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Les Fulsas sont de plus en plus fortes. Seul, perdu dans les hauteurs ténébreuses, enneigées et glaciales des Monts de la Mort balayés par des vents tout puissants, Matt les sent. Il sait qu'elles l'accompagneront jusqu'à son dernier souffle. Mais le jeune Gardien de la Flamme leur survit toujours. Il a miraculeusement été sauvé du sort funeste que lui avaient réservé ces bêtes qu'il ne peut que garder en lui et qui répandent partout dans son corps une brutalité et une noirceur sans nom. Il sait qu'il n'a qu'un seul choix : leur résister. Coûte que coûte. Mais comment y parvenir lorsque Matt et ses amis se retrouvent de nouveau lancés sur la voie du combat ? Comment endiguer leur influence si haineuse et si néfaste quand les dangers, les drames et les déchirures ne cessent de surgir sur leur chemin ? Comment ne pas perdre espoir alors qu'Holnbar, les Gardiens du Clan Noir et la Vestha ravagent Juwei toute entière de leur écrasant pouvoir ? Comment ne pas céder aux peines et aux douleurs, à la colère et à la haine, qui ne font que devenir de plus en plus présentes et lourdes dans le coeur du Siano ? Pourtant, l'amour et l'amitié sont là, et chacun sait que pour tenir, survivre et guérir des pires blessures, la solidarité et l'unité sont les seuls remèdes. Soyons unis, la paix sera.
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Seitenzahl: 1164
Veröffentlichungsjahr: 2021
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À tous les créateurs de tous les univers,
de tous les horizons et de toutes les époques,
merci d’être à la fois des sources d’évasion et d’inspiration,
me poussant à imaginer une Juwei toujours
plus stupéfiante, dense et vivante.
Un incommensurable merci à ma famille
pour toute son aide et son soutien ;
plus particulièrement à mon père pour
ses nombreuses heures de corrections si rigoureuses
ainsi qu’à ma mère et à ma femme d’avoir toujours
répondu présentes et qui sont mes premières lectrices.
Enfin, merci à mes lecteurs fidèles
qui me témoignent si souvent
leur envie de se lancer de nouveau
dans une de ces si oxygénantes évasions.
Cartes et illustrations : Julien Sonneck
Pages suivantes : Planisphère de Juwei et
cartes de ses différents royaumes
Passage introductif
1. Khayam
2. L’héritage des Than
3. La guerre commence
4. Le cercle d’Octoriön
5. Plans de bataille
6. La fête des pêcheurs
7. Doutes
8. Aomori
...
9. Chemins hostiles
10. Survivre ?
11. Le bout du chemin
12. Manederas
13. Action
14. Dans la gueule du loup
15. Jusqu’au bout de ses forces
La nuit était là. Entre les arbres, la lune était quasiment imperceptible, ce qui n’empêchait pas le vent frais de s’engouffrer avec insistance jusqu’à l’homme aux cheveux bruns qui se tenait au milieu des larges troncs de la forêt. Seul. Comme perdu.
Matt avait d’ailleurs perdu toute notion du temps. Il lui semblait que cela faisait déjà une éternité que la nuit était tombée et qu’il avait laissé les autres à leur sommeil. Il n’aurait même pas su, en cet instant, retrouver le chemin à suivre pour rejoindre leur petit campement de fortune. Cela faisait de si longs jours qu’ils étaient partis ! En l’esprit ténébreux du Siano, une seule idée fixe, une seule envie, une seule nécessité s’imposait : trouver le repos. Mais il s’agissait d’un repos qui ne s’obtenait pas avec le sommeil.
- Guyєr... Jikαz... Єmєlє...
Debout, les mains jointes devant son visage clos, le Gardien de la Flamme méditait. Immobile et les jambes légèrement écartées, il ressemblait à une statue figée dans la terre, que le brouillard naissant tendait à faire disparaître. Il ne bougeait pas. Il semblait paisible.
C’était pourtant un si monstrueux chaos en lui !! Et elles le sentaient bien. Elles en étaient, pour une large partie, la cause. Lacẽro. Aequasis. Phoenix. Ses Fulsas.
- Ça ne sert à rien, Gardien… grogna Phoenix de sa voix craquante et brûlante, à l’intérieur de Matt. Tu ne nous réduiras jamais au silence !
Le Siano grimaça, sans toutefois ouvrir les yeux. Bien au contraire, alors que le vent pliait dans tous les sens la Dercha qu’il portait, il pressa davantage ses mains l’une contre l’autre. C’était… si dur !!!
Murmurant toujours ces mêmes paroles de méditation qu’il avait apprises il y avait si longtemps, Matt ne pouvait néanmoins empêcher les voix des Fulsas de pénétrer dans sa tête et de lui déchirer le crâne. Dorénavant, c’était pratiquement continuel. Mais en cette nuit brumeuse… c’était pire.
- Tu devrais être habitué à voir mourir les gens que tu aimes... Gardien, susurra la voix glaciale d’Aequasis.
- Et ce n’est pas la dernière !!! explosa cruellement le timbre bestial de Lacẽro.
- Guyєr ! Jikαz ! Єmєlє ! lança avec plus de vigueur le Siano pour faire taire ses Fulsas. Il avait ouvert les yeux, mais ces derniers ne s’étaient fixés sur rien du tout. Il avait le visage tiré. Et fatigué. Il était exténué. Ses jambes pliaient sous l’énorme poids qu’il ressentait, comme deux branches d'un arbre sur le point de se briser. C’était un ouragan en lui !!
Et, luttant contre sa propre personne, le Gardien de la Flamme n’avait pas entendu ce bruit suspect qui, non loin de lui, aurait habituellement attiré son attention. Comme un bruissement de pas sur un lit de feuilles mortes. Cependant, par miracle, il réalisa dans la seconde, ahuri, qu’une forme se précipitait sur lui.
Matt se laissa alors lourdement tomber au sol. Il sentit une lame passer de peu au-dessus de sa tête tandis qu’il roulait sur le côté, transperçant le brouillard qui s’épaississait toujours plus. Ses Fulsas s’étaient tues, vraisemblablement stupéfaites elles aussi par cette mystérieuse apparition. Pourtant, le Siano était quand même en proie aux pires doutes, et son corps tremblait légèrement tandis que sa respiration était coupée : un Onais ?
Redressant la tête, toujours accroupi, le Gardien de la Flamme se rendit compte qu’il ne ressentait aucune flambée d’Eiu en cet instant, comme cela était toujours le cas lorsqu’un autre Gardien était proche de lui. Mais si cela aurait pu le rassurer, en réalité ça ne le troublait que davantage. Aussi rapide que l’éclair, toujours baissé, il fit apparaître son sabre qu’il tint fermement de sa main droite.
- Qui est là ? se décida-t-il à lancer d’une voix forte.
Il avait du mal à retrouver sa respiration. Autour de lui, le silence s’imposait de nouveau, mais Matt savait que l’étranger n’était pas parti. Néanmoins, malgré ses dons de Siano, la fatigue conjuguée à la nuit noire et au brouillard épais étaient de trop pour repérer le moindre mouvement devant lui.
« CHTIIIING !!! »
Matt eut à peine le temps de mettre sa lame en opposition au sabre qui venait de l’attaquer brusquement de nouveau de côté. L’offensive était puissante et le Gardien de la Flamme dut reculer devant l’impact et la volonté de son mystérieux adversaire. Résistant à un furieux assaut de face puis, à une vitesse étourdissante, à une autre sur le flanc, il recula encore.
- MAIS QUI ES-TU ??
L’étranger se contenta de grogner en guise de réponse, tandis qu’il tentait de nouveau de porter un coup fatal à Matt qui sentait son cœur lui fracasser la poitrine.
Tout à coup, le Gardien perdit l'équilibre. Il n’avait pas vu un tronc couché sur le sol, derrière lui, et il tomba à la renverse en le heurtant. Aussitôt, il devina son adversaire qui sautait sur lui sans perdre une seconde, la lame tendue à l’arrière, prête à frapper. Il dut alors rouler avec précipitation sur le côté pour l’éviter.
- RÉVEILLE-TOI, GARDIEN !! tonna Phoenix, fracturant le crâne de Matt. TU VAS MOURIR !!!
Le Siano se lança alors vers l’avant mais l’inconnu, qui semblait plus grand et plus carré que lui, résista sans peine à son offensive. Le Gardien pivota autour d’un arbre pour échapper à la riposte de son adversaire, puis attaqua de nouveau, sans réussite. La densité des arbres, à cet endroit de la forêt, rendait le combat compliqué. Et Matt comprenait de moins en moins ce qu’il se passait. Mais qui était ce type ??
Le Siano ne put alors pas éviter un coup de pied furieux qui le frappa en pleine poitrine et l’envoya se fracasser contre un tronc, cinq mètres plus loin. Reprenant avec difficulté son souffle, les genoux à terre, il réalisa que son adversaire lui laissait un peu de répit.
Grimaçant de douleur, Matt se redressa. À trois mètres de lui, l’étranger le regardait, entre quelques arbres et le brouillard qui stagnait à cet endroit un peu au-dessus de la ceinture. Et il ouvrit pour la première fois la bouche :
- C’est donc cela... un Siano ?
La voix était grave et sûre d’elle, lancée avec dédain. Certains auraient pu aussi peut-être y discerner une pointe de déception.
Matt ne comprit pas, et la surprise l’empêcha de répondre. Puisque l’étranger ne se tenait pas très loin de lui, il put ainsi l’observer, alors que des volutes d’air s’échappaient de sa bouche entrouverte.
Son agresseur avait de larges épaules et une silhouette extrêmement bien bâtie, beaucoup plus carrée que la sienne. Habillé d’une veste à capuche sombre, un fourreau était attaché dans son dos. Mais il tenait toujours son sabre de ses solides mains calleuses. Le Siano remarqua aussi qu’il avait des cheveux fort bruns assez épais, et une mèche retombait négligemment sur le côté de son visage anguleux. Une barbe naissante de la même teinte y courait d'ailleurs. Il ne s’était pas rasé depuis quelque temps… Cela devait faire plusieurs jours qu'il était sur ses traces.
Tout à coup, l’étranger serra davantage le pommeau de son sabre, faisant réagir Matt qui en fit de même, se contractant de nouveau avec vigueur. À l’intérieur de son corps, ses Fulsas tambourinaient telles des vagues furieuses désirant percer un barrage, par tous les moyens.
- Qui es-tu ? demanda finalement de nouveau le Siano en posant ses yeux dans ceux de son adversaire. Mais le contraste entre les deux hommes était saisissant : l’étranger respirait autant la sérénité et la tranquillité que Matt le doute et l’hésitation. Il tanguait.
Un soudain vent frais s’immisça entre les deux adversaires et tourbillonna entre eux, soulevant le brouillard qui ondula en une forme étrange. Ils ne se lâchaient néanmoins pas des yeux, les mains bien serrées autour de leur pommeau. Mais plus les secondes défilaient, plus l'imposante stature de son mystérieux ennemi troublait toujours davantage le Siano.
L’inconnu se décida alors à répondre, très lentement, d’une voix à la fois grave et froide, impressionnante :
- Je suis celui qui va te tuer.
Et il se lança subitement vers l’avant avec vélocité et détermination, surprenant encore une fois le Gardien de la Flamme.
La nuit était là. Plus glaciale et obscure que jamais. Sur le Royaume perdu de Niabarate, le continent de glace oublié du soleil pour l'éternité, la vie suivait le cours que les siècles avaient tracé : une vie de courage à travers le froid, la nuit et la neige. Sans autre lueur que celle de la lune pour espérer en l'avenir. Mais en cette nuit noire, point de lune dans le ciel aux milles nuages ténébreux.
Et les flocons de neige n'en finissaient plus de tomber. Telles des flèches tirées des cieux par des dieux en colère, s'écrasant au sol avec fureur. Courbées par un vent puissant balayant tout le continent de ses attaques gelées, filant entre les immenses blocs de glace dressés hors du sol.
Nul endroit de Niabarate n'échappait à ce terrible fracas continuel. Du Nord au Sud, le vent et la neige glaçaient tout sur leurs passages, souverains. Comme dans les hauteurs de cette montagne isolée au Sud-Est du continent : les Monts de la Mort.
Les Monts de la Mort. Les légendes que l'on se transmettait depuis des générations au sujet de cette chaîne montagneuse étrange et repoussante, à l'histoire mystérieuse et trouble, suffisaient à ôter à tout Niabaratan doué de raison l'envie de se hasarder en ses roches découpées et menaçantes. Et à cela s'ajoutaient les conditions climatiques désastreuses que chacun connaissait. En ces hauteurs de cette montagne si proche du Désert de Glace, cette étendue aux températures si basses que l'on y gèlerait sur place, la vie y tenait de l'utopique.
Et le vent souffla avec davantage de force encore, faisant tournoyer la neige qui s'écrasait sans aucune lassitude sur les flancs de la montagne. Là où l'on se trouvait, on aurait pu dire qu'il suffisait de tendre le bras pour toucher le ciel. En contrebas, le sol n'était qu'un néant sans fond. Le vacarme de la nature était assourdissant. Le vent semblait être assez puissant pour retourner les roches les unes après les autres et renverser toute la montagne en entier. Pourtant, celle-ci tenait bon. Et de façon stupéfiante, elle n'était pas la seule.
Un homme se tenait là, au milieu du fracas, à des milles d'altitude. Immobile, assis dans un creux de la montagne, adossé contre une roche glacée. On aurait pu dire qu'il avait été lui-même transformé en glace. Pourtant, ses paupières qui bougeaient avec régularité étaient bien la preuve du contraire. Il scrutait l'horizon, l'air tout à fait tranquille et détendu.
Comme perdu au cœur de la tempête, Matt Ufherza ne semblait pourtant pas en souffrir. Vêtu de plusieurs gros pulls de laine le gardant le mieux possible au chaud, les longues semaines passées dans les Monts de la Mort l'avaient acclimaté aux températures plus que rigoureuses de la région. Ses cheveux bruns s'étaient étoffés, tout comme la barbe brune qu'il portait le long de ses joues. Mais si un autre aurait pu montrer quelques signes de plainte de voir sa chevelure ainsi attaquée par le vent tourbillonnant, cela ne paraissait avoir aucune importance pour le Gardien de la Flamme.
Ce dernier se redressa et se pencha vers l'avant, restant accroupi et prenant appui sur une roche qui se trouvait devant lui. Des gants recouvraient ses deux mains. Le regard restait lancé vers l'horizon, observant tout ce qui pouvait être discerné dans ce terrible tumulte. Matt respirait avec calme. Il aimait cet endroit. Il aimait cette montagne. Peut-être car il y sentait parfois plus de remous que dans son propre corps. Comme en cet instant.
Au milieu du temps qui s'acharnait sur lui et Niabarate tout entier, ses Fulsas, ces bêtes malfaisantes qui se trouvaient enfermées en lui, n'avaient plus l'air que d'être le murmure de gentils animaux de compagnie. Et la tâche de les garder au silence pour éviter qu'elles ne s'extraient du corps de leur Gardien - le faisant mourir par la même occasion - paraissait en ces rares moments... réalisable.
Le visage de Matt était paisible. Regardant sereinement à droite et à gauche, ses yeux entraînés de Sianos discernaient bien plus que ce qu'un simple mortel aurait pu voir. Tout à coup, il tourna légèrement la tête sur le côté. Ses oreilles venaient de percevoir le souffle singulier du vent qui s'engouffrait dans une cavité de la montagne sans doute, à plusieurs lieues de là. Sur sa tête découverte et ses épaules, il percevait le toucher incessant des flocons avec davantage de netteté encore. Son odorat saisissait avec facilité le mélange d'odeur de la neige tombant du ciel noir et de la roche humide, tout près de son visage.
Matt resta de longs instants ainsi, ses cinq sens tendus à leur maximum. Puis, sans qu'il ne s'en rendît compte, son esprit l'entraîna bien plus loin que la ligne sombre de rochers qu'il fixait. Dans des souvenirs bien plus ténébreux encore.
« Désolé Al-Nenh...»
Des yeux dénués d'humanité. Des cris de bêtes. Une vague de fureur et de tueries. Et cette énorme colonne de lumière, semblant briser Juwei en deux et l'envoyer à la mort. Matt se remémorait chaque jour de cette phrase qu'il avait lancé à son vieil ami Al-Nenh Kemetis. Et malheureusement, même si certains souvenirs étaient troubles, ce n'était pas la seule chose dont il se rappelait. Lorsque ses Fulsas avaient pris le pas sur lui et avaient été sur le point de gagner leur liberté sur leur Gardien, le transformant en bête furieuse répandant la terreur sur son passage.
Il avait tué. Il avait fait couler le sang d'innocents. Il avait failli mettre fin à la vie de ses amis. En cet instant, le visage de Matt était grave, et c'est à peine s'il discerna que le vent baissait en intensité pendant que les flocons de neige se raréfiaient.
Un flash passa encore en l'esprit du Siano. Celui-ci se contracta tout en étant pris de légers tremblements. Mais très vite, il sembla chasser ces idées de sa tête et il retrouva son attitude tranquille, ayant l'air de réaliser que la neige tombait avec moins de vigueur. Il leva les yeux vers le ciel. Malgré les lourds nuages, il devinait la lune qui brillait de mille feux derrière ce voile noir. Fixant quelques instants la voûte céleste, Matt respira avec sérénité. Puis il parut se décider.
Le Gardien de la Flamme se releva. Il avait une silhouette très athlétique, quoique fine également. Il replaça sur sa tête la capuche qui se trouvait à l'arrière de son pull. Par la suite, il s'éloigna de son perchoir, prenant appui sur plusieurs roches gelées alors qu'il descendait de quelques mètres.
Accompagné par les traits blanchâtres de la neige, Matt transperçait les ténèbres d'un pas habitué et très assuré. Chacun de ses appuis était choisi avec précaution. En effet, il avait appris, parfois à ses dépends, que la montagne et ses roches gelées et glissantes pouvaient être traîtresses. Le vent pouvait également réserver de mauvaises surprises, car à certains moments, Matt en arrivait même à penser qu'il lançait d'énormes bourrasques contre lui dans l'unique but de le faire glisser des flancs de la montagne. Aussi le Siano ne se hâta-t-il pas lorsqu'il descendit d'un imposant rocher qui surplombait une large pente. À cet endroit, une barrière naturelle de roches le protégea un temps du souffle glacial du vent. Sa marche était tranquille, comme son visage. Et autant un Juweite comme tout autre n'aurait pas su poser le moindre pas en avant dans cet environnement ténébreux et somme toute quelque peu effrayant, autant le Siano s'y mouvait comme si le soleil était au zénith. Ses yeux voyaient tout.
Matt chemina ainsi au cœur de la montagne pendant un long moment, seul au milieu de la tempête qui se calmait peu à peu. Ses pas craquaient sur l'épaisse couche de neige collée aux parois des Monts de la Mort. Puis, finalement, ses yeux discernèrent au loin une forme bien singulière.
Une tour. Une épaisse et haute tour circulaire de pierre, s'élevant dans le ciel obscur tout en transperçant les plus bas nuages qui survolaient Niabarate. Et ces longs murs d'enceintes s'étendant au Nord et au Sud. Massifs comme Matt en avait rarement vu. Survivant au temps, bien que fortement touchés par celui-ci. Lorsque le Gardien de la Flamme avait pour la première fois posé les yeux sur cette Citadelle de Nanaad gagnée par la ruine, il avait eu l'impression de rencontrer un gigantesque animal blessé. Mais bien vivant. Une force de la nature surveillant la montagne comme le passé plane au-dessus de chacun de nos pas. Et alors qu'il la regardait encore, faisant route vers elle, il avait encore cette sensation étrange.
Au fur et à mesure de son avancée précautionneuse, la Citadelle de Nanaad devenait de plus en plus énorme encore. Matt aperçut bientôt la grande arche d'entrée par où se glissait, lors d'un temps englouti, d'innombrables véhicules et soldats de l'antique royaume de La Maladria. Désormais, les failles étaient béantes d'un côté et de l'autre de l'arche, et on aurait pu croire qu'il suffisait de pousser un peu sur la muraille d'enceinte pour qu'elle s'effondre tellement les ouvertures étaient nombreuses. Mais pourtant la Citadelle restait debout.
Matt resta un instant immobile devant cette immense arche d'entrée, l'admirant attentivement. Il y avait de vieilles gravures et inscriptions sur le haut de celle-ci, mais le temps les avait rendues indéchiffrables, même pour les yeux d'un Gardien de la Flamme. Des volutes d'air blanchâtres s'échappaient de sa bouche tandis qu'un vent violent venait de faire glisser sa capuche. Mais le Siano ne réagit pas à ça. Ni à ses cheveux qui se débattaient dans tous les sens. Ni aux plis de ses multiples pulls qui se plaquaient à lui avec force. Ni au froid tenace qui le recouvrait tout en entier. Il respira encore, sereinement. Puis il reprit sa marche de façon machinale, pénétrant dans l'ancienne forteresse en décomposition. À sa gauche, une épaisse tour circulaire tenait encore miraculeusement debout tant elle était éventrée et en ruine. Mais Matt se dirigeait dans la direction opposée. Vers une deuxième tour, similaire à la première mais intacte, qui se hissait au delà de nombreuses ruines qui jonchaient le sol de l'ancienne cour centrale de la Citadelle de Nanaad. Une tour d'où provenait, à son étage le plus élevé, une faible clarté qui semblait se plaquer sur les murs intérieurs. Qui paraissait danser. Un feu y crépitait, résistant à la glace de Niabarate.
Quelques instants plus tard, après avoir grimpé en silence et dans une totale obscurité les innombrables marches en colimaçon de la tour, Matt écarta l'épais rideau qui le séparait encore de la chaleur que créait le feu. Aussitôt, la caresse des flammes qui s'élevaient au milieu de la pièce lui fit du bien, et il s'en approcha de suite, sans prononcer la moindre parole. Audessus du feu, une espèce de ragoût quelconque réchauffait dans une petite casserole abimée. À côté, à même le sol, deux bols à peine en meilleur état et deux cuillères attendaient qu'on les prenne, ce que Matt fit. Une minute après, il s'était éloigné du feu en plongeant sa cuillère dans le ragout qu'il mangea sans sourciller, bien qu'il n'ait pas trop de goût. Quelques pas plus loin, il écarta une autre étoffe qui fermait la pièce d'un petit balcon qui se tenait seul face aux roches des Monts de la Mort, à l'extérieur. Passant juste la tête au dehors, le Siano posa un instant les yeux sur les ruines de la Citadelle de Nanaad et le paysage montagneux plongés dans les ténèbres.
- Je doute vraiment que cet exercice m'aide à mieux maîtriser mes Fulsas, dit-il finalement, fixant toujours l'horizon.
Derrière lui, un souffle grave se fit finalement entendre :
- Tu ne peux davantage te tromper, jeune Siano.
Ce dernier se retourna, retrouvant la chaleur orangée des flammes. Et il regarda pour la première fois l'autre personne qui se trouvait dans la pièce depuis son arrivée et qui avait elle aussi gardé le silence, assise à même le sol dans un coin gagné par l'ombre : Khayam.
Matt se tut, observant son hôte. Celui qui l'avait sauvé des griffes animales de ses Fulsas, de si longs mois de cela déjà. Pour cela, le jeune homme lui en était profondément reconnaissant ; pourtant, lorsque le vieux Basse le regardait de ses yeux perçants et pénétrants, quand il lui parlait d'un ton si certain, il l'énervait à un point inimaginable.
Khayam n'était donc pas un Homme, mais un Basse. Un humanoïde pas plus haut qu'un mètre, à la petite stature et au corps frêle, à la peau grise couvrant son corps entier, de ses pieds à son torse qui étaient nus. En cet instant, il était assis en tailleur dans un coin de la pièce et il fixait également Matt sans faillir. Son crâne dégarni où se battaient quelques rares mèches de cheveux, son visage tiré par les rides encadrant des yeux allongés, creusant ses joues de chaque côté d'un large nez, témoignaient d'un âge très avancé.
- Sers-moi à manger, veux-tu.
Le Siano sembla attendre une seconde puis s'exécuta, ramassant le deuxième bol cabossé qui traînait au sol. L'instant suivant, il l'avait rempli de ragoût.
