Un mousse de Surcouf - Pierre Maël - E-Book

Un mousse de Surcouf E-Book

Pierre Maël

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Extrait : "Le 4 vendémiaire au VII, c'est-à-dire le 25 septembre 1799, le trois-mâts la Bretagne sortait du port de Brest et gagnait la mer, toutes les voiles dehors. C'était un beau navire de commerce qui transportait des émigrants vers l'Amérique. On mourait de faim en Bretagne, comme un peu partout d'ailleurs en France, et cette émigration-là ne ressemblait point à celle que les lois encore en vigueur punissaient de mort."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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Lady Blackwood se montra donnant le bras à son amie.
ICapturés

Le 4 vendémiaire an VII, c’est-à-dire le 25 septembre 1799, le trois-mâts la Bretagne sortait du port de Brest et gagnait la mer, toutes les voiles dehors.

C’était un beau navire de commerce qui transportait des émigrants vers l’Amérique. On mourait de faim en Bretagne, comme un peu partout d’ailleurs en France, et cette émigration-là ne ressemblait point à celle que les lois encore en vigueur punissaient de mort.

Le gouvernement accordait son consentement à tout citoyen qui, muni de son brevet de civisme, déclarait ne s’absenter que pour subvenir à son existence ou faire acte de commerce. Par malheur la navigation était très difficile. Les côtes étaient étroitement surveillées par les croisières anglaises, qui usaient de représailles dans la guerre de course.

Il devenait chaque jour plus difficile aux navigateurs français d’échapper à la poursuite des vaisseaux britanniques, dont les canons coulaient impitoyablement tout navire refusant d’amener son pavillon.

La Bretagne cependant nourrissait cette espérance de se dérober à l’œil vigilant des vigies rouges. Elle filait de huit à dix nœuds et n’avait pas craint de tenter un aussi long voyage au moment le plus défavorable de l’année, en une saison féconde en naufrages.

Elle portait dix-huit hommes d’équipage et cent vingt passagers, au nombre desquels figuraient un jeune médecin, Charles Ternant, sa femme et ses deux enfants, Anne et Guillaume. Anne avait alors sept ans, Guillaume tout près de cinq.

Ternant se dirigeait vers l’Amérique du Sud et les colonies espagnoles de la Plata. Un frère aîné y avait réussi à gagner une petite fortune, qu’il avait laissée par héritage au jeune médecin, et celui-ci espérait, avec l’aide de cet argent, se créer une position meilleure dans un pays presque vierge encore, où les Européens trouvaient à s’assurer une clientèle et des ressources.

Les premiers jours de navigation n’offrirent aucun incident fâcheux. Le ciel fut clément, la mer belle. On gagna ainsi les côtes d’Espagne. On évita le voisinage du Portugal, entièrement acquis à l’Angleterre. À la hauteur des Canaries, alors que l’on pouvait se considérer comme sauvés et se jeter hardiment dans l’ouest, on vit brusquement apparaître à l’horizon les voiles carrées d’une corvette anglaise.

Il fallut fuir et se laisser pousser vers le sud.

C’était une étrange vie que celle du bord pour ces hommes et ces femmes de conditions si différentes qui, la mort dans l’âme, s’éloignaient de la mère patrie pour chercher sous d’autres cieux le moyen de conserver une lamentable existence.

La France sortait à peine de la Révolution et le gouvernement du Directoire louchait à son terme. La famine régnait sur toute l’étendue du territoire de la République, ensanglante par les atrocités de la Terreur et les crimes de la guerre civile. Au dehors, le drapeau de la France, illustré par d’éclatantes victoires : Valmy, Jemmapes, Fleurus, Hondschoote, Montenotte, Lodi, Castiglione, Arcole, Rivoli, par la conquête des Flandres, des Pays-Bas, de la Savoie, du nord de l’Italie, venait de subir, coup sur coup, de sombres revers. Les Austro-Russes, conduits par Souvarow, nous avaient battus à Cassano, à la Trébie, à Novi. Jourdan avait dû reculer devant l’archiduc Charles, après la défaite de Bamberg, et la flotte française de Brueys, anéantie par Nelson à Aboukir, laissait notre armée à la merci des Anglais en Égypte.

Il est vrai que, guidé par son étoile, sollicité par la fortune, le jeune vainqueur d’Arcole et de Rivoli, des Pyramides et du Mont-Thabor, venait de rentrer en France. Deux mois ne s’écouleraient pas tout à fait avant que Bonaparte, par le coup d’État de brumaire, renversât un gouvernement tombé dans le mépris et inaugurât pour la France une ère de gloire sans précédent.

Pour faire face à tous les ennemis du dehors, la France avait accompli des prodiges de courage et d’activité. Dépourvue de vaisseaux et, surtout, de marins expérimentés, elle avait essayé, par la course, de tenir tête à l’Angleterre. Des combats malheureux sur mer n’avaient servi qu’à accroître les forces de l’implacable et séculaire rivale. On avait pu voir le Vengeur sombrer glorieusement en avant de Brest sous les boulets de l’ennemi.

Présentement, dans les mers de la Chine, un Breton se faisait un nom illustre parmi les grands corsaires de notre histoire. À vingt-cinq ans, Robert Surcouf, de Saint-Malo, avait déjà porté de rudes coups au commerce britannique, sans craindre même de se mesurer aux corvettes et aux frégates de l’ennemi. Un an plus tôt, il avait équipé à ses frais la corvette la Clarisse, armée de quatorze canons, sur laquelle il était devenu la terreur de l’océan Indien.

C’était lui que poursuivaient sans relâche les vaisseaux anglais, contre lui que se rassemblaient les escadres de l’île Maurice, de Madras et de Bombay. Pourtant, chaque capitaine ennemi, quelle que fût sa bravoure, redoutait le terrible Malouin et ne se lançait à sa recherche qu’avec le secret espoir de ne le point rencontrer.

La Bretagne fuyait donc vers le sud, faisant un écart considérable de sa route, mais avec l’intention arrêtée de la reprendre dès qu’elle trouverait la mer libre.

Hélas ! la surveillance était bien exercée, et l’on n’était pas encore au 15 novembre que le pavillon anglais se montrait derechef sur l’horizon du nord-ouest.

Il fallut fuir encore vers le midi.

Là, nouvelle menace. Elle surgissait du sud-ouest.

Trois vaisseaux ennemis donnaient la chasse au pauvre trois-mâts auquel une seule route restait ouverte, celle de l’est, à travers les périls du redoutable cap des Tempêtes, devenu, depuis Vasco de Gama, le cap de Bonne-Espérance.

C’était se jeter dans la gueule du léopard.

Le Cap était, en effet, la station anglaise par excellence et les vaisseaux y devient pulluler.

N’importe ! On n’avait pas le choix. Il fallait prendre ce qui s’offrait, car on savait quel sort cruel attendait les prisonniers-de guerre français sur les pontons de la Grande-Bretagne. D’ailleurs, les malheureux émigrants faisaient entendre un tel concert de plaintes et de récriminations que le capitaine Kerruon commençait à en perdre le sang-froid.

On se mit donc à fuir dans l’est, comme on avait fui dans le sud, avec le fragile espoir de se réfugier, au besoin, sous la protection des canons de Saint-Denis, dans l’île de la Réunion. Or, il y avait plus de deux mois que la Bretagne avait quitté Brest lorsqu’elle se trouvait à la hauteur du Cap. Sa course avait été favorisée par le vent, et elle pouvait espérer atteindre l’île avant la fin du troisième mois.

Comme pour stimuler sa vitesse, les voiles hostiles se laissaient voir au large, tantôt plus rapprochées, tantôt plus éloignées, selon que le navire français gagnait ou perdait du champ.

L’épouvante fut donc grande à bord de celui-ci lorsque, le 10 décembre, tandis que, après avoir franchi la zone dangereuse du Cap, il pouvait croire à un répit dans l’acharnement de la poursuite, la vigie signala une voile surgissant à l’horizon de l’est.

Il y eut un moment d’angoisse affreuse.

Le capitaine assembla l’équipage et ne trouva que des hommes résolus à vendre chèrement leur vie. Il consulta les passagers. Un tiers se prononça pour la résistance ; les deux autres, pris de pitié pour les femmes et les enfants, furent d’avis qu’il valait mieux se rendre. Peut-être les Anglais se contenteraient-ils de faire payer une contribution aux malheureux émigrants afin de leur accorder le libre passage en Amérique ?

Comment lutter, d’ailleurs ? On n’avait à bord que deux mauvais pierriers pouvant fournir douze coups chacun. En outre, en rassemblant toutes les armes à feu, on ne pouvait armer qu’une trentaine d’hommes.

Le parti de la reddition prévalut donc, et le capitaine Kerruon fit arborer les signaux indiquant sa soumission.

Les vaisseaux anglais accourant de l’ouest furent bientôt à portée de canon. Le premier, une corvette de quatre-vingt-dix hommes d’équipage, avec huit pièces, s’approcha d’assez près pour signifier à la Bretagne d’avoir à amener son pavillon.

Mais tandis que le vieux marin brestois, la rage au cœur et les yeux pleins de larmes, s’apprêtait à obéir à l’ordre humiliant, voici que, brusquement, à la grande stupeur des fugitifs, la scène changea entièrement d’aspect.

On put voir la corvette anglaise se couvrir de toile et virer de bord en courant vent arrière pour reprendre la route qu’elle venait de suivre en sens contraire.

Le second vaisseau, dont on ne pouvait encore apprécier l’importance, imita l’exemple de la corvette.

« Tonnerre de Brest ! s’exclama le Breton, qu’est-ce que ça signifie ? Ne dirait-on pas que les goddems veulent fuir ? »

On eut promptement le mot de cette étrange énigme.

La voile aperçue au sud-est grossissait à vue d’œil.

Bientôt, il ne fut plus possible de s’y tromper. C’était bien les trois couleurs, c’était le pavillon français qui battait à sa corne.

Haletants, le cœur plein, la poitrine agitée d’une fiévreuse espérance, l’équipage et les passagers de la Bretagne n’osaient point en croire leurs yeux, ne sachant comment expliquer la présence d’un bâtiment français sous ces latitudes.

Tous s’étaient élancés vers le pont et, penchés sur les bastingages, assistaient au singulier évènement qui avait assuré leur salut.

Le vaisseau inconnu s’approchait à une vitesse de dix à douze nœuds, très supérieure à celle des croiseurs ennemis.

Comme certaines étoiles du firmament, il se dédoublait.

Bientôt on put voir derrière lui, dans son sillage, un brick de grandes dimensions, dont les sabords relevés montraient les gueules luisantes de huit pièces de seize, formidable satellite du premier bâtiment, qui ne portait pas moins de seize bouches à feu.

Celui-ci venait, rapide comme un oiseau de proie.

Et, vraiment, il en avait la mine élégante et farouche, avec ses larges voiles carrées, ouvertes ainsi que des ailes, qui débordaient la carène renflée. Il était mince pourtant et, long, taillé pour des luttes de vitesse. Son étrave se creusait comme la gorge d’un albatros, dont son beaupré chargé de toile, imitait assez bien le bec puissant.

Il avait pris chasse sur les deux vaisseaux anglais et il était visible qu’il les rejoindrait promptement.

En passant devant le trois-mâts, il le salua allègrement, et les fugitifs purent entendre une immense clameur leur souhaiter un bon voyage.

Quand l’étrange vaisseau défila devant la Bretagne, le capitaine Kerruon, armé de sa longue-vue, put lire le nom inscrit au-dessous de la dunette.

Un hourra souleva sa poitrine, aussitôt répété par l’équipage et les passagers du trois-mâts brestois. La Clarisse ! « Vive Robert Surcouf ! »

« Vive Robert Surcouf ! » L’acclamation était méritée.

C’était lui, en effet, l’invincible corsaire, le glorieux Malouin, digne descendant de Duguay-Trouin, qui venait de sauver ses compatriotes en détresse et s’apprêtait à livrer bataille aux éternels ennemis de la France.

Le docteur Charles Ternant, frémissant d’un patriotique enthousiasme, appela à lui sa femme et ses enfants.

Puis, prenant son fils dans ses bras, il l’éleva au-dessus des bastingages et, lui montrant les deux navires français voguant triomphalement à travers les eaux calmes et limpides :

« Guillaume, s’écria-t-il, regarde bien ces bateaux qui passent et grave leur image dans ton souvenir. C’est la gloire de ta patrie que tu vois. Ne l’oublie pas. Vive la France !

– Vive la France ! » répéta la voix pure du petit garçon.

Guillaume Ternant ne devait point oublier cette journée.

Maintenant les deux vaisseaux étaient passés.

On put voir la Clarisse gagner sur les Anglais, les dépasser pour leur barrer le chemin, puis revenir sur eux comme la foudre.

Tout à coup une détonation éclata ; un flocon blanc s’enleva au-dessus du corsaire et, pendant un temps très court, le masqua.

L’étrange vaisseau défila devant la Bretagne.

La corvette anglaise riposta bravement.

Ce fut alors un roulement formidable de décharges successives.

La Clarisse soutint, d’abord, le feu de ses deux ennemis. Bientôt, détachant le brick contre la corvette, elle s’élança sur le second vaisseau et se mit à le canonner à outrance.

La Clarisse était une terrible guerrière qui ne perdait pas ses coups. Un de ses boulets rasa la misaine de son adversaire, un second abattit le grand mat. Incapable de manœuvrer, le bateau anglais dut amener son pavillon.

Ce fut alors le tour de la corvette.

Elle était commandée, sans doute, par un officier plus valeureux, car elle se défendit avec rage. Les canons de la Clarisse et ceux du brick la couvrirent de projectiles. Après une demi-heure de combat, il devint manifeste que le vaisseau britannique, touche au-dessous de la flottaison, avait une voie d’eau mortelle.

Alors seulement, sur les débris sanglants, à la corne d’artimon, le pavillon flottant fièrement au-dessus du gouffre fut tranché par la hache d’un gabier.

Des quatre-vingt-dix officiers et matelots du navire anglais, cinq seulement étaient debout, diversement blessés ; six autres respiraient encore. Tout le reste était mort.

La nuit descendit sur cette scène terrifiante et sublime.

La Clarisse revint sur sa route. Elle avait subi des avaries qui exigeaient un prompt retour dans les eaux françaises. Elle prit donc sous sa protection la Bretagne. Le trois-mâts avait besoin de renouveler ses vivres, vu l’énorme perte de temps qu’il avait subie.

En reconnaissance du service rendu, le capitaine Kerruon offrit de prendre à son bord les blessés trop gravement atteints de la Clarisse.

Ce fut en cette circonstance que Guillaume Ternant eut, pour la première fois, l’occasion de voir Robert Surcouf.

Le célèbre corsaire était encore un tout jeune homme, puisqu’il venait d’atteindre sa vingt-sixième année. C’était un homme d’une taille au-dessus de la moyenne, d’une prodigieuse vigueur sous des apparences élégantes et frêles. Il avait une beauté particulière du visage, qui résidait surtout dans l’expression étrangement farouche de ses prunelles pendant l’action et leur douceur presque féminine au repos. Cela lui avait fait une réputation unique parmi les Anglais, ses ennemis détestés, car, pour l’ensemble des lignes du visage et la régularité classique, le Malouin pouvait être tenu pour laid.

Il avait été blessé pendant le combat par un éclat de bois dont une écharde s’était profondément enfoncée dans sa main droite, ce qui le faisait beaucoup souffrir. Informé qu’il y avait un médecin à bord de la Bretagne, il passa sur le pont du trois-mâts et vint demander au docteur Ternant des soins que celui-ci fut trop heureux de lui prodiguer.

Avec une habileté consommée, le chirurgien brestois parvint à extraire l’écharde. Puis il fit saigner la plaie qu’il débrida, la lava à l’eau de mer et lui appliqua un pansement qui, au bout de huit jours, rendit à Surcouf l’usage de sa main.

Le corsaire l’en remercia avec effusion, et, embrassant les deux enfants du jeune médecin, dit à celui-ci, en lui tendant sa main gauche, la seule dont il pût encore se servir :

« C’est entré nous à la vie à la mort, docteur Ternant. Nous sommes doublement compatriotes, puisque je suis de Saint-Malo et vous de Brest. Si jamais vous, votre femme ou vos enfants avez besoin de moi, n’oubliez pas que je suis votre ami pour toujours. »

Et, soulevant de son bras herculéen le petit Guillaume, qu’il mit sur un cabestan, il s’écria :

« Docteur, si vous n’avez pas d’intentions spéciales au sujet de ce gamin, donnez-le-moi. J’en ferai un crâne marin.

– Oh ! oui, oh ! oui, s’écria le garçonnet en se jetant au cou du corsaire, je veux être marin comme toi. »

La Bretagne ne mit que huit jours à gagner l’île française. Le temps était magnifique et les Anglais n’osaient point inquiéter le commerce. Ils savaient Surcouf en course.

Hélas ! ce n’était là qu’un répit momentané pour le trois-mâts. Pour reprendre le chemin de l’Amérique, il devait revenir sur ses pas, affronter de nouveau le Cap, les dangers de la mer et ceux des hommes. Y échapperait-il ?

Il n’y échappa point.

Lorsque, après une escale de dix jours, nécessaire à la réfection de l’approvisionnement et à la réparation de certaines avaries, le trois-mâts reprit la mer, il alla donner de nuit au cœur d’une croisière anglaise, sept vaisseaux sortis du Cap pour envelopper le redoutable marin qui venait d’humilier si cruellement le pavillon britannique. La Bretagne dut se rendre.

Les Anglais firent un tri parmi les prisonniers. Un quart d’entre eux fut interné au Cap, un autre quart embarqué sur un bateau qui faisait voile vers l’Inde.

Après quoi, le capitaine Kerruon et son équipage ayant été retenus pour les pontons, la Bretagne, débaptisée et devenue le Earl of Essex, transporta à Buénos-Ayres le reste des misérables émigrants dont l’extrême dénuement désarmait l’ennemi.

Parmi les captifs dirigés sur l’Inde, se trouvèrent le docteur Charles Ternant et sa famille.

Avec une barbarie injustifiable, le père fut séparé de sa femme et de ses enfants. L’esprit soupçonneux des geôliers mettait d’un côté les hommes, de l’autre les femmes. Les premiers furent internés dans l’île de Salsette, près de Bombay ; on déposa les secondes sur divers points de la côte de Malabar. Ce fut une captivité cruelle et inique. Entassés dans un îlot pestilentiel, n’ayant pour s’y coucher que des paillotes à moitié effondrées, pour nourriture que quelques poignées de riz, les infortunés prisonniers furent rapidement fauchés par la maladie.

Le docteur Ternant fut du petit nombre de ceux qui résistèrent à l’influence pernicieuse dit climat.

Mais, dans cette promiscuité de la geôle, énervé par les procédés ignominieux et les mauvais traitements, il ne fut pas toujours maître de son humeur et, un jour que l’acharnement des gardiens avait poussé à bout sa longanimité, il s’emporta au point de reprocher durement à l’officier surveillant son manque d’égards.

Désireux de faire preuve d’éducation, celui-ci répondit aux reproches du Français en lui adressant des témoins.

À cette époque, la loi anglaise ne faisait point un crime du duel. Ternant prit deux seconds parmi ses compagnons de captivité.

Les prisonniers n’avaient point d’armes, cela va sans dire. Il était défendu, sous peine de mort, aux soldats qui les gardaient de leur laisser le moindre instrument ou ustensile qui pût avoir l’apparence d’une arme. Ils n’avaient ni couteaux, ni marteaux, en un mot, aucun outil qui pût devenir un objet ou un moyen d’offensive. Il semblait donc que la rencontre fût rendue impossible.

Déjà l’officier goguenard avait fait offrir au médecin un duel à la boxe, et le Breton, sans s’intimider, avait accepté cet ultimatum.

Il avait ajouté pourtant aux conditions du cartel :

« Dites au lieutenant Seaford que je me réserve, après un combat à coups de poings, de lui demander une réparation par les armes, s’il m’arrive de m’en procurer par un moyen quelconque. »

Et l’Anglais, s’esclaffant de rire, avait souscrit à cette clause.

Or, il advint que l’ayah hindoue, chargée de porter au docteur sa maigre pitance quotidienne, lui remit clandestinement une paire de ciseaux dont l’une des branches était arrondie.

Dévisser les ciseaux, aiguiser sur une pierre dure la branche ronde, afin d’en faire une pointe sensiblement égale à celle de l’autre branche, puis attacher l’une et l’autre à deux rotins très lisses, fut pour le médecin l’affaire d’une journée de travail.

Le lendemain, il se présentait au combat à l’heure dite et administrait à l’Anglais une raclée à la boxe, une de ces raclées que les seuls Bretons savent donner aussi magistralement.

Il n’en fallut pas davantage pour déterminer l’officier à accepter le duel bizarre qui s’offrait à lui comme une revanche.

Là encore, le docteur Ternant fut victorieux.

Il plongea toute sa pointe, soit environ trois pouces d’acier, dans l’épaule droite de son adversaire. Lui-même reçut au poignet une estafilade à laquelle il n’attacha aucune importance.

La malchance voulut que l’acier fût rouillé.

La plaie s’envenima et la gangrène s’ensuivit. En peu d’heures l’état du médecin français devint critique. Il n’y avait là aucun chirurgien pour faire l’amputation rendue nécessaire.

Les conditions défavorables du séjour, la température humide et les miasmes d’un sol marécageux amenèrent rapidement une aggravation.

Quarante-huit heures plus tard, le docteur Ternant était mort.

Il mourut, les yeux pleins de larmes au souvenir de sa femme et de ses enfants.

On l’enterra sans prières, sans cercueil, dans une fosse creusée à la hâte au pied d’un banyan. Les prisonniers y piaillèrent une croix de bois.

Et tandis que le père mourait ainsi à Bombay, de l’autre côté de la péninsule indienne, la veuve et les enfants, gardés à vue par des cipayes anglais, unissaient leurs prières et leurs sanglots.

Ce fut pour eux une immense douleur que d’apprendre la fin cruelle de leur unique protecteur. Les autorités anglaises se laissèrent pourtant émouvoir par leur détresse, et l’on accorda à la malheureuse famille l’autorisation de s’établir à Ootacamund, sur les premiers contreforts des monts Nielgherries.

De la petite fortune sur laquelle Ternant avait compté pour se créer une situation, il resta juste assez à sa veuve pour occuper une maison solitaire, à la lisière des bois, et s’assurer une existence tout à fait voisine dit dénuement.

C’était l’exil, non plus seulement sur une terre étrangère, mais dans un pays absolument inconnu, loin du contact de la civilisation blanche, avec le désespoir de ne plus jamais revoir le ciel de la patrie, les horizons sacrés de la « douce France ».

Là venaient les gazelles et les nilgauts.
IIL’enfance d’un captif

Mme Ternant était une noble femme, au cœur vaillant, que l’adversité ne devait point abattre. Elle fut à la hauteur de sa tâche et des épreuves cruelles que lui infligeait la destinée.

Seule, sans époux, sans ami, n’ayant d’autres relations que celles de deux familles de planteurs anglais établis dans son voisinage, c’est-à-dire à dix milles de distance, elle entreprit de faire face à toutes les difficultés de sa nouvelle situation et de donner à ses enfants une éducation qui leur permît de conserver en leur jeune mémoire le souvenir et l’amour de la pairie perdue.

À dire le vrai, c’étaient de fort braves gens que ces colons anglais, venus en ces lieux presque sauvages pour y essayer la culture du café, que le gouvernement de la métropole encourageait à l’aide de subventions et de primés assez considérables.

L’une des deux familles, la plus nombreuse, était irlandaise. Elle comptait, en outre du père et de la mère, sept enfants, dont cinq étaient des garçons, grands, robustes, très développés pour leur âge, aidant leurs parents dans les travaux de surveillance de la plantation.

La communauté de religion créa tout de suite un lien de sympathie entre la veuve et les enfants du docteur Charles Ternant et le foyer de Patrick O’Donovan. Les mois puis les années resserrèrent ce lien, si bien que les deux mères décidèrent que l’on raccourcirait les distances en construisant deux maisons nouvelles et plus voisines aux confins des deux domaines.

L’amitié ne fut pas seule à provoquer ce rapprochement.

Une sage entente des intérêts réciproques détermina Patrick O’Donovan à prendre en mains la gestion des maigres ressources de Mme Ternant. En même temps, il offrit à celle-ci d’associer Anne et Guillaume aux leçons qu’il donnait à ses propres enfants.

La veuve accepta avec reconnaissance cette offre généreuse. Mais, bonne et ferme patriote, elle fit tout de suite une réserve.

« Je vous demande de vous rappeler que, si vous êtes un sujet fidèle du roi George d’Angleterre, je suis la fille d’une grande nation qui s’appelle la France, et j’entends que Guillaume soit un bon Français. »

Patrick ne répondit à cette noble parole qu’en secouant énergiquement la main de sa voisine. Puis, après un assez long silence, il articula péniblement, en un français des plus fantaisistes, ces mots :

« Je comprends si bien votre sentiment, que, si, pour une cause ou pour une autre, vous ne pouviez veiller vous-même à l’éducation de votre fils, moi, Patrick O’Donovan, je lui enseignerais ce qu’il doit d’amour à un pays qui n’a point hésité, il y a dix ans à peine, à tendre la main à l’Irlande persécutée. »

À partir de ce jour, Anne et Guillaume vécurent dans l’intimité de leurs bons amis irlandais. Patrick tenait à justifier la confiance de Mme Ternant et il ne perdait pas une occasion de rappeler au petit garçon ses origines et le culte qu’il avait voué à sa patrie. Il lui parlait de Jacques II débarquant en Irlande, soutenu par une armée française que Louis XIV avait mise à sa disposition et qui succomba sous le nombre à Drogheda ; du général Humbert et de sa poignée de braves qui, pourtant, s’étaient couverts de gloire dans une expédition malheureuse.

Si bien qu’un jour le petit Will (Will est le diminutif de William, traduction anglaise de Guillaume) osa dire au bon Pat :

« Alors, bon ami, si je retournais en France pour me battre contre les Anglais, vous n’auriez aucun ressentiment contre moi ? »

À quoi le fils de la verte Érin répondit loyalement :

« Sachez, Will, que, loin de vous blâmer, si vous pouviez accomplir un tel dessein, je vous mépriserais si vous ne le faisiez point. »

Il ne pouvait donc exister aucun malentendu à ce sujet.

Cependant, depuis l’évènement qui avait causé la captivité de la famille Ternant et la mort de son chef, la paix d’Amiens avait été signée, paix éphémère, hélas ! qui n’avait pas permis à Mme Ternant de réaliser ses projets de retour en France.

Le camp de Boulogne et le canon d’Austerlitz avaient rallumé la guerre entre les deux nations. Elle devait durer sans merci jusqu’à la chute suprême de Napoléon dans les champs de Waterloo.

Or, tandis que s’accomplissaient les évènements gigantesques qui bouleversaient la face de l’Europe, au pied des mont Nielgherries, dans ce coin perdu de l’Inde, où l’Angleterre, dans la fièvre de son formidable duel, n’avait pu encore asseoir les fondations de son vaste empire colonial, Anne et Guillaume grandissaient paisiblement, entre les leçons pratiques de O’Donovan et l’instruction religieuse et morale que leur donnait une mère pieuse et fidèle aux souvenirs.

Sous l’influence d’un climat propice aux précoces développements, les deux enfants avaient rapidement crû en force et en intelligence.

Mieux que toute autre démonstration, l’existence un peu rude qu’ils menaient leur était un moyen d’éducation pleine de courage et de magnanimité.

La région qu’ils habitaient était surtout peuplée d’une population manifestement dégénérée, vivant dans un état d’abjection matérielle et morale telle qu’on pouvait la considérer comme irrémédiablement décliné.

Assujettis aux plus dégradantes superstitions, n’ayant plus que de très vagues notions de la dignité humaine, ces pauvres gens se contentaient d’une nourriture grossière et ne cherchaient même pas à améliorer leur sort par le moyen des ressources que la sollicitude des blancs pouvait mettre à leur disposition.

Le pays, montagneux, était entouré de forêts épaisses, presque vierges, riches en territoires de chasse, où le gibier abondait.

Là se voyaient par troupeaux nombreux le grand cerf moucheté, et aussi cette espèce, délicate et frêle, de si petite taille qu’elle n’excède pas la hauteur d’un agneau, les antilopes nilghauts, les mouflons aux vastes cornes en spirale, les buffles sauvages et les gaours, ruminants d’un voisinage dangereux.

On y trouvait aussi l’éléphant et le rhinocéros, le sanglier et le babiroussa, des ours, des léopards, des panthères, d’innombrables variétés de serpents venimeux et parmi tous ces hôtes redoutables, le plus terrible de tous, le grand bâgh rayé, le seigneur tigre, roi et maître incontesté de la jungle.

Guillaume et Anne eurent l’occasion de faire la connaissance du « mangeur d’hommes » en d’inoubliables circonstances.

Cela leur arriva un matin où, avec l’imprudence de leur âge, ils s’étaient aventurés seuls à la lisière de la forêt.

Il y avait, a quelque distance de leur habitation, un ruisseau sur les bords duquel fleurissaient d’admirables orchidées, objet de leur convoitise.

Malgré les défenses de leur mère, malgré les sages avis de Patrick O’Donovan, les deux enfants avaient formé le projet d’aller en cachette jusqu’au ruisseau pour y cueillir les merveilleuses fleurs.

Ce projet, ils le mirent à exécution un après-midi.

L’eau limpide et pure n’était pas seulement le bassin d’alimentation d’une végétation luxuriante, c’était aussi l’abreuvoir ordinaire des fauves.

Là venaient, à la chute du jour, les gazelles et les nilghauts, les daims et les cerfs mouchetés. Des vols d’oiseaux au plumage varié y prenaient leurs ébats, parmi lesquels des grues couronnées, des faisans, des kouroukous et des paons à l’ample queue ocellée d’or et de velours.

Or, ce jour-là, la faune et la flore semblaient être en joie.

Jamais les deux petits imprudents n’avaient contemplé un plus radieux assemblage de corolles gemmées et parfumées ; jamais de plus beaux oiseaux, de plus riches insectes n’avaient ébloui leur vue.

Il semblait que tout obéît à un mot d’ordre de séduction et d’enchantement.

Anne et Guillaume se laissèrent donc attirer par le magique spectacle. Ils franchirent à la dérobée les bornes du petit domaine, éludant la surveillance des domestiques hindous attachés à leurs personnes.

À peine hors de l’enclos, et de peur d’être surpris, ils se donnèrent carrière. La main dans la main, le frère et la sœur s’élancèrent en courant.

Mais il y avait tout près d’un mille entre le ruisseau et la maison.

Et, sur le parcours, la nature prodigue avait maillé l’herbe de ses plus riches trésors. La tentation fleurissait en bouquets odorants au-devant de leurs pas. Insoucieux, ils tendaient leurs mains et cueillaient les plus fraîches, les plus belles fleurs, sans prendre garde aux embûches de cette végétation tropicale, aux cobra-capello et autres reptiles hideux, au venin mortel, dissimulés sous ces tapis de verdure.

« Will, criait Anne, sans modérer ses transports, viens donc voir ce papillon. Je n’en ai jamais vu d’aussi grand, d’aussi beau. »

Et Will accourait complaisamment, pour collaborer à l’enthousiasme de sa sœur, plus imprudent qu’elle.

Ils avaient atteint ainsi la rive du ruisseau et fait ample cueillette. Les bras chargés de bouquets, ils s’apprêtaient à reprendre le chemin de la maison.

Un incident imprévu vint leur faire oublier l’heure du retour.

À quelques pas d’eux, un paon magnifique venait de se poser sur une branche en faisant la roue, non sans pousser, de temps à autre, le cri désagréable qui est le revers de cette magnifique médaille.

Tout à coup l’oiseau superbe, quittant la branche, sauta sur la berge, a quelque vingt ou trente mètres des enfants, et se tint immobile.

On l’eût dit changé en statue, tant il demeurait paralysé.

Un objet, encore invisible pour les enfants, fascinait ses regards.

Les Indiens assurent que le paon subit de la part du tigre le même phénomène d’hypnotisme que les animaux de moindre taille subissent en face du serpent. L’expérience allait donner raison à l’assertion des Indiens.

Tandis que les deux enfants, sans méfiance, s’absorbaient dans la contemplation du bel oiseau immobile, voici que les herbes de la rive s’écartèrent insensiblement, et un félin de grande taille s’approcha, dardant sur le paon fasciné l’éclair de ses larges prunelles d’or.

Ni Anne ni Guillaume ne l’avaient vu venir.

« Oh ! vois donc, Will, disait, à voix basse, la petite fille à son frère, vois donc comme il tremble. On dirait que ses belles plumes se fanent et que ses couleurs se ternissent. »

Et, soudain, elle se tut. Le sang s’était glacé dans ses veines.

Elle venait d’apercevoir le tigre rampant dans les hautes herbes, se rasant, prêt à bondir sur le malheureux volatile pétrifié par le danger.

Par bonheur, ils étaient sous le vent de la bête et dissimulés par un fourré.

Will saisit sa sœur par la main et lui fit faire un pas de retraite.

Derrière eux, à trois ou quatre cents mètres, un arbre se dressait dont les branches très basses permettaient un accès facile.

Guillaume savait que le tigre ne grimpe point aux arbres.

Il suffisait donc d’atteindre l’arbre pour être momentanément à l’abri.

L’enfant fit un second pas, puis un troisième, faisant reculer sa sœur la première, la couvrant résolument de son corps.

Ils gagnèrent ainsi de quelques pas dans la direction de l’arbre.

