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L'officier de police Ulrich de Londaine est muté à Lyon, cité au cœur de l'Europe, au riche passé et au présent foisonnant, où se télescope tout ce qui tente de se reconstruire, parfois sur un passé douloureux. Lors d'une enquête sur des trafiquants, le commandant de Londaine va apprendre à ses dépens que l'herbe peut être partout amère, et que les vagues de la vie soulevées à Tchernobyl peuvent déferler jusqu'à Lyon, même après des années...
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Seitenzahl: 284
Veröffentlichungsjahr: 2016
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A mes parents
A Julie, Rouky et Poupette, mes petits farfadets
Le Monde écrit, dans son édition du 9 octobre 1990 :
“ On n’éteint pas facilement le feu quand il embrase aussi les âmes”.
Si je n’étais pas sûr de la revoir chez elle, demain, aurais-je tant de sang-froid pour y penser ?
Alain Serdac
Tous les personnages et situations sont imaginaires.
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Epilogue
Après avoir muselé ce vieux radoteur de réveille-matin, Ulrich de Londaine s’assit au bord du lit et se massa le cuir chevelu. Il se souvint brusquement qu’il attaquait sa seconde journée en qualité de commandant de la crim’ de Lyon, et que ses subordonnés avaient le visage de l’inconnu.
Ulrich avait faim de café et de pain grillé. Il pensa aux premières années de leur mariage, se tourna vers une crinière blonde qu’il ne reconnaissait pas.
Puisqu’il fallait encore repartir, — Roxane soupirait, mais avec une lueur de plaisir dans la prunelle —, elle changerait de look : celui d’une estivante perpétuelle, pour faire la nique aux Lyonnaises.
— Paris à deux heures de TGV ! Une propriété avec un soussol pour faire des boums avec tes amis ! Un « vrai » lycée, bien coté, où l’on fait de « vraies » études ! Tu te rends compte, Dédée, de la chance que tu as ?
Dans le monde manichéen de Roxane, il y avait les « vraies » choses, et celles qui ne valaient même pas qu’on s’y attarde. Le « vrai » impliquant pour elle, la sécurité, une place assise dans le train de la société : le fric, en un mot.
Elodée s’en fichait comme de son premier pétard. Là ou ailleurs ... Son monde était sur le web, les jeux de rôle, des petits mecs bizarres qui la sonnaient à toute heure du jour ou de la nuit, discourant dans un langage extra-terrestre. Roxane rêvait de faire d’Elodée une « vraie » jeune fille. Ulrich trouvait qu’elle avait tout ce qu’il fallait pour ça, cette gamine, c’était une vraie réussite, ce qu’il avait fait de mieux dans sa vie ; même déguisée en papou ou en Vampirella, ensachée dans des loques, elle déchaînait les foules.
— Tu devrais mieux surveiller ta fille, commandant Londaine... proférait Roxane. Tout de même, Lyon, c’est la grande ville ! Ils ont tous l’air d’avoir avalé un manche à balai, mais la cochonnaille et le Côtes du Rhône, ça fait le sang chaud !
Roxane et ses clichés ! En outre, d’une inconcevable naïveté, en ce qui concernait sa fille unique. Sûr qu’avec sa bande d’affreux, Elodée ne jouait pas aux dominos !
Hier, en rentrant très tard, — comme à Nîmes —, Ulrich crut s’être trompé de maison : il ne maîtrisait pas encore très bien le plan de la zone pavillonnaire de Bron.
Pourtant, la blonde qui ouvrait la porte, cette femme mince mais pourvue d’une poitrine appétissante, les hanches moulées à mort dans un jean, était bien Roxane ! Où était passée sa gitane à longue natte brune ?
« Comment me trouves-tu ?» disaient ses yeux brûlants.
— J’ai fait des steaks au poivre...
Lorsqu’elle passa près d’Ulrich, il la prit dans ses bras, posa un baiser sur sa tempe.
— Ça me plaît bien, une femme blonde ...
Il n’en pensait pas un mot. Il était interloqué, peiné. Il avait tant besoin de repères. Comme un gosse. Cette mutation dans « le nord » le déstabilisait.
Pourtant, ses racines couraient non loin : la verte vallée de l’Ondaine que le XIXe siècle industrialisa, à vingt lieues de Lyon, et d’où lui venait son patronyme. D’une Haute Époque où les hobereaux gardaient les pieds dans la glaise, tannaient les peaux, mais savaient aussi bleuir les lames et gâcher la pâte à papier. Demeuraient chez Londaine, de ses nobles ancêtres, un esprit chevaleresque qui se manifestait souvent hors de propos, — que Dédée cultivait aussi au gré de ses élucubrations gothiques —, et cette particule source d’étonnement et souvent de réticences, dans son métier de policier. Même si maintenant, sa réputation le précédait favorablement, et que son grade l’exemptait d’explications interminables.