Se rapprochant du Basse pour lui tendre son repas, il le regarda de nouveau. Matt avait eu du mal à s'habituer à deux choses dans la silhouette de Khayam, propre à tout Basse : son cou très fin et très allongé, bien plus que pour un humain, qui faisait parfois paraître sa tête vraiment disproportionnée par rapport à son corps. Puis aussi, surtout, les deux cornes qui s'élevaient sur son crâne, partant en arrière en une courbe gracieuse terminant sa course sous de larges oreilles pointues.
- Tu as encore beaucoup de choses à apprendre... à comprendre, lança Khayam de sa voix grave après qu'il eut avalé une première cuillère. Le Gardien de la Flamme, lui, se trouvait auprès du feu, profitant de sa chaleur. C'était exactement le genre de phrase qui l'irritait !
Derrière les deux compagnons, un vent violent frappa contre l'étoffe qui séparait la pièce du balcon nichée dans la glace.
- Maîtriser tes cinq sens doivent te permettre de maîtriser tout ce qui t'entoure sur Juwei, expliqua Khayam d'une voix calme. Qu'aucun bruit suspect, qu'aucune apparition, que rien ne te surprenne et ne te laisse de court. Que rien ne te paralyse de peur... Car tes sens t'auront permis de voir venir toutes ces menaces, et t'y préparer dans la plus grande sérénité. En maîtrisant tes sens, tu pourras voir Juwei en toi...
Désormais, Khayam était debout, et malgré l'habitude, Matt avait encore été frappé par la facilité avec laquelle il s'était redressé alors que son apparence de vieillard fatigué pouvait laisser penser qu'il en était incapable.
- Et si la sérénité t'enveloppe...
- Je sais, je sais... coupa Matt qui avait l'habitude de ces explications qu'il avait reçues déjà de nombreuses fois. Si la sérénité m'enveloppe, je contrôlerai mes Fulsas.
Un silence passa de nouveau entre les deux individus qui continuèrent à se regarder. On n'entendait que le feu crépiter.
- Écoute, Khayam... se lança le Siano. C'est vrai qu'en théorie, ça se tient tout à fait. Mais je dis juste que dans la pratique, c'est beaucoup plus compliqué...
- On t'avait donc dit que tout cela ne serait pas compliqué, jeune Siano ? répliqua Khayam sagement. Je ne t'offre pas la solution. Toi seul peux la saisir. Mon rôle à moi, c'est de te montrer le chemin pour l'atteindre.
Matt avait retiré ses gants et tendait ses mains abimées vers le feu pour les réchauffer davantage. Puis il passa l'une d'elle sur son visage barbu en gardant le silence. Il était fatigué.
- Lorsque tu maîtriseras tes cinq sens, reprit Khayam, tu verras Juwei en toi.
Les yeux du Basse fixèrent ensuite plus intensément son hôte :
- Tu seras même capable de te voir en toi, au milieu de tes Fulsas. De leur parler pour les calmer.
Matt fronça les sourcils :
- C'est impossible ! protesta-t-il.
Se voir en lui. Entouré de ses Fulsas. Lacẽro. Aequasis. Phoenix. Quelle idée saugrenue ! Et tellement désagréable et effrayante... Les seules fois où cela lui était déjà arrivé, c'était pendant d'horribles cauchemars...
Ces cauchemars. Cela faisait quelques temps qu'il n'en avait plus fait ! Et rien qu'à y repenser, à l'intérieur du Siano, il lui sembla que ses bêtes se mouvaient. Qu'elles se réveillaient. Le poids qui l'enserrait quotidiennement parut s'alourdir d'un coup. Entendaient-elles aussi les paroles du vieux Basse ?
Ce dernier avait lui gardé le silence, saisissant avec attention les sentiments qui étreignaient en cet instant son protégé. Puis il se décida à ouvrir de nouveau la bouche :
- Impossible ? répéta-t-il. Comme c'était impossible de te ramener de l'emprise mortelle de tes Fulsas, cette nuit-là ?
Matt se raidit brusquement. Cette période de folie et de tuerie qu'il essayait tous les jours d'oublier... Pourquoi la lui rappeler ? Imperceptiblement, des flashs soudains comme des éclairs vinrent se multiplier dans son esprit : ces hurlements monstrueux qu'il poussait, transperçant la nuit de Niabarate... Ces giclées de sang volant dans tous les palurdos s'étant trouvés sur son chemin rageur et incontrôlable... Cette colonne de lumière ardente et pénétrante. Lui, possédé par ses Fulsas, à l'apparence de bête féroce, s'élevant dans les airs à l'intérieur de cette colonne, secoué de toute part...
À l'unisson, ses Fulsas frappèrent contre sa poitrine, faisant sursauter le Gardien de la Flamme.
Il baissa alors le regard vers Khayam. Ce dernier, de sa petite taille, le fixait avec sérénité, mais également détermination :
- Tu sens tes Fulsas ? demanda-t-il d'un air détaché, détestable. Elles te font mal ?
Matt ne comprenait pas où voulait en venir son compagnon. Mais ses Fulsas réagirent à la seconde aux paroles du Basse, comme si elles tentaient de s'évader pour le rejoindre. La douleur qui prenait le Siano devenait intolérable.
- Arrête Khayam... demanda finalement ce dernier.
- Arrêter ? répéta encore ce dernier d'une voix bizarre. Ce n'est pas moi qui arrête, Siano. C'est toi qui dis que c'est impossible. C'est toi qui arrête avant de mettre tout ton corps et toute ton âme dans ce combat...
Matt ne sut quoi répondre. Maintenant, il sentait la fureur brûlante de Phoenix remonter le long de ses organes vers sa gorge. Devant lui, le rouleau continuel des flammes ne lui procurait plus aucune sensation.
- Tu es faible, continua Khayam, sans nulle colère dans la voix. Tu es faible.
Était-ce de la rage ce que Matt ressentait désormais de plus en plus en son cœur ? Ou étaient-ce ses Fulsas qui l'enserraient de plus en plus ?
- J'aurais dû te laisser mourir, lâcha Khayam. Te laisser te faire dévorer par tes Fulsas. Te laisser tuer tes amis qui ont tout risqué pour ta vie.
Un énorme frisson s'empara de Matt. Al-Nenh. Emy. Jared. Sneh... tous les autres. Tout ce qu'il leur avait fait subir !
Et alors, cette voix brutale et féroce éclata dans son crâne :
- Tu perdras tous ceux que tu aimes, Gardien !!
NON !!
Tentant de lutter face à la voix souveraine de Lacẽro, Matt venait de fermer les yeux, son visage crispé au maximum. Mais lorsqu'il les rouvrit, à sa grande stupéfaction, tout avait changé.
L'obscurité. Le néant. Un horizon de noirceur infinie. La peur avait pris le pas sur la rage. Tétanisé, le Gardien de la Flamme ne comprenait pas. Où était-il ?
- Tu perdras tous ceux que tu aimes, Gardien !!
Il comprit alors.
Sursautant comme jamais à l'écoute de cette voix glaciale et féminine qui venait de retentir derrière lui, Matt hésita à se retourner. Puis il se décida finalement, tremblant de toute part.
Aequasis lui faisait face. Énorme et impressionnante. Mais entre les deux, d'épaisses barres de fer s'élevaient dans le néant, se perdant dans l'infini.
- Tu sens la peur, Gardien !!
- Oui, LA PEUR !!!
Matt se crut défaillir. Explosant tout autour de lui, les voix de Lacẽro et de Phoenix l'avaient contraint à se retourner coup sur coup, totalement paniqué. Elles étaient là, ses trois Fulsas, l'encadrant de toute leur férocité derrière leurs épais barreaux de fer. Le Siano pivotait toujours sur lui-même, ne sachant où fixer son attention. Une à une, les Fulsas laissèrent éclater de longs et gutturaux grognements effrayants. Et il eut cette sensation qu'il avait déjà ressentie lorsque, par le passé, il s'était déjà retrouvé dans cette situation : étaient-ce ses Fulsas qui se trouvaient enfermées derrière des barreaux, ou lui ?
Et alors que Matt se demandait si les barreaux en question ne commençaient pas à se rapprocher dangereusement de lui, une nouvelle apparition le fit tressaillir :
- Tu n'es pas prisonnier, Matt.
Il connaissait cette voix. Mais l'entendre ici...
Pourtant, c'était bien la petite silhouette de Khayam que Matt vit lorsqu'il se retourna vers la voix. Il fronça alors des sourcils :
- Mais... Je suis bien... dans...
- Dans ton esprit, oui. Nous sommes tous deux dans ton esprit.
- Écoute-nous, Gardien !!!
Derrière lui, Phoenix vociférait. Mais bizarrement, c'est comme si la présence de Khayam affaiblissait considérablement l'aura et la puissance de ses Fulsas.
- C'est possible, dit alors tranquillement le Basse à l'Homme en le regardant droit dans les yeux. Ces derniers se tenaient désormais tout près l'un de l'autre.
- C'est possible, murmura à son tour le Siano, comme pour se persuader. Il n'en revenait pas. C'était inimaginable de se sentir être dans un pareil endroit, si immatériel ! Pourtant le souffle animal de ses Fulsas, autour de lui, était tout ce qu'il y avait de plus réel !
- Écoute-moi bien, conseilla alors Khayam.
Ensuite, ce fut comme si le Basse changeait de peau. Il parut soudain plus grand. Plus imposant. Et lorsqu'il ouvrit de nouveau la bouche, il ne regardait plus le Gardien de la Flamme. Au contraire, ses yeux glissaient de cage en cage, sur chacune des Fulsas. Et sa voix, calme, était néanmoins impressionnante. Elle lui donnait l'air d'être... indestructible :
- Λm џα mαnєlσ (Je ne dors pas)
Λm џα єrєσ џσni prєlsσ (Je ne suis pas votre prisonnier)
Λm џα mαnєlσ (Je ne dors pas)
Єrs єrєisєc mєnis prєlsσù. (Vous êtes mes prisonniers.)
Matt était stupéfait par l'effet instantané et inattendu de cette incantation. De façon sensible, il sentait le râle grave de ses Fulsas s'adoucir !!
Mais Khayam ne s'arrêta pas en si bon chemin. Au contraire, il poursuivit, avec lenteur et sérénité :
- Λm џα mαnєlσ (Je ne dors pas)
Rєtrσ hєs grαlù џuljulù (Derrière ces barreaux épais)
Єrs єrєisєc mєnis prєlsσù (Vous êtes mes prisonniers)
Єrs stαyαbєisєc єnгєnєsσs (Vous restez enfermés)
Єrs yís σcultєisєc. (Vous vous taisez.)
Λ nuncα. (À jamais.)
Matt était totalement bouleversé. Désormais, un silence total régnait dans cet horizon obscur dont il ne pouvait détacher ses yeux. Les Fulsas avaient comme reculé au fond de leur tanière. Elles étaient devenues invisibles. Elles étaient... parties.
Puis Khayam posa sa main sur l'avant-bras de son protégé.
Soudain, une brusque lumière orangée aveugla temporairement le Siano. Puis il reprit ses esprits. Ils étaient de retour dans la petite pièce en haut de la tour de la Citadelle de Nanaad.
Le souffle coupé, Matt ne put que tourner ses yeux vers Khayam. Ce dernier ouvrit de nouveau la bouche :
- C'est possible.
Cette nuit-là, le sommeil fut encore plus dur à trouver pour Matt lorsqu'il eut regagné la petite pièce où il avait pris l'habitude de dormir, à un étage inférieur de la grande tour de la Citadelle de Nanaad. Allongé sur le dos sur une épaisse couche de foin, il ne cessait de penser à ce qu'il venait de vivre, à ce que Khayam venait de lui prouver. Il était encore sous le choc. Possible... C'était possible !! En lui, ses Fulsas semblaient encore subir les effets de l'incantation prononcée par le vieux Basse, car elles laissaient leur Gardien beaucoup plus tranquille qu'à l'accoutumée.
C'était également les recommandations qui avaient suivi qui ne cessaient de tournoyer dans l'esprit du Gardien de la Flamme :
« Attention à toi jeune Siano... Si cette incantation peut te permettre de garder au calme aisément tes Fulsas, n'en uses pas. Trop la répéter habituerait les Fulsas à ses effets, et la rendrait moins efficace...»
Matt bougea un peu en grimaçant. Malgré l'épaisseur de foin, la pierre glacée paraissait toujours aussi dure pour son pauvre dos !
« De plus, lui avait révélé Khayam, seul un vieux fou comme moi se risquerait à apparaître devant des Fulsas en colère pour les calmer... Cela est excessivement dangereux ! Je te demande donc une chose : utilise cette incantation dans des moments de sérénité, pour conserver tes Fulsas à la sérénité. Mais lorsqu'elles te font subir trop de tourments... Ne tente pas le diable. Tu risquerais de perdre ce face à face avec elles, et au lieu de les calmer, de rester coincé dans ton esprit pour toujours. »
Rester coincé dans son esprit pour toujours. Matt avait peine à imaginer comment une telle chose pouvait être possible, mais après les évènements de la soirée, il se garderait dorénavant de se montrer trop sceptique. Bien au contraire... Une telle éventualité venait sérieusement contrebalancer le fait que la tâche de contrôler ses Fulsas lui apparaissait davantage réalisable. Cela rendait sa tranquillité du moment plus... incertaine.
Ces pensées ne cessèrent de s'entrechoquer en lui pendant de longs instants. Au-dehors, la nuit était souveraine, et d'épais nuages glissaient à n'en plus finir sur une lune au teint pâle. Matt entendait le rugissement du vent se frotter à l'antique tour, et les flèches de neige qui tombaient de nouveau en abondance s'y fracasser.
Puis finalement, il perçut de moins en moins ces rouleaux continuels de la nature qui l'entourait, qui semblait parfois l'enserrer. Il sentit ses muscles se détendre. Que ça faisait du bien ! Mais soudain, il eut la brusque sensation qu'il tombait de la tour. Une brutale secousse s'empara de tout son corps et le fit sursauter.
Les yeux dans le vague, le Siano se releva aussitôt. Cette fois-ci, il avait bien failli s'endormir... Il posa alors les yeux devant lui et, dans la seconde, fronça les sourcils : l'endroit avait l'air... différent.
La petite pièce qu'il connaissait dorénavant par cœur était pourtant plongée, comme d'habitude, dans l'obscurité. Mais cette noirceur-ci... cette noirceur intriguait Matt, car elle avait l'air plus profonde, beaucoup plus épaisse. Le Gardien avança timidement. Il ne savait pourquoi, mais il avait la sensation bizarre qu'au-devant de lui, dans cette obscurité tenace, se cachait un danger. C'était pourtant bien absurde comme idée... Quel danger aurait pu venir se glisser là, dans cette vieille tour perdue au bout du monde, où seuls y résidaient Khayam et lui, éloignés de milles et de milles de la moindre ville ? Cette pensée était vraiment stupide !
Pourtant, Matt frissonna. Toutefois, ce n'était pas à cause du vent qu'il n'entendait d'ailleurs plus. Une soudaine frayeur faisait maintenant son apparition en lui, tandis qu'il fixait toujours ce voile noir qui lui faisait face. Il fit encore quelques pas pour se rapprocher, tendant légèrement le bras en avant comme s'il allait toucher quelque chose, ôter un drap magique lui révélant le danger qui s'était introduit jusqu'à lui. Mais ses doigts n'effleurèrent rien.
Soudain, le Siano sursauta de nouveau. C'était comme si sa poitrine s'était soulevée d'elle-même. À l'intérieur de son propre corps, ses trois Fulsas s'étaient comme unies pour porter un coup féroce contre son torse. Désormais, une intense douleur se propageait partout en Matt, et ce dernier grimaça en baissant la tête et en portant sa main sur sa poitrine. Il lui sembla que c'était un miracle qu'elle fût toujours indemne au vu de la puissance avec laquelle ses Fulsas venaient de frapper.
Il était toujours en train de grimacer en reprenant son souffle difficilement qu'un léger bruit attira son attention. Devant lui. Inquiet, Matt porta de nouveau son regard vers le voile ténébreux qui lui faisait face. Puis, le faisant trembler, le même bruit fit de nouveau son apparition. Un sifflement. Comme quelque chose qui glisse, fendant l'air. Qu'est-ce que ça pouvait bien être ?
Le sifflement recommença, se répéta, se façon régulière. D'abord lentement, puis de plus en plus rapidement. Mais Matt ne voyait rien. Il restait également immobile. Il ne comprenait pas ce qui se passait, et il lui parut qu'il aurait totalement été incapable de faire le moindre mouvement. Il était comme pétrifié. Ce sifflement était... dérangeant. Qu'est-ce que c'était ?
