Turquie agonisante - Pierre Loti - E-Book

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Pierre Loti

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Beschreibung

Hier existait encore une ville qui s'était à peu près conservée, comme à miracle, depuis les époques où l'Orient resplendissait. On n'y entendait point les bruits de sifflets et de ferraille qui sont l'apanage de nos capitales modernes ; la vie s'y écoulait méditative et discrète, apaisée par la foi ; les hommes y faisaient encore leur prière, et des milliers de petites tombes, d'une forme exquise et toujours pareille, y peuplaient les places ombreuses, rappelant doucement la mort sans y mêler aucune terreur. Cela s'appelait Stamboul, et ce n'était pas au bout du monde ; non, c'était en Europe, à trois jours à peine de notre Paris fiévreux et trépidant.

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Veröffentlichungsjahr: 2020

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PIERRE LOTIDE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

TURQUIE AGONISANTE

© 2020 Librorium Editions Tous Droits Réservés

PRÉFACE

Je prie ceux qui voudront bien me lire d'être indulgents pour ces lettres, si mal coordonnées. Elles ont été écrites fiévreusement, dans l'indignation et la souffrance, et publiées en hâte, pour démasquer, si possible, tant d'hypocrites ignominies, pour essayer de faire entendre un peu de vérité et pour demander un peu de justice.

Mais il faudrait pouvoir les continuer, car chaque jour m'apporte de nouveaux détails certains à l'appui de ma cause. Malgré la censure et les belles paroles, la vérité finira par être universellement connue. Incendies, massacres, pillages, viols, monstrueuses et indicibles mutilations de prisonniers, rien ne manque au bilan des armées très chrétiennes. J'accorde, si l'on veut, que tout cela est inévitable quand des peuples primitifs sont déchaînés à la guerre ; aussi n'en aurais-je pas parlé si les « libérateurs » n'avaient vraiment trop joué de cette corde-là, pour ameuter les ignorants et les crédules contre les pauvres Turcs, qui en ont fait beaucoup moins qu'eux-mêmes.

P. LOTI.

TURQUIE AGONISANTE

LENDEMAINS D'INCENDIE

11 octobre 1911.

Hier existait encore une ville qui s'était à peu près conservée, comme à miracle, depuis les époques où l'Orient resplendissait. On n'y entendait point les bruits de sifflets et de ferraille qui sont l'apanage de nos capitales modernes ; la vie s'y écoulait méditative et discrète, apaisée par la foi ; les hommes y faisaient encore leur prière, et des milliers de petites tombes, d'une forme exquise et toujours pareille, y peuplaient les places ombreuses, rappelant doucement la mort sans y mêler aucune terreur. Cela s'appelait Stamboul, et ce n'était pas au bout du monde ; non, c'était en Europe, à trois jours à peine de notre Paris fiévreux et trépidant.

Pauvre Stamboul! Son délabrement, il faut le reconnaître, devenait extrême ; aussi, tous les snobs touristes — qui sont peut-être la classe humaine la moins capable de comprendre quelque chose à quoi que ce soit, — s'indignaient en débarquant des paquebots ou des trains de luxe, à voir ces maisons de travers, ces décombres qui gisaient partout et ces immondices qui souvent traînaient dans les ruelles mortes. Seuls les artistes et les rêveurs profonds se sentaient pris dès l'abord par ce charme de vieil Orient, que j'ai tant de fois cherché à exprimer, mais qui toujours a fui entre mes mots inhabiles.

Pauvre grand et majestueux Stamboul! Il dépérissait, comme l'Islam tout entier du reste, au souffle empesté de houille qui vient d'Occident. Il faut dire même que les Turcs, les nouveaux, élevés sur nos boulevards, lui témoignaient un dédain puéril ; semblables aux moucherons qu'attire la flamme des lampes, ces musulmans des jeunes couches, éblouis par tout le toc de nos idées subversives et de notre luxe à bon marché, préféraient se bâtir sur l'autre rive de la Corne d'Or des maisons singeant les nôtres. De plus en plus donc, les abords des grandes mosquées saintes se dépeuplaient de gens riches et modernisés ; c'étaient seulement les humbles qui restaient là, les humbles et les dignes, ceux qui continuaient de poursuivre le rêve des ancêtres et qui enroulaient encore d'un turban leur front grave.

