Un quelque part entre deux gares - Dominique Dejob - E-Book

Un quelque part entre deux gares E-Book

Dominique Dejob

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Dominique Dejob

Un quelque partentre deux gares

Roman

ISBN : 979-10-388-0342-8

Collection : Banche

ISSN : 2416-4259

Dépôt légal : Mai 2022

© couverture Léa Dejob pour Ex Æquo

© 2022 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de

traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays

Toute modification interdite

Éditions Ex Æquo

Prologue

Il y a tant de « quelque part » dans ce monde. Un ici ou un ailleurs, un tout près ou un lointain. Sur leurs sols, les arbres secouent leurs feuilles, les rivières chuchotent leurs prières, les humains naissent, vivent et meurent. Et dans leur ciel, le soleil, la lune et les étoiles dansent la même chorégraphie. Tant de « quelque part » qui s’ignorent et qui sont là.

Il y a aussi elle, quelque part. Violaine, je crois… ou Alice… peut-être Perrine. À moins que ce ne soit Ankaramite ! Elle a été parfois l’une, parfois l’autre, et parfois les quatre en même temps. Alors, difficile d’être certaine.

Elle offrait depuis toujours aux uns et aux autres son sourire, mais en elle soupirait un sanglot qui parfois devenait pleur ou encore hurlement. Soufflait aussi au fond de son ventre, un vent indocile qui feignait le sommeil et devenait brusquement rafale ou tornade. On dit que le vent d’autan rend fou: irrégulier et assourdissant, il passe de vingt à plus de quatre-vingt-dix kilomètres par heure, se calmant soudainement puis reprenant sa frénésie. Eh bien, le vent d’autan squattait son corps autant que ses larmes et ses cris de panique. Elle sentait bien qu’elle deviendrait folle si elle ne les expulsait pas, eux qui chassaient les oiseaux, les fleurs, les arbres et le soleil de son âme. La vérité ? Cet ouragan était ce moi qu’elle ne connaissait pas vraiment, qu’elle n’osait pas explorer, parce que sa mère l’avait tellement comprimé qu’il s’était recroquevillé au fond d’elle. Et lorsqu’il hurlait, il ne faisait que tenter d’exister.

1

Wagon 6. Ligne Angers-Bordeaux

Le bruit métallique du train entrant en gare et le crissement strident du freinage déclenchent immédiatement la même réaction chez de nombreuses personnes : elles s’amassent au bord de la voie, tantôt en avançant de quelques pas, tantôt en se dirigeant plus loin, à l’endroit où, selon leur intuition, elles auront accès à une porte de wagon.

Violaine s’installe sur un siège et ferme les yeux. Cinq minutes plus tard, la voix provenant du haut-parleur met fin à son attente fébrile.

« Voie 2.Le TGV numéro 4440, à destination de Bordeaux, va partir. Prenez garde à la fermeture automatique des portes. Nous rappelons aux personnes accompagnant les voyageurs de ne pas monter dans les voitures. Attention, départ du train. »

Elle est à présent livrée à elle-même pour la première fois de sa vie, sans guide, sans itinéraire, mais aussi sans secours. Elle ne dépend plus que des choix qu’elle fera. Elle n’est pas une aventurière et n’envisage pas cette situation avec joie, juste comme une obligation pour échapper à une menace. On dit qu’il y a deux manières de régler un problème. Celle du lâche : s’enfuir, et celle du courageux : faire face. Elle appartient donc à l’espèce des veules.

Le passager qui lui fait face la regarde depuis quelques instants. Cette habitude déplacée que certains ont de dévisager leurs voisins dans les transports en commun la met hors d’elle.  Sinon qu’à cet instant, son énervement habituel se mue en un sentiment bien différent. Mère égoïste, mère inhumaine, mère non aimante. Est-ce que son indignité dégouline sur sa peau, sur ses vêtements ? Est-ce cela que l’homme scrute avec insistance ? Elle glisse un œil furtif sur les voyageurs assis dans le compartiment, et le moindre regard croisant le sien par inadvertance devient un miroir dans lequel se reflète sa propre bassesse. Elle s’imagine tous ces gens la montrant soudainement du doigt et criant « coupable ».

Elle vient aujourd’hui de marquer une ligne de faille entre deux mondes, celui d’avant, celui dans lequel elle entre. Et en même temps, elle a tracé une frontière entre celle qu’elle était et celle qui vient de naître, entre celle qu’elle présentera dorénavant et celle cachée au fond d’elle-même qu’elle n’exposera pas. Internet lui a bien conseillé : « Changez vