Suspects en baie de morlaix - Gérard Croguennec - E-Book

Suspects en baie de morlaix E-Book

Gérard Croguennec

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Beschreibung

Morlaix au mois d’août. Il fait chaud, très chaud, trop chaud, se dit le commandant L’Hostis en s’installant dans les locaux du commissariat. À son arrivée, ce qui aurait pu passer pour un banal accident de la circulation va pourtant lui rappeler que la rubrique des faits divers ne prend pas de vacances, et l’entraîner dans un épais imbroglio. Si les touristes viennent chercher ici leur part de soleil, dans l’ombre, des destins contrariés cherchent aussi leur eldorado, au mépris des lois et de la morale.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Né à Morlaix en 1963 et Brestois d’origine, Gérard Croguennec vit avec son épouse et leurs quatre enfants dans le Beaujolais où il travaille comme formateur dans une MFR. La Bretagne le fascine toujours et lui inspire ici son huitième roman policier.


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Couverture

Page de titre

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

I

« Me voilà parti. Il fait beau et chaud. Le chemin se déroule sous mes pieds comme le fil d’une pelote de laine courant vers l’horizon lointain. De temps en temps, mes pas font rouler des pierres dans le ravin, en contrebas. Le bruit qu’elles font en se fracassant réveille les esprits de la montagne en échos démultipliés. Je ne veux pas me retourner. Pas encore. Je ne veux pas les voir pleurer pour ne pas pleurer moi-même. »

* * *

Le front collé à la vitre d’un bureau du deuxième étage du commissariat de Morlaix, le commandant L’Hostis laissa échapper un bruyant soupir. Un air de vacances enveloppait la ville coquettement nichée au fond de sa vallée. L’air tranquille et chaud ravissait les nombreux touristes en short et espadrilles, venus chercher ici une parenthèse. En portant le regard sur la gauche, il aperçut le viaduc, imposant ouvrage culminant à une soixantaine de mètres au-dessus de la cité. Le centre-ville s’étirait jusqu’au bassin du port, bordé de chaque côté de bâtiments de trois ou quatre étages aux couvertures d’ardoises. Derrière, un rideau d’arbres contrastait avec le bleuté des toitures. Du grand pont jusqu’au début de la ria, un grand parking peinait à accueillir au mieux le flot touristique des beaux jours. Dépité, il tourna la tête à droite, vers le port, où de nombreux bateaux de plaisance étaient amarrés. Tout ce qu’il voyait tenait de la carte postale et aurait dû le réjouir, pourtant une profonde amertume le rongeait et il n’arrivait pas à apprécier ce qui constituait aujourd’hui le nouveau décor de son lieu de travail.

Relégué dans un petit local, juste sous le toit, il se sentait puni alors qu’il aurait dû se trouver en vacances avec sa compagne Natacha. La faute d’une administration en panne d’effectifs, qui, acculée à l’urgence, n’avait pas trouvé d’autres solutions que de le muter ici, à Morlaix, pour remédier à une situation de crise. Deux jours auparavant, ici même, à l’occasion du départ en retraite d’un policier, il avait été organisé un pot de départ. Jusque-là, rien que de très normal. Ce qui l’était moins fut l’intoxication alimentaire qui s’ensuivit, rendant indisponible une quinzaine d’hommes, et ceci en pleine saison. Aussitôt, on fit venir en remplacement des agents de Brest, de Quimper et de Saint-Brieuc.

On l’avait averti seulement la veille au soir, alors qu’il mettait une touche finale à ses préparatifs de départ en vacances, qu’il devrait décaler ses congés. Le seul fait de repenser à la violence qu’il avait ressentie à ce moment-là le mit à nouveau en colère. Serrant les poings, il arpenta la pièce en jurant entre ses dents. En remémorant la scène que lui avait faite Natacha, il se demanda s’il ne devrait pas changer de métier. L’exercer devenait de plus en plus difficile. Entre le manque de moyens, les arrêts de travail des collègues, la délinquance en augmentation, la violence de plus en plus fréquente, il fallait être costaud pour en supporter les effets. Si on ajoutait à tout cela les répercussions sur la vie privée, il y avait de quoi être saturé et dégoûté.

Que le travail soit difficile, admettons, pensa-t-il, mais qu’il mette en péril la sphère privée, seul lieu de ressourcement potentiel, là, on franchissait les bornes.

