TYPHON - Joseph Conrad - E-Book

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Joseph Conrad

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Typhon est une nouvelle de Joseph Conrad. Elle se déroule au XIXe siècle à bord d'un navire de commerce pendant un typhon. La nouvelle a été traduite en français par André Gide en 1918 aux Éditions de la Nouvelle Revue française, ancien nom des Éditions Gallimard.

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Veröffentlichungsjahr: 2019

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TYPHON

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Joseph Conrad

TYPHON

1903

Traduit de l’anglais par André Gide, Gallimard, 1923

Table des matières

I .................................................................................................4

II ..............................................................................................24

III ............................................................................................47

IV ............................................................................................ 60

V ..............................................................................................86

VI ........................................................................................... 107

À MON AMI ANDRÉ RUYTERS

« … Toutes les passions d’un

vaisseau qui souffre. »

CH. BAUDELAIRE.

– 3 –

I

L’aspect du capitaine Mac Whirr, pour autant qu’on en

pouvait juger, faisait pendant exact à son esprit et n’offrait ca-

ractéristique bien marquée de bêtise, non plus que de fermeté ;

il n’offrait caractéristique aucune. Mac Whirr paraissait quel-

conque, apathique et indifférent.

Tout au plus pouvait-on parler parfois de son apparente

timidité ; cela venait de ce que, à terre, il avait l’habitude, assis

dans les bureaux maritimes, de rester les regards baissés et va-

guement souriant. S’il relevait les yeux on remarquait que ces

yeux étaient bleus et que leur regard était droit. Des cheveux

blonds et extrêmement fins encerclaient d’un duvet soyeux le

dôme chauve de son crâne, d’une tempe à l’autre. Sur sa face

hâlée, par contre, le poil roux et flamboyant semblait une pous-

sée de fils de cuivre coupés au ras de la lèvre ; sur le plat des

joues et d’aussi près qu’il se rasât, des lueurs de métal et de feu

passaient dès qu’il tournait la tête.

Il était d’une taille plutôt au-dessous de la moyenne, légè-

rement voûté et de membrure si vigoureuse que ses vêtements

paraissaient toujours un rien trop étroits pour ses bras et ses

jambes. Incapable de concevoir ce qui est dû aux différences de

latitude, il portait toujours et partout un chapeau melon brun,

un complet de teinte brunâtre et d’inélégantes bottes noires. Cet

accoutrement peu marin donnait à sa tournure épaisse un air

d’élégance étrange et guindée. Une mince chaîne d’argent bar-

rait son gilet, et jamais il ne quittait son navire pour aller à terre

sans serrer dans son poing puissant et velu un élégant parapluie

de toute première qualité, mais presque toujours déroulé.

– 4 –

« Permettez, capitaine », lui disait alors, sur un ton plein

de déférence, le jeune Jukes, son second, qui l’escortait jusqu’à

la passerelle.

Et s’emparant dévotement du riflard, il en secouait les plis,

leur redonnait de l’ordre et, autour de la tige qu’il tenait verti-

cale, les roulait en un rien de temps ; il accomplissait cette cé-

rémonie avec un visage empreint d’une augurale gravité, et

M. Salomon Rout, le mécanicien en chef qui envoyait la fumée

de son cigare du matin par-dessus la claire-voie, détournait la

tête pour cacher un sourire.

« C’est vrai ! le sacré riflard. Merci bien, Jukes, merci »,

grommelait le capitaine Mac Whirr, cordialement, sans lever les

yeux, en reprenant le parapluie.

N’ayant d’imagination que tout juste ce qu’il en fallait pour

le porter d’un jour à l’autre, et pas plus, il demeurait tranquil-

lement sûr de lui ; sans pourtant jamais se monter le coup.

C’est l’imagination qui nous rend susceptibles, arrogants et

difficiles à contenter ; tout navire commandé par le capitaine

Mac Whirr devenait le flottant asile de l’harmonie et de la paix.

