’ai vérifié l’état de la marée. De ma fenêtre, j’en ai une bonne idée : basse.
Quelques minutes me sont nécessaires pour rejoindre le lieu de mon rendez-vous. Difficile de le rater. Le camion des Recycleurs bretons s’aperçoit de loin. Derrière sont garés plusieurs véhicules dont certains ont les logos de Brest Métropole et du département.
J’enfile mes caoutchoucs, pose mon badge de correspondant local avec sa lanière autour du cou. Une façon d’éviter de me présenter à chaque fois que je vais serrer la main des gens. Je cible une jeune femme au nom inscrit sur sa veste : Marie Le Guennec, chargée de communication auprès de la Direction départementale des Territoires et de la Mer du Finistère. Autant aller directement vers la personne qui est la plus à même de répondre à mes questions. Un patronyme et un prénom pur beurre de terroir.
En introduction, je lui précise que je représente la rédaction du journal Les Voix de l’Ouest. Une manière de lui signaler qu’elle mérite le top niveau du canard et non un scribouillard local. Elle me tend une brochure et un communiqué. J’ai déjà un maximum d’éléments, mais elle tient à me décrire les fondements de l’opération. Si, à une époque, on trouvait beau d’observer des épaves le long des côtes, ce n’est plus le cas. Des peintres, des photographes ont immortalisé la lente agonie de ces navires, mais on a eu tendance à oublier leurs capacités de nuisance pour l’écosystème.
— Ces embarcations sont constituées en majorité avec des matériaux composites. Ils se dégradent dans l’environnement. Les peintures, les antifouling, les batteries, les solvants, les isolants ou autres polluants présents à bord se décomposent et se stockent dans les sédiments marins. Mauvais pour la biosphère et les habitats marins fragiles de la rade. Ils sont un risque également pour la sécurité des usagers.
Elle donne les règles de base sur la réglementation qui impose aux plaisanciers d’appeler des déconstructeurs agréés.
— Quand il est impossible de retrouver les propriétaires, on mène des actions de ce genre. Aujourd’hui, ce seront cinq unités qui vont être retirées des berges de Penn ar Ster.
Je la remercie et me dirige vers un homme qui semble être le chef des Recycleurs. Il m’indique que son équipe est venue ici, vendredi dernier. À l’aide d’un treuil, elle a rapatrié les épaves à cet endroit.
— Elles étaient dispersées sur plusieurs centaines de mètres. Maintenant, on va les embarquer dans la benne et les apporter à notre centre de recyclage.
Une verte, trois blanches et une rouge. Elles sont petites. Pas plus de cinq mètres. La grue se met en mouvement et tourne sur son axe vers la première pièce à enlever. Je vois le grappin descendre et écarter ses tenailles vers sa proie. Je ne peux m’empêcher de penser à une scène culte de Toy Story, dans la salle de jeux de l’espace Pizza Planet, où une pince empoigne au hasard les aliens vert et bleu à trois yeux. Ils s’émerveillent devant le grappin qui va les emmener vers un monde meilleur, vers l’infini et au-delà !
Les bruits sont sinistres. Les crocs métalliques enfoncent la coque et la soulèvent. Elle pivote et est relâchée dans la benne. Au tour de la suivante.
Je me suis avancé sur la rive et je prends un max de photos. Chez moi, je ferai le tri et sélectionnerai la meilleure pour accompagner mon article.
Cette fois, la prise n’est pas bonne et au moment où le câble se raidit pour lever l’ensemble, le bateau se cabre, la proue en haut. La poupe cogne violemment le sol. La structure pourrie s’éclate sous le choc. Un pan de l’arrière se détache. Je ne lâche pas mon téléphone et prends des photos en rafale. Là où je suis placé, je distingue désormais l’intérieur du petit voilier. J’aperçois une forme bizarre. Il me faut quelques secondes pour comprendre.
Un homme est allongé. Il glisse lentement sur la surface humide et tombe sur l’herbe de la berge. Je m’attends à ce qu’il se relève. Sur le dos, les bras en croix, il ne bouge pas. Je zoome.
Je crie de tout stopper. La grue s’arrête immédiatement. Je fais quelques pas sur le bord. Je suis tétanisé. La bouche ouverte, plus aucun son ne sort.
Enregistrement 1
Docteur en psychiatrie Arthur Bouvier. Le 5 mars 2007.
« Je viens de recevoir en consultation un adolescent de quatorze ans en présence de sa mère. Afin de préserver la distanciation imposée par mon étude, je leur attribue des numéros qui ôtent toute forme d’attachement. Pour cet enfant, c’est le 29… Et sa maman, M29. »
Pause.