Et puis tant d'incendies s'allumaient aussi chaque année dans ces vieux quartiers en bois, toujours prêts à flamber! Il y a cependant plusieurs faubourgs, Péra, Galata, Chichli, Nichantache, — auxquels je ne souhaite pas de mal, à Dieu ne plaise, — mais qui auraient pu brûler sans que le monde artiste en prît le deuil, au contraire. Eh bien! non, c'était toujours au cœur même de Stamboul que le feu s'attaquait de préférence, se plaisant à détruire les vestiges du merveilleux passé, — et préparant ces espaces vides où d'inconscients malfaiteurs projettent de tracer aujourd'hui des avenues bien droites en style américain et de construire des maisons bien uniformes.

Pour comble, depuis deux ans, la municipalité turque elle-même semble s'acharner contre tout ce qui est oriental. On a perdu, là-bas comme chez nous, le sens de la beauté et le respect des choses que vénéraient les aïeux ; les mosquées ni les tombes ne sont plus sacrées. Dernièrement, ne voulait-on pas détruire, pour faire place aux hideuses « maisons de rapport », ce cimetière historique de Rouméli-Hissar, qui est peut-être le joyau le plus précieux de la rive d'Europe! Quant à la grande muraille de Byzance qui va d'Eyoub aux Sept-Tours, à travers des terrains d'ailleurs inutilisables et délaissés de la vie, la grande muraille si imposante et farouchement superbe qui attire chaque année des visiteurs par centaines, je crois qu'elle ne subsiste encore que faute d'argent pour la démolir. Et j'apprends que de pitoyables petits édiles, sous prétexte d'élargir une rue déjà assez large, ont osé détruire l'exquise colonnade et les arceaux de la Chah-Zahdé, supprimant ainsi l'un des quartiers les plus recueillis et les plus délicieusement turcs! Comment donc tolère-t-on là-bas des crimes aussi imbéciles? Il y a cependant des hommes de haute intelligence dans les « comités » de la Turquie, des hommes de sens artistique et des musulmans de race, capables de comprendre que, même pour la dignité nationale, il importerait de sauvegarder ces témoins d'un passé si grandiose. Peut-être, hélas! ces gouvernants d'aujourd'hui sont-ils débordés, je le veux bien, par les Rayas, infiltrés dans leurs rangs de plus en plus : des Arméniens, des Juifs, des Grecs, qui non seulement ne comprennent pas, mais qui haïssent toute empreinte de la majesté du vieil Islam. Il reste pourtant un point de vue pratique, à la portée de ces derniers, à ce qu'il semble : les étrangers qui arrivent en foule tous les ans pour visiter ce musée merveilleux qu'était Stamboul et qui apportent l'argent à mains pleines, les verra-t-on encore lorsque des édiles, de la force de ceux qui viennent de saboter la sainte colonnade, auront fini d'accommoder la ville des Khalifes dans le goût de Chicago ou seulement de Berlin?

Quand même et malgré tout, au commencement de l'année courante 1911, Stamboul existait encore ; il avait gardé la plupart de ses refuges adorables où l'on retrouvait le silence des vieux temps calmes, près des mosquées, sous des arbres centenaires ; il avait surtout gardé sa silhouette unique au monde que les levers de soleil ou les nuits de lune illuminaient en splendeur. Et voici, hélas! que l'été dernier, par ces longues sécheresses qui faisaient l'eau si rare, tout le versant de la Corne-d'Or a pris feu comme paille. Rien n'a pu arrêter les flammes folles, les étincelles qui s'envolaient au loin. Terriblement vite l'incendie a eu fini d'anéantir d'immenses quartiers de pure turquerie, confondant en un même brasier leurs mosquées, leurs maisons aux grilles jalouses, leurs arbres vénérables, leurs kiosques pour les saints tombeaux, tout ce qui en faisait la séduction et le mystère.

Le profil même de cette ville des minarets et des dômes, le grand profil que l'on voyait de si loin sur le ciel, a été effleuré et presque changé.

Devant l'irréparable destruction, rien à faire que courber la tête. Mais il y a eu en même temps autre chose de plus humainement douloureux, devant quoi notre devoir est de ne pas rester inactifs. Dans l'espace de quelques heures, plus de soixante mille sinistrés se sont trouvés dans les rues, ayant perdu leur maison, leurs vêtements, leurs meubles, jusqu'à leurs outils de travail ; pauvres gens qui n'ont plus rien, et qu'à tout prix il faut secourir.

On m'objectera que je viens raconter une histoire bien ancienne : voici tantôt deux mois que Stamboul est brûlé, et déjà la pitié s'est détournée, hélas! — Et pourtant non, elle est au contraire d'une poignante actualité, la si triste histoire que j'ai voulu répéter ici, d'une actualité que lui donnent les premières pluies automnales, et que lui renouvelleront bientôt plus lamentablement les premiers froids, les premières neiges. Pendant l'été aux belles nuits tièdes, les incendiés campaient n'importe où, vêtus de presque rien ; mais à présent voici venir l'hiver, le terrible hiver du Bosphore. En général, on s'imagine chez nous que Constantinople, parce que c'est une ville orientale, doit être tout le temps ensoleillée ; il faut y avoir habité pour connaître les humidités glacées qui s'y abattent avec l'automne, les vents mortels qui y soufflent de la mer Noire et qui en font la ville des bronchites et des phtisies.

Je me souviens de l'élan de sympathie provoqué en France par le désastre de Messine, où tant de vies humaines avaient été englouties sous les décombres. A Stamboul, il est vrai, presque personne n'a été atteint ; mais c'est pis encore peut-être, car aujourd'hui, les premiers secours étant distribués et épuisés, il reste bien trente mille malheureux sans abri, sans vêtements : que feront-ils, ceux-ci, quand la neige aura jeté ses blancs linceuls sur tous les dômes de leurs mosquées, et quand les rues où ils couchent s'empliront de la boue des dégels? Donc, c'est maintenant plus que jamais qu'il faudrait avoir pitié. Et tout ce monde, sans gîte, sans manteau sous la pluie froide, enfants qui grelottent et qui toussent, vieilles femmes courbées, vieillards perclus, tout cet humble monde est si débonnaire, si honnête et si digne! Petits ouvriers, petits marchands de race purement musulmane, qui vivaient au jour le jour, heureux dans leurs maisonnettes de bois, sans les désirs effrénés ni l'envie haineuse que l'on souffle au peuple de nos grandes villes d'Occident. Ils n'étaient pas les Turcs des nouvelles couches, mais ceux d'autrefois qui se rendaient à la mosquée quand le muezzin chantait. Ils étaient ceux aussi qui animaient, de leurs groupes encore pittoresques, les places tranquilles où l'on fume des narguilhés à l'ombre des platanes, et tant de voyageurs qui se sont arrêtés pour contempler leur incompréhensible paix, pour s'étonner de leur confiance en la prière, tant de touristes leur doivent aujourd'hui au moins une aumône pour ces moments de rêverie passés en les regardant. Tous les promeneurs désœuvrés que les paquebots amènent chaque année au Bosphore sont redevables d'une obole à ce Stamboul, ne serait-ce que pour avoir empli leurs yeux de son incomparable silhouette aujourd'hui presque détruite. Quant à mes amis inconnus, auxquels mes livres ont essayé de révéler ce que fut la vraie Turquie et qui en me lisant ont oublié une minute nos agitations vaines, c'est à eux surtout que je m'adresse, les conjurant d'entendre mon cri d'alarme.

J'ajouterai que cette œuvre de secours pour laquelle je viens quêter est une œuvre essentiellement française, car ce sont des Françaises de Constantinople qui s'y sont dévouées depuis deux mois avec un zèle admirable, et c'est l'ambassadrice de France qui en a pris la direction.

Qu'il me soit permis d'emprunter ces phrases à la circulaire d'appel que notre ambassadrice a fait répandre : « Je suis certaine, dit-elle, qu'un appel à la charité française trouvera de l'écho dans notre cher pays. C'est parce que je connais la générosité de mes compatriotes, que je suis heureuse et fière du devoir qui m'incombe. » A nous de ne pas lui causer une déception ni lui donner un démenti, en restant sourds. D'humbles frères nous attendent là-bas ; ils n'ont pas d'oreiller où poser leur tête ; ils ont faim et ils commencent à avoir très froid…

P.-S. — L'argent, ce journal, toujours charitable, se chargera de le recevoir. Mais nous ne demandons pas que de l'argent : des couvertures, des manteaux, ce que l'on voudra. Que les élégants, les élégantes se défassent de leurs costumes démodés ou défraîchis en faveur de ceux qui n'ont plus rien, toutes leurs pauvres hardes étant brûlées comme leurs maisons. Les paquets de vêtements ou de linge, il suffira de les faire porter, à l'adresse de madame Bompard, ambassadrice de France, au ministère des Affaires étrangères, où l'on vient d'ouvrir un bureau pour les recevoir.