Puis il se décida à faire un pas en avant.
« Mais qu'est-ce qui se passe ?! »
Le Gardien de la Flamme resta bloqué, manquant de tomber au sol. Sentant la panique apparaître en lui et se mêler à la douleur qui commençait à peine à se dissiper, il se rendit compte que deux larges anneaux de fers gardaient prisonniers ses deux chevilles. Baissant les yeux puis les portant à l'arrière, il s'aperçut que deux chaînes épaisses allaient ensuite solidement s'encastrer dans le mur de la tour, sous l'encadrement de l'ouverture qui servait de fenêtre.
« Kubrαgαn ! Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel ?! »
Matt avait beau remuer des pieds de toutes ses forces, les grosses chaînes le rendaient prisonnier. Comment étaient-elles arrivées là ?
Il n'eut néanmoins pas le loisir de se poser plus longtemps la question car un brusque rugissement explosa dans son corps. Ses Fulsas riaient aux éclats.
Totalement pétrifié, il se crut défaillir en même temps. En effet, dans la foulée du rire bestial et horrible de ses Fulsas, une force gigantesque s'introduisit partout dans le corps du Gardien. Totalement démuni et incapable de se protéger, ce dernier eut la sensation - qu'il connaissait déjà - qu'un océan en colère venait rabattre sur lui la plus puissante de ses vagues, que l'eau en furie pénétrait à l'intérieur de lui-même et se frayait un passage dans chacune de ses veines, de la tête aux pieds. Mais rares étaient les fois où Matt avait perçu cela avec autant de vigueur. Le rouleau de vague parut ne jamais se terminer, et le Siano pensa une seconde qu'il allait se noyer, qu'il allait étouffer. C'était une Eiu absolument extraordinaire qui passait dans chaque parcelle de son corps, haineuse, ténébreuse... inhumaine.
Ce fut une stupéfiante découverte lorsque le jeune homme s'aperçut qu'il pouvait toujours respirer. Mais désormais, il se sentait totalement abandonné, comme l'esclave de cette obscurité qui l'étranglait aussi totalement. Et il ne s'était pas rendu compte que, face à lui, les sifflements se faisaient de plus en plus robustes également. Ils résonnaient avec toujours d'avantage de vélocité, de dureté.
Tout à coup, Matt cessa réellement de respirer. Un fracas extraordinaire explosa subitement devant lui, et les ténèbres se déchirèrent. Une énorme faux venait de tout réduire en lambeaux en se balançant, seule, en lévitation, la lame se précipitant dangereusement vers le Siano.
Les entrailles de ce dernier parurent également être sur le point d'éclater. Étaient-ce ses Fulsas ? Était-ce la peur intense qui l'étreignait de toute sa force ? Furieuse, la faux tourna sur elle-même et se rabattit de nouveau vers l'avant, vers Matt, avec davantage de vitesse. Elle percuta le sol au moment où Matt reculait en hâte pour éviter l'attaque, et les pierres millénaires de la Citadelle cédèrent en un nouveau fracas retentissant. Ce fut comme si la faux venait de toucher quelqu'un, car une coulée de sang rouge comme le feu était désormais visible sur la lame lorsqu'elle se redressa vivement. D'innombrables gouttes de sang furent propulsées vers l'avant et heurtèrent les vêtements et le visage de Matt qui ferma les yeux un instant. C'était l'enfer !!
C'était pire que ça. Luttant contre les chaînes de fer et ses Fulsas qui éclataient dorénavant comme des furies dans son corps, Matt se rendit compte que la faux ne faisait qu'avancer vers lui, tournoyant tel l'engin du diable pour le supplicier. Le Siano reçut encore de nombreuses gouttes de sang au visage. Il tremblait de toute part en s'agitant, mais tout à coup, il fut incapable de faire le moindre geste, ayant reculé jusqu'au mur et l'embrasure de la fenêtre.
De nouveau abasourdi, il se rendit compte qu'il ne pouvait plus baisser les bras, car de soudaines chaînes apparues comme par magie bloquaient désormais ses poignets au-dessus de sa tête.
- NOOOOOON !!!!
C'était impossible. Il ne pourrait pas éviter cette faux qui semblait sourire en se penchant de nouveau vers lui. Puis, dans le même temps, Matt perçut un rire. Un rire soudain qui ne venait, pour une fois, pas de lui-même. Au contraire, c'était un rire qui se propageait partout dans la pièce, un rire qui se répandait partout dans la Citadelle. Un rire qui régnait partout sur Juwei.
Un rire odieux et mesquin, furieux et satisfait. Cruel, sanglant et inhumain. Le rire de Zaccharrius.
Au milieu de cette tempête qui allait avoir raison de lui, Matt comprit que c'était fini. Son visage terrorisé fixait désormais la faux, dont le bas du long bâton était décoré d'une tête de mort. La faux recula encore, balançant partout le sang qui recouvrait le sol et les murs. Puis la lame aiguisée fonça de nouveau vers le Gardien de la Flamme. Inéluctablement. Sans possibilité de défense. Il ferma les yeux, bouffé par la peur.
Mais, alors que Matt se crut mourir, rien de cela ne se produisit. Et lorsque ce dernier rouvrit les yeux dans la seconde suivante, une brusque lumière aveuglante avait fait son apparition, semblant provenir du bas de la tour. Comme par magie, cette lumière extraordinairement vive avait eu pour effet de stopper l'élan de la faux, et Matt, se trouvant toujours au bord de la fenêtre donnant sur l'immensité de Niabarate, se retourna vers le vide pour voir cette lumière.
Celle-ci semblait voler vers lui. Mais qu'est-ce que c'était ?
Dans le même instant, tout se passa. La lumière dorée, teintée de vert clair sur ses flancs, défonça totalement la paroi de la tour. Puis dans le même mouvement, percuta de plein fouet la faux qui se désagrégea à ce contact, faisant brusquement cesser le rire perçant et atroce qui résonnait jusqu'alors. Mais qu'est-ce que c'était ?
Des ailes. Deux grandes ailes de lumière d'une blancheur éclatante, colorée de vert. Un peu partout sur les deux ailes. Quelle fantastique apparition !!!
Mais alors que Matt était obnubilé par ces ailes majestueuses et magnifiques qu'il ne voyait pourtant pas très distinctement, il ne se rendit pas compte que les fers et les chaînes avaient également disparu. Et il ne se sentit pas glisser, chutant lourdement à l'arrière.
« NOOON !!! »
Pris de panique, il tenta de s'agripper aux parois de la tour qui commencèrent également à s'affaler dans le vide. C'était peine perdue. Brutalement, comme aspiré, le Siano poussa un hurlement désespéré. Il tomba.
Lorsqu'il s'écrasa au sol, une brusque secousse s'empara de son corps tout entier et Matt se réveilla en sursaut. Devant lui, la petite pièce avait repris son aspect normal. À sa droite, la fenêtre et la paroi étaient intactes. Le sang qui avait recouvert les murs et le sol avait disparu. Il n'y avait nulle faux, et encore moins d'aile blanche et verte. Un rêve. C'était un rêve.
S'étant redressé, le Siano reprenait peu à peu ses esprits et se rendit compte qu'il suait abondamment. Il sentit ses Fulsas, à l'intérieur de lui, se mouvoir avec intensité. Ça n'avait pas été un rêve pour elles...
Quelques minutes plus tard, Matt s'allongea de nouveau sur le dos, respirant toujours avec difficulté. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas fait un rêve de ce type. Très longtemps qu'il n'avait pas senti l'Eiu de Zaccharrius, le premier des Onais.
Matt avait les yeux ouverts. Zaccharrius était là, quelque part. Et Holnbar aussi. Ils devenaient de plus en plus puissants.
Dans l'instant qui suivit, l'esprit du Gardien de la Flamme s'était porté vers ces ailes mystérieuses dont il avait rêvé et qui étaient venues le sauver face à l'Eiu destructrice de Zaccharrius. Qu'est-ce que cette apparition voulait dire ? Qu'étaient exactement ces ailes ? Devait-il en parler à Khayam ? Une foule de question se heurtèrent en Matt. Et il n'avait aucune réponse.
Encore une fois, cette nuit-là, le jeune homme ne dormit finalement pas.
