Théories du langage - Jean-Paul Bronckart - E-Book

Théories du langage E-Book

Jean-Paul Bronckart

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  • Herausgeber: Mardaga
  • Kategorie: Bildung
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2019
Beschreibung

Qu'est-ce que le langage ? Une question qui a fait l'objet de nombreuses études, théories et réflexions au cours des siècles...

Le langage est l’une des capacités majeures des êtres humains. Mais qu’est-ce que le langage ? Cette question n’a cessé d’être posée au fil des siècles, d’abord par les philosophes et les grammairiens puis, dès la fin du XIXe siècle, par les linguistes et les psychologues du langage. Les théoriciens et chercheurs de ces diverses disciplines ont fourni des descriptions et des analyses des propriétés et des fonctions du langage qui sont particulièrement riches, mais qui sont aussi complexes et parfois fortement divergentes.
Face à tant de diversité et de complexité, les enseignants, orthophonistes et autres praticiens ont souvent de la peine à identifier et comprendre les théories qui leur seraient utiles. Cet ouvrage vise à atténuer ces difficultés, en présentant les thèses de courants théoriques solides et diversifiés, anciens ou en cours d’élaboration, et en examinant leurs apports sous l’angle d’une critique constructive.

Cet ouvrage de référence sur le langage vise à apporter un éclairage critique sur les différentes Théories du langage, jusqu'aux plus complexes, qui peuvent être utiles tant aux enseignants qu'aux orthophonistes et autres praticiens.

EXTRAIT

Depuis de nombreuses années déjà, enseignants, psychologues, orthophonistes et rééducateurs rencontrent, dans leur pratique quotidienne, de nouvelles formulations théoriques, de nouvelles méthodes ou de nouveaux programmes qui s’inspirent des théories contemporaines du langage. Cet ouvrage leur est destiné. Il a pour objet de présenter les aspects essentiels des principales formulations de la linguistique, des sciences du discours et de la psychologie du langage, en se plaçant du point de vue de l’utilisateur ou du consommateur de théories. Étant nous-même psychologue du langage et didacticien des langues, nous avons été dans l’obligation de procéder à un examen approfondi des principales Théories du langage disponibles aujourd’hui. Nous avons non seulement tenté de comprendre ces théories, d’en déceler les aspects positifs et/ou négatifs, mais surtout d’en saisir les fondements et les motivations : quels étaient les postulats philosophiques et épistémologiques des auteurs ; quelle démarche méthodologique ont-ils adoptée et pourquoi ; quelle est par conséquent la nature des données obtenues ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Paul Bronckart est professeur honoraire de la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation de l’Université de Genève. Après avoir été, de 1969 à 1976, collaborateur de Jean Piaget au Centre international d’épistémologie génétique, il a occupé un poste de professeur ordinaire en didactique des langues de 1976 à 2012. Dans ce cadre, il a créé des enseignements et conduit des recherches portant sur l’analyse des discours, la didactique des langues, l’acquisition du langage et le rôle que joue la maîtrise discursive dans le développement des personnes. Il est le fondateur du réseau international de l’interactionnisme sociodiscursif, et l’auteur de plus de cinq cents publications scientifiques.

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Seitenzahl: 518

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Couverture

Page de titre

Présentation

Le présent ouvrage constitue une version complétée et mise à jour de Théories du langage. Une introduction critique, qui avait été publiée chez le même éditeur en 1977. Dans ce qui suit, nous proposons d’abord une version légèrement aménagée de l’Introduction de la version princeps de l’ouvrage, puis nous indiquons et commentons les diverses modifications (adjonctions, suppressions, réorganisations, etc.) introduites dans la présente version.

1. Introduction générale

Depuis de nombreuses années déjà, enseignants, psychologues, orthophonistes et rééducateurs rencontrent, dans leur pratique quotidienne, de nouvelles formulations théoriques, de nouvelles méthodes ou de nouveaux programmes qui s’inspirent des théories contemporaines du langage. Cet ouvrage leur est destiné. Il a pour objet de présenter les aspects essentiels des principales formulations de la linguistique, des sciences du discours et de la psychologie du langage, en se plaçant du point de vue de l’utilisateur ou du consommateur de théories. Étant nous-même psychologue du langage et didacticien des langues, nous avons été dans l’obligation de procéder à un examen approfondi des principales théories du langage disponibles aujourd’hui. Nous avons non seulement tenté de comprendre ces théories, d’en déceler les aspects positifs et/ou négatifs, mais surtout d’en saisir les fondements et les motivations : quels étaient les postulats philosophiques et épistémologiques des auteurs ; quelle démarche méthodologique ont-ils adoptée et pourquoi ; quelle est par conséquent la nature des données obtenues ? Cette présentation est résolument critique ; les praticiens étant régulièrement sollicités par les théories, il nous a paru légitime d’exposer les réflexions et critiques issues de notre expérience de consommateur.

1.1. Quelques traits généraux du langage

Dans toutes les communautés humaines, les individus parlent, écoutent, échangent leurs idées ou sentiments au moyen de séquences sonores produites par l’appareil bucco-phonatoire ; tout homme est un locuteur, un récepteur, mais il est également capable de retenir des messages sonores, de les reproduire, de les traduire, etc. Cet ensemble d’activités langagières fait partie d’une famille plus vaste, celle des activités symboliques (le dessin, les gestes, l’écriture, et divers autres codes). Les activités langagières sont généralement considérées comme la manifestation d’une faculté inhérente et spécifique à l’espèce humaine, le langage. Selon les latitudes, les séquences sonores produites par les locuteurs varient cependant considérablement ; les sociétés humaines ont en effet développé des variétés particulières de langage que l’on qualifie de « langues naturelles » (chinois, hopi, anglais, hongrois, etc.).

Dès l’Antiquité, les activités langagières ont constitué l’un des thèmes favoris de la réflexion philosophique. Héraclite, les éléates, puis Aristote ont posé par exemple le problème des relations entre mots et choses, et cette analyse s’est poursuivie au cours des siècles pour culminer dans l’œuvre de Saussure. Le problème des relations entre langage et pensée a également été abordé dès la naissance de la philosophie. Héraclite a notamment développé l’idée d’un parallélisme étroit entre la structure de la phrase et la structure du processus qu’elle représente. Cette conception a trouvé son expression la plus achevée dans la Grammaire de Port-Royal, qui met en parallèle les formes linguistiques et, d’une part les espèces syntaxiques, d’autre part les catégories logiques.

Au cours de l’Histoire, les philosophes, puis les psychologues se sont également penchés sur la question des fonctions du langage, c’est-à-dire le rôle qu’exercent les activités langagières à l’égard des autres comportements humains : expression des idées, des besoins ou sentiments, représentation, communication, régulation de l’action, médiation du comportement, etc. Nous retiendrons pour ce qui nous concerne les fonctions de représentation et de communication, qui peuvent être définies de manière très large et englober l’ensemble des rôles que nous venons de mentionner. Le concept de communication fait directement référence au caractère social du langage ; il désigne tous les comportements d’échange que l’on observe au sein des espèces organisées en société. La communication est indépendante du contenu même de l’échange et, à ce titre, recouvre la notion d’expression ainsi que la fonction phatique, qui consiste à activer un canal de communication indépendamment de la transmission de tout contenu. Cette fonction est également indépendante des caractéristiques structurales de l’échange, et notamment de la présence ou de l’absence d’un code univoque à la disposition de tous les membres de l’espèce. En effet, les cris, sourires ou mimiques sont des instruments de communication au même titre que les systèmes de symboles ou de signes linguistiques. La fonction de représentation a quant à elle pour objet de reproduire sur un autre plan, au moyen de substituts représentatifs, une réalité comportementale ou conceptuelle absente.

Ce sont les grammairiens, puis les linguistes, qui ont abordé l’analyse des caractéristiques structurales des langues. La linguistique, au sens moderne du terme, n’est cependant née qu’au XIXe siècle lorsque furent appliquées les premières méthodes réellement scientifiques à l’étude comparative des langues indo-européennes. Durant tout ce XIXe siècle, l’objet de cette discipline resta essentiellement historique et comparatif, et il fallut attendre Saussure pour que s’instaure une linguistique centrée sur la structure actuelle et interne de la langue.

Toute réflexion et toute étude portant sur la langue, dans la mesure où elle est créatrice de concepts et de théories est, par définition, une activité métalinguistique : elle produit des mots, des phrases ou des discours qui servent à décrire des mots, des phrases ou des discours. Cette activité métalinguistique se rencontre certes chez le linguiste, mais elle apparaît également dès qu’un sujet réfléchit sur sa langue, notamment lorsqu’il apprend à lire et à écrire. Les concepts de mots et de phrases sont les produits les plus typiques de l’activité métalinguistique spontanée : un mot est une unité de la langue d’un seul tenant (il est entouré de deux espaces vides) et une phrase est une unité qui débute par une majuscule et finit par un point. L’activité de réflexion systématique sur la langue que constitue la linguistique a conduit cependant à remplacer ces notions intuitives par des concepts plus précis. Nous en présenterons quelques-uns, qui sont admis par la plupart des spécialistes du langage et qui seront abondamment utilisés dans cet ouvrage.

La manifestation la plus apparente du langage est la parole, c’est-à-dire la suite de sons que l’on émet lorsque l’on parle. Le concept linguistique de parole est plus large cependant que l’acception habituelle du terme ; il recouvre toute production langagière concrète, qu’elle soit orale ou écrite. Les ensembles de paroles rassemblés à des fins d’analyse linguistique sont qualifiés de corpus ; les énoncés qu’ils comportent véhiculent un contenu ou sens, qui est l’expression d’un état, d’un événement, d’un sentiment, etc. Les séquences de parole font donc en principe toujours référence à une réalité extralinguistique.

D’une certaine manière, on peut considérer que les théories linguistiques ont pour objet de déterminer ce qui se passe entre le domaine des sons (ou des autres moyens d’expression) et le domaine du contenu ou du sens. La principale notion proposée à cet effet est celle de signe. Le signe est une unité de nature formelle, composée d’un signifiant ou image sonore, et d’un signifié ou image d’un contenu quelconque. Les mots tels que arbre, chaise ou cheval, par exemple, ne constituent pas à proprement parler des signes ; nous les appréhendons comme des signifiants, qui expriment les signifiés d’arbre, de chaise ou de cheval. La notion de signifiant ne se réduit cependant pas strictement à celle de mot ; en effet, des suites comme pré-fabric-ation ou re-viend-ra, qui forment chacune un mot, sont composées en réalité de plusieurs signifiants : fabric-, qui exprime l’idée de fabriquer, pré-, qui marque l’antériorité, re-, qui marque la répétition, etc. Un mot peut donc être constitué de plusieurs signes, parmi lesquels on peut distinguer ceux qui ont un contenu précis et ceux qui jouent surtout un rôle morphologique et grammatical. Les premiers sont habituellement appelés lexèmes, et les seconds morphèmes. Chaque type de signe peut se décomposer en unités de sons, les phonèmes, et s’organiser en unités plus larges. Parmi les unités linguistiques larges, on retiendra surtout le syntagme qui est un groupe d’extension variable, composé de signes liés entre eux par une fonction ou relation grammaticale. Les syntagmes s’organisent eux-mêmes en phrases simples (les propositions de la grammaire classique) ou complexes, qui s’enchaînent pour former un texte. La notion de phrase n’ayant aucun statut précis, certains préfèrent la remplacer par celle d’énoncé. L’organisation des signes en énoncés peut être décrite en termes de structures morphosyntaxiques de surface (le passif, l’ordre des mots, l’impératif, etc.), de règles d’organisation (les règles de réécriture ou de transformation de la grammaire générative – cf. chapitre 7) ou d’opérations (repérage, énonciation – cf. chapitre 8). À ces quelques concepts linguistiques universellement acceptés s’ajoutent une foule d’autres notions (valeurs, foncteurs, embrayeurs, etc.) que nous ne pourrons définir que dans le cadre théorique où elles ont été proposées.

Les activités langagières constituent à la fois un objet et un moyen de connaissance ; le langage est donc étroitement lié aux mécanismes cognitifs. Il interagit avec les différents comportements non langagiers, d’ordre intellectuel (ou opératoire), mnémonique, perceptif, moteur, etc. Ces interactions sont parfois décrites en termes de régulation ou de médiation.

1.2. Linguistique, psychologie du langage, science du discours

La linguistique est une discipline extrêmement vaste, qui traite aussi bien de l’histoire et de la comparaison des langues que de l’organisation synchronique de leurs structures. Les théories que nous aborderons dans le cadre de cet ouvrage sont des tentatives de description des unités principales et des règles d’organisation des langues, voire du langage. Cette approche scientifique du langage en tant qu’objet se distingue de la psychologie du langage, qui traite des conduites ou comportements langagiers, dans le cadre du fonctionnement psychologique global de l’individu. Alors que le linguiste tente de décrire et d’expliquer la mécanique complexe de la langue, comme le ferait un spécialiste des sciences naturelles, le psychologue du langage analyse et interprète le fonctionnement verbal d’un sujet dans un contexte psychosociologique déterminé. La science du discours constitue une discipline intermédiaire, qui combine une analyse des propriétés linguistiques des textes avec une analyse des règles sociales et/ou praxéologiques organisant la mise en œuvre des productions verbales.

D’autres disciplines, telles que la philosophie et la psychanalyse, ont également formulé des propositions relevant des théories du langage, que nous ne pourrons cependant aborder ici en raison notamment de notre relative incompétence en ces domaines disciplinaires.

De manière très schématique, on peut distinguer trois grandes étapes dans l’évolution des théories linguistiques. La première, qui se caractérise par une démarche structuraliste de surface, a débuté avec la fondation de la linguistique synchronique, c’est-à-dire avec Saussure et Sapir. Ces deux auteurs avaient pour objectifs essentiels de définir les unités linguistiques pertinentes, et d’analyser leurs relations avec la réalité extralinguistique, qu’elle soit physique, psychologique ou socioculturelle. Les principales unités qu’ils ont mises en évidence, le signe chez Saussure, et le symbole chez Sapir, étaient du niveau et de la taille du mot. Ces deux pères fondateurs de la linguistique moderne se sont également penchés sur les problèmes de l’insertion de ces unités dans des réseaux plus larges, les syntagmes, les paradigmes ou les procédés grammaticaux. Parmi leurs nombreux successeurs, certains ont prolongé l’analyse des unités de base ; il s’agit notamment des membres du Cercle linguistique de Prague, qui ont défini les unités minimales qui composent le signe (cf. Troubetzkoy et Jakobson) et proposé d’en distinguer plusieurs variétés (cf. les notions de monèmes, lexèmes ou morphèmes introduites par Martinet). D’autres auteurs ont plutôt approfondi l’étude des relations et solidarités qui existent entre les signes, sur l’axe linéaire, syntagmatique ou encore syntaxique de la langue. Il s’agit essentiellement des structuralistes anglo-saxons, de Bloomfield à Harris, mais également d’auteurs européens comme Tesnière. De manière générale, les linguistes de ce premier courant, que l’on peut qualifier de structuralisme strict, effectuent leurs travaux à partir de corpus, c’est-à-dire de recueils d’énoncés oraux ou écrits effectivement produits dans le cadre d’une langue donnée, et leurs méthodes de recueil, d’analyse et d’interprétation tendent à être les plus objectives possible. Pour chaque linguiste, le travail s’effectue également dans le cadre d’une seule langue naturelle, sans que soit posé de manière très explicite le problème du rapport entre ladite langue et le langage dans son ensemble. Certains auteurs (notamment Martinet) affirment œuvrer à une linguistique des langues, sans se préoccuper d’éventuels universaux du langage, alors que d’autres proposent des élaborations théoriques dont le statut serait par principe universel, sans se donner cependant les moyens méthodologiques de valider cette hypothèse d’universalité.

La seconde étape de l’évolution des théories linguistiques se caractérise par la formulation d’hypothèses concernant les structures non apparentes de la langue, à savoir les règles sous-jacentes qui expliquent les structures de surface. Les travaux de Hjelmslev peuvent être considérés comme une première tentative dans cette direction qui a trouvé son expression la plus claire dans la grammaire générative de Chomsky et de ses suivants. Renouant avec une tradition philosophique très ancienne, ce courant postule l’existence d’une organisation du sens en structures simples, appelées structures syntagmatiques profondes, ainsi que l’existence de mécanismes qui transforment ces organisations profondes en énoncés apparents, ou en structures de surface. En raison de la nature même des structures profondes, les unités de base qui sont prises en considération sont de l’ordre et de la taille de la phrase, plutôt que du mot. Sur le plan méthodologique, la description de ces structures semble devoir faire appel à l’introspection du sujet, à sa connaissance intuitive de la langue, plutôt qu’à des procédures de recueil de corpus. L’ambition des linguistes générativistes est de formuler un modèle de grammaire universelle représentant la compétence idéale de tout sujet parlant, quelle que soit la langue naturelle qu’il pratique. Alors que les objectifs explicites de ce second courant dépassent largement la perspective structuraliste stricte, la pratique linguistique présente cependant d’évidentes analogies avec ce premier courant.

Une troisième étape s’est caractérisée par la prise en considération d’unités langagières bien plus amples que les précédentes. De nombreux linguistes se centrent désormais sur des suites d’énoncés (qualifiées de séquences, de textes ou de discours), telles qu’elles sont produites dans des situations concrètes de production, orales ou écrites. L’objectif général est dans ce cas de décrire les opérations qui sous-tendent la production verbale, en mobilisant les ressources particulières d’une langue naturelle et en tenant compte des divers facteurs constitutifs d’une situation communicative donnée. Alors que les auteurs des courants structuralistes étaient généralement peu explicites sur le statut épistémologique de leur démarche, les auteurs des théories des textes ou des discours ont pris conscience de la nature métalinguistique de leur travail, et distinguent clairement les phases d’élaboration de modèles théoriques de celles de la validation empirique desdits modèles.

Les pionniers de la psychologie expérimentale se sont, dans l’ensemble, fortement intéressés à la question du langage. Wundt (1900) a par exemple tenté de décrire les interactions entre les phénomènes externes de production et de perception des sons, et le processus interne de pensée. Selon cet auteur, tout acte de langage commence par une sorte d’impression générale, dont le sujet doit ensuite isoler certains aspects et notamment les principales relations entre unités conceptuelles ; et ce sont ces relations qui constituent la « trame conceptuelle » du langage. Cette position a été critiquée par Bühler (1918) et les fonctionnalistes, qui s’efforçaient d’expliquer les comportements langagiers par référence aux événements extérieurs plutôt qu’en invoquant « d’obscurs processus mentaux ». Cette position a été radicalisée par les psychologues behavioristes, qui niaient que le langage puisse être considéré comme l’expression d’une connaissance interne ; Kantor (1929), puis plus tard Skinner, ont rejeté explicitement les concepts linguistiques de signe, symbole ou signification, au prétexte qu’ils font référence à une activité mentale, et ont limité leurs analyses aux déterminants fonctionnels du comportement verbal. L’avènement du behaviorisme a cependant engendré une foule de démarches expérimentales visant pour la plupart à préciser la nature des relations et des effets réciproques entre activités langagières et performances mnémoniques, perceptives ou intellectuelles. La démarche méthodologique consistait à présenter une tâche de discrimination perceptive, de mémorisation ou de résolution de problèmes, d’un côté à un groupe de sujets ne disposant d’aucune aide verbale explicite, et d’un autre côté à un autre groupe qui bénéficiait au contraire soit d’une association préalable d’étiquettes verbales aux stimulus à traiter, soit d’un stock d’unités verbales à utiliser. C’est de la comparaison des résultats obtenus par les deux groupes de sujets qu’était inféré le rôle positif, négatif ou nul de l’activité langagière sur les autres types de performance. En l’absence de fondements théoriques explicites, il est malaisé de dégager la signification précise de ces travaux dont Oléron (1978) a proposé une excellente synthèse. Outre les multiples recherches du courant behavioriste, la psychologie a également fourni des ensembles de propositions théoriques concernant le fonctionnement ou l’acquisition du langage, dans le cadre de l’école piagétienne d’une part, de l’école soviétique d’autre part, propositions qui seront commentées dans les chapitres 2 et 3 du présent ouvrage.

2. Un choix de courants théoriques et d’auteurs

Nous avons procédé à l’inévitable sélection d’auteurs et de théories, en tenant compte des quelques critères qui suivent. Nous avons voulu tout d’abord présenter de véritables théories du langage, c’est-à-dire des formulations ou modèles explicites, cohérents et autonomes.

Notre second principe a été de choisir des théories susceptibles d’avoir un impact actuel sur les divers champs d’application : les programmes et méthodes d’enseignement, les techniques de rééducation du langage, la formulation de programmes de recherche, la critique littéraire, etc. Ce second critère n’est cependant que moyennement efficient ; dans le domaine de la syntaxe par exemple, nous nous sommes trouvé face à un nombre imposant de courants donnant lieu à des applications pratiques : ceux de Harris, de Guillaume, de Tesnière, de Pottier, de Chomsky, des sémanticiens génératifs, etc. Nous avons dû nous résoudre dans ces cas à adopter le critère, beaucoup plus banal, de l’importance généralement attribuée à chacune de ces théories.

Dans les trois premiers chapitres, comme dans la version princeps du présent ouvrage, nous présentons trois approches de psychologie du langage, certes relativement anciennes, mais néanmoins importantes et fondatrices : l’approche behavioriste de Skinner (chapitre 1) ; l’approche constructiviste de Piaget (chapitre 2), puis les approches réflexologique et interactionniste de l’école soviétique (Pavlov, Luria et Vygotski ; chapitre 3).

Dans une seconde partie, nous commentons un ensemble de courants et d’auteurs dont les travaux et propositions théoriques relèvent globalement de la linguistique générale. Nous présentons d’abord l’œuvre fondatrice de Ferdinand de Saussure (chapitre 4) puis, en contrepoint, celle de son contemporain Edward Sapir (chapitre 5) ; nous résumons ensuite les orientations structuralistes de divers membres du Cercle linguistique de Prague et du Cercle linguistique de Copenhague (chapitre 6) ; nous examinons enfin les propositions théoriques du courant de Grammaire générative incarné par Chomsky (chapitre 7), puis celles émanant de l’approche d’Antoine Culioli que nous avons qualifiée de Grammaire opératoire (chapitre 8).

Dans une dernière partie, nous abordons un ensemble de courants théoriques accordant une importance majeure aux dimensions énonciatives, discursives et textuelles. Nous présentons d’abord les aspects de l’œuvre d’Émile Benveniste centrés sur l’énonciation et la dimension discursive (chapitre 9) et nous résumons les apports de plusieurs auteurs francophones s’inscrivant dans les courants contemporains d’analyse de discours et de linguistique textuelle (chapitre 10) ; nous analysons ensuite les propositions théoriques et méthodologiques fondamentales de Valentin Volochinov (chapitre 11), auteur qui a largement inspiré les travaux que nous conduisons avec nos collaborateurs dans le cadre du courant de l’interactionnisme sociodiscursif qui sera présenté dans le chapitre 12.

Eu égard à la première version de cet ouvrage, outre un toilettage d’ensemble des chapitres anciens et une nécessaire mise à jour de diverses dimensions techniques (citations et bibliographie, entre autres), nous avons procédé aux importants ajustements qui suivent.

Nous avons profondément remanié le chapitre 4 consacré à Saussure et la partie du chapitre 3 consacrée à Vygotski, pour y intégrer les apports des multiples sources documentaires (directes ou indirectes) ayant fait apparaître d’importants aspects de l’œuvre de ces auteurs qui étaient méconnus il y a quatre décennies. En outre, dans le chapitre 7 consacré à Chomsky, nous avons introduit quelques compléments, compte tenu de l’évolution de ce paradigme, sans toutefois pouvoir procéder à une présentation détaillée des enjeux et caractéristiques des derniers modèles de l’auteur, pour des raisons tenant à leur pertinence eu égard aux objectifs de cet ouvrage, ainsi qu’à notre non-maîtrise de la technicité qui y est à l’œuvre.

Nous avons introduit trois nouveaux chapitres consacrés aux cadres théoriques centrés sur les textes-discours : l’un présentant l’œuvre de Valentin Volochinov, produite certes dans les années 1920, mais longtemps mise sous le boisseau en raison de l’escroquerie bakhtinienne, et les deux autres consacrés aux courants contemporains d’analyse de discours et de linguistique textuelle.

Enfin, nous n’avons pas reproduit les trois chapitres de l’ouvrage princeps qui étaient consacrés à la psycholinguistique, dans la mesure où les courants qui y étaient décrits, soit ont disparu, soit ont évolué dans des directions trop éloignées de leurs questionnements initiaux.

Chapitre 1 Burrhus Frederic SkinnerL’analyse fonctionnelle du comportement verbal

Dès sa fondation, le mouvement behavioriste a manifesté un intérêt très vif pour le langage. Dans son ouvrage fondamental, Behaviorism (1925/1972)1, Watson lui consacre notamment deux chapitres, qui traitent essentiellement des rapports entre pensée et comportement verbal : Parler et penser et Pensons-nous toujours avec des mots ? Dans son rejet des conceptions mentalistes de la psychologie introspective et subjective, et en particulier de la notion de conscience, Watson propose d’analyser tous les phénomènes psychologiques en termes de stimulus et de réponse : (« Nous pouvons inclure tous nos problèmes psychologiques et leurs solutions dans les termes de stimulus et réponse » – 1972, p. 23), et déclare que les objectifs essentiels de la psychologie sont la prédiction et le contrôle du comportement. En ce qui concerne le langage, le père du behaviorisme se donne comme champ d’étude les habitudes verbales et considère que ces dernières, lorsqu’elles sont « exercées derrière ces portes closes que sont les lèvres », constituent ce que l’on appelle généralement la « pensée » (op. cit., pp. 167-170). Chez cet auteur, le langage est donc défini comme la somme des habitudes verbales d’un individu, et la pensée comme un langage subvocal.

Analysées de la sorte, les deux instances les plus importantes de la psychologie des facultés, la pensée et le langage, se trouvent réduites au statut de comportements dont la genèse, les lois d’organisation et les modes de fonctionnement sont analogues à ceux des autres comportements. Cette similitude profonde n’exclut cependant pas quelques caractéristiques spécifiques ; pour Watson, l’activité de dénomination des objets et des événements est d’une grande importance, dans la mesure où elle permet le déclenchement d’autres comportements, aussi bien verbaux que non verbaux. Dans les enchaînements de stimulus et de réponses qui organisent notre vie, les mots peuvent entraîner des réactions au même titre que les objets auxquels ils se substituent. De cette équivalence de réaction aux objets et aux mots résultent une formidable économie et deux aptitudes que les psychologues qualifient communément de représentation et de communication :

Imaginez l’économie de temps et la possibilité de coopérer avec d’autres groupes que procure le fait de posséder des mots communs à tous les membres pour désigner les objets.

Très rapidement, l’homme se crée un substitut verbal pour chaque objet de son environnement. Ainsi, il transporte le monde avec lui grâce à cette organisation. Il peut alors manipuler le monde des mots dans la solitude de sa chambre ou couché dans l’obscurité. (Watson, 1972, pp. 162-163)

Tout en respectant les principes de l’analyse objective et expérimentale des phénomènes comportementaux qu’avait préconisés Watson, la plupart de ses successeurs se sont cependant efforcés d’en atténuer quelque peu le mécanicisme radical. L’évacuation des phénomènes internes hors du champ de la psychologie ainsi que l’établissement d’une relation rigide entre le stimulus et la réponse ont été critiqués, notamment par les néo-behavioristes (cf. Hull, 1943 ; Osgood, 1953), qui ont introduit, dans le schéma d’analyse Stimulus-Réponse (abrégé « S-R »), des variables intermédiaires simulant l’activité interne du sujet. Dans leur analyse du langage, ces auteurs médiationnistes ne rejettent pas complètement les concepts d’origine mentaliste comme ceux de sens ou de signification, mais définissent ces derniers de manière strictement opérationnelle et les considèrent comme toujours dérivés, en dernier ressort, de faits ou d’empiries. C’est ainsi que pour Osgood par exemple, la signification des objets, des événements, de même que celle des mots perçus, ne peut être déterminée que par une analyse expérimentale du comportement. Lorsqu’un stimulus verbal comme « bouteille » est émis, s’il ne génère pas un pattern distinctif de comportements, on considérera qu’il n’a pas de signification. Par contre, si, au travers d’un conditionnement, il apparaît simultanément à un stimulus (objet-bouteille) produisant un pattern distinctif de comportements (des activités bibitives), on considérera que ce mot est doté d’une signification.

Sans nous attarder sur l’examen de ces conceptions néo-behavioristes, nous centrerons notre analyse sur l’œuvre de l’auteur qui a développé de la manière la plus fidèle et la plus radicale les options fondamentales de Watson, à savoir Burrhus Frederic Skinner. Théoricien militant du behaviorisme (cf. The Behavior of Organisms, 1938 ; Sciences and Human Behavior, 1953 ; Contingencies of Reinforcement : A theorical Analysis, 19692), Skinner est également l’inspirateur de techniques d’enseignement (l’apprentissage programmé) et de méthodes thérapeutiques (la modification comportementale) à la fois célèbres et souvent combattues. Il a enfin tenté d’abstraire de sa pratique behavioriste des considérations philosophiques exposées dans Walden Two (1948), puis dans Beyond Freedom and Dignity (19713). Ces deux ouvrages ont donné lieu à une controverse dont l’ampleur n’a d’égale que celle qui a surgi lors de la parution de son seul ouvrage consacré au langage, Verbal Behavior (1957).

1. Le behaviorisme skinnérien et l’analyse du langage

Dès le début de Verbal behavior, Skinner se livre à une critique sévère des conceptions du langage proposées dans la psychologie classique en la matière. Il affirme d’abord que ce qui manque à tous les travaux antérieurs de cette discipline, c’est un traitement causal et fonctionnel satisfaisant :

Together with other disciplines concerned with verbal behavior, psychology has collected facts and sometimes put them in convenient order, but in this welter of material it has failed to demonstrate the significant relations which are the heart of a scientific account4. (1957, p. 5)

Selon l’auteur, cette impuissance de la psychologie à réaliser une véritable analyse fonctionnelle du comportement verbal résulte de la prise en considération, dans l’interprétation et l’explication des comportements, de diverses causes fictives, comme les idées, les intentions ou les sentiments. D’une part, les intentions à l’origine du comportement verbal sont inobservables et, d’autre part, les descriptions que l’on peut en faire ne sont que des paraphrases du comportement verbal, qui ne nous disent rien de plus que ce dernier. Rejetant les notions philosophiques telles que « idée » ou « intention », Skinner, contrairement aux néo-behavioristes, conteste aussi le concept linguistique de « signification » : celle-ci ne serait selon lui guère identifiable au niveau des mots (Quelle est la signification précise de mots comme intelligence, étonné ou vision ?) et elle serait aussi impossible à déterminer au niveau des phrases ; comme les notions philosophiques, la signification est en outre inobservable, et cette caractéristique requiert qu’elle soit bannie du champ d’étude du psychologue.

Laissant à d’autres disciplines le soin d’aborder l’étude des notions du type de celles qui viennent d’être mentionnées, Skinner s’efforce de réduire le langage à un comportement objectivable hic et nunc, ou au résultat d’un tel comportement. Pour lui, le danger principal de l’adoption d’un vocabulaire philosophique ou linguistique, c’est la croyance que le langage peut avoir une existence indépendante du fonctionnement comportemental du sujet, alors que seuls existent réellement le comportement verbal et son fonctionnement. On comprend mieux dès lors le choix du titre de cet ouvrage, qui marque l’intention de l’auteur de ne consacrer son étude qu’aux activités langagières apparentes du sujet, à leurs lois d’apparition, d’évolution et d’extinction.

Dans son introduction, Skinner remarque cependant que le comportement verbal se produit presque toujours dans un cadre que les linguistes qualifient de « contexte de communication » ou de « situation d’énonciation », et pour lequel il adopte quant à lui le syntagme d’épisode verbal total : « the behaviors of speaker and listener taken together compose what may be called a total verbal episode » (1957, p. 2). Cette référence à la situation de communication n’apparaît cependant que pour mémoire et ne sera plus évoquée dans la suite de l’ouvrage ; Skinner considère en effet que ladite situation ne constitue rien de plus que la somme des comportements individuels qui y sont impliqués, et que dans l’épisode verbal, il suffit de prendre en considération le comportement du locuteur en tant qu’il suppose un auditeur et réciproquement. Le comportement verbal étant ainsi réduit à un comportement comme les autres, Skinner se propose de l’analyser en utilisant une méthode réellement scientifique inscrite dans un cadre conceptuel qui, comme l’ont montré Seron, Lambert et Van der Linden (1977), vise à corriger le mécanicisme du behaviorisme initial en étendant l’analyse des séquences stimulation-comportement aux événements qui succèdent à l’émission du comportement : « aucune description de l’interaction entre l’organisme et son milieu n’est complète si elle n’inclut l’action du milieu sur l’organisme après qu’une réponse a été produite » (Skinner, 1971, p. 20).

Réintégrant de la sorte dans l’analyse divers facteurs qui avaient conduit Thorndike (1913) à énoncer la loi de l’effet, l’auteur met l’accent non plus sur deux, mais sur trois classes d’événements nécessaires pour la formulation d’une explication : la réponse du sujet, le stimulus et le renforcement. Ces trois éléments interagissent de la manière suivante : le stimulus, produit préalablement à l’émission de la réponse, constitue une occasion à partir de laquelle la réponse est susceptible d’être émise et d’être renforcée positivement5. Si ce renforcement positif se produit, un processus de discrimination s’installe et le stimulus devient un agent susceptible de faire apparaître la réponse ; ce sont les interactions de ce type que Skinner a qualifiées de contingences de renforcement.

À la lumière de ce cadre conceptuel, Skinner propose de réaliser (ou de susciter) une analyse du comportement verbal en deux phases. La première est d’ordre descriptif : quelle est la topographie (la structure) du comportement verbal en tant que part du comportement humain ? Dès qu’une réponse, même préliminaire, est donnée à cette question, il est possible d’aborder la seconde phase, qui est celle de l’explication. Il s’agit à ce niveau d’analyser les conditions d’apparition du comportement, les variables dont il est fonction, et de rendre compte de ses caractéristiques dynamiques, ainsi que des relations fonctionnelles qui constituent la trame de son organisation.

2. La topographie du comportement verbal

Dans la première partie de son ouvrage, Skinner présente une « réorganisation de faits bien connus » qui se fonde sur une analyse expérimentale rigoureuse, et qui se caractérise notamment par l’identification de divers types de comportements verbaux, dont les mands et les tacts.

2.1. Le mand

Le terme de mand a été choisi pour sa parenté avec les mots demand, command et countermand pour désigner une catégorie de réponses verbales comprenant les demandes, les ordres et les interdictions. Pour Skinner, ce qui caractérise ces réponses, c’est qu’au cours de l’histoire comportementale du sujet, elles sont passées sous le contrôle fonctionnel de stimulations internes (les besoins), qu’il suffit cependant de qualifier de stimulations aversives. Un exemple caractéristique de mand serait la réponse « Silence dans les rangs » émise par un sergent face à une troupe de soldats. Dans l’histoire dudit sergent, cette réponse a généralement été renforcée de manière stable : les soldats se taisaient dès l’émission de l’ordre. En raison même de cette histoire des renforcements, la probabilité d’émission de nouvelles réponses « Silence… » est fonction de l’absence de silence dans les rangs. En d’autres termes, la production de cette réponse est sous le contrôle de la déprivation éventuellement associée au renforcement, et l’on peut accroître les chances de la voir apparaître en augmentant le caractère privatif (ou aversif) de la situation, c’est-à-dire en augmentant le bruit dans les rangs. Selon l’auteur, cette première catégorie de réponse verbale est très fréquente chez les jeunes enfants.

2.2. Les comportements échoïques, textuels et intraverbaux

À la différence des mands, ces comportements sont sous le contrôle de stimuli externes, en l’occurrence des stimuli verbaux. Le syntagme de comportement échoïque désigne en réalité l’imitation verbale, que celle-ci soit spontanée ou requise ; et ce comportement est construit et maintenu de la même façon que les autres comportements verbaux, c’est-à-dire sous l’effet de contingences de renforcement. Le syntagme de comportement textuel désigne en réalité la lecture ; la réponse vocale y est sous le contrôle d’un stimulus verbal non auditif, qu’il soit perçu visuellement ou tactilement (braille). Enfin, le comportement intraverbal consiste lui aussi en l’émission d’une réponse verbale sous le contrôle d’un stimulus verbal, mais sans qu’il y ait, comme dans l’imitation verbale ou la lecture, de correspondance terme à terme entre le stimulus et la réponse. Ainsi, la réponse « Marignan » est régulièrement donnée chez les Français en réponse au stimulus « 1515 », la réponse « 36 » donnée tout aussi régulièrement au stimulus « 6 x 6 », etc.

Ces trois types d’opérants verbaux, souvent négligés par les théoriciens du langage en raison de leur intérêt sémantique limité, sont considérés comme importants par Skinner dans la mesure où les principes fonctionnels présidant à leur apparition se retrouvent dans ces formes plus complexes du point de vue sémantique que constituent les comportements verbaux sous le contrôle de stimuli non verbaux, c’est-à-dire les tacts.

2.3. Le tact

Cette troisième catégorie de réponse verbale présente la caractéristique d’être évoquée (ou tout au moins renforcée) par un événement ou un objet particulier, ou encore par une propriété d’objet ou d’événement. Il s’agit là des comportements langagiers les plus fréquents et les plus spécifiques, à savoir ceux qui font référence aux objets ou événements dans le cadre d’un récit ou d’un discours. Skinner s’efforce cependant de décrire ces tacts sous leurs aspects les moins spécifiques, en soulignant les analogies entre leurs lois de fonctionnement et celles des comportements échoïques, textuels et intraverbaux. Selon lui, dans le cas du comportement échoïque par exemple, il serait absurde de dire que la réponse « se réfère » ou « mentionne » le stimulus verbal qui la contrôle (il serait absurde par exemple d’affirmer qu’un enfant qui imite l’énoncé « la physique est universelle » se réfère à cet énoncé). La relation fonctionnelle en jeu dans ce comportement échoïque est que la présence d’un stimulus donné augmente la probabilité d’apparition de réponses d’une forme donnée, et selon Skinner, il en va de même pour le tact, ce qui implique que la seule relation fonctionnelle qu’il convient d’examiner dans le comportement verbal quel qu’il soit est celle existant entre le stimulus et la réponse :

In the tact […] we weaken the relation to any specific deprivation or aversive stimulation, and set up a unique relation to a discriminative stimulus. […] The resulting control is through the stimulus. A given response “specifies” a given stimulus property. This is the “reference” of semantic theory6. (Skinner, 1957, p. 83)

Les trois catégories de réponses verbales que nous venons de présenter sont donc définies exclusivement par la nature des stimulations à l’occasion desquelles elles sont émises ; pour le mand, il s’agit de stimulations aversives, pour le tact, de stimulations externes non verbales, et pour la catégorie intermédiaire, de stimulations externes verbales. De manière générale, on peut affirmer qu’alors que le mand permet d’inférer quelque chose sur le sujet parlant (ses besoins, notamment) sans prendre en considération les circonstances externes, le tact, au contraire, permet à l’auditeur d’inférer quelque chose sur les circonstances externes sans se préoccuper de l’état du sujet parlant.

3. L’explication du comportement verbal

En termes skinnériens, expliquer un comportement, c’est se donner les moyens de le contrôler et de le prévoir. Pour accéder à ce contrôle en ce qui concerne le comportement verbal, il est nécessaire, d’une part, de déterminer avec précision quels sont les éléments inférés lors de la production d’un tact ou d’un mand et, d’autre part, de préciser les modes de réalisation de ces inférences. Expliquer le comportement verbal consiste donc à identifier les variables qui le contrôlent, variables que la psychologie classique qualifie de « significations » ou de « contextes de production ».

Skinner rappelle en effet que le jeu des variables qui contrôlent un comportement est extrêmement complexe et qu’il ne peut être question d’imaginer, comme dans la psychologie pavlovienne, une action mécanique de stimuli déclenchant des réponses. Dans l’optique de l’Analyse expérimentale du comportement7, les stimulations du milieu ont un rôle de sélection des réponses de l’organisme, sélection qui ne peut s’opérer que sur un organisme agissant. Cette conception darwinienne de l’organisation des comportements a deux corollaires qui, bien qu’implicites chez Skinner, n’en sont pas moins nécessaires. Le premier est que l’organisme ne peut être renforcé qu’en fonction des conduites qu’il est capable d’émettre ; comme l’écrivaient Seron et al., « personne n’a jamais pensé pouvoir conditionner un rat à soulever un poids de 100 kg » (1977, p. 71). Cette capacité de l’organisme est notamment fonction de son équipement génétique et, dans des écrits postérieurs à Verbal Behavior, Skinner a semblé admettre que certaines capacités syntaxiques sont inscrites dans le potentiel génétique (cf. L’analyse expérimentale du comportement, 1971, p. 28). Le second corollaire est que l’organisme ne peut être contrôlé par l’effet de son comportement que pour autant qu’il y soit sensible. Toutefois, il est superficiel et inutile d’analyser cette sensibilité aux variables renforçantes en termes de besoins ou de motivations ; les variations internes du sujet peuvent en effet elles-mêmes être décrites en termes comportementaux, en faisant référence à l’histoire du sujet, à celle de son groupe social ou de son espèce. C’est ainsi que nos besoins et goûts alimentaires sont le fruit de l’évolution des renforcements que nous avons reçus depuis notre plus tendre enfance ; dans nos sociétés occidentales, cette histoire ne peut être que radicalement différente de celle d’un esquimau, par exemple, ce qui suffit à expliquer les différences de besoins alimentaires entre eux et nous.

Dans cette perspective, l’explication du comportement verbal devra tenir compte, d’une part, des variables situationnelles susceptibles de renforcer la réponse et, d’autre part, de l’histoire des renforcements du sujet, dans le cadre de son groupe social et des limitations génétiques de son espèce. La voie à suivre pour expliquer le comportement verbal est ainsi clairement définie, ce qui incite Skinner à affirmer que :

How a stimulus or some property of a stimulus acquires control over a given form of response is now fairly well understood. The form of a response is shaped by the contingencies prevailing in a verbal community8. (1957, p. 115)

Sur les bases ci-dessus présentées, l’analyse expérimentale du comportement verbal constitue une démarche possible, mais le problème est de savoir comment la réaliser dans les faits. Sur ce chapitre, Skinner reste étonnamment discret ; il réfute certes les procédures mentalistes et produit pour ce faire quelques exemples de bon sens, mais il ne quitte jamais le niveau des généralités, voire des banalités. Cette réticence de l’auteur à entrer dans le vif de l’explication du comportement verbal tient en réalité à l’impossibilité pratique d’expérimenter sur les variables qui le contrôlent, impossibilité que Richelle a très lucidement analysée :

On pourrait imaginer de faire varier les propriétés d’un objet et observer les modifications dans la probabilité d’apparition de telle et telle réponse verbale. [Les questions de ce type] sont, en principe, passibles d’analyse expérimentale, même si on doit admettre que personne n’aurait la patience de mener ce genre d’enquête pour l’ensemble des lexèmes et des morphèmes, entreprise qui serait d’ailleurs aussi inutile qu’il est inutile de contrôler expérimentalement toutes les situations du monde physique pour constituer une physique sérieuse sur des principes solidement établis. (Richelle, 1972, p. 256)

Ce commentaire illustre l’impossibilité de fait d’analyser la première catégorie de variables contrôlant le comportement verbal, celles qui concernent le contexte situationnel. Le même auteur discute également du rôle de la seconde classe de variables, celles ayant trait à l’histoire des renforcements du sujet. Il soutient notamment que la réponse explicite « hideux » devant une peinture est peu probable chez un individu poli, soucieux de ne pas vexer ses hôtes, et que la réponse « je ne l’ai jamais vu » a une probabilité quasi nulle d’apparition chez le sujet qui a déjà vu la peinture en question, à condition toutefois qu’il n’y ait pas oubli ou mensonge, auxquels cas il faudrait analyser ces facteurs en tant que variables ayant produit la réponse. Ces commentaires de Richelle, que nous avons choisis pour leur similitude avec ceux de Skinner, ne manquent pas de pertinence, mais illustrent néanmoins a contrario la difficulté, voire l’impossibilité d’effectuer une analyse véritablement expérimentale de l’histoire du sujet. Dès lors, sauf à recourir à la psychanalyse – ce dont les behavioristes se gardent en principe –, aucune analyse systématique des variables contrôlant le comportement verbal ne peut être envisagée, raison pour laquelle Skinner limite son discours à la présentation des possibilités théoriques de l’analyse expérimentale du comportement verbal.

En suivant les analyses de Skinner, nous avons jusqu’ici ignoré les caractéristiques formelles des réponses verbales ; nous nous sommes strictement limité à leur contenu, sans examiner leurs aspects phonétiques, lexicaux et morphosyntaxiques, et nous n’avons de ce fait pas examiné des problèmes du type de celui que pose la valeur équivalente de réponses en apparence très différentes, telles que :

– Est-ce que tu viens ?

– Viens-tu ?

– Tu viens ?

– Alors !!!?

Comment se fait-il qu’un même comportement verbal (du point de vue de ses déterminants historiques et contextuels) puisse se présenter sous des formes aussi différentes ? Pour Skinner, les variations des formes de réponse obéissent aux mêmes lois que les contenus ; ce sont les contingences de renforcement prévalant dans la communauté verbale du sujet « qui modèlent et maintiennent les caractères phonémiques et syntaxiques du comportement verbal et rendent compte d’un large éventail de particularités fonctionnelles – de l’usage poétique à la logique » (1971, p. 29).

L’analyse expérimentale de ces variations linguistiques des réponses verbales se révélant au moins aussi problématique que celle de leurs contenus, nous tenterons d’approfondir quelque peu la position skinnérienne en analysant la manière dont il aborde trois des problèmes fondamentaux de toute théorie du langage, ceux du signe et du sujet parlant, et celui de la syntaxe.

4. Le signe et le sujet parlant

Skinner aborde le problème du sens et de la référence en exprimant le regret que le monde ne soit pas organisé en ensembles d’objets clairement différentiables et que l’on ne puisse attribuer à chacun d’entre eux une forme distincte de réponse verbale :

But the world is not so easily analyzed, or at least has not been so analyzed by those whose verbal behavior we must study. In any large verbal repertoire we find a confusing mixture of relations between forms of response and forms of stimuli. The problem is to find the basic units of “correspondence.”9 (1957, p. 116)

Dans ce passage de Verbal Behavior, comme dans d’autres, Skinner reformule les problèmes classiques de la relation de référence, et même du statut des catégories grammaticales. D’emblée, cependant, il restreint considérablement son propos en affirmant que la seule question qui ait un sens du point de vue de l’analyse expérimentale du comportement est celle de la nature du référent. Cette réduction de la problématique signifie notamment que pour le behaviorisme skinnérien, il n’y a pas de signe au sens saussurien du terme, pas de signifié, pas de signifiant, et moins encore de relation arbitraire ; il n’y a que l’énoncé (ou réponse verbale) et le référent, ce dernier étant défini comme la propriété (ou le groupe de propriétés) à laquelle a été attribué un renforcement et qui, ce faisant, contrôle la réponse. Ces propriétés constituant le référent ne sont elles-mêmes guère analysables, dans la mesure où, de l’aveu de Skinner, elles ne pourraient « être découvertes qu’en analysant une série de situations dans lesquelles les propriétés varient systématiquement, et en notant l’absence ou la présence d’une réponse » (op. cit., p. 11710). Comme nous l’avons démontré, ce type de démarche est irréalisable en pratique.

L’un des modes de présentation des positions de Skinner concernant le langage consiste à affirmer, comme le fait Richelle, que l’analyse expérimentale du comportement s’intéresse au sujet parlant, au locuteur individuel, alors que la linguistique serait quant à elle concernée par les règles qui gouvernent le système de la langue : Skinner « tente d’expliquer comment s’instaure, se maintient, se modifie, se manifeste un répertoire verbal défini chez un sujet donné » (Richelle, 1971, p. 32). Effectivement, l’analyse skinnérienne s’effectue au niveau du fonctionnement du sujet, mais ce dernier n’est doté d’aucun statut théorique ; il n’est pas considéré comme l’une des variables indépendantes intervenant dans le fonctionnement du comportement, et Skinner semble même souhaiter sa disparition : « transformer le sujet en un spectateur intéressé, c’est là certainement la direction que doit prendre l’analyse du comportement » (1957, p. 31111). En réalité, la notion même de sujet parlant ou de locuteur n’est qu’une métaphore, du même ordre que les notions d’idées, d’intention ou de signification. Selon Skinner, en effet, il ne sert à rien de dire que le sujet a inventé une figure de style pour exprimer quelque chose ; il suffit de dire que ce quelque chose est un stimulus qui a acquis le contrôle de la réponse verbale comportant cette figure de style. De même, il ne sert à rien d’affirmer qu’un locuteur choisit ses mots en fonction de son auditoire ; ce qui se passe, en réalité, c’est qu’un type d’audience donné augmente la probabilité d’apparition d’une sous-classe particulière du répertoire lexical. Certes, ces deux ordres de formulation sont des paraphrases, mais il vaut mieux, conclut Skinner, choisir celles qui réduisent ou obscurcissent la place du locuteur.

La démarche entreprise dans Verbal Behavior a donc pour objet, non pas d’analyser le fonctionnement du locuteur, mais bien de faire disparaître ce locuteur en tant que tel :

But we have not got rid of the speaker entirely […] The speaker is the organism which engages or executes verbal behavior. He is also a locus – a place in which a number of variables come together in a unique confluence to yield an equally unique achievement.12 (op. cit., pp. 312-313).

Il existe cependant un domaine dans lequel cette élimination du sujet est particulièrement malaisée à réaliser, c’est celui des mots-outils (si, ça, alors, etc.), des formes d’assertion et de composition d’énoncés, en un mot, le domaine de la syntaxe qui, selon les termes mêmes de Skinner, semble témoigner de la nature active du comportement verbal.

5. L’analyse behavioriste des phénomènes syntaxiques

C’est par l’expression de processus autoclitiques que Skinner aborde les problèmes généralement qualifiés de morphosyntaxiques. Par souci de clarté et de simplicité terminologique, nous n’utiliserons que la terminologie usuelle.

Comme pour la question de la référence, Skinner introduit son analyse par une reformulation des problématiques classiques : celles posées par la diversité des structures morphosyntaxiques, par le statut des phénomènes de vicariance que cette diversité entraîne, et par les règles mêmes de production de ces structures. Puis, il indique que pour répondre à ces questions, il faut réexaminer la notion d’unité linguistique. Cet examen le conduit à remarquer qu’il est très fréquent que l’unité de comportement verbal ne corresponde pas à une unité lexicale ou grammaticale. Comme nous l’avons souligné, il suffit en effet de démontrer l’unicité d’une contingence de renforcement pour isoler une unité fonctionnelle de comportement. Cette définition de l’unité de comportement verbal étant rappelée, il apparaît que les processus morphosyntaxiques ont une importance quantitative beaucoup moins grande que celle que l’on imagine généralement. En effet, au cours de l’acquisition du langage, des réponses verbales plus amples se trouvent contrôlées par les mêmes variables et donc acquièrent une unité fonctionnelle. Cette évolution, que Skinner envisage également pour la phylogenèse, permet de ne pas spéculer sur l’existence d’un processus morphosyntaxique chaque fois qu’une réponse verbale contient une forme morphologique ou syntaxique. En dépit de cet effort de réduction, certaines réponses morphosyntaxiques subsistent néanmoins et doivent être analysées. Skinner les définit alors comme des réponses intraverbales, c’est-à-dire comme des réponses contrôlées par des stimuli verbaux, eux-mêmes contrôlés en dernier ressort par des stimuli externes et non verbaux. Les réponses syntaxiques sont donc en fait des tacts au deuxième, troisième ou énième degré.

Dans cette analyse des phénomènes syntaxiques, Skinner s’efforce en réalité de retrouver, entre unités du réel et entités grammaticales, une correspondance terme à terme analogue à celle qui existe selon lui entre référents et unités lexicales. Il affirme notamment que les réponses que la linguistique traditionnelle classe sous les rubriques préposition, conjonction ou article servent avant tout de tact minimal, et qu’elles n’ont qu’accessoirement une fonction grammaticale. Pour justifier cette position, il convoque l’hypothèse de Tooke (1806-07) selon laquelle les morphèmes grammaticaux sont le produit historique de mots à contenu ou lexèmes qui se seraient contractés au cours du temps. Selon Tooke, le langage comporterait deux grandes parties : dans la première seraient classés les noms et les verbes, et dans la seconde apparaîtraient tous les autres mots, qui constituent, en fait, des abréviations de noms et de verbes. Cet auteur émettait en outre l’hypothèse de l’existence d’un processus historique par lequel les formes les plus anciennes et habituellement les plus longues se seraient progressivement modifiées et contractées. Tentant de démontrer cette évolution, il s’ingéniait à retrouver la véritable signification des morphèmes et des structures grammaticales : ainsi, le morphème anglais but (mais) serait dérivé étymologiquement de be out (être hors de) et sa fonction serait d’enjoindre l’auditeur à exclure quelque chose, ou à faire une exception soit d’une simple réponse, soit d’une phrase entière. Le recours de Skinner à ce type d’interprétation pour le moins spéculative ne laisse pas d’étonner. Il découle cependant directement de l’impasse que constitue la méthode de l’auteur : refusant d’analyser les processus syntaxiques en termes de structures largement autonomes, il ne pouvait qu’isoler les stimulations externes qui les ont générés, quitte à recourir aux spéculations de Tooke.

6. Une évaluation de l’analyse skinnérienne du comportement verbal

6.1. La démarche skinnérienne

L’imposant ouvrage de Skinner est une œuvre que peu de lecteurs ont eu le courage de lire jusqu’au bout. Cet effet quasi immanquable provient de ce que l’auteur, après avoir posé, parfois longuement et brillamment, les problèmes fondamentaux que devrait aborder toute théorie de la production langagière (ceux concernant la signification, les structures morphosyntaxiques, les relations entre lexèmes et morphèmes, etc.), s’ingénie à bloquer toutes les voies théoriques et méthodologiques susceptibles de les résoudre. N’utilisant aucune donnée psychologique qui ne sorte de l’à-peu-près et du trivial, il se contente de proposer un schéma d’explication qui prend la forme d’une réduction – parfois claire et justifiée, parfois laborieuse et hors de propos – aux interactions entre la réponse, le stimulus et le renforcement. Et ce formalisme explicatif résulte de l’impossibilité pratique de maîtriser les variables contrôlant les réponses verbales, à savoir les stimulations contextuelles et l’histoire comportementale du sujet.

L’analyse proposée se réduit donc à de la banalité au niveau des faits présentés et à des généralités redondantes au niveau de l’explication. Dès lors, même si l’on accepte de considérer que Verbal Behavior n’est qu’une très longue introduction à l’étude du comportement verbal, on ne peut que douter de l’efficacité de recherches qui ne sortiraient pas du cadre théorique et méthodologique skinnérien. D’autant que ce cadre est présenté comme le seul qui soit acceptable, c’est-à-dire le seul qui soit réellement scientifique. Skinner distingue en effet les hommes de sciences des autres : d’un côté, ceux qui entreprennent une analyse expérimentale rigoureuse pour déceler les stimuli contrôlant une situation, et d’un autre côté ceux qui accordent foi à des concepts mentalistes non fondés et qui construisent des théories pour se donner un illusoire sentiment de sécurité. Ce mépris ouvertement affiché par Skinner à l’égard des théories nous conduit à nous interroger sur le statut de la démarche qu’il propose de leur substituer.

6.2. L’analyse expérimentale : méthode scientifique ou théorie ?

Watson, devant l’impossibilité méthodologique de contrôler les phénomènes internes, en était venu à considérer que ceux-ci n’existaient pas et que le champ d’étude de la psychologie se limitait aux conduites observables « en dehors de la peau ». Cette conception initiale a été quelque peu modifiée par les néo-behavioristes qui voulaient réintroduire une analyse au moins partielle des phénomènes mentaux. La démarche skinnérienne s’oppose radicalement à celle de ces derniers courants. Elle se présente comme un retour aux sources : seule est mise en exergue la méthode expérimentale, et la théorie est bannie en raison de ses dangers. Skinner a en effet la prétention de se passer de théorie, et le problème qui se pose tout naturellement est de savoir si cela est possible : y a-t-il une différence fondamentale entre un système conceptuel mentaliste comme celui de Chomsky, par exemple, et le cadre conceptuel behavioriste ?

Dans le premier cas, le linguiste dispose d’un modèle relativement sophistiqué, issu de la mathématique, qu’il tente de calquer sur l’organisation de la langue. Ce modèle est généralement assez souple pour se modifier continuellement sous l’effet de l’apport de nouveaux faits de langue. La démarche skinnérienne se définit quant à elle de la manière suivante :

Skinner considère, à tort ou à raison, que les lois qui régissent le comportement opérant jouent dans la sélection et l’organisation des conduites de l’organisme un rôle équivalent à celui de la sélection naturelle dans l’évolution des espèces […] Si chaque niveau de complexité appelle une description appropriée, il n’exige pas pour autant que l’on renonce à l’unité explicative fondamentale qu’introduisent les concepts-clés de la sélection des conduites par l’intervention du milieu à l’échelle phylogénétique dans un cas, à celle de l’individu dans l’autre. (Richelle, 1972, p. 254)

Même s’ils sont importés d’autres théories (biologiques ou physiques), il s’agit là de postulats ou de concepts-clés qui vont fournir en définitive toute l’explication. Skinner propose donc un modèle lui aussi, mais à la différence des élaborations mentalistes, il est très simple, très général et par conséquent très contraignant.

Le problème qui se pose dès lors est celui de l’efficacité comparée de la théorie skinnérienne et des théories linguistiques d’inspiration mentaliste. Ceci constitue l’objet d’un débat que nous ne pourrons aborder dans le cadre de cet ouvrage. Soulignons simplement qu’en ce qui concerne le langage, la démarche skinnérienne s’est jusqu’ici révélée peu fructueuse.

6.3. Analyse formelle et analyse fonctionnelle du langage

L’analyse proposée par Skinner est essentiellement une analyse fonctionnelle, volontairement différenciée de l’analyse formelle effectuée par les linguistes. Comme l’affirme Richelle :

Prôner une analyse fonctionnelle du langage, ce n’est ni défendre une explication Stimulus-Réponse, ni trancher en faveur de la seule expérience le dilemme de l’inné et de l’acquis ; ce n’est pas non plus nier le caractère « créatif » ou « productif » du comportement verbal. (1971, p. 33)

Nous ne pouvons que souscrire à cette affirmation ; encore faut-il ne pas refuser les moyens qui permettraient de ne pas subir ces limitations. Une des conditions majeures de la réussite d’une analyse fonctionnelle nous paraît être en effet la prise en considération de la spécificité de l’objet étudié. Or cette condition n’est pas remplie par l’approche skinnérienne, dans la mesure précisément où les domaines du formel et du fonctionnel sont posés comme fondamentalement distincts. Si l’on veut analyser le comportement verbal dans son ensemble, il est indispensable de faire intervenir dans sa description des éléments comme la référence, la signification, les diverses règles syntaxiques, c’est-à-dire autant d’éléments fournis par l’analyse formelle de la langue. En fait, une analyse fonctionnelle de l’objet-langage ne nous paraît avoir de sens que si elle s’applique à chacune des caractéristiques spécifiques de cet objet ; à quoi servent les structures grammaticales, dans quel contexte, dans quel but sont-elles appliquées ? À quoi servent les structures d’ordre, quel est leur rôle, les limites contextuelles de leur variation, etc. ? Cette problématique fonctionnelle a déjà trouvé des applications (cf. Yngve, 1961) et il est probable qu’elle s’impose progressivement, mais elle n’aura de pertinence que si elle tient compte des éléments fournis par l’analyse formelle. L’analyse fonctionnelle proposée par Skinner, en réduisant toutes les spécificités linguistiques aux mécanismes darwiniens généraux, ne remplit pas cette condition et ne retrouve dans les faits que ce qu’elle y met, c’est-à-dire des stimuli, des renforcements et des réponses.

1. Publié initialement en 1925, Behaviorism a été réédité en 1930, et republié dans des versions remaniées par l’auteur en 1952, 1953 et 1958. La traduction française a été publiée en 1972.

2. Cet ouvrage a été traduit en français par Anne-Marie et Marc Richelle sous le titre L’analyse expérimentale du comportement, 1971.

3. Cet ouvrage a également été traduit en français par Anne-Marie et Marc Richelle sous le titre Par-delà la liberté et la dignité, 1972.

4. « Conjointement à d’autres disciplines concernées par le comportement verbal, la psychologie a recueilli des faits et les a parfois correctement organisés, mais elle n’a pas réussi à mettre en évidence les relations significatives qui sont au cœur d’une démarche scientifique. »

5. Constitue un renforcement positif tout événement qui augmente la probabilité d’émission d’une réponse.

6. « Dans le tact […] nous affaiblissons la relation à toute privation spécifique ou stimulation aversive, et nous établissons une relation unique à un stimulus discriminatif. […] Le contrôle qui en résulte opère à travers le stimulus. Une réponse donnée “spécifie” une propriété donnée du stimulus. C’est la “référence” de la théorie sémantique. »

7. La théorie skinnérienne est parfois qualifiée par son auteur même d’Analyse expérimentale du comportement, ce qui permet de la différencier d’autres courants behavioristes, et notamment des courants S-R.

8. « Nous comprenons maintenant parfaitement comment un stimulus ou une propriété d’un stimulus acquiert le contrôle d’une forme de réponse donnée ; la forme de la réponse est façonnée par les contingences qui prévalent dans une communauté verbale. »

9. « Mais le monde n’est pas si facile à analyser, ou du moins n’a pas été analysé de la sorte par ceux dont nous devons étudier le comportement verbal. Dans tout grand répertoire verbal, nous trouvons un mélange confus de relations entre les formes de réponse et les formes de stimuli. Le problème est de trouver les unités de base de la “correspondance” ».

10. Notre traduction de « […] can be discovered only by considering a series of occasions upon which the properties are systematicallly varied and the presence or absence of the response noted. »

11. Notre traduction de « Converting the speaker into an interested bystander is certainly the direction in which an analysis of behavior will first move. »

12. « Mais nous ne nous sommes pas encore complètement débarrassés du locuteur […] Le locuteur est l’organisme qui engage ou exécute un comportement verbal. Il est également un lieu – un lieu dans lequel un certain nombre de variables se réunissent en une confluence unique pour donner un résultat tout aussi unique. »

Chapitre 2 Langage et développement cognitif Les thèmes piagétiens