« Le propos de cet entretien préliminaire était d’appréhender si le comportement de 29 était compatible avec l’objet de mes recherches actuelles. Après quelques minutes où j’ai tenté de prendre contact avec lui, j’ai compris qu’il serait un sujet plus que convenable. En réalité, 29 entre tout à fait dans le cadre des patients à suivre. Comme M29. Pour l’instant, je n’ai pas encore rencontré P29, le père de 29. Il sera plus que nécessaire de s’intéresser également à cette personne qui est, a priori, l’un des vecteurs de l’attitude de 29. Ne pas tirer de conclusions hâtives. »
Pause.
« M29 s’est introduite la première dans mon cabinet avec son fils en retrait. Habillé d’une chemise impeccablement repassée, probablement neuve, et d’un pantalon court, 29 avait des chaussettes remontées jusqu’au-dessous du genou. Ses chaussures de ville étaient parfaitement cirées. Il ne paraissait pas à l’aise. Son aspect vestimentaire n’était visiblement pas son choix, mais celui de sa mère. Il est évident que ces habits ne correspondent pas à un adolescent de son âge ni de cette époque. Une façon pour elle de me montrer qu’elle s’occupe convenablement de son fils. Reste à savoir si nous avons tous les deux la même définition du terme convenable. À juste titre, M29 a voulu connaître les raisons de leur venue dans mon cabinet. Sans lui dévoiler les objectifs profonds de mon travail, je lui ai indiqué que la compréhension d’un dérèglement psychique chez les adolescents passe par la mise en perspective d’un groupe témoin sans aucun problème avec un second, chez qui seront détectées des maladies psychologiques ou psychiatriques. Je l’ai rassurée en lui signifiant que son garçon faisait a priori partie du premier groupe. Ce qui, de prime abord, n’est pas le cas. »
Pause.
« 29 n’a pas dit bonjour et a gardé la tête basse, le menton sur sa poitrine. Même assis face à moi, avec ma table comme séparation, il n’a pas relevé le visage. Je ne l’ai pas forcé. Je ne connais pas encore la couleur de ses yeux et je n’ai pas entendu le son de sa voix. Par contre, M29 a parlé. Beaucoup parlé. Beaucoup trop. Monopoliser la parole de cette manière est un signe patent d’évitement. Elle ne m’a pas laissé le moindre espace pour lui poser des questions. Ça n’a pas vraiment d’importance pour le moment. Je n’ai pas d’exigence temporelle. »
Pause
« Si je ne définis pas en amont le temps d’une consultation, je ne souhaite pas qu’elle s’éternise au-delà d’une heure avec un adulte et de quarante-cinq minutes avec un ado. Pour 29 et M29, au bout d’un quart d’heure, la séance s’est terminée d’elle-même. M29 m’a informé que son fils n’avait aucun problème qui justifiait un suivi psychologique et surtout pas psychiatrique. Je n’ai pas la même perception. Je lui ai redit que 29 ferait partie du groupe témoin. M29 a alors accepté de revenir pour un nouveau rendez-vous la semaine prochaine. »
La gendarmerie arrive une demi-heure plus tard. Un hangar à quelques pas de la scène est réquisitionné pour nous remettre de nos émotions et prendre nos dépositions.
Après les images de mes parents décédés, c’est la deuxième fois que je suis face à une personne morte. Je suis sous le choc. La sensation est bizarre. Je ne sais pas ce que sont l’âme ni la nature même de la vie. Le cœur bat, le cerveau fonctionne. L’intelligence et les sentiments sont là, au sein de soi, et, brusquement, tout s’éteint. Plus de conscience. Le trou noir. Sans avoir connaissance de sa disparition. Hop ! D’un coup ! L’être n’existe plus. Demeure un corps, un amas de chair, d’os et de sang. Aux vivants de s’en occuper et de découvrir les causes de sa mort.
Celle de mes parents est un mystère. Un jour, l’affaire sera élucidée, paraît-il. Depuis des années, elle est en stand-by.
Une affaire non résolue.
J’espère que ce ne sera pas le cas pour cet homme.
Dehors, des gendarmes apposent des bandes pour délimiter un périmètre autour de la scène. Bientôt débarqueront les créatures revêtues de combinaisons blanches, de surchaussures, de charlottes et de masques chirurgicaux. Pour l’instant, une bâche a été déposée sur le cadavre.
Assis sur une chaise pliante, dans un coin de l’entrepôt, j’attends mon tour pour être entendu. Que vais-je leur dire ? Je tente d’éclaircir mes idées.