2eP.-S. (Un mois après). — Sait-on combien de personnes ont répondu à mon appel? Trois Françaises et une Anglaise, en tout quatre!…

LETTRE D'UN ITALIEN

Au moment où l'Italie se jette sur la Tripolitaine, je reçois d'un Italien la lettre suivante :

6 décembre 1911.

« Monsieur,

»En vous priant de vouloir m'exprimer votre pensée sur l'expédition italienne à Tripoli, je suis sûr d'interpréter aussi le désir de Son Excellence le prince Pietro Sanza di Scalea, sous-secrétaire d'État pour les Affaires étrangères en Italie et directeur de l'Italia Illustrata de Rome.

»Mes compatriotes seront très heureux de connaître avec quel intérêt est suivie, de l'autre côté des Alpes, notre glorieuse entreprise.

»Veuillez agréer, etc., etc.

»TITO MAZZONI. »

Et voici ma réponse :

« Monsieur,

»Vous voulez bien me demander mon avis sur la « glorieuse » entreprise de l'Italie.

»Mais la gloire, ainsi que le bon droit, je ne les vois que du côté des admirables défenseurs du sol héréditaire, Turcs ou Arabes, qui, surpris par la brusquerie de l'attaque et n'ayant qu'un armement d'une infériorité pitoyable, se font mitrailler quand même et massacrer comme des héros d'épopée.

»La gloire, du reste, la vraie, la pure, ne saurait être jamais du côté des conquérants et des agresseurs. Je suis assuré d'avance que, si vous poursuivez votre enquête, il se trouvera dans tous les pays d'Europe une majorité écrasante pour vous répondre comme moi.

»Agréez, etc., etc.

»PIERRE LOTI. »

 

LA GUERRE ITALO-TURQUE

15 décembre 1911.

Je me souviens qu'une nuit, dans un hallier d'Afrique, la lueur du magnésium me fit entrevoir pendant quelques secondes la lutte d'un buffle contre une panthère qui venait de lui sauter sur le dos. Admirable, le pauvre buffle, dans sa façon désespérée de bondir pour secouer la bête qui l'avait agrippé au col ; mais le combat était inégal, d'abord à cause de l'imprévu de l'attaque, et puis aussi il n'avait pas de griffes, lui, qui se défendait contre la mangeuse, tandis qu'elle au contraire venait de lui en planter une dizaine dans la chair vive, une dizaine de griffes aiguës et longues qui le saignaient à flots.

Entre l'épisode du hallier et la guerre italo-turque, un rapprochement se fait dans mon esprit ; même brusquerie — et même mobile, hélas — chez l'agresseur, même inégalité des armes, même fureur héroïque dans la défense.

Et aujourd'hui ce sont des hommes! Et l'Europe, comme chaque fois que l'on massacre, regarde fort tranquillement! Quelle dérision que tous ces grands mots vides : progrès, pacifisme, conférences et arbitrage.

J'entends déjà les Italiens me riposter que nous avons joué aux conquérants, nous-mêmes, en Algérie d'abord, — dans des temps abolis, il est vrai, — plus tard au Tonkin et ailleurs. — Hélas! oui, courbons la tête. Ce fut toutefois infiniment moins sanglant que leur œuvre de Tripolitaine ; mais un peu de crime subsiste là malgré tout pour entacher notre histoire. Aussi n'est-ce pas contre les Italiens seuls que s'élève ma protestation attristée, mais contre nous tous, peuples dits chrétiens de l'Europe ; sur la terre, c'est toujours nous les plus tueurs ; avec nos paroles de fraternité aux lèvres, c'est nous qui, chaque année, inventons quelque nouvel explosif plus infernal, nous qui mettons à feu et à sang, dans un but de rapine, le vieux monde africain ou asiatique, et traitons les hommes de race brune ou jaune, comme du bétail. Partout nous broyons à coups de mitraille les civilisations différentes de la nôtre, que nous dédaignons a priori sans y rien comprendre, parce qu'elles sont moins pratiques, moins utilitaires et moins armées. Et, à notre suite, quand nous avons fini de tuer, toujours nous apportons l'exploitation sans frein, nos bagnes d'ouvriers, nos grandes usines destructives des petits métiers individuels, et l'agitation, la laideur, la ferraille, les « apéritifs », les convoitises, la désespérance!… A nous voir de près à l'œuvre, loin de la métropole où s'échangent de suaves discours fraternels, on constate que, depuis l'époque des Huns, l'espèce humaine n'a pas fait dix pas vers la Pitié. (Je dirai pourtant, et avec la certitude d'être appuyé par le témoignage des Chinois eux-mêmes, que, lors de la dernière expédition de Chine, les Latins, Italiens ou Français, étaient ceux qui, après le combat, se montraient incomparablement les plus charitables et les plus doux.)