À vrai dire les écarts fantaisistes lui étaient aussi interdits que le

montage d’un chronomètre au mécanicien qui ne pourrait dis-

poser que d’un marteau de deux livres et d’une scie.

Et cependant ces vies, sans intérêt, entièrement absorbées

par l’actualité la plus simple et la plus immédiate, ont leur côté

mystérieux. Comment comprendre, dans le cas de Mac Whirr

par exemple, quelle influence au monde avait bien pu pousser

cet enfant parfaitement soumis, ce fils d’un petit épicier de Bel-

fast, à s’enfuir sur la mer ? Il n’avait que quinze ans quand il

avait fait ce coup-là ! Cet exemple suffit, pour peu qu’on y réflé-

chisse, à suggérer l’idée d’une immense, puissante et invisible

– 5 –

main, prête à s’abattre sur la fourmilière de notre globe, à saisir

chacun de nous par les épaules, à entrechoquer nos têtes et à

précipiter dans des directions inattendues et vers

d’inconcevables buts nos forces inconscientes.

Son père ne lui pardonna jamais complètement cette insu-

bordination stupide.

« On pouvait bien se passer de lui, avait-il coutume de dire

plus tard, mais les affaires sont les affaires… Et un fils unique,

encore ! »

Sa mère versa maintes larmes après sa disparition. Comme

l’idée de laisser un mot derrière ne lui était pas venue à l’esprit,

il fut pleuré comme mort jusqu’au jour où, huit mois après, sa

première lettre arriva, datée de Talcahuano. Elle était courte ;

on y lisait :

« Nous avons eu très beau temps pour la traversée. »

Évidemment, dans l’esprit de Mac Whirr fils, la seule nou-

velle importante de sa lettre était celle-ci : son capitaine l’avait,

le jour même, inscrit régulièrement comme matelot de pont,

matelot de troisième classe, « parce que je sais faire le travail »,

expliquait-il.

La mère pleura de nouveau abondamment. Le père tradui-

sit son émotion par ces mots :

« Quel âne que ce Paul ! »

Mac Whirr père était un homme corpulent qui, jusqu’à la

fin de ses jours, exerça contre son fils une ironie latente, mêlée

d’une ombre de pitié comme envers un être borné.

– 6 –

Les visites de Mac Whirr fils étaient nécessairement rares ;

mais dans le cours des années qui suivirent, il écrivit parfois à

ses parents pour les tenir au courant de ses promotions succes-

sives et de mouvements sur le vaste globe. Dans ces missives, on

pouvait trouver des phrases comme celles-ci : « Il fait sérieuse-

ment chaud ici » ou encore :« À 4 heures après midi le jour de

Noël, nous avons croisé des icebergs.» Les vieux parents appri-

rent à connaître un grand nombre de noms de navires, avec les

noms des capitaines qui les commandaient – avec les noms

d’armateurs écossais et anglais ; – un grand nombre de noms de

mers, d’océans, de détroits, de promontoires : et les noms de

ports étranges, aux entrepôts de bois de charpente, aux entre-

pôts de riz, aux entrepôts de coton ; – un grand nombre de

noms d’îles – et le nom de la fiancée de leur fils. Elle s’appelait

Lucie. Il ne lui venait pas à l’idée de dire si ce nom lui semblait

joli.

Puis les vieux moururent.

Le grand jour du mariage de Mac Whirr arriva en temps

voulu, suivant de près le grand jour où il obtint son premier

commandement.

Tous ces événements avaient eu lieu nombre d’années

avant certain matin, où, debout dans le rouf du vapeurNan-

Shan, Mac Whirr considérait la baisse d’un baromètre dont il

n’avait aucune raison de se défier.

La baisse – étant donné l’excellence de l’instrument, le

moment de l’année et la position du navire sur l’écorce terrestre

– était certes de mauvais augure ; mais la face rouge de

l’homme ne trahissait aucun trouble intérieur. Les présages

n’existaient point pour lui, et la signification d’une prophétie ne

savait lui apparaître qu’après que l’événement l’avait surpris.