— Fais attention, écoute, pas devant la petite ...
La petite fredonnait, les écouteurs de son MP3 vissés aux oreilles, l’air dégoûté, lorsque ses parents s’exprimaient de la tendresse. Dédée sentait le tabac égyptien à trois mètres. Une jambe de ci, gainée de nylon savamment troué, une jambe de là. Les cheveux noir corbeau, des yeux de porcelaine soulignés de khôl.
Roxane se penchait pour ôter une oreillette du baladeur.
— Dédée, laisse le fauteuil club à ton père, il est crevé ! Sers-nous un verre, mon bébé. Alors, mon chéri, comment c’était, cette première journée ? Ils sont fréquentables, les flics lyonnais ?
— Maman, ne m’appelle pas « Dédée » ! C’est la honte ! Déjà que j’ai un nom ridicule ! On m’a chambré toute la journée, au bahut !
Roxane ouvrait des yeux ronds :
— Comment ? Au Lycée de la Belle Cordière, à deux pas des Remparts d’Ainay, on ne sait pas que l’élodée des chemins est une fleur ?
— Qu’est-ce que tu crois ? On n’est plus en 14 ! D’ailleurs à présent, je veux qu’on m’appelle Ramifor !
— Rami quoi ?
— C’est le nom de la Reine des Saloupés, dans le second volet du Combat des Ciracamons contre les Fortizisses.
Roxane l’embrassait bruyamment, Elodée râlait, essuyait sa joue d’un geste enfantin.
— Si tu cessais ces bêtises, ma petite fille.
Elodée se levait, rapportait le pur malt :
— Tu ne peux pas comprendre, c’est ma famille ... murmurait-elle.
Puis un peu plus fort :
— Enfin, ma deuxième famille ...
Roxane et Ulrich s’installaient autour de la cheminée, Elodée redevenait leur bébé assis à leur pied, jouant avec les chats, tout en évoquant « les boutonneux de la taule, pas trop nullos, quand même, c’était déjà ça .. ».
Ulrich retrouvait un peu de sérénité. Un peu seulement. Mais le steak au poivre et un bon Côtes-du-Rhône, et une vieille série B devant la téloche avec la nouvelle Roxane blonde contre lui, finiraient d’estomper la mauvaise impression.
Parce que c’était bien une impression funeste, qui l’avait tout de suite saisi, lors de sa première journée au sein du groupe d’intervention régional, à la brigade criminelle de Lyon.
De fait, il n’avait senti aucune défiance de la part de l’équipe, et, hormis l’accent moins chantant qu’à Nîmes, l’accueil un peu forcé au kir et à l’amer picon plutôt qu’à la mominette, les gens et le boulot étaient les mêmes.
Le capitaine, une femme, — Jolie, la capitaine ? glissait Roxane.
— Oui, une jolie fille, mais pas le genre à draguer le dernier arrivé ! Elle se nomme Jolène Gentil.
Roxane avait un petit rire : à quarante-cinq ans, on connaît bien son conjoint et ses faiblesses ...
— Joli prénom ! chantonnait-elle.
Certes, la capitaine avait soigné l’accueil, mais on sentait que l’équipe était ailleurs. Préoccupée. Et bien embarrassée « du nouveau gérant ».
D’abord, Ulrich pensa au quant-à-soi des Lyonnais, mais il comprit vite qu’il y avait autre chose. Pas encline à partager ses secrets, la fine équipe ! Soudée, pas de tronche vicelarde, cependant : un bon point. On se bougeait vraiment, on ne brassait pas d’air. Recherche de résultats. Pas de meneur. La capitaine, vigilante et capable, et qui ne mettait pas ses appas en avant. Une sacrée jolie fille pourtant, une vraie blonde ..., mais inutile de se répandre devant Roxane : malgré sa réticence au devoir conjugal, ces derniers mois, Roxane demeurait jalouse comme une tigresse !
— Tu comptes aller voir Janin ?
Renfrogné soudain, Londaine leva une épaule comme seule réponse. Roxane jouait avec le breuvage doré dans le prisme du cristal. Par contraste avec sa nouvelle crinière blonde, ses yeux de biche semblaient d’un ambre plus profond. Ulrich dévisageait une étrangère.
— Et ta mère ... Il faudrait tout de même lui dire que nous avons emménagé à Lyon. A soixante-quinze ans, elle pourrait se calmer un peu ! Et s’occuper de sa petite-fille, plutôt que des populations paumées de Tanzanie !