Les journaux de France pour la plupart sont tacitement favorables à l'Italie. Ils enregistrent avec calme des victoires où, grâce à une artillerie écrasante, les Italiens ne laissent que trois ou quatre morts, tandis que les Turcs gisent à terre par centaines. Ils racontent sans broncher la pendaison à grand spectacle d'une rangée de prisonniers arabes, iniquement qualifiés de rebelles. On saccage, on brûle, on tue : ils appellent cela déblayer, et c'est à croire qu'il s'agit d'une chasse à la bête fauve. Le correspondant d'un grand journal parisien célébrait récemment la beauté (sic) d'un tir d'artillerie à longue distance, d'une précision telle que les Arabes en face, avec leurs pauvres fusils, étaient fauchés comme l'herbe d'un champ ; il parlait même d'une maudite (sic) mosquée qui retardait la marche en conquête, parce que les Turcs s'y étaient retranchés pour s'y défendre comme des lions… Un autre contait que, dans les ruines des villages de l'oasis, éventrés par les canons de toutes parts, on ne rencontrait plus, parmi les cadavres, parmi les troupeaux et les chiens de garde affolés, que quelques derniers fanatiques (le mot est une trouvaille : fanatique, on le serait à moins!) qui essayaient encore de tirer contre les envahisseurs ; mais on les capturait et les emmenait sans peine (vers le gibet probablement). Tout cela est stupéfiant d'inconscience. C'est que les reporters de nos journaux vivent dans les camps italiens, et là, ils se laissent influencer par la bonne grâce de l'accueil. De même ces officiers, dont ils sont les hôtes, se grisent chaque jour à l'odeur de la poudre ; dans le fond de leur âme cependant, aux heures de silence, sans doute reconnaissent-ils avec quelque angoisse que l'entreprise est déloyale et que les moyens sont cruels.

Mais si les feuilles françaises penchent du côté des envahisseurs, jamais elles n'ont moins bien reflété le sentiment de la nation ; j'en ai la certitude, ayant questionné des gens de tous les mondes, même des paysans au fond des campagnes. Le blâme, la pénible stupeur chez nous sont presque unanimes. Je tiens à le dire bien haut, ne fût-ce que pour les sept ou huit millions de sujets arabes que nous avons en Afrique et que l'attitude de la presse dans l'aventure a consternés ou révoltés.

En passant, j'ajouterai que nous procédons avec ces sujets-là d'une façon honteuse, les accablant de vexations inutiles. En Algérie, à Tunis, par centaines, nous avons de ces mesquins petits fonctionnaires qui traitent tout musulman avec une morgue imbécile, et nous font sourdement haïr, préparant ces exodes en masse vers la Syrie ou le Maroc, vers n'importe quel pays de l'Islam.

Aux yeux de l'Europe dite chrétienne, les musulmans de tous les pays représentent un gibier dont la chasse est permise, — et cette chasse en général lui réussit, grâce à la supériorité de ses machines à tuer, qui font tout de suite de grands charniers rouges. En Afrique, voici la chasse presque terminée, depuis Zanzibar jusqu'au Moghreb, en passant par l'Égypte si lourdement asservie. Asservis de même, tous les musulmans de l'Inde. Et vers la Perse, deux terribles chasseurs s'acheminent, l'un par le Sud, l'autre par le Nord.

Reste surtout la Turquie, mais elle n'est pas disposée à se laisser faire, celle-là ; malgré la plaie du modernisme, qui commence de ronger ses fils, elle demeure une redoutable lutteuse ; avec sa fière et héroïque armée, elle ira jusqu'à son dernier sang pour se défendre.

* * *