« Pas d’erreur : c’est une baisse, pensait-il. Il doit faire là-bas un

sale temps peu ordinaire. »

– 7 –

LeNan-Shanvenant du Sud faisait route vers le port de

commerce de Fou-Tchéou, avec quelque cargaison dans ses ca-

les et deux cents coolies chinois qu’on rapatriait dans les villa-

ges de la province de Fo-Kien après plusieurs années de travail

dans différentes colonies tropicales.

La matinée était belle ; la mer d’huile se soulevait et

s’abaissait uniformément lisse et il y avait dans le ciel une

extraordinaire tache d’un blanc de brouillard, semblable à un

halo de soleil.

Sur le gaillard d’avant, où s’entassaient les Chinois, parmi

le ramassis d’habits sombres, de faces jaunes, de queues de che-

veux, luisaient nombre d’épaules nues ; car il ne faisait pas de

vent, et la chaleur était étouffante.

Les coolies flânaient, parlaient, fumaient ou regardaient

d’un air morne par-dessus la lisse. Quelques-uns, tirant de l’eau

le long des flancs du navire, se douchaient mutuellement ; quel-

ques autres dormaient sur les panneaux ; d’autres encore, par

petits groupes de six, étaient assis sur leurs talons, autour des

plateaux de fer chargés de minuscules tasses de thé et

d’assiettes de riz. Chacun de ces Célestes, sans exception, em-

portait avec lui tout ce qu’il possédait dans le monde : une petite

malle aux coins de cuivre avec un anneau-cadenas, renfermant

quelques vêtements de cérémonie, des bâtons d’encens, un peu

d’opium peut-être, on ne sait quelles vieilleries sans valeur et

sans nom, plus un petit trésor de dollars d’argent gagnés péni-

blement sur des chalands à charbon, dans des maisons de jeux

ou dans le petit négoce, arrachés avec peine à la terre, acquis à

la sueur de leurs fronts dans des mines, sur des lignes de che-

mins de fer, dans la jungle mortelle, ou sous le faix de lourds

fardeaux – patiemment amassés, gardés avec soin, chéris avec

férocité.

– 8 –

Vers dix heures, une houle traversière venant de la direc-

tion du détroit de Formose s’était élevée, sans déranger beau-

coup ces passagers, car leNan-Shanavec son fond plat, sa cein-

ture d’accostage et sa grande largeur de maître-couple méritait

sa réputation de tenir exceptionnellement bien la mer.

M. Jukes, dans ses moments d’expansion, à terre, proclamait

1

bruyamment que « la vieille camarade était aussi bonne que

belle ». Jamais il ne serait venu à l’esprit du capitaine Mac

Whirr d’exprimer son opinion, si favorable qu’elle fût, aussi

haut ou en termes aussi fantaisistes. LeNan-Shanétait in-

contestablement un bon navire, et presque neuf. Il avait été

construit à Dumbarton, moins de trois années auparavant, sur

les instructions de la maison de commerce Sigg et fils, de Siam.

Quand il fut mis à flot, parachevé dans ses moindres détails, et

prêt à entreprendre le travail de toute sa vie, les constructeurs le

contemplèrent avec orgueil.

« Sigg nous a demandé un capitaine de confiance, rappela

l’un des associés. »

Et l’autre, après avoir réfléchi quelque temps, dit :

« Je crois bien que Mac Whirr est à terre en ce moment.

– Vous croyez ? Alors télégraphiez-lui immédiatement.

C’est l’homme qu’il nous faut », déclara l’aîné sans un moment

d’hésitation.

Le matin suivant, Mac Whirr se tenait devant eux, imper-

turbable ; il avait quitté Londres par l’express de minuit après

des adieux brusqués à sa femme.

1

Cette appellation paraît toute naturelle en anglais où les noms de

navires sont féminins.

– 9 –

– Il ne serait pas mauvais que nous allions inspecter le na-

vire ensemble, capitaine, dit l’aîné des associés.

Et les trois hommes se mirent en route pour examiner les

perfections duNan-Shan, de l’étrave à la poupe, de la carlingue

aux pommes de ses deux mâts trapus.