— Dédée adore sa grand-mère, et en outre, Marthe lui adresse pour chacun de ses anniversaires, un chèque substantiel.
— Tu sais très bien que l’argent ne fait pas tout.
Ulrich ne répliquait pas. Roxane ne l’entraînerait pas sur ce terrain bourbeux.
— Enfin, si tu te décidais à le rencontrer, prie Janin à dîner. C’est tout de même un peu le grand-père de Dédée. Si elle optait pour le droit, ça l’aiderait fichtrement !
— Quel esprit pragmatique...
Il savait que son persiflage se trompait de cible, mais il fallait qu’il passe sa soudaine mauvaise humeur sur quelqu’un.
— Et c’est toi qui me dit ça ... soupira Roxane. Bon, je vais me coucher, bonne nuit. Tu n’oublieras pas d’éteindre ...
La veille, le lundi matin, la nouvelle affectation du commandant Londaine ne se préoccupa pas d’heure légale. Il fallut foncer dans une ville qui se frottait les yeux, vers un pseudo suicide dans le 7e arrondissement, non loin du pittoresque quartier de Chinatown. Une jeune femme s’était jetée du toit d’une ancienne chocolaterie, dans une petite rue presque désaffectée qui s’embouchait dans la rue Pasteur.
La triste scène finit de lui plomber le moral. Une gamine de l’âge d’Elodée, avec de grands yeux bleus tout pareils, abandonnée sur le trottoir comme un jouet cassé.
— La troisième en six mois ! Sempillerie de bocon ! râlait le lieutenant Jules Bassanian en mastiquant ferme.
Une jupette en simili doré, la saignée du coude piquetée de bleu, de grands hématomes sur les bras et les poignets, déglinguée de partout, pas un papier sur elle. La brigade était déjà sur place, dans le jour naissant.
L’horreur familière enveloppa Londaine d’un courant d’air froid, devant la joue de velours intacte, la bouche enfantine barbouillée de mauve et le rouge profond rampant sur l’asphalte.
Il leva le nez vers la façade d’un jaune pisseux, l’arête du toit et sa gouttière rouillée d’où la petite avait plongé, et entre les cheminées centenaires, un morceau de ciel encore vaseux, hésitant entre rire et pleur, sous le coton sale d’un jour sans vent.
Le nouveau commandant lyonnais eut un gros coup de blues sous forme de manque, devant cette vie fauchée : l’haleine salée des vents de mer, la brume matinale sur le Grau, qui se tirait d’un coup comme un rideau pour laisser place au soleil. Comme si la mort n’habitait pas aussi dans le sud.
Ulrich émit mentalement les mots que la capitaine prononça tout haut, après avoir observé sans les toucher les bras nus et le cou de la petite :
— La brigade du proxénétisme va nous les briser. Encore une gamine des réseaux de l’est.
Puis se ravisant :
— Enfin ... Je veux dire ...
Ulrich acquiesça :
— Vous avez sans doute raison.
Elle l’enveloppa d’un grand regard franc. Ulrich n’était pas du genre « poussez-vous de là que je m’y mette ». Il déléguait, et puis, en débarquant dans une nouvelle affectation, c’était la seule manière de saisir la politique de la boîte, ses forces et ses faiblesses.
En cette macabre occurrence, il fit la connaissance de la première substitute du Procureur de Lyon, Frédérique Lamour, une « vraie » élégante, comme aurait dit Roxane. Une vraie compétence, aussi, dixit la capitaine.
Il rencontra également le légiste, et les hommes de la division de police technique. On était loin de la faconde du sud, qui enrobait le malheur d’une sorte de joie fataliste. Là, c’était Guignol et Gnafron descendus des Pentes de la Croix-Rousse, frondeurs et compassionnels aussi, sans oublier la Mère Cotivet, qui officiait sur le lieu de la tragi-comédie de la vie avec la même grave considération que derrière ses fourneaux.
— La mort est intervenue vers quatre heures ce matin, émit le médecin légiste.
On entendit le buraliste ayant découvert le drame en ouvrant son commerce, vers cinq heures. Il n’habitait pas sur place. Chamboulé, mais pas tellement étonné. Il s’en passait des vertes et des pas mûres, dans ce p... de quartier.
— Comment se fait-il que personne n’ait prévenu la police auparavant ? s’enquit la Substitute Lamour.
— Il y a beaucoup d’immeubles désaffectés, émit le buraliste en battant des bras. Et aussi une population qui n’aime pas trop les poulets, euh, pardon, madame. C’est sûr que la pauvre gosse, pour en finir avec cette p... de vie, elle n’était pas trop dérangée par le trafic.
— C’est un lieu habituel de prostitution ? demanda Londaine.
— Pff ... De nos jours, on ne sait plus qui est qui ... gémit le commerçant. Moi, j’en ai ma claque, j’ai un Turc qui me rachèterait mon affaire. Je vais me barrer et vite fait. Si ça continue, je vais me faire dessouder pour quatre machins à gratter.
L’attention fut attirée par une grêle battant le pavé. Une troupe agitant des pancartes approchait. Mme Le Substitut leva les yeux aux ciel et entreprit de parlementer avec un échalas.
— Les zigues des affiches, exposa le buraliste. Ils collent leurs papelards n’importe comment, c’est défendu, pardi !
— Les afficheurs sauvages ... renchérit le capitaine Jolène Gentil.
— C’est ce que je dis ... ronfla le commerçant.
Olivier Lazarus, un lieutenant à catogan et minois de petit marquis du Grand Siècle se pencha vers la capitaine :
— M... ! Le Belge. Les proxos sont déjà là ...
Ulrich rentra immédiatement dans son rôle, et il entendit l’équipe faire corps derrière lui, d’instinct. Il en ressentit une reconnaissante satisfaction.
— Ulrich de Londaine, dit-il, les mains dans les poches.
Le sourire impeccable du capitaine de la brigade des mœurs se figea.
— Capitaine Gherard Redeven.
Il désigna le corps de la pauvre fille :
— Vos conclusions ne font pas de doute, n’est-ce pas ? Inutile de perdre du temps. Elle est à nous.
Mme Le Substitut palabrant avec les manifestants, n’entendit pas sa réflexion.
Ulrich tourna le dos aux Mœurs :
— Allez voir ces gus, glissa-t-il à l’inspecteur Karim Sathi.
Karim s’éclipsa tandis que le Belge objectait sèchement que son équipe bossait sur les réseaux depuis des mois, et que les conclusions du légiste devraient au plus tôt être communiquées aux mœurs, et pas à la crim'.
Londaine haussa les épaules.
— La présence du Parquet, de l’IML, et de la police scientifique sur les lieux, ne vous étonne donc pas ? Ces suicides à répétition appellent l’autopsie, une instruction sur ordre du tribunal, et une enquête, diligentée par la brigade criminelle.
Le médecin légiste observait la gamine pétrifiée, dont personne n’avait clos les paupières sur ses yeux de poupée.
— Fermez-lui les yeux, Docteur, pria Ulrich
Puis au capitaine de la brigade du proxénétisme :
— Mon rôle est de protéger cette petite, même trépassée. J’aviserai votre commandant des éléments susceptibles de l’intéresser. A présent, vous ne manquez certainement pas de travail, je ne vous retiens pas.
Olivier Lazarus masqua son sourire derrière sa main finement gantée. Karim reprenait sa place dans le groupe. Mais Redeven ne lâchait pas, rejetant nerveusement une mèche :
— C’est la troisième roumaine en peu de temps. Le Dr Brazier sait de quoi il s’agit. Il pourrait directement nous livrer ses observations, afin d’abréger les investigations, et ainsi, coincer plus vite ces salopards de proxos. On en est déjà à trois filles, vous êtes au courant ?
— Ce n’est pas la procédure. Laissez-nous au moins le temps de diffuser un appel à témoins.
— Vous savez pertinemment que ça ne donnera rien, et qu’il est inutile de convoquer les cousins de la Crim’, personne ne parlera
— Permettez que je m’en assure par moi-même.
— Si vous avez du temps à perdre, M. de Londaine.
Le ton faussement cérémonieux, l’impudence tranquille, Ulrich tenait ces tentatives de déstabilisation comme inconvénient mineur, et depuis belle lurette.
— Si les homicides n’étaient pas avérés ..., car ils ne le sont pas encore, n’est-ce pas ?
Jolène et le légiste approuvèrent.
— S’ils ne sont pas avérés, votre filet remontera bredouille, et vos poissons fileront vers d’autres rivages. La pêche au gros est un sport délicat, capitaine. Il convient de s’armer de patience.
Les mâchoires du Belge se contractèrent, et seule sa bouche sourit :
— C’est certain, mon commandant. Mais il faut se hâter lentement. Gare à la noyade, si l’on patauge trop longtemps. Je crois que vous venez de la Méditerranée, vous savez bien nager...
Le Belge tourna les talons. Ulrich serra la main du légiste :
— Content de vous connaître, Dr Brazier, même si les circonstances ne sont guère réjouissantes.
— C’est partagé. Ces pauvres gosses, je ne m’y ferai jamais, soupirait le médecin. Le premier corps en cadeau de Nouvel An. Les deux autres décès au début de l’été, espacés d’une dizaine de jours. Votre prédécesseur, le commandant Nemat, était persuadé qu’il s’agissait de crimes, mais hélas, on n’a pas d’indices tangibles, on ne peut conclure qu’au suicide, dans les trois cas. La première pendue à une grille de boutique désaffectée du 8e, la seconde à une poutrelle métallique de squat à Vénissieux. Ces filles ont fini hélas à la fosse commune, impossible de prouver leur identité. On pense qu’il s’agit de jeunes roumaines.
— Comment se fait-il, sans soupçons d’homicides, que le parquet ait été d’avis de les autopsier ?
— C’est grâce à Nemat, fit Jolène. Pour la première victime, Lamour s’est un peu fait tirer l’oreille, mais au second pseudo-suicide, le commandant est parvenu à persuader la proc’ que ces morts pouvaient laisser supposer une organisation criminelle. Et puis, l’opinion publique s’est émue.
— Ces meurtres ressemblent furieusement à des punitions de proxos en réseaux. Nous travaillions à remonter la filière, lorsque Julien Nemat a eu son accident, déclara Lazarus.
Ulrich le dévisagea, et le lieutenant rougit. Jolène lui décocha un coup d’œil furieux.
— Mais depuis le début, on est embêté par Redeven, poursuivit-elle comme à contre cœur. Il prétend qu’il y aura forcément des fuites, et qu’on va lui casser tous ses coups !
— Il est là depuis longtemps, Redeven ?
— Trois ans, il vient de Lille. Il connaît bien les enquêteurs belges, il a aidé à l’arrestation du tueur des facteurs, vous vous souvenez ? Néanmoins, il s’est concocté un solide tissu d’indics dans toute le ville. On ne sait pas trop comment il s’y prend. Mais ici, ses méthodes ne plaisent pas trop.
Des appareils photos crépitaient.
— Éloignez gentiment les journalistes, lieutenant, commanda Londaine.
Ulrich considérait tour à tour les membres de sa nouvelle brigade.
« Ils travaillaient à remonter la filière ... Je parierais qu’ils y travaillent encore, en sous main .... »
Le jeune corps fut emporté, que l’on devinait à peine sous son linceul de plastique. Les techniciens du SRIJ demeuraient sur les lieux, pour faire parler la plus infime empreinte propre à faire avancer l’enquête.
Il fallait constamment endiguer la foule des badauds renseignés on ne savait comment, les repousser avec fermeté derrière les bandes jaunes.
— On ne peut même pas crever tranquille, maugréa Jules Bassanian qui se roulait un chalumeau, tout en couvant d’un oeil oblique les hommes en combinaison blanche s’affairant sur l’aire technique.
— Tu as encore grossi. Dis à ta mère qu’elle arrête de te cuisiner des beureks à la viande !
— Fiche moi la paix, Lazarus, et laisse ma mère tranquille. Moi, je ne concours pas pour Miss Univers, comme certains !
— Matez plutôt le populo avec vos portables, siffla Jolène Gentil. Un portrait de groupe, ça peut toujours servir ...
Ulrich apprécia l’initiative. Décidément, cette petite capitaine lui plaisait.
Un jeune homme à lunettes vint avertir Londaine que Mme la Substitute Lamour voulait lui parler. Qu’il soit au Palais à trois heures, demain après-midi.
— Monseigneur a un ticket ... souffla Bassanian dans un nuage de fumée fétide.
— Lazarus, venez avec moi ! commanda Londaine.
Tous deux accompagnèrent deux hommes de la scientifique dans leur progression dans les étages.
Les coups portés contre les portes palières restèrent sans effet. Mais au troisième, un battant était entrebâillé. Un vieil homme pointa son nez.
— Bonjour ! Londaine, police criminelle. Vous avez entendu quelque chose, ce matin vers quatre heures, ou cette nuit ?
L’homme leur fit signe d’entrer et désigna un appareil de surdité posé sur une commode.
— Je suis sourd ! hurla-t-il.
— La jeune fille ! beugla Lazarus.
Il montrait le haut de l’immeuble, puis la rue.
— Demandez au cinquième, il y a des carabins dans les soupentes ! S’il n’étaient pas pleins comme des barriques, à leur habitude, ils pourront peut-être vous renseigner !
Mais les étudiants devaient être en cours, et on leur laissa un ordre de passer à la crim’, pour une éventuelle déposition.
Une porte donnait sur les toits :
— La fille est forcément passée par là. Et peut-être aussi ceux qui l’ont poussée. On monte.
Les hommes du labo se mirent au travail. Lazarus leur emboîta le pas :
— Ne m’en veuillez pas, commandant, je ne peux pas m’approcher du bord, j’ai un de ces vertiges ! Je suis comme le Père Noël, je préfère m’occuper des cheminées.
D’ici, perché contre le ciel, on voyait la presqu’île et ses monuments patinés. Des bribes de quais de Saône respirant l’Italie, se perdaient dans une brume turquoise faussement séduisante.Ulrich contemplait une ville d’un autre âge, hormis les tours dernier cri de la Part-Dieu. Face à lui, les toits hétéroclites flottaient au-dessus des nuages comme des navires. Les rumeurs toutes mâchées montant des rues, le ronflement du trafic qui semblait un océan invisible, anesthésiaient sa conscience, repoussaient un peu la dure réalité. Il lui sembla saisir le chuintement des platanes de la rive gauche du Rhône. L’horreur de l’inéluctable se donnait un répit. Le monde continuait.
Tourmenté de nausée, Londaine dut malgré tout se pencher sur le vide, reconstituer mentalement la chute du corps.
Le gravier humide crissa, le faisant sursauter.
— J’ai trouvé ça, maigre gibier ...
Olivier Lazarus brandissait un porte-clé au bout d’un crayon. A l’anneau, était suspendu un petit lapin en peluche d’un rose passé, et tout frotté de suie.
— Peut-être avez-vous raison de croire encore au Père Noël, lieutenant Lazarus.
L’animal fut confié aux techniciens de la PST, empaquetant leur propre récolte : toutes sortes de mégots, bouchons et autres déchets plus ou moins détériorés.
Jules Bassanian et trois agents demeurèrent sur place pour l’enquête de voisinage.
La C4 se dirigeait vers la rue Marius Berliet.
— J’ai peur qu’il ne faille encore conclure au suicide, émit Jolène Gentil. Et alors, ces ... exécutions ne s’arrêteront jamais ! Un vieil homme sourd, des potaches fêtards et bruyants, un buraliste qui n’habite pas sur place, et peut-être des témoins, mais mal disposés à aider la police et qui se tairont. Les deux premiers crimes se sont produits aussi dans des lieux discrets. La grille d’un commerce désaffecté du 8e, et un squat à Vénissieux.
— Veillez à entendre les étudiants. Quatre heures, c’est l’heure de la mort. C’est aussi au petit matin que les jeunes ont dû réintégrer leurs pénates, après avoir fait la tournée des troquets plus ou moins légaux. Avec un peu de chance, il leur restait assez de lucidité pour avoir vu quelque chose et s’en souvenir.
— Nous avons aussi photographié les badauds. Peut-être reconnaîtra-t-on des faciès connus ...
— Ce n’est pas impossible. Et les colleurs d’affiches, depuis quand étaient-ils là ?
Karim se penchait entre les appuie-tête :
— Ils en avaient après la substitute, rapport à l’astreinte à payer, suite aux collages sauvages. Ils ne se sont rendus sur place qu’après avoir entendu dire dans le quartier que la police et le parquet seraient sur un meurtre rue Bèchevilain. Les afficheurs nourrissaient l’espoir de se faire entendre de nouveau par la justice. Je crois qu’il n’y a rien à tirer de là.
— Dommage, soupira Ulrich.
— Attendez, commandant ! Dans la bande, il y avait un petit dealer, on se demande ce qu’il fichait là, ce naze. Une sorte d’indic occasionnel des stups, vous voyez, il traîne partout. Il prétend avoir des choses à dire. D’ailleurs, il était assez proche du commandant, enfin, je veux dire, de ... et ...
Ulrich vit Jolène Gentil fusiller son subordonné du regard, dans le rétroviseur du pare-soleil. Ainsi, les cachotteries de la brigade concernaient son prédécesseur...
— Je l’ai convoqué pour cet après-midi, lança Karim Sathi précipitamment.
Ulrich avait rendez-vous à onze heures avec le grand chef adjoint, Michel Debard, remplaçant le directeur interrégional monté au ministère.
Le DIPJ de Lyon, surnommé le « Gatto », était une pointure, et une vraie plaie pour les gangs locaux. La brigade en parlait avec respect, mais en toute simplicité : Ulrich supputa que ça impliquait des lendemains pas trop rock’n’roll avec la hiérarchie. D’ailleurs, à Nîmes, le commissaire principal lui avait fait valoir tout l’honneur et l’avantage d’être muté à Lyon. A quarante-cinq ans, Ulrich avait l’âge idéal, et sa réactivité, sa formation et son expérience en criminologie feraient merveille :
« Paris n’est pas loin, cher Londaine, avec toutes sortes de promotions alléchantes pour les prochaines années ! »
Mouais.
Dédée n’avait pas râlé, une chance ! Et Roxane était sensible au changement de vie et l’augmentation qui allait avec, et, argument suprême, le tourbillon de la capitale, dont elle raffolait, à deux heures de TGV.
Elle projetait même de se trouver un petit boulot. D’ailleurs, elle avait pris des contacts en ce sens avant de quitter Nîmes.
Cette fois, elle évoqua plus modérément les dangers du métier de son mari. Il semblait que depuis quelques temps, l’angoisse de l’imprévu tragique ne la taraudait pas autant, assortie de la phobie du téléphone au milieu de la nuit. Elle répétait qu’Ulrich serait dorénavant moins exposé, du fait de son grade. Roxane avait une vue très personnelle du métier, comme de la vie en général.
Mais le danger était partout, à tous les étages, tous les grades, et pas seulement dans la rue, pas seulement la nuit. La mort vicelarde renaissait de ses cendres, vous lui coupiez le cou, il en repoussait vingt, comme l’Hydre de Lerne. Et le pire, c’est que cette mort vivait dans la tête de tout le monde, les malfrats et ceux qui essayaient de les coincer, qu’ils y parviennent ou pas.
Et comment, avec quels mots, expliquer à Roxane la complicité mortifère qui unissait bien malgré eux, les flics et les bandits, pour la raison bête qu’ils parlaient des mêmes choses à huis clos, yeux dans les yeux, prisonniers de leur peau, de la procédure, de la société.
Comment décrire l’indicible loterie de l’horreur, renouvelée chaque jour, qui ne peut s’exprimer qu’en hurlements de loup, et que l’on plaque pourtant sur des mains courantes, des rapports, des statistiques, en mots placides, mesurés, archivés enfin.
Comment lui apprendre, avec quels ménagements, que les flics ne sortaient jamais plus du cauchemar où ils plongeaient en l’ignorant, lors de leur première affectation, porteurs eux aussi des bracelets de l’infamie, condamnés chacun à leur manière à traquer ce magma, cette noirceur comminatoire inséparable de la condition humaine, prête à jaillir d’où on l’attendait le moins ?
Ulrich se passa encore de café et de pain grillé : la gamine tombée du toit attendait le nouveau commandant de la brigade criminelle à l’IML.
Et puis, le bureau de la Substitute Lamour rappela : trois crimes, c’était trop ! Il fallait une conférence de presse, et puisque le Gatto était absent, elle attendait Michel Debard, l’adjoint du directeur interrégional, et le commandant de Londaine, à onze heures, pour peaufiner le continu de la communication à la presse.
Comme d’ordinaire, Londaine dut s’arracher pour passer le seuil de l’institut médico-légal. Submergé par le sentiment confus de respect, de crainte superstitieuse héritée de la vieille humanité, d’écrasement, d’incompréhension et d’évidence mêlés, que l’on ressent dans les sanctuaires. Et Ulrich se demandait toujours comment les légistes faisaient, pour regarder la mort en face. Toute la journée, s’entend. Lui n’y parvenait que quelques minutes. Et encore, il mettait des heures à noyer ce familier néant sous des flots de paroles. On faisait comme cela, dans la Loire tout autant que dans le midi, pour conjurer le malheur. Avec un bon coup d’amer Picon, ça passait encore mieux.
Cette enfant, malingre et blanche, sous son drap de deuil, qui la pleurerait ? Londaine faillit appeler Roxane sur son portable, pour lui expliquer.
Roxane était la compassion même. Comme elle pleurerait bien, et sincèrement, sur la dépouille de cette pauvre petite malheureuse.
— Ça va, commandant ?
Le Dr Brazier le considérait avec sympathie par-dessus ses verres, et Londaine acquiesça. Le légiste, orfèvre de la criminalistique, enseignant à l’Université Claude Bernard et auteur de plusieurs ouvrages qui faisaient autorité, avait l’abord simple et l’aspect tutélaire du Père Noël.
— Des traces de violence, docteur ?
— Quelques bleus sur les bras et dans le dos, mais ça ne prouve rien, aucune empreinte digitale utilisable. La jeune femme consommait toutes sortes de saloperies, notamment du speed. Ca prédispose aux hématomes. Si ça se trouve, elle a sauté toute seule comme une grande.
Londaine soupira.
— Attendez les conclusions du labo, commandant, des fois, on a des surprises quand on s’y attend le moins. Je mettrai mon rapport en attente dans la mesure du possible.
Il recouvrit doucement le visage de madone enfant.
— Elle a gravi son calvaire, pauvre môme. Dire que les proxos en chef se les roulent dans la soie, et envoient leurs gosses du même âge dans les meilleurs écoles.
Sur le seuil, le vent du sud soulevant des tourbillons de poussière chaude fouetta le visage du commandant. Ici, l’automne balançait indéfiniment entre l’été indien et l’haleine crue des montagnes.