Le tigre était trop absorbé par la fascination de sa proie pour s’occuper d’autre chose. Cela permit aux deux enfants de se rapprocher de l’arbre.

Ils allaient l’atteindre lorsque Anne fit un faux pas et tomba.

Ce bruit rompit l’immobilité du paon. L’influence qui pesait sur lui en fut violemment rompue, et l’oiseau s’envola, avec un cri perçant, au moment même où le félin, après un long frémissement de sa croupe, s’élançait en avant, les griffes tendues pour le saisir.

La déception du bâgh se traduisit par un rauque rugissement.

Et, tout aussitôt, détournant la vue, il découvrit les deux petits, fugitifs.

En deux bonds formidables, il eut franchi l’étroite barrière du ruisseau.

Il apparut alors dans toute sa formidable beauté.

C’était un tigre royal de la plus grande taille, mesurant onze pieds anglais du museau à l’extrémité de la queue. Sa robe de safran était rayée de larges bandes de velours noir. Ses bajoues, son col et son poitrail étaient d’un blanc de neige.

Il fit entendre deux ou trois feulements de surprise joyeuse.

Le paon n’était pour lui qu’un pis-aller, un repas maigre. Il trouvait une ample compensation en cette abondance de nourriture et savait, par expérience, combien est préférable la chair d’homme, la chair d’enfant surtout.

Anne s’était relevée sans aucun mal. L’imminence du danger lui avait donné des ailes et elle s’était enfuie vivement vers l’arbre, dont elle escaladait déjà les basses branches, tandis que Guillaume, transfiguré par le courage, à la pensée du péril de sa sœur, faisait face crânement au terrible adversaire.

Il reculait, pas à pas, sans perdre sa présence d’esprit.

Mais le tigre se rapprochait à chaque bond, et il était à craindre qu’il n’atteignît le petit garçon avant que celui-ci eût pu s’élever assez haut dans les ramures pour éviter l’élan de l’implacable félin.

Au moment où Will, saisissant le tronc d’une main, se soulevait à la force du poignet et parvenait à poser son pied sur l’une des branches transversales, un élan de la formidable bête l’amena à moins de deux mètres de l’arbre.

« Monte, Will, monte vite, criait Anne, la voix étranglée par l’angoisse. »

Mais Guillaume, à son tour, semblait paralysé par le regard du monstre.

Peut-être subissait-il le même phénomène d’hypnotisme que le paon ?

Il demeurait inerte suivies basses branches, incapable de faire le moindre mouvement, proie offerte sans défense au « mangeur d’hommes ».

Celui-ci, sûr de sa victime, ne bondissait plus maintenant. Il se traînait, le ventre au sol, la gueule ouverte, passant et repassant sa langue rouge sur ses canines aiguës et sur son mufle rétracté par une ride, féroce.

Encore trois ou quatre pieds, et le ressort de ces jarrets d’acier se détendrait, et l’effrayante bête saisirait l’enfant entre ses crocs mortels.

« Monte, monte, Will, suppliait Anne, à travers ses sanglots. »

Mais Will n’entendait pas. Il n’avait plus la conscience des circonstances. Une hébétude soudaine annihilait ses facultés d’action.

Cependant le tigre rampait toujours et se rapprochait de plus en plus.

Brusquement, il s’arrêta.

Anne jeta un cri de désespoir.

Mais, au lieu de s’aplatir dans l’herbe, afin de prendre son élan, le fauve venait, au contraire, de se redresser, comme pour faire face à quelque adversaire inattendu. En même temps, de sa gorge de bronze, un rugissement jaillissait, clameur de colère et de défi.

C’est qu’en effet un ennemi venait de surgir inopinément. Et le mouvement du félin avait, une fois encore, rompu le charme qui paralysait Guillaume. Rendu a sa liberté, le petit garçon avait rapidement grimpé dans l’arbre, avec la souplesse d’un écureuil.

Tout cela s’était accompli avec la vitesse de la pensée.

Et, maintenant ; les deux enfants, haletants, suivaient d’un œil avide le spectacle du drame qui se jouait a leurs pieds et dont ils n’étaient plus que les comparses.

L’homme si miraculeusement survenu était immobile, l’arme étendue et fermement fixée au creux de l’épaule. D’un regard imperturbable il suivait toutes les ondulations de la bête, attendant le moment propice pour faire feu à coup sûr.

Comme s’il eût eu conscience du péril qui le menaçait, le tigre ne tenait pas en place. Il allait et venait dans tous les sens, par bonds inégaux et gracieux qui faisaient valoir toute l’élégance de sa forme et les chatoyants reflets de sa robe d’or.

Il cherchait à tourner son adversaire, n’osant l’attaquer en face.

Mais celui-ci ne le perdait pas de vue et, quelques feintes savantes qu’exécutât le félin, il retrouvait toujours devant lui la gueule menaçante du fusil.

Las sans doute de ce manège inutile, il se décida à charger.

Ses pieds quittèrent le sol et il s’enleva d’un essor prodigieux.