Assis au bureau, la tête dans les mains, il prit conscience que toutes les affaires qu’il avait permis de résoudre ne semblaient pas prises en considération.

— Qu’on remplisse bien ou pas sa mission, c’est la même chose, dit-il à voix haute, corvéable à merci et c’est tout !

Le téléphone sonna. À contrecœur, il se saisit du combiné. L’appel provenait de l’accueil.

— Commandant ! Une personne voudrait témoigner au sujet d’un accident qui s’est produit hier. Je vous l’envoie ?

— Faites-la monter ! maugréa-t-il.

L’Hostis se releva et, à nouveau, alla voir par la fenêtre. Sur le viaduc, un TGV en provenance de Paris-Montparnasse roulait doucement, s’apprêtant à entrer en gare. Juste devant le commissariat, la circulation allait bon train autour du rond-point joliment fleuri. Au même moment, il distingua au loin un voilier larguant les amarres dans le port, prêt à parcourir la vingtaine de kilomètres qui le séparait de la mer. Auparavant, il aurait à franchir l’écluse qui lui donnerait accès à la ria proprement dite. Il nota qu’il battait pavillon britannique. Soudain, on frappa à la porte. L’Hostis se déplaça pour ouvrir et invita une femme d’une quarantaine d’années à entrer.

— Je vous écoute ! lui dit-il en lui présentant une chaise.

Peu à l’aise, tenant son sac à main fermement, elle paraissait intimidée, peu habituée à fréquenter les commissariats. Ce qui, en soi, est plutôt rassurant, pensa-t-il. Il réitéra sa proposition. Surprise, elle sursauta légèrement.

— Comme je le disais tout à l’heure à votre collègue, je viens pour dire ce que j’ai vu hier !

— Ce que vous avez vu hier… reformula-t-il, ne voyant pas de quoi il était question, venant juste de débarquer ici il fallait lui laisser le temps d’atterrir.

— Oui, l’accident juste à côté, sur le quai de Tréguier ! C’est arrivé hier matin, vous devez être au courant ! fit-elle un peu agacée.

— Écoutez, nous sommes en sous-effectif et j’arrive à l’instant de Brest pour prêter main-forte à mes collègues morlaisiens. Alors, non ! Je ne suis pas au courant, mais je suis sûr que vous allez tout me raconter pour que je m’en fasse une idée plus précise !

Elle prit le temps de bien le regarder avant de répondre, comme si elle s’accordait le droit de lui faire confiance ou non.

— Il devait être sept heures et demie du matin. Comme tous les jours, je suis sortie promener le chien avant d’aller au travail. Je suis caissière dans un centre commercial, précisa-t-elle. Je marchais sur le trottoir opposé au quai, en direction du centre-ville quand j’ai vu cet homme traverser. Je le connais de vue parce que tous les matins, à cette heure-là, il rejoint des gars qui travaillent dans la même entreprise, une entreprise du bâtiment. Ils partent ensemble avec la camionnette de la boîte. Je pense qu’il ne doit pas habiter loin vu qu’il arrive toujours à pied ! Donc, il a voulu passer de l’autre côté de la rue, et à ce moment une voiture qui arrivait derrière moi a surgi en trombe, cherchant à le renverser !

L’Hostis constata qu’à mesure qu’elle lui relatait les faits, elle s’échauffait, encore sous le coup de ce qu’elle avait vu. Partagé entre l’idée qu’il perdait son temps et celle que, peut-être, il tenait là une affaire à même de lui occuper l’esprit le temps de son remplacement ici, il se résolut à l’écouter attentivement.

Le plus sérieusement du monde, les mains jointes appuyées sur le bureau, le corps légèrement en avant, il lui demanda :

— Vous semblez dire que c’était intentionnel ! Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Qu’est-ce qui me fait dire ça ? reprit-elle, courroucée. Quand vous avez une voiture qui quitte son stationnement sur les chapeaux de roue et qui fonce sur un piéton, vous ne trouvez pas ça intentionnel, vous ?

— Écoutez, si c’est arrivé juste à côté, on va y aller ensemble et vous allez me montrer, vous êtes d’accord ? lui proposa-t-il, intuitivement convaincu qu’elle n’avait pas rêvé.

En chemin, elle lui fit part de l’intervention sur place de deux agents de police juste après l’accident, mais qu’elle n’avait pas voulu témoigner, craignant d’être en retard à son travail. Ses supérieurs l’avaient dans le collimateur, lui confia-t-elle, cherchant par tous les moyens à la faire craquer. Or, poursuivit-elle, elle avait plus que tout besoin de cet emploi, ayant la charge de trois enfants qu’elle élevait seule à la maison.

Dix minutes plus tard, ils arrivèrent en face de l’ancienne manufacture des tabacs. Elle lui montra l’emplacement où était garée la camionnette des collègues de travail de la victime puis elle l’accompagna, une vingtaine de mètres plus loin, à l’endroit exact d’où avait surgi le véhicule qui avait heurté le malheureux piéton.

Le long du quai, les bateaux alignés sentaient bon les vacances. Pas très loin, il en aperçut un, battant pavillon belge.

— C’est ici, juste en face de ce bateau-là ! fit-elle, désignant un voilier à la grande mâture. Il était garé ici et il a débouché comme un malade !

Voyant L’Hostis jeter un coup d’œil autour de lui à la recherche d’éventuelles caméras, elle s’empressa de dire :

— Ne cherchez pas Big Brother ici ! La mairie a investi dans la vidéosurveillance, mais pas à cet endroit ! Je l’ai lu dans le journal ! D’ailleurs, vous voyez bien qu’il n’y a pas de caméras ! Ils en ont seulement installé vers la mairie, vers le parc Aurégan, la piscine et le quartier de Kernéguès. Vous comprenez, ça coûte cher ! Par contre, moi, j’ai eu le réflexe de filmer à l’aide de mon téléphone portable ! Ce n’était pas compliqué dans la mesure où j’étais déjà en train de filmer la rivière. La lumière était belle et je voulais le montrer au boulot à l’heure de la pause. J’ai juste eu à pivoter et à cadrer.

En disant cela, elle extirpa son mobile de la poche, actionna des fonctionnalités et, une fois la mise au point réalisée, le lui tendit pour qu’il voie de ses propres yeux.

Il s’était probablement écoulé quelques secondes entre le début de la scène et l’accident, mais cela était suffisant pour qu’il s’en fasse une idée précise. Comme elle le lui expliqua, elle avait eu le réflexe de filmer la scène alertée par le bruit que fit le véhicule en démarrant. Elle avait cru sur le moment à un bolide de course qui arrivait, moteur hurlant, dans un crissement de pneus. Par chance, elle s’était trouvée à mi-chemin entre le lieu de l’impact et la place où était stationné le véhicule et elle avait ainsi pu saisir l’essentiel de l’action.

En faisant redéfiler les images, L’Hostis constata que les plaques d’immatriculation avaient été enlevées. En zoomant davantage, il put voir que le conducteur était vêtu d’une combinaison de protection blanche comme on en porte à l’hôpital ou dans les laboratoires. Elle le couvrait entièrement et il portait aussi des lunettes de soleil. En l’état, on pouvait difficilement l’identifier. Sur le tableau de bord, côté passager, ce qui semblait être un gilet jaune fluo était remisé en boule dans le coin, côté portière. La voiture, quant à elle, de couleur indéfinissable, entre le gris et le marron, pouvait passer inaperçue dans la circulation. Le modèle, une Renault Laguna, faisait partie de ces véhicules lambda qu’on croisait tous les jours sans s’en rendre compte. À ce stade, il allait être difficile de remettre la main sur le chauffard.

— Vous avez raison, il s’agit bien d’un acte malveillant, dit-il en constatant que le conducteur avait largement la place de l’éviter, personne ne venant en face et peu de véhicules se trouvant garés sur les côtés à ce moment. J’aurai besoin de vos images, vous pourrez me les transmettre ?

— Bien sûr !

— Vous avez le temps de venir faire une déposition ? À quelle heure reprenez-vous le travail ?

— J’ai une heure devant moi…

— Ce sera suffisant, la rassura-t-il.

En chemin, ils croisèrent une famille de touristes vêtus de tenues aux couleurs criardes, marchant en direction du centre-ville et chahutant dans la bonne humeur. L’Hostis eut un pincement au cœur à l’idée qu’il aurait dû et pu se trouver à leur place si cette intoxication alimentaire n’avait pas eu lieu.

