Tribu - Nathalie Yot - E-Book

Tribu E-Book

Nathalie Yot

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Beschreibung

Elvire et Yann d’un côté, Mina de l’autre. Trois personnages que tout oppose, qui n’auraient sans doute jamais dû se rencontrer. Elvire, violoncelliste de talent ; Yann, prêt à tout pour conserver l’amour de la musicienne ; et Mina, femme de ménage qui cherche à bouleverser son existence. Des parcours différents, des milieux sociaux et culturels éloignés, trois personnalités, trois corps, qui vivent l’expérience de l’autre, avec attirance et répulsion en ritournelle.
Mina, Elvire et Yann, trois personnages en quête d’une vie plus grande, aux frontières des tabous et des interdits. Vivre plus fort, vivre vraiment. Mais les relations établies peuvent-elles réellement évoluer ? Domination et dépendance ne modèlent-elles pas les liens entre les êtres ? Jusqu’où Mina, Elvire et Yann seront-ils prêts à aller pour souder leur relation ? L’un ou l’autre ne se fera-t-il pas manger par les autres ?


À PROPOS DE L'AUTEURE


Nathalie Yot est née à Strasbourg et vit à Montpellier. Artiste pluridisciplinaire, chanteuse, performeuse et autrice, elle a un parcours hétéroclite. Elle est diplômée de l’ école d’ architecture mais préfère se consacrer à la musique puis à l’ écriture poétique.
Ses collaborations avec des musiciens, danseurs ou encore plasticiens sont légions.
D’abord elle publie deux nouvelles érotiques Au Diable Vauvert (Prix Hémingway 2009 et 2010) sous le pseudonyme de NATYOT. Puis, avec la parution de D.I.R.E (Gros Textes, mai 2011), elle est invitée sur de multiples scènes en France comme à l’ étranger pour lire ses textes.


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Couverture

Page de titre

Lorsque je sors de chez moi, je compte toujours

sur un évènement qui bouleversera ma vie.

Emmanuel Bove, Mes amis

PREMIER MOUVEMENT

1

Elvire se sent bien. Bien comme tranquille. Comme après un bain de mer. La peau détendue, lâchée. Elle ne veut rien. Elle n’a pas d’avis. Ça la repose de ne pas avoir d’avis, d’être neutre. Et la neutralité fait son effet habituel. Celui de laisser les gens en paix cinq minutes. Elle se frotte les yeux exagérément et ça aussi ça la détend. Les mains dans les yeux, on ne le fait jamais assez. On oublie.

Dans cet état, il n’y a plus rien de chamaillé en elle, le tracas s’est effondré, à même le sol. Elle pense à Yann.

Elle se dit que l’autre compte. Tous les autres. Et elle se frotte à nouveau les yeux. Ce soir, j’ai un concert. Faut que je me concentre un peu.

Elle est dans sa douche. Celle d’avant l’entrée en scène. Depuis cet après-midi, elle expulse. Ses pensées vont faire un tour dehors. Dedans, c’est blanc maintenant. L’eau glisse sur son corps et finit le travail d’épuration. Puis elle se sèche lentement, se prépare lentement et s’étend jusqu’à ce qu’on vienne la chercher. Ça toque à la porte. Il est temps d’y aller.

Elle marche au ralenti. On marche toujours au ralenti quand on va monter sur scène. Elle traverse le rideau, comme si elle traversait un mur de beurre et avance sans hésiter, toujours au ralenti, jusqu’à son instrument installé au milieu de la scène face au public. Elle salue, s’assoit et attaque le prélude de la Suite n° 1 en sol majeur de Bach.

Les yeux du public sont rivés sur elle, sur ses doigts qui dévoilent toute la blancheur du dedans. Un homme crie dans la salle. Immédiatement les « chut » fusent et les regards se tournent vers celui qui perturbe. La musicienne n’entend rien, elle joue, mais elle sait. Elle sait à qui appartiennent ces cris d’orage. C’est Yann.

Il ne s’est rien passé. Rien de catastrophique. Yann s’est tu et elle a continué de jouer sa suite en sol majeur. Jusqu’à la fin. Jusqu’aux applaudissements. De longs applaudissements. C’est après qu’elle est devenue étrange. La transformation, c’est après qu’elle a eu lieu, quand le théâtre s’est vidé. Presque une bête. Avec des mouvements incertains, vifs et maladroits. À se cogner aux murs, aux chaises, aux coins de tout. Je vais manger quelqu’un, a-t-elle pensé. C’est sûr, il faut que je dévore. Je veux ce gout dans ma bouche. Un gout de chair. Il me faut ça.

Elle a un peu bavé seule dans sa loge. Elle a grogné aussi. Puis le calme est revenu. Quelques tics cependant.

Manger quelqu’un, ce n’est pas la première fois qu’elle y pense. Ce n’est pas la première fois que cette envie surgit. Elle sait que c’est impossible. On ne mange pas les gens. Les faits divers, elle les connait. C’est un écœurement pour tout le monde. On est complètement fou si on mange de la chair humaine. Elle en a bien conscience. Mais elle aimerait qu’il existe la possibilité de le faire. Alors elle le ferait. Elle sourit en y pensant. Elle sourit d’être différente. Ça lui va de l’être. Elle fait déjà le boulot de la musique qui n’est pas si courant, qui étonne quand elle le dit. Je suis violoncelliste. Oui, c’est mon métier. Ça épate et ça fait froncer les sourcils. La singularité fait froncer les sourcils. On ne sait pas si c’est bien ou si c’est mal. On se dit juste que ce ne doit pas être facile.

Quand le régisseur du théâtre vient lui dire qu’il va fermer, elle le regarde avec appétit puis elle détourne les yeux en rangeant ses affaires et le suit vers la sortie. Il n’y a plus de spectateurs sur le parvis, elle en est soulagée, ce soir elle n’avait pas envie de parler, d’écouter les compliments, de sourire pour faire plaisir. Son état ne lui aurait pas permis de se plier aux convenances d’usage. Parfois, elle y va. Elle va recevoir quelques flatteries. Mais très souvent, elle reste terrée dans sa loge. Ses proches le savent et l’acceptent. Elvire est un peu sauvage, disent-ils entre eux.

Dehors, l’air vivant circule. Elle avance dans cette circulation. Elle voudrait remuer l’espace. Elle fait des détours pour rentrer chez elle, traverse quelques terrasses en essayant de renverser une table ou au moins un verre sur une table. Un verre qui tombe ce n’est rien. C’est un accident. On peut s’excuser. On peut toujours s’excuser.

La nuit piétine. Il n’y a pas de cadre bousculé.

Elle prend son téléphone et appelle Yann. Pourquoi a-t-il hurlé dans la salle ? Ça ne lui a pas plu. Ça complique. Pour créer un évènement, dit-il. Tu sais bien que cette ambiance est étouffante. Tous ces regards sur toi. Ce besoin qu’ont les gens d’être en osmose avec ta musique. On ne le supporte pas tous les deux. Il faut que quelque chose d’autre se passe. Et mes cris sont sortis tout seuls. Pour toi. J’ai cherché un endroit opportun dans ta partition. Tu n’as pas trouvé qu’on était ensemble à ce moment-là ? Tu n’as pas trouvé ? Hein ? Tu n’as pas trouvé ?

Elle laisse courir le discours de Yann sans y prêter attention. Elle admet tout de lui. C’est une histoire réglée. Il peut tout faire, même n’importe quoi.

Elvire est seule dans son appartement maintenant. Elle jette ses habits par terre, comme ça d’un seul coup, comme elle en a l’habitude. Ses habits éparpillés. Taches de tissu sur le carrelage. Elle n’allume aucune lampe. Les lumières extérieures, celles de la rue, suffisent. Cette pénombre lui permet d’être elle-même. Plus précisément. La femme qu’elle sait qu’elle est. Dans la pénombre, elle sait.

Elle attendra Yann toute la nuit, ce qu’il reste de toute la nuit. Elle est persuadée qu’il finira par venir. Même à l’aube, elle sera là à l’attendre. Cela existe, les nuits de certitude.

Elle regarde le dessus de ses mains. Elle lit sa vie sur le dessus de ses mains. Pas à l’intérieur comme les gitanes. Non, dessus. La vie c’est dessus. Et elle répète deux mots en boucle, comme un mantra.

Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains.

À chaque syllabe, elle enfonce un clou. Cette litanie la berce, la console, de quoi elle l’ignore, on a toujours besoin d’être consolé. Un réconfort se fait sentir, elle embrasse chacune de ses mains, les lèche un peu aussi, puis elle se tait.

Ma peau est un couloir qui résonne à mort, pense-t-elle encore. Ensuite elle ne pense plus rien. Elle reste une heure ou deux à savoir qui elle est, puis elle entend des clefs tourner dans la serrure. Yann.

Il entre. N’allume pas la lumière. Ce serait enfreindre leur consentement à l’obscurité. Il se tient aux murs pour avancer. Elle l’observe tâtonner, hésiter, trébucher. Elle rit de notre inaptitude à nous diriger sans y voir.

Yann slalome entre la table basse et le fauteuil, puis contourne un pupitre, marche sur les taches de tissu. Elle le suit des yeux avec la nuque qui craque. C’est un bruit discret la nuque qui craque. C’est surtout à l’intérieur. La nuque qui craque ne dérange personne.

— Qu’est-ce que tu proposes, Yann ? dit-elle. J’ai attendu ton retour pour que les murs vibrent.

— Rien. Ce soir les murs resteront immobiles.

2

C’est le matin. Ils n’ont pas dormi. Pas encore. Ils se regardent. On dirait que c’est ce qu’ils savent faire de mieux. Se laisser envahir par le jour qui arrive. Ne pas se débattre. Accueillir. Surtout pas de mots. Ou bien des voyelles seulement. Des voyelles qui s’étirent dans le souffle. Pour changer un peu de la langue apprise. Essayer d’inventer une présence commune, voilà ce qu’ils font. Le premier qui fermera les yeux donnera le signe à l’autre. Le signe de la permission de le faire. Ils s’endorment vers huit heures quand les sons de la ville entrent dans l’appartement.

Yann est réveillé par des notes de musique. Elvire travaille son instrument. Inlassablement tous les jours. Lui ne sait pas travailler. Il ne sait pas l’endurance. Son éducation ne lui a pas permis de connaitre l’effort. Enfant surchargé d’affection. Il n’a que des boulots qu’il quitte rapidement. Il préfère s’ennuyer. À partir de la semaine prochaine, il est embauché pour la maintenance d’une maison de maitre. Un couple qui s’absente plusieurs mois. Il n’y a presque rien à faire, excepté être là quelques jours par semaine. Un peu de ménage et de jardinage. Il s’accommode de ces tâches peu encombrantes pour l’esprit. Il traine encore au lit à écouter Elvire s’acharner, rejouer cette partition jusqu’à la perfection. Il ne comprend pas pourquoi elle s’entête tant. Il l’admire sans comprendre.

Elle se met à lui parler parce qu’elle sent qu’il est réveillé. Elle porte la voix pour qu’il l’entende. Elle lui parle, sans mise en condition, de cette envie de manger quelqu’un, cette envie ridicule qui ne la quitte pas. Il y a quelque chose en elle qui sait qu’elle le ferait si l’occasion se présentait, et cette sensation récurrente la perturbe. Elle se sent terriblement vivante quand cette pensée la traverse, quand elle s’imagine le faire. Ça la fascine et ça la trouble. Yann est amusé par ce qu’Elvire est en train de lui raconter. Il se lève. Nu. Et la rejoint.

Elle pose son archet et se blottit dans ses bras comme pour s’excuser.

— Ce n’est pas sérieux ce que je dis, dit-elle.

— Tu trouves toujours des manières de me plaire encore plus.