Je pianote sur mon téléphone et fais défiler rapidement les photos. Elles sont explicites. On distingue nettement la dépouille. Un couteau en pleine poitrine. Il ne se l’est pas planté tout seul. Cet homme ne m’est pas inconnu. Je peux me tromper. L’émotion, sans doute. Par réflexe, je télécharge les clichés dans le Cloud. Il n’y a pas si longtemps, j’ai perdu mon iPhone et, avec lui, toutes mes applis et données.
— Bonjour, Malo. Je ne pensais pas te rencontrer dans un lieu pareil.
Je me redresse, étonné.
— Zoé ?
— Je préfère lieutenant Kerjean, répond-elle avec un grand sourire.
Du doigt, je montre son uniforme.
— Mouais. Vu tes vêtements. Lieutenant de gendarmerie ? Moi, les grades, c’est pas trop mon truc. Je ne savais pas que tu étais dans les forces de l’ordre. Un bail qu’on s’est pas vus. Depuis combien de temps ?
Zoé aborde une moue interrogative.
— Je ne sais plus vraiment. Le lycée ? Onze, douze ans ?
— Déjà ? Un bail. Il y a longtemps que tu es revenue à Plougastel ?
— Je suis affectée ici depuis un mois.
Je me lève pour être à sa hauteur. Je me sens idiot. Je reste les bras ballants.
Zoé se met légèrement en retrait. Peut-être pense-t-elle que je vais lui faire la bise.
— Tu aurais dû m’avertir. J’aurais rédigé un article sur toi. Une femme gendarme, c’est pas si courant. Je trouve que ça humanise la profession. Les femmes ont leur place dans toutes les strates de la société. À égalité.
— Il y en a de plus en plus. Une bonne chose. J’ai effectivement appris que tu étais dans la presse maintenant.
— Oh, pas vraiment, je suis juste le correspondant local pour Les Voix de l’Ouest. Je ne suis pas journaliste.
— Chez nous, on communique avec parcimonie.
— Méfiance vis-à-vis des journaleux. Mon travail est d’informer les Plougastels. Mais bon… les gendarmes sont des militaires. L’armée, la grande muette ? J’espère qu’on se verra en civil, devant un café et qu’on reparlera de nos années à Brest ?
Zoé Kerjean sourit. Elle sort un calepin de la poche de sa vareuse.
— Raconte-moi. J’ai cru comprendre que tu es la personne qui a repéré le corps en premier ? On va s’installer à la table, là-bas, au fond.
Je réponds le mieux possible à ses questions. Je lui indique les raisons de ma présence à Penn ar Ster et comment le corps a glissé du bateau. Je passe plusieurs fois les doigts dans ma tignasse. Un geste machinal quand je ne suis pas à l’aise. Le regard de Zoé n’a pas changé. Il est d’un bleu si lumineux qu’il est impossible de le soutenir. On baisse les yeux devant elle. Face à un accusé, elle doit être redoutable. Bien que je n’aie rien à me reprocher, je sens toute la pression sur moi.
— Tu as pris des photos ?
— Oui, plusieurs.
— Tu me montres ?
Je les fais défiler devant elle. On voit nettement l’épave se cambrer puis retomber sur la berge. J’ai pris en rafale. On perçoit le corps peu à peu glisser de l’intérieur et s’étaler sur l’herbe.
— Je ne sais pas si toi, tu es habituée, mais pas moi.
— Si ça peut te rassurer, on n’est jamais blindé face à un cadavre.
Zoé me prend le téléphone des mains.
— Si tu n’y vois aucun inconvénient, je vais en transférer plusieurs. Elles seront utiles pour l’enquête.
Je peux lui rétorquer qu’elles sont ma propriété et qu’elles ont été prises sur un lieu public pour un article. Je ne sais pas si Zoé en a le droit. Je ne vais pas m’y opposer.
— Merci, Malo. N’aie aucune inquiétude. Je ne les efface pas.
En quelques secondes, la manip est effectuée.
— Ne cherche pas à savoir où je les ai envoyées. C’est un site hautement sécurisé utilisé uniquement par nous.
— Loin de moi cette idée. J’en ai de toute façon pas les compétences.
Zoé me pose encore deux ou trois questions avant de m’informer qu’une cellule psychologique va être rapidement mise en place.
— Merci. Je vais y réfléchir.
— Je te libère. Il est inutile de te préciser qu’il t’est interdit de diffuser ces photographies sur ton journal.
Je ne suis pas certain de la véracité de son injonction. Dans notre pays, la presse est libre et la liberté d’expression est sacrée. Je ne lui réponds pas. De toute façon, ce n’est pas de mon ressort, mais de celui de ma rédactrice en chef.
Avant de partir, je me retourne vers Zoé.
— On se rappelle ?
— Reste disponible. On aura certainement besoin de t’entendre de nouveau.
— Je parlais d’une bière, d’un café… en privé, dans un bar.