Au bureau, il fit couler un café et lui en proposa un. Le policier qu’il remplaçait faisait bien les choses. Dans un coin, il avait installé tout le nécessaire à pauses. Cafetière, filtres, café de choix acheté chez un torréfacteur, tasses, sucre, gâteaux bretons, rien ne manquait. Puis, tout en s’installant à son ordinateur, il l’écouta. La dignité qui émanait de cette femme le touchait. Elle portait sur elle les marques d’une vie difficile, mais pour autant on sentait qu’elle se battait et ne baissait pas les bras, c’est ce qu’il lui sembla, tout au moins. Cela s’entendait dans ses propos et les intonations de sa voix. Il remarqua également chez elle une volonté affichée de ne pas se laisser aller, que ce soit dans l’attitude corporelle ou dans le soin porté à son apparence. Tout en naviguant dans son logiciel, il nota qu’elle devait passer du temps à se coiffer le matin. Ses cheveux s’apparentaient davantage à une crinière de lionne qu’à une simple coiffure. À coup de laque et de coloration, elle parvenait ainsi à un résultat époustouflant.

Elle lui tendit son téléphone pour qu’il puisse enregistrer la vidéo des faits. Aussitôt, il en fit une copie et la visionna sur l’écran de son PC. On y voyait nettement la voiture faire brutalement irruption et la victime, traversant la chaussée sur le passage protégé, être heurtée et chuter. Sur la droite, on distinguait la camionnette de l’entreprise du bâtiment dans laquelle l’attendaient ses collègues. À l’exception du témoin venu spontanément aujourd’hui, on ne voyait personne sur les trottoirs ni aucune autre voiture en train de circuler.

Il consigna par écrit son témoignage et la libéra, prenant bien le soin de la remercier pour son acte civique. Puis, une fois partie, il alla consulter le procès-verbal dressé par ses collègues la veille. Il y était mentionné qu’à la vue des premières constatations et des rares témoignages glanés sur place, la victime, surprise par l’irruption soudaine d’un véhicule fou, avait perdu l’équilibre et était tombée lourdement sur la chaussée, la tête la première à en juger par les blessures relevées sur place par les pompiers et le médecin urgentiste. De leur côté, les ouvriers du bâtiment en attente dans la camionnette n’avaient rien vu, tous occupés à consulter leurs téléphones portables. À l’heure actuelle, le blessé était hospitalisé à Morlaix. Il s’appelait Jean-Marie Boisfranc, et était âgé de cinquante ans.

À l’hôpital, avec lequel le commandant il prit contact par téléphone, on lui apprit que son état, bien que stabilisé, n’inspirait rien de bon et qu’on avait dû le plonger dans un coma artificiel. Comme il s’en doutait, il avait eu à subir le choc de la voiture avant de s’écrouler au sol. L’impact s’était produit au niveau du genou droit, qui l’avait fortement abîmé. On lui promit de l’avertir sitôt qu’il y aurait une évolution, dans un sens comme dans l’autre. En raccrochant, il prit conscience que cette remise dans l’action lui permettait de mieux supporter la privation de vacances dont il avait fait l’objet. Il décida de se jeter à corps perdu dans cette affaire. De toute façon, qu’est-ce qu’il pouvait faire d’autre ?

Il se leva et alla se poster à la fenêtre. Au-dehors, la ville commençait à s’animer. Machinalement, il consulta son téléphone portable avec le secret espoir que Natacha lui eut laissé un message, mais comme il s’y attendait elle n’apparut pas dans sa messagerie. Agacé, il lui écrivit qu’il ne rentrerait pas sur Brest le soir, préférant dormir sur place, s’épargnant ainsi la fatigue de la route avec la possibilité d’être disponible rapidement en cas d’urgence. La rédaction du message le soulagea instantanément. Déjà contrarié par ce coup du sort de devoir revenir travailler sur le temps des vacances, il ne souhaitait pas en rajouter avec de la soupe à la grimace en fin de journée. Le temps arrangera les choses, se dit-il en sortant du bureau, le temps nécessaire pour qu’elle digère la déception de ne pas avoir pu partir en vacances comme ils l’avaient prévu.

II

« Une foule bruyante et multicolore m’entoure. Mon sac sur le dos, j’inspecte les rares voitures garées çà et là, à la recherche de celle qui a un olivier peint sur une portière. Je marche ainsi depuis un quart d’heure quand je la vois. Il s’agit d’une vieille Peugeot beige. Sur la galerie, de nombreuses valises sont déjà arrimées. Je me présente au chauffeur qui m’invite à m’installer. On me fait une place et j’attends. »

* * *

Jean-Marie Boisfranc habitait rue de Ploujean, sur les hauteurs de la ville, au troisième étage d’une vieille maison. La lourde porte d’entrée peinait à s’ouvrir et L’Hostis dut user de tout son poids pour la faire bouger sur ses gonds. Dans le couloir qui menait aux huit appartements du bâtiment stagnait une odeur d’humidité, imprégnée de tabac froid. Sur les boîtes aux lettres, il apprit que Jean-Marie Boisfranc logeait au troisième. Alors qu’il gravissait les marches de l’escalier en bois, des éclats de voix et des bruits de cuisine lui parvinrent d’un logement devant lequel il passa, où une mère de famille houspillait un enfant, le sermonnant avec vigueur. Poursuivant son ascension sur les marches grinçantes, il arriva sur le dernier palier. Au-dessus de lui, un vieux vasistas crasseux éclairait comme il pouvait la cage d’escalier. Sur une des portes il lut, griffonné sur un bout de papier scotché au-dessus de l’œilleton : « JM Boisfranc ». Il alla frapper en face, d’où s’échappaient des notes de musique reggae.

— C’est pour quoi ? l’apostropha, en ouvrant, un trentenaire hirsute qui semblait émerger de son sommeil.

— Bonjour, commandant L’Hostis, se présenta-t-il en exhibant sa carte de police. Je suis chargé de l’enquête sur l’accident survenu à monsieur Boisfranc.

— Oui, et… ? compléta-t-il, méfiant. Je ne suis pas au courant…

— Dans la mesure où il aurait pu être victime d’un acte malveillant, je me déplace pour essayer de comprendre ce qui a pu se passer.

— De quoi parlez-vous ? Jean-Marie a eu un accident ? Mais où et quand ? s’étonna soudain son vis-à-vis qui retrouva instantanément ses esprits.

Succinctement, L’Hostis lui narra les faits, tels qu’ils les lui avaient été présentés le matin même, par le principal témoin. Le voisin l’écouta attentivement en passant la main dans ses cheveux longs qu’il rejeta en arrière. Puis, il caressa son visage mal rasé, s’attardant sur le menton avant de poursuivre :

— Je n’en reviens pas ! s’exclama-t-il en avançant sur le palier. Je n’avais pas fait attention qu’il n’était pas rentré hier soir ! Ceci dit, ça peut lui arriver de temps en temps donc ça ne m’a pas plus surpris que ça.

— Vous vous connaissez bien ?

— Oui, c’est un pote, on s’entend bien, même si on n’a pas le même âge.

— Il a des ennemis ?

Le jeune homme sembla hésiter un instant puis finit par dire :

— À part sa femme, personne ! Je sais que depuis leur divorce, leurs relations ne sont pas faciles, il a du mal à payer la pension alimentaire et ils ont des enfants qui leur causent des soucis ! Maintenant, j’imagine mal son ex-femme le renverser avec sa voiture, ça ne tient pas debout. Je l’ai vue une fois, ce n’est pas le genre.

— À tout hasard, demanda L’Hostis, est-ce que vous auriez un jeu des clefs de son appartement ? J’aurais aimé y jeter un œil pour me faire une idée. Je tiens à préciser que rien ne vous y oblige… crut-il bon de préciser.

Le voisin prit le temps de le dévisager, visiblement embarrassé par la demande, ne tenant pas à collaborer de lui-même avec les forces de l’ordre et craignant peut-être aussi la réaction de Jean-Marie Boisfranc, quand celui-ci l’apprendrait en sortant de l’hôpital. Alors que L’Hostis s’apprêtait à prendre congé, la main déjà posée sur la rampe de bois, il le vit se saisir d’un trousseau de clefs pendu à l’entrée de son appartement et, tout en le faisant tinter dans la main, dire :

— Bon, OK, mais jurez-moi de ne rien lui dire et de ne toucher à rien ! Je fais ça pour que vous retrouviez l’enfoiré qui l’a renversé, c’est tout !

Le bruit métallique de la serrure qu’on actionne résonna dans la cage d’escalier. Au-dessus d’eux, un nuage noir traversant la course du soleil assombrit le seuil. Des étages en dessous, des odeurs de cuisine montaient, faites d’oignons frits et de curry. Dans un bruit de sésame, la porte s’ouvrit et ils purent pénétrer à l’intérieur. On accédait directement à la cuisine dont la fenêtre, donnant sur le viaduc tout proche, offrait une vue plongeante sur la ville de Morlaix. Au fond, sur la gauche, une porte desservait une chambre et une salle de bains.

L’Hostis se fit la réflexion qu’il y manquait quelque chose, la marque d’une touche féminine ! La pièce aux murs peints semblait repliée sur elle-même, écrasant de son jaune passé le rare mobilier présent. Une table, quatre chaises et un buffet en formica, jaune également, meublaient sobrement l’espace. Sur la paillasse de l’évier, de la vaisselle sale attendait. Le couvert du petit-déjeuner qui n’avait pas été débarrassé laissait voir les habitudes alimentaires du locataire : café, pain, pâté, beurre salé.

Dans le petit réfrigérateur, des bières, de la mayonnaise, du ketchup et du pâté occupaient deux étagères un peu sales. La suite de l’inventaire du seul autre meuble présent compléta l’idée qu’on pouvait se faire du régime alimentaire du locataire : conserves, gâteaux apéritifs et pâtes.

Sur les murs nus, un calendrier égayait, du paysage marin qu’il offrait à voir, une pièce qui avait tout du galetas tant elle aurait mérité un rafraîchissement. L’Hostis le prit en photo avec son portable. L’occupant des lieux y avait noté des informations, tels des échéances de facture et des numéros de téléphone qui pourraient servir plus tard.

Il se dirigea vers la fenêtre qu’il ouvrit et constata qu’ils se trouvaient à la hauteur du viaduc, tout proche. Haut de soixante-deux mètres et long de deux cent quatre-vingt-douze mètres, l’ouvrage y vit passer son premier train en 1865. Il se souvint avoir lu quelque part, qu’en 1943, des bombardements de l’aviation anglaise visant le pont avaient fait au moins cent morts. Derrière lui, le voisin toussota, marquant des signes d’impatience. L’Hostis lui fit signe de la tête qu’il avait compris et qu’il allait se dépêcher. Abrégeant son inspection de la cuisine, il se dirigea vers la chambre.

« Là encore, on sent cruellement l’absence d’une femme », jugea L’Hostis, en contournant le grand lit. Aucune décoration, une tapisserie jaunie des années soixante. Dans un coin, une balle de linge sale débordait. Il se fit la réflexion qu’il n’avait pas vu de machine à laver. « Probablement qu’il apporte son linge sale à la laverie automatique », supposa-t-il.

— Vous ne m’avez pas dit où il était en ce moment, demanda le jeune homme posté à l’entrée, négligemment appuyé sur le chambranle de la porte.

— À l’hôpital de Morlaix, répondit laconiquement L’Hostis.

— Ouais, c’est un gars sympa, bosseur et serviable, un peu soupe au lait. Des fois, il démarre au quart de tour, mais ça ne dure jamais longtemps. Il habite ici depuis trois ans. C’est le prix intéressant des loyers qui l’avait incité à s’installer là, tout comme moi d’ailleurs. Depuis qu’il a sa pension alimentaire à verser, je sais qu’il a du mal à joindre les deux bouts et, à la fin du mois, il racle les fonds de tiroir. On s’est connu sur un rond-point à l’époque des gilets jaunes. C’est comme ça que j’ai débarqué ici, quand il m’a appris qu’un appart se libérait.

— Où travaille-t-il ?

— Chez Maréchal, une entreprise du bâtiment de Morlaix. Bon, vous avez fini ? Parce que moi, il va falloir que j’y aille !

Un rapide coup d’œil dans la salle de bains confirma que le locataire vivait seul. L’Hostis jeta un dernier coup d’œil circulaire dans le logement avant de demander où habitait l’ex-femme de Jean-Marie Boisfranc.

— Je sais seulement qu’elle bosse au “Penn ar Bed”, un troquet du centre-ville.

Après s’être fait expliquer comment on s’y rendait, il rejoignit la place Allende, sur laquelle le bistrot avait pignon sur rue. En chemin, L’Hostis broya du noir. L’appartement miteux l’avait miné et son odeur de renfermé ne le quittait pas. Après s’être garé non loin de la mairie, il continua à pied. En arrivant en vue du bar, il constata que la terrasse était bondée, habitués et touristes coexistant, abrités d’un soleil généreux par des parasols multicolores. « Ça ne va pas faciliter la rencontre », pensa-t-il, maussade.