Londaine ne se retourna pas, comme lorsque, enfant, il quittait l’étude ivre de liberté, de peur que le maître ne le rappelle. Mais alors, il pouvait sans déchoir prendre ses jambes à son cou.
Les deux hommes se dévisagèrent. La barbe grisonnante et les verres teintés du directeur adjoint, laissaient peu le loisir de déchiffrer ses sentiments. Les yeux, attentifs, noirs, insondables.
— Je vous emmène, Londaine. Nous ne sommes pas en avance. Nemat a pour ainsi dire laissé tout en plan ! Enfin, ne lui faisons pas de procès ! Mais cette conférence de presse ne sera pas du luxe. Il faut que les bourgeois lyonnais comprennent bien que leurs filles ne sont pas visées. Qu’il s’agit uniquement de prostituées. Enfin, je veux dire que ces drames concernent un milieu précis. Ces gamines ne paraissaient pas sortir du couvent. Mais vous connaissez le dossier ...
La Citroën se lança dans le trafic.
— Tout va bien avec Gentil ? Il faut dire à leur décharge, poursuivit-il, que les hommes eux aussi, sont déstabilisés. Votre prédécesseur a été muté à Menton, pour lors, il est en maison de repos, après son accident.
— Son accident ...
— L’équipe ne vous a rien dit ?
Ulrich saisit le vif regard, éluda :
— Nous n’avons guère eu le temps, avec la jeune femme tombée, ou poussée du toit. Le commandant Nemat a eu un accident ?
— En secourant un jeune collègue qui projetait de mettre fin à ses jours, et qui hélas, y est parvenu. Au fait, comment vous entendez-vous, avec Redeven ? Le Belge ...
— Je suppose que nous avons l’un et l’autre à cœur de faire avancer les affaires.
— Tant mieux, nous ne voulons pas qu’il y ait de vagues en ce moment, entre sections de la Criminelle, vous comprenez ? Le commandant des mœurs est en voie de passer divisionnaire, Redeven est une pointure, il prendra certainement la direction de la brigade, et donc, je vous demande de le traiter comme un égal. Oui, alors, après l’accident de Nemat, il y a eu du vent dans les voiles, nous en reparlerons, c’est d’ailleurs pour cela que le Gatto, enfin, je veux dire, Christophe Tremet, est à Paris. Il va rentrer d’humeur massacrante. Et que dois-je lui dire, pour la gamine de la rue Bèchevilain ? Il n’y pas pas de lien avec Parilly, n’est-ce pas ? La prostituée du boulevard de ceinture, vous êtes au courant ? De toutes façons, la procure n’autorisera pas l’autopsie. Et Lamour, qu’est-ce qu’on lui dit ?
— Je sais que le Lyonnais vont vite en besogne, sauf lorsqu’ils dégustent les spécialités du cru, mais il faut laisser à la brigade et aux hommes de la scientifique le temps de rendre leurs conclusions. M. le Directeur Tremet et le procureur comprendront cela, j’en suis sûr. Pour ce qui me concerne, pas question de bâcler !
Le directeur adjoint se fendit la barbe d’un demi sourire.
— Mais nous en sommes d’accord, Londaine !
— Une gamine de seize ans à peine, ça mérite, ce me semble, que l’on s’y arrête, s’échauffait Ulrich. Mon prédécesseur avait à cœur de résoudre les deux crimes précédents, une enquête ne se boucle pas en deux coups de cuiller à pot, voilà mon avis ! L’opinion attendra, comme la magistrature.
— Mais comment donc ! Restons serein... Je vous rappelle tout de même que le commandant Nemat n’a pu faire autrement que de conclure au suicide dans les deux affaires. Passons. Il y avait la presse, rue Bèchevilain ?
— Difficile d’évincer les journalistes. Mais ils ne pourront qu’être sibyllins, ils n’ont pas pu approcher, grâce à la manif des afficheurs sauvages.
— Pff ! Quelle engeance...
— Le commandant Nemat ... Que lui est-il arrivé au juste ?
Le directeur adjoint prit le temps de clignoter, virer, réintégrer sa place devant le trafic :
— Une sale histoire. Nemat a découvert un de nos jeunes lieutenants, pendu à une poutre où il gigotait encore, paraît-il.
— J’aurais pensé que la bouche de son arme entre les dents, ou alors ... le Rhône...
Debard soupirait, extirpant maladroitement une cigarette d’une vieille blague posée sur le tableau de bord.
— Le fleuve-roi a aussi ses adeptes. Il faut y prendre garde, même maîtrisé, le Rhône est un torrent. Gare à la noyade.
— Mon prédécesseur s’est donc blessé en voulant sauver son collègue ?
Debard fit une boulette de la cigarette et d’un geste rageur, la flanqua par la portière.