Le capitaine Mac Whirr avait commencé par ôter son pale-

tot qu’il accrocha à l’extrémité d’un petit treuil à vapeur, syn-

thèse des raffinements les plus modernes.

« Mon oncle a écrit hier pour vous recommander à nos

bons amis – MM. Sigg, vous savez bien – et ils vous laisseront

sans doute le commandement, dit le plus jeune des associés.

Vous pourrez vous vanter de commander le plus docile navire

de ce tonnage qu’on puisse voir sur les côtes de Chine, capitaine,

ajouta-t-il.

– Croyez ?… Merci bien », bredouilla confusément Mac

Whirr. Devant les éventualités lointaines il demeurait aussi in-

différent qu’un touriste myope devant la beauté d’un vaste

paysage ; et ses yeux, au même moment, se posant par hasard

sur la serrure de la porte de la cabine, il se dirigea vers celle-ci

d’un air absorbé et commença d’en secouer la poignée avec vi-

gueur, tout en protestant de sa voix sérieuse et basse :

« On ne peut plus se fier aux ouvriers aujourd’hui. Voici

une serrure ; c’est tout flambant neuf et ça ne marche pas du

tout. Ça bloque. Tenez ! Tenez !… »

Aussitôt qu’ils se trouvèrent seuls dans leur bureau, à

l’autre bout du chantier :

« Vous avez chanté l’éloge de cet individu à Sigg, mais

j’aimerais savoir ce que vous appréciez en lui ? demanda le ne-

veu avec un léger mépris.

– 10 –

– Je reconnais qu’il n’a rien d’un capitaine de roman, si

c’est cela que vous voulez dire, répondit l’aîné sèchement. Est-ce

que le contremaître des menuisiers duNan-Shanest dehors ?

Entrez, Bates. Comment se fait-il que vous laissiez les hommes

de Tait nous poser une serrure défectueuse à la porte de la ca-

bine ? Le capitaine l’a remarqué du premier coup. Faites-en

mettre une autre tout de suite. Les petites pailles, Bates… les

petites pailles ! »

La serrure fut donc remplacée, et peu de jours après, le

Nan-Shans’élançait vers l’est sans que Mac Whirr eût fait au-

cune nouvelle remarque au sujet des aménagements, ni qu’on

lui eût entendu proférer un seul mot d’orgueil à propos de son

navire, de reconnaissance pour sa nomination, ou de satisfac-

tion devant les perspectives de son avenir.

De tempérament non plus loquace que taciturne, il trouvait

à vrai dire très rarement l’occasion de parler. Restaient naturel-

lement les questions de service – instructions, ordres, etc., mais

le passé étant, à ses yeux, bien passé, et le futur n’étant pas en-

core, il estimait que les menus événements de chaque jour ne

méritent pas le plus souvent, de commentaires, – et que les faits

parlent d’eux-mêmes avec une insurpassable précision.

Le vieux M. Sigg aimait les hommes de peu de mots, ceux

« qu’on est sûr qui ne chercheront pas à brocher sur les instruc-

tions ». Mac Whirr, qui possédait les qualités requises, fut

maintenu au commandement duNan-Shandont il dirigeait, par

les mers de Chine, les courses précautionneuses.

Le navire avait été déclaré et inscrit sur le registre maritime

britannique, mais au bout d’un certain temps, M. Sigg avait jugé

plus expédient de le transférer sous les couleurs siamoises. À la

nouvelle du transfert projeté, Jukes s’agita comme sous le coup

– 11 –

d’un affront personnel. Il se promenait en grommelant et en

faisant entendre de petits ricanements de mépris.

« Non ! mais vous nous voyez avec un grotesque éléphant

d’arche de Noé sur le pavillon du navire ! dit-il une fois à la

porte de la chambre des machines. Je veux être pendu si je sup-

porte ça. Je leur collerai ma démission. Est-ce que ça ne vous

dégoûte pas, vous, monsieur Rout ? »

Le chef mécanicien se contenta de s’éclaircir la voix de l’air

d’un homme qui sait ce que « coller sa démission » veut dire.