De l’autre côté de la rue, une jeune femme, vêtue d’un pantalon et d’une tunique écrue, remplissait un sac en toile porté en bandoulière des fleurs fanées dont elle débarrassait les jardinières bordant la place. En déambulant entre les consommateurs pour pénétrer à l’intérieur du Penn ar Bed, il passa devant un homme âgé qui prenait son casse-croûte, s’appliquant à tailler de fines tranches dans un bout de lard, mastiquant consciencieusement, avec devant lui un verre de rouge attendant d’être remis à niveau.

Il se dirigea vers le bar où celle qui devait être l’ex-compagne de Jean-Marie Boisfranc terminait de préparer une commande, remplissant des verres de limonade. « Décidément, j’ai mal choisi mon moment pour venir », se fit-il le reproche.

— Vous désirez ? lui demanda-t-elle en se saisissant de son plateau pour gagner la terrasse.

— Un café, s’il vous plaît, mais prenez votre temps, je ne suis pas pressé ! lui répondit-il, arborant son plus beau sourire.

Il s’appuya au comptoir et attendit, prenant le temps de détailler la construction à encorbellements du XVIe siècle, rue du Mur, de l’autre côté de la place Allende. Dominant la place de ses trois étages, celle qu’on appelait la maison de la duchesse Anne illustrait à elle seule le passé florissant de l’ancienne cité corsaire. La serveuse revint, le tirant de sa rêverie. Après avoir rempli le filtre de poudre, elle l’inséra dans la machine à café d’un geste assuré et précis, tout en installant la tasse au-dessous.

— Le moment est certainement mal choisi, je vois que vous avez beaucoup de travail et que vous êtes seule à assurer le service, mais j’aurais aimé m’entretenir rapidement avec vous d’une affaire, si cela ne vous dérange pas…

Il avait terminé sa phrase doucement tout en exhibant discrètement sa carte de police. Surprise par sa demande abrupte, elle fronça les sourcils, baissant légèrement la tête avant de déposer le café devant lui dans un bruit sec.

— Un euro trente ! lui annonça-t-elle brusquement en posant la soucoupe et la note. Effectivement, le moment est très mal choisi ! C’est quoi, le problème ?

— On peut peut-être se mettre un peu à l’écart, là-bas par exemple ? proposa-t-il en lui indiquant le fond de la salle.

D’un geste entendu, elle le précéda jusqu’à une table entourée de banquettes où ils s’assirent l’un en face de l’autre.

Elle tenait dans les mains le torchon lui servant à essuyer les verres, semblant montrer par-là que le travail l’attendait. Manifestant des signes d’impatience, elle le fixait de ses yeux noirs, auxquels un bleu nuit à paupières savamment peint donnait un certain magnétisme. Le teint mat, des cheveux foncés courts et une mâchoire carrée exprimaient une certaine masculinité.

— J’ignore si vous êtes au courant de l’accident dont a été victime votre ex-mari… commença-t-il, guettant la moindre de ses réactions.

— Bien sûr ! Vous pensez ! Ici c’est comme un petit village, les nouvelles vont bon train ! C’est pour ça que vous venez me déranger ? ajouta-t-elle en commençant à se lever.

— Rasseyez-vous, je vous en prie et attendez encore un peu, je n’en ai pas pour longtemps !

Agacée, elle jetait vers le comptoir où un client l’attendait des regards impatients.

L’Hostis poursuivit :

— J’aurais juste voulu savoir deux choses. D’une part si vous lui connaissez des ennemis, et d’autre part que vous me disiez où vous vous trouviez hier matin à sept heures et demie.

— Ah, parce que vous me soupçonnez ! Non mais je rêve ! Vous n’avez pas autre chose à faire ? Occupez-vous, par exemple, de ceux qui dealent toute la journée sous mes fenêtres ! Pour votre gouverne, hier matin à sept heures et demie, je me trouvais derrière mon comptoir ! Ce ne sera pas un problème pour moi de le prouver, mes premiers clients sont déjà à poste à cette heure-là ! Quant à vous dire s’il a des ennemis, je n’en sais foutre rien ! Ou plutôt si ! Sa pire ennemie c’est moi ! Oui, je lui en veux de nous avoir délaissés quand nous étions mariés, oui, je lui en veux de devoir aller pleurer pour qu’il me verse la pension alimentaire et oui, je lui en veux de ne pas s’occuper de l’éducation de nos enfants ! Alors, même si parfois j’ai des envies de meurtre, non, je ne suis pas responsable de ce qui lui est arrivé et non je ne lui connais pas d’ennemis à part moi ! C’est bon, vous avez toutes les réponses à vos questions ? demanda-t-elle en se levant.