Durant les longues journées qui suivirent, Matt redoubla d'efforts. Il avait finalement gardé son rêve secret. Néanmoins, ce dernier lui avait fait comprendre une chose : il était loin d'être prêt. Il était faible. Face à ses Fulsas... et comparé à Zaccharrius et Holnbar.
Khayam lui apprenait sans relâche les paroles magiques qui lui avaient permis de calmer ses Fulsas, et Matt tentait donc de se les approprier. Dans le même temps, il passait de longs moments seul dans la montagne à aiguiser ses sens, et à courir.
Ce matin-là, lorsque Khayam passa sa tête cornue par l'entrebâillement de la porte de la pièce où dormait Matt, il se rendit compte que son protégé était déjà debout. Parti courir. Marchant jusqu'à la fenêtre, le vieux Basse aperçut, en contrebas, la silhouette longiligne du Siano qui se frayait vélocement un chemin parmi les multiples roches qui trouvaient place dans la cour de la Citadelle de Nanaad. Le temps était plutôt clément, et la lune brillait fortement, permettant à Khayam de suivre sans difficulté Matt des yeux.
« Λm џα mαnєlσ »
Tout en courant, ce dernier ne cessait de se répéter mentalement les paroles magiques. Habillé d'un vêtement épais, de gants et d'un bonnet noir, il avait le souffle court, mais il devait continuer. Il ne pouvait s'arrêter. Sautant par dessus une large paroi écroulée au sol et répandue en milles morceaux dans la cour, Matt accéléra. Il passa sous l'ancienne arche d'entrée de la Citadelle, et s'enfonça dans la montagne, tournant le dos à l'antique route qui partait vers la vallée. Au contraire, le Siano zigzagua entre de nombreuses roches, alliant vitesse et précaution pour regarder avec attention ce qu'il y avait devant lui et où il pouvait poser ses pas. C'était en se mettant en difficulté que ses Fulsas viendraient à s'éveiller, et qu'il pourrait se rendre réellement compte s'il était assez fort pour les contrôler. Tels étaient les conseils de Khayam. Il fallait, comme le vieux Basse lui répétait souvent : « se mettre en position de faiblesse ».
« Єrs stαyαbєisєc єnгєnєsσs »
Le vent souffla fort dans son dos et il dut s'employer pour ne pas être déséquilibré. Tournant sur sa droite, il prit son élan pour sauter brusquement sur une grande roche qui lui faisait face, l'escalada à la force de ses bras en quelques secondes, puis poursuivit sa route, se perdant dans les ténèbres.
Ce ne fut que plusieurs longues heures plus tard que Matt refit son apparition dans la Citadelle, et qu'il rejoignit Khayam au sommet de la grande tour pour se réchauffer autour du feu.
Comme à son habitude, le Siano ne dit tout d'abord rien. Il ne regarda même pas Khayam, assis auprès du feu, bien qu'il se soit immobilisé juste en face de lui en tendant les paumes de ses mains. Le Basse ne témoigna d'ailleurs pas davantage d'intérêt au Gardien, occupé à tourner une grande cuillère dans une gamelle qui réchauffait, laissant échapper un agréable fumet.
- Récite, ordonna finalement le maître des lieux en gardant les yeux sur le repas qui mijotait. Sa voix était saisissante d'autorité, tranchant réellement avec son allure chétive. Dans tous les cas, Matt n'hésita pas :
- Λm џα mαnєlσ
Λm џα єrєσ џσni prєlsσ
Λm џα mαnєlσ
Єrs єrєisєc mєnis prєlsσù.
Λm џα mαnєlσ
Rєtrσ hєs grαlù џuljulù
Єrs єrєisєc mєnis prєlsσù
Єrs stαyαbєisєc єnгєnєsσs
Єrs yís σcultєisєc
Λ nuncα.
Pendant l'instant suivant la récitation de Matt, Khayam ne dit rien. Puis il se décida à lever les yeux vers lui. Enfin les deux compagnons se regardèrent :
- Comment te sens-tu ?
Bien. Matt se rendit compte qu'à la suite de cette incantation, il se sentait remarquablement bien, comme s'il avait chanté une berceuse à ses Fulsas. C'était une sensation vraiment très étrange !
- Ça va...
Le Siano se décida alors à s'asseoir. La chaleur des flammes lui faisait aussi un bien fou !
- C'est bien, continua Khayam, satisfait. Mais souviens-toi...
- Je sais, coupa Matt tout en ôtant le bonnet noir qui couvrait ses cheveux : ne pas en abuser, ni tenter cette incantation lorsque je suis sous leur domination...
L'Homme et le Basse échangèrent un bref regard. Le long cou de Khayam réalisa une courbe étrange lorsqu'il se pencha pour attraper un petit bol sur le côté. Il le remplit du bouillon qu'il avait préparé avant de le tendre à Matt.
Pendant un instant, le silence retomba entre les deux compagnons qui savouraient leur repas chaud. Matt avait depuis longtemps compris que Khayam n'était pas un bavard, et ce n'était d'ailleurs pas pour lui déplaire. Néanmoins, il ne savait pas pourquoi, mais ce soir-là, une question lui brûlait les lèvres :
- Dis-moi, Khayam, hésita-t-il quand même, ne sachant trop comment formuler sa question, comment t'es tu retrouvé ici ?
D'abord, rien. Le Siano crut que le vieux Basse n'avait pas entendu sa remarque ou faisait mine de ne pas l'avoir entendu, car il ne réagit pas, gardant les yeux fixés sur son bol. Puis il ouvrit quand même la bouche :
- Comment ça, « ici » ?
Il avait compri ce dont le Gardien voulait parler, c'était évident. Mais cette réplique montra à ce dernier qu'il n'avait pas forcément envie d'en dévoiler trop sur lui. Le désir d'obtenir une vraie réponse était toutefois trop fort chez Matt :
- Bah ici, tout seul, dans une citadelle en ruine, à des milles et des milles du moindre être vivant... Comment ça se fait ?
Khayam posa alors son bol au sol, plaçant ensuite ses yeux droit dans ceux de son hôte :
- Cet endroit vois-tu... commença-t-il en montrant de ses doigts frêles les murs autour d'eux, c'est chez moi. Je ne pourrais pas vivre autre part.
- Tu... tu es né ici ?
Khayam regarda le Siano comme s'il venait de balancer une énorme bêtise :
- Évidemment que non. Comme tous ceux de mon espèce, je suis né sur l'île de Noche, au Nord-Est de Niabarate, droit au Nord en partant d'ici.
- Tous ceux de ton espèce ?
- Crois-tu que je sois le seul être sur Juwei à avoir un aussi long cou, la peau grise et des cornes sur la tête ? répliqua Khayam en soupirant de consternation. Les Basses vivent tous, depuis l'aube des Temps, sur l'île de Noche.
- Pourquoi pas toi alors ? se risqua Matt après une seconde.
Le vieux sage attendit un instant tout en levant ses mains vers les flammes qui, d'une belle lumière orangée, coloraient sa peau tirée.
- Pourquoi ? La raison est simple, Siano. Tout être vivant de Juwei a peur de ce qu'il ne connait pas, Homme comme Humanoïde...
Cette fois-ci, Matt était largué. Était-il allé trop loin ? Mais, alors qu'il décidait de ne pas insister, c'est Khayam qui poursuivit son récit, les yeux perdus dans les flammes.
- Vois-tu, les Basses ont une espérance de vie bien supérieure à tous les autres êtres de Juwei. Nous vivons dix à vingt fois plus longtemps que de simples Hommes. Cette caractéristique est commune à notre peuple entier depuis des générations et des générations... Mais ressentir l'Eiu des Fulsas, ceci est bien plus rare...
Au-dehors, une tempête s'annonçait. Le vent mêlé à la neige faisaient un boucan terrible. Khayam n'était pourtant nullement perturbé par ce climat capricieux :
- Je mis de nombreuses années avant de comprendre quelles étaient les visions qui étaient les miennes, quels étaient ces flux que je ressentais... Les autres, les miens, ne se donnèrent pas la peine de comprendre. J'étais... différent. Leur peur se chargea du reste.
Échangeant un regard avec Matt, Khayam saisit la pitié que ressentait en cet instant son protégé :
- Je te passe les détails des péripéties qui m'arrivèrent et des tourments auxquels j'ai échappé, moi qui troublais la tranquille vie des Basses. Pour vivre, je devais partir. Je devais être seul. J'allais droit au Sud. Et je me suis retrouvé ici...
Il sembla à Matt que c'était la première fois depuis qu'il avait fait la rencontre du Basse qu'il le voyait sourire, en cet instant. C'était un sourire triste, mais réel.
- Puis un Gardien de la Flamme est venu me trouver. Il éprouvait d'immenses difficultés à maîtriser sa Fulsa. Alors je lui ai apporté mon aide. Je n'ai jamais su comment il avait fait pour repérer ma présence, peut-être n'était-ce que du hasard... Dans tous les cas, c'est à partir de ce moment là que j'ai compris qu'elle était ma place dans ce monde, et quel était le sens de mon existence.
- Comment s'appelait ce Siano ? poursuivit Matt, curieux.
- Sophos.
- Sophos ?... Vous voulez dire Maître Sophos ?
- Si c'est ainsi que tu le nommes, oui. Après lui, il m'envoya chaque Gardien qui éprouvait de grandes difficultés à maîtriser sa Fulsa…
Durant un instant, la neige frappa avec violence contre l’épais rideau qui coupait les deux compagnons de l’extérieur. Puis Khayam regarda de nouveau le jeune homme droit dans les yeux :
- Il faut d’ailleurs que tu comprennes une chose concernant les Fulsas… Ce ne sont pas les seuls êtres qui possèdent l’Eiu.
- Comment cela ? fit Matt en fronçant les sourcils.
- L’Eiu est le nom que les Gardiens donnent à l’Energie, à la Force qui habite chacun des êtres vivants sur Juwei. Chaque être humain possède l’Eiu. Chaque être vivant.
- On ne m’avait jamais expliqué cela… intervint le Siano.
- On t’avait dit ce que tu avais à savoir. Désormais, tu es prêt à entendre toute la vérité…
- Quelle vérité ?
- Le fait que les humains n’utilisent qu’une part infime de leur potentiel, de leur énergie. Et que les Gardiens, grâce à l’apport de l’Eiu de leur Fulsa qu’ils contrôlent, peuvent réussir à exploiter pleinement l’Eiu qui se trouve en eux mêmes, ce qui leur donne ces « capacités » particulières…
Le Gardien de la Flamme hocha la tête, lentement. Khayam poursuivit :
- La finalité de ce phénomène est que, lorsqu’un Gardien exploite pleinement l’Eiu qui sommeille en lui, grâce à sa Fulsa, il peut, à terme, dissocier les deux enveloppes qui nous composent…
Matt fronça de nouveau les sourcils ; il avait du mal à suivre :
- Quelles enveloppes ?
Avant de répondre, Khayam se frotta un peu ses mains frêles devant le feu qui rougeoyait :
- L’enveloppe physique et l’enveloppe mentale. L’esprit et le corps forment deux choses différentes et totalement distinctes. Pour un être vivant non-initié, cela n’est qu’un tout indissociable, mais la réalité est tout autre. Exploiter pleinement l’Eiu qui circule en toi grâce à tes Fulsas peut te permettre de séparer totalement ces deux enveloppes…
Le jeune homme aux cheveux noirs en bataille réfléchit une seconde :
- Tu… tu fais référence à Jon là, c’est ça ?
- Exactement. Si tu acquiers ces capacités, comme Jon, ton esprit continuera à vivre si malheureusement ton corps disparait, et il sera assez puissant pour reformer une image corporelle de toi-même…
Matt garda le silence. Il comprenait beaucoup mieux les choses maintenant, et le visage de Jon planait en son esprit. Il dut se forcer de revenir à lui pour entendre la dernière phrase que lui disait son petit compagnon cornu :
- Ta vie ne s’arrête donc pas à la mort de ton corps, mais peut continuer ensuite par ton esprit. Néanmoins, il faut être suffisamment entraîné et puissant pour le faire, ce qui est impossible pour des humains « classiques ». Mais pour toi, pour ceux qui ont une Fulsa, cela devient envisageable.
Les mots du Basse rendirent encore plus nets et clairs les traits de Jon en Matt, car ils firent écho à ce que le vieux Siano lui avait dit naguère, il y a tant d’années, lorsqu’il s’était trouvé avec Emy et lui en route pour trouver les anciens rebelles afin de sauver Al-Nenh qui avait été capturé. C’est comme si tous les mots qu’il avait entendus, toutes les explications qu’il avait reçues s’emboîtaient désormais fort logiquement les unes dans les autres… Il comprenait bien mieux.
- Et… commença-t-il après un petit moment, tu as aidé beaucoup de Gardiens depuis cette époque où tu as connu Maître Sophos ?
- Un certain nombre, en effet… Comme ton père...
Ces derniers mots résonnèrent aux oreilles de Matt comme autant d'explosions. Son père ! Son vrai père ! Cela faisait tellement longtemps qu'il attendait que quelqu'un lui en dise plus sur lui !! Pourtant, ce fut comme si les mots manquaient brusquement à Matt.
- Mon père est venu ici ? réussit-il quand même à bredouiller, et Khayam hocha la tête :
- Il s'est assis à l'endroit même où te trouves.
C'était un grand choc qui prenait Matt tout entier, et ses Fulsas commencèrent à s'agripper à chacun de ses organes sans même qu'il ne s'en aperçût. Son père avait été là ! Il s'était assis au même endroit que lui, avait suivi les mêmes entraînements... Il avait peut-être dormi dans la même pièce, arpenté les mêmes escaliers en colimaçon ténébreux de la tour... Les mêmes questions et doutes s'étaient sans doute entrechoqués dans sa tête... En cet instant plus qu'à aucun autre dans toute sa vie, Matt avait la sensation bizarre d'être proche de celui qui lui avait transmis ses gènes, son fardeau de Gardien. Et il voulait désormais tout savoir de lui ! Ce ne fut pourtant que la question la plus vague qui soit qui sortit de sa bouche :
- Il était comment ?
Khayam réfléchit un instant, cherchant les mots justes :
- Têtu et déterminé... comme toi. Il n'a jamais voulu abandonner et se laisser aller au découragement. C'était... un exemple pour beaucoup de Sianos.
Matt buvait radicalement les paroles de Khayam, et son cœur battait à tout rompre. Ou étaient-ce ses Fulsas ? Il n'en avait, à ce moment précis, que faire.
- Qu'elle était sa Fulsa ?
- Phoenix. Il la maîtrisait d'ailleurs comme personne ne l'avait jamais fait... Sauf Kower peut-être !
Matt fronça des sourcils :
- S'il maîtrisait sa Fulsa parfaitement, pourquoi est-il venu jusqu'ici ?
Le feu craqua plusieurs fois entre les deux compagnons avant que Khayam ne reprenne la parole :
- Il dominait Phoenix de façon absolue après être passé ici, précisa le Basse en insistant sur le « après ». Sa difficulté était que sa Fulsa était tellement puissante qu'il a dû s'entraîner sans relâche pour s'acclimater à son Eiu, afin qu'elle ne prenne pas le pas sur lui. Et lorsqu'il l'invoquait...
Khayam s'arrêta un instant. Il parut se perdre dans des souvenirs très lointains.
- Lorsqu'il l'invoquait... reprit-il, Juwei entière tremblait !
Des frissons passèrent sur les bras et la nuque de Matt, et ce n'était pas à cause de la tempête qui faisait rage à l'extérieur. Son père... Son cœur battait toujours plus fort. Son père !! Il aurait tout donné pour pouvoir en cet instant le voir, parler avec lui... Tant de choses lui était inconnu de celui qui lui avait donné la vie... Quel était son nom ? À quoi avait-il ressemblé ? Tout s'entrechoquait en Matt, et il eut un instant la sensation qu'il allait tressaillir devant tant d'émotion, en même temps que ses Fulsas frappaient violemment contre sa poitrine. C'est à ce moment là qu'une nouvelle phrase de Khayam le tira de ses pensées :
- D'ailleurs, en parlant d'invoquer une Fulsa... Te sens-tu prêt ?
Oubliant brusquement tout ce qui lui tardait de savoir à propos de son père, le Gardien de la Flamme ne sut pas quoi penser de la proposition de son hôte :
- Tu... tu es sérieux ?
Invoquer une Fulsa ? Vraiment ?