La première fois que le nouveau pavillon flotta à l’arrière

duNan-Shan, Jukes le contempla amèrement de la passerelle.

Il lutta quelque temps avec ses sentiments, puis remarqua :

« Cocasse, tout de même, de se balader sous un pavillon

pareil ! Trouvez pas, capitaine ?

– Qu’est-ce qui lui manque, à ce pavillon ? demanda le ca-

pitaine. Je le trouve tout à fait correct, moi », et il se dirigea vers

l’extrémité de la passerelle pour le mieux voir.

« Eh bien ! moi, je le trouve cocasse ! » cria Jukes outré, en

quittant brusquement la passerelle.

Le capitaine Mac Whirr fut consterné par une telle façon

d’agir. Peu de temps après, il entra tranquillement dans le rouf

et ouvrit le « code international des signaux » à la planche où

les pavillons de toutes les nations étaient dûment représentés en

rangs de couleurs voyantes. Il fit courir son doigt le long des

rangs, et lorsqu’il arriva au Siam, il contempla avec une grande

attention le champ rouge et l’éléphant blanc. Rien n’était plus

simple, mais afin de s’assurer davantage, il emporta le livre sur

la passerelle ; il voulait comparer le dessin colorié à l’objet réel

qui flottait au mât de pavillon d’arrière ; quand Jukes, qui

– 12 –

s’acquitta ce jour-là de son service avec une espèce de fureur

réprimée, se trouva de nouveau sur la passerelle, son capitaine

lui dit :

« Il n’y manque rien, à ce drapeau.

– N’y manque rien ? marmotta Jukes en se jetant à genoux

devant un caisson, d’où il sortit rageusement une ligne de sonde

de rechange.

– Non ; j’ai cherché dans le livre. Le battant, deux fois le

guindant, et l’éléphant exactement dans le milieu. Je me doutais

bien qu’à terre, on saurait fabriquer le pavillon local. Cela va de

soi. C’est vous qui êtes dans l’erreur, Jukes.

– Eh bien ! capitaine, commença Jukes en se relevant d’un

bond, tout ce que je puis dire… Et ses mains tremblantes

s’exaspéraient à démêler la glène du fil de sonde.

– Ça va bien. Ça va bien », reprit le capitaine en manière

d’apaisement. (Il était pesamment assis sur un petit pliant de

toile qu’il affectionnait spécialement.) « Tout ce que vous avez à

faire, c’est de prendre soin qu’ils ne hissent pas l’éléphant la tête

en bas tant qu’ils n’y sont pas tout à fait habitués. »

Jukes lança la nouvelle ligne de sonde sur le gaillard

d’avant et bruyamment :

« Oh ! là, maître d’équipage, ayez bien soin qu’elle trempe

entièrement. » Puis il se retourna vers son capitaine avec réso-

lution. Mais Mac Whirr en étendant confortablement ses coudes

sur la rambarde de la passerelle continuait :

« Parce que je suppose que ça serait interprété comme un

signal de détresse ; qu’en pensez-vous ? Moi, j’imagine que

– 13 –

l’éléphant représente quelque chose comme le Union Jack dans

le pavillon…

– Ah ! vous croyez ! » glapit Jukes, d’une telle voix que tou-

tes les têtes sur le pont duNan-Shanse retournèrent.

Alors il poussa un soupir, puis soudain résigné :

« Pour sûr que ça ferait un sacré signal de détresse »,

conclut-il débonnairement.

Plus tard, le même jour, il accosta le chef mécanicien avec

un confidentiel :

« Écoutez, que je vous raconte la dernière du vieux. »

M. Salomon Rout (que l’on nommait communément Sol le

Long ou le vieux Sol, ou Père Rout) se trouvait presque invaria-

blement l’homme le plus grand à bord de tous les navires sur

lesquels il servait ; d’où l’habitude qu’il avait prise de se pencher

avec condescendance et flegme vers ses interlocuteurs. Ses che-

veux étaient rares et couleur de sable, ses joues plates étaient

décolorées, ainsi que ses poignets osseux et ses longues mains

d’homme d’étude, comme s’il eût vécu dans l’ombre toute sa vie.