D’un petit hochement de tête, il lui fit signe qu’elle pouvait disposer et il regagna à son tour le bar où son café l’attendait. Accoudé au zinc, il déplia Le Télégramme, le quotidien local mis à disposition des clients. Il tourna les pages jusqu’à la rubrique de Morlaix, cherchant l’article relatif à l’accident sur lequel il enquêtait. Seules quelques lignes y faisaient mention, ne lui apprenant rien de plus. Son téléphone vibra dans sa poche. Le numéro de son collègue de travail à Brest, le capitaine Le Meur, s’afficha à l’écran. « Comment se fait-il qu’il appelle aujourd’hui ? Il devrait se trouver en vacances avec sa famille ! » pensa-t-il, surpris, en décrochant.

— Tu m’appelles pour me souhaiter un bon séjour ? dit-il cyniquement, tout en observant la femme aperçue tout à l’heure, qui ramassait les fleurs fanées de la place.

« Singulière personne », s’étonna-t-il, semblant agir pour son propre compte, ne faisant en aucun cas partie des équipes municipales dont elle ne portait pas la tenue professionnelle et ne paraissant pas non plus travailler pour un paysagiste.

— Ne fais pas le malin, je suis puni comme toi ! Je dois te prêter main-forte cinq jours ! Je m’en tire bien parce qu’on ne devait partir avec les enfants que la semaine prochaine, mais ça fait quand même râler ! J’arrive en fin de matinée, je voulais juste te prévenir, c’est tout. Si tu veux on se parle tout à l’heure, allez à plus !

Au moins il ne serait plus seul et ils pourraient se plaindre, de concert, de leurs conditions de travail, se fit-il la réflexion en sortant du Penn ar Bed.

Mû par sa curiosité naturelle, il marcha vers celle qui entretenait les compositions florales de la place. Attentif, il suivit la course des doigts agiles de l’artisan des couleurs, débarrassant les fleurs de leurs corolles fanées. Toute à sa tâche, elle ne s’aperçut pas de sa présence, trop absorbée par ce qu’elle faisait. Son visage poupin, encadré de cheveux blonds bouclés, exprimait la sérénité et la candeur. Il s’avança à sa hauteur.

— Bonjour, je vous observe depuis un petit moment et je me régale de vous voir ainsi concourir à la beauté de la place ! Vous agissez de votre propre chef ? demanda-t-il en se penchant pour sentir le parfum des plantes.

Un peu surprise, elle suspendit son geste et prit le temps de le regarder avec lenteur. Il nota que sa peau blanche, légèrement rosie sur les pommettes, était faite d’un grain fin et délicat, comme les pétales des fleurs qu’elle caressait.

— J’habite juste au-dessus, fit-elle en lui indiquant une maison à colombages derrière eux. Cette place, c’est un peu mon jardin, alors je m’en occupe tous les jours. L’arrosage, par contre, c’est l’affaire des employés municipaux. Moi, avec ma maladie, je ne pourrais pas, de toute façon. Je me fatigue vite donc je choisis des activités dans mes cordes ! Les fleurs et la lecture ! Je suis régulièrement les arrivées d’ouvrages dans la boîte à livres toute proche. Je les range par genres et dans l’ordre alphabétique et bien sûr j’en emprunte pour mon compte ! Et vous, que faites-vous ? lui demanda-t-elle.

— Je suis commandant de police et j’enquête sur l’accident survenu hier à l’ex-mari de la patronne du Penn ar Bed, vous la connaissez peut-être ?

— Vous ne chercheriez pas à me cuisiner ? le taquina-t-elle, tout en déposant des pétales dans sa besace. De toute façon, j’ignore tout de ce qui a pu lui arriver, je m’en tiens à ce qu’en dit le journal. Vous êtes venu lui poser des questions ? demanda-t-elle sans attendre la réponse. Elle est gentille, poursuivit-elle, et m’offre un café de temps en temps, elle me dit que c’est le salaire des fleurs. Par contre, elle n’est pas gâtée avec ses trois fils ! Je sais qu’elle en voit de toutes les couleurs avec eux ! Elle n’avait pas besoin de ça !

— Vous les connaissez ?