— Ce n’est pas pour te plaire que je te raconte cette chose monstrueuse. C’est fort en moi, ça me remue. Je m’effraie un peu. Tu veux un thé ? Tu t’habilles ? Si on allait le prendre dehors ?

— Oui, oui et oui.

Ils sortent boire un thé, s’arrêtent à la première terrasse qui s’offre à eux, au café des Brumes, un bar de quartier où ils ne vont pas d’habitude, mais aujourd’hui ça leur va. Ils s’enlacent dès qu’ils sont assis et c’est là que je les vois pour la première fois. Elle qui regarde partout. Lui qui la regarde elle.

J’entends leur conversation de loin. Ils ont l’air de comploter, mais je me trompe peut-être. Quoi qu’il en soit, ils m’attirent. Je n’arrive pas à décrocher mes yeux de ces deux-là. J’ai l’impression qu’il existe entre eux une histoire pas très nette. Un évènement du passé qui les aurait soudés, ou bien un projet à venir. Un projet louche. C’est ce que je sens. Tout de suite, je le sens.

Ils s’embrassent à plusieurs reprises. C’est drôle comme ils le font. On est surement tous drôles quand on s’embrasse, mais on ne se voit pas le faire. Jamais on se voit s’embrasser. Sauf sur les photos, figés dans la pose du baiser. Mais les baisers des photos sont souvent faux, mis en scène pour la photo. Les baisers que je vois là sont de véritables baisers, indépendants du monde qui les entoure. Ce couple, à la vue de tous, s’embrasse drôlement. Sans la honte. Ils ne retiennent rien de leur envie. On pourrait dire que ce sont des baisers qui dérangent, mais moi, ça ne me dérange pas. Les autres autour ont des regards plus discrets. Ils savent que ces deux-là s’embrassent vraiment, alors ils ne les fixent pas. On ne fixe pas ceux qui s’embrassent vraiment, on les laisse. On laisse les amants bouche à bouche. Ils sont autorisés à rester collés. Et cette autorisation devrait nous remplir de joie. Même si on ne le fait pas, savoir que c’est autorisé, voir que certains le font, et drôlement, sans la honte, cela devrait nous réjouir. Parce que là d’où je viens, on ne s’embrasse pas en public. Pas comme ces deux-là. Comme eux, c’est interdit.

Elle s’essuie la bouche avec le dos de la main, juste en tapotant ses lèvres, puis souffle sur son thé trop chaud. Lui ne s’essuie pas. Il garde la mouillure des baisers et continue de la regarder. Parfois, il cligne des yeux.

3

Je m’appelle Mina. Mina Kacem. Je suis marocaine. Petite, on m’appelait Éponge. Ponja. À cause du malheur des autres que je voulais tout le temps absorber. J’étais attirée par les tristes. Je voulais prendre leur peine, l’avaler. Maintenant je suis femme de ménage, alors Éponge ça ne me plait plus du tout. D’ailleurs, on dit plus femme de ménage, on dit agent d’entretien. C’est comme ça, les mots changent sans nous.

Entre deux ménages, je viens ici boire une limonade, aux Brumes. Les gens qui vont et viennent, ça me lave. Moi qui ne fais que ça, laver, ici je me lave à mon tour. On dit que faire le ménage chez soi, ça nettoie la tête, mais quand tu fais le ménage chez les autres, c’est l’inverse, tu te salis. D’où le Café des Brumes et les clients qui me rincent de tous ces déchets que j’accumule au fond des yeux. Après je peux y retourner. Je suis neuve. Regarder des gens qui s’embrassent, vous comprenez, ça me recharge. Un jour, j’ai fait un tableau avec tout ce que je ramasse au travail. Les préservatifs, les couches, les mouchoirs, ce genre de trucs. Je voulais tout noter pour avoir ça bien sous le nez. Me rendre compte. Il était super mon tableau. Je m’étais appliquée. J’avais même tracé des colonnes à la règle. Parfois je pense à chercher un travail qui ne m’obligerait pas à faire des tableaux, et puis je vais aux Brumes et je n’y pense plus.