Il sourit de son haut à Jukes sans arrêter de fumer et de re-

garder placidement autour de lui à la manière d’un bon oncle

qui prêterait une oreille complaisante au récit d’un écolier su-

rexcité. Au demeurant fort amusé, mais sans le laisser voir, il

demanda :

« Et lui avez-vous collé votre démission ?

– Non ! » cria Jukes, élevant une voix lasse et découragée

au-dessous du grincement discordant des treuils à frictions.

Ceux-ci se démenaient furieusement, activant les longs mâts de

– 14 –

charge au bout desquels pendaient les élingues raidies par

d’énormes ballots qu’ils laissaient choir négligemment à extré-

mité de course. Les chaînes de charge gémissaient dans les cha-

pes des poulies, tintaient contre les hiloires, cliquetaient sur les

bords du navire, et leNan-Shantout entier frémissait, envelop-

pant de vapeur ses flancs gris.

« Non, cria Jukes. À quoi bon ? Autant fiche ma démission

à cette cloison. Un homme comme ça, il n’y a moyen de lui faire

rien comprendre. Il m’estomaque positivement. »

À ce moment, le capitaine Mac Whirr, revenant de terre,

traversa le pont, parapluie en main, escorté par un Chinois lu-

gubre et flegmatique qui marchait par-derrière dans des sou-

liers de soie à semelles de papier et qui portait lui aussi un pa-

rapluie.

Le capitaine duNan-Shanparlant à peine distinctement,

et, comme d’habitude, contemplant la pointe de ses bottes, ob-

serva qu’il serait nécessaire cette fois-ci de faire escale à Fou-

Tchéou, et qu’il désirait que M. Rout mît sous pression pour

demain après-midi à une heure précise. Il repoussa son chapeau

en arrière pour s’éponger le front tout en remarquant que « de

toute façon il avait horreur d’aller à terre », tandis que, le dé-

passant de la tête, sans daigner répondre un mot, M. Rout fu-

mait avec austérité, tout en caressant son coude droit de la main

gauche. Puis, de cette même voix basse, Jukes reçut l’ordre de

débarrasser l’entrepont d’avant. On allait installer là deux cents

coolies que la compagnie Bun-Hin rapatriait. Un sampan allait

tantôt apporter vingt-cinq sacs de riz pour servir à leur nourri-

ture.

« Ce sont tous des engagés de sept ans, dit le capitaine Mac

Whirr, et ils ont chacun un coffre en bois de camphrier. » Le

charpentier devait immédiatement commencer à clouer des lat-

tes de trois pouces le long de l’entrepont, de l’avant à l’arrière,

– 15 –

afin d’empêcher ces coffres de chahuter quand il y aurait de la

mer. Jukes ferait mieux de s’en occuper tout de suite : « Vous

entendez, Jukes ? »

Quant à ce Chinois-ci, il accompagnait le navire jusqu’à

Fou-Tchéou où il pourrait servir d’interprète ; c’était le commis

de Bun-Hin qui désirait se rendre compte de l’espace disponi-

ble. Jukes aurait à le conduire à l’avant : « Vous entendez, Ju-

kes ? »

Jukes prit soin de ponctuer ces instructions de

l’obligatoire : « Oui, capitaine » proféré sans enthousiasme aux

endroits voulus. Un brusque :

« Amène-toi, John. Tâche à regarder voir », mit le Chinois

en mouvement derrière ses talons.

« Voir partout si tu veux, toi regarder partout pareil », dit

Jukes qui n’avait aucune disposition pour les langues étrangères

2

et trouvait le moyen de massacrer cruellement même le pidgin .

Il montra du doigt le panneau ouvert :

« Place premier choix pour coucher. Toi bien voir, hein ? »

Il était bourru comme il convient quand on se sent de race