Je connais les habitués du café des Brumes, mais ces deux-là, je ne les avais jamais vus. Pas dans mes créneaux horaires en tout cas. Comme je les observe, lui me fait les gros yeux et me demande c’est quoi mon problème, qu’est-ce que j’ai à les dévisager. Je détourne le regard, je vise ailleurs, j’essaye de disparaitre, mais vu qu’il insiste, je finis par répondre.

— Je profite, j’ai pas le droit ?

Ils parlent encore un peu entre eux et, tout à coup, ils viennent s’assoir à ma table comme si j’étais un centre d’intérêt extraordinaire alors que c’est eux qui se donnaient en spectacle deux minutes plus tôt. Je n’aime pas leur arrogance mais je l’envie. Je mets mon écharpe pour leur montrer que je vais y aller.

Mais je n’y arrive pas. Je me crispe. Je me raidis. Je ne peux pas me lever. L’air m’écrase. Ou bien c’est eux, l’enveloppe d’eux qui pèse sur moi. Je suis une pierre. Une grosse caillasse.

Elle dit :

— Je m’appelle Elvire. Je vais partir.

Je lui réponds que moi aussi je pars, tout en restant assise. Ils m’attrapent le bras, ils me touchent, ils me pressent, me plaquent sur ma chaise. Je sens leur chaleur à travers mes vêtements. Et l’insistance. Que veulent-ils ? Je ne comprends rien à leur attitude, c’est si rare qu’on m’accoste ici, parfois un sourire parce qu’on me reconnait, mais jamais plus. Je suis gênée, ils me gênent, je n’en peux plus d’être gênée, je voudrais m’échapper d’eux. Mais c’est impossible. Je vois que c’est impossible. Je vais devoir rester. Pas d’esclandre aux Brumes.

Il se met à pleuvoir. C’est sûr, il faudrait se mettre à l’abri. Ça tombe. Les autres clients sont déjà rentrés dans le café. Nous, on se met à rire. D’abord lui, puis elle, et moi enfin. Les gouttes s’écrasent, fortes, tapent sur les tables, mais on ne bouge pas. On reste dans nos rires, on voudrait qu’ils durent toujours, à cause de la suite qu’on n’envisage pas, surtout moi. Peut-être que ces deux-là suivent un plan précis, que ce rire en fait partie, et que tout se déroule comme ils l’ont prévu. On est plantés sous la pluie, on ne fait rien d’autre, seulement rire, jusqu’au détrempement. Et soudain, sans que personne ne donne un signal de départ, on rentre à l’intérieur en courant.

Je m’assois la première et de nouveau, ils s’installent avec moi. Les autres clients sont surpris de notre présence mouillée. Alfred, le serveur, fait un signe de la tête pour savoir ce qu’il se passe. Il a l’air de s’inquiéter pour moi, c’est doux à ressentir. Je demande une deuxième limonade en signe de tout va bien, pendant que ces deux-là rient encore, me touchent encore. Je les laisse faire maintenant. Ma gêne a disparu. Ils me distraient et j’y prends gout. Je ne fais jamais ça, la distraction. La fille, Elvire, on dirait un faux prénom pour paraitre plus originale, Elvire répète qu’elle va partir, c’est leur dernière journée ensemble, demain elle s’en va travailler pendant plusieurs mois avec l’orchestre de Rouen. La musique, c’est sa vie. Elle m’explique qu’elle est violoncelliste. Elle mime le geste de l’archet au cas où je n’aurais pas compris. Pour m’impressionner aussi, mais je ne le suis pas. Mon père était musicien, il jouait du oud. Je suis née, il jouait du oud. Toute mon enfance, j’ai baigné dans la musique. Je ne dis rien. Pour l’instant, je les regarde s’agiter.

Yann, lui c’est Yann, murmure, on l’entend à peine, que le temps va ralentir. Il a l’air abattu. Et comme il est très grand, ça se voit encore plus. Tout son corps se courbe. J’ai peur qu’il me tombe dessus.

— Il faudra le surveiller, reprend Elvire, surveiller la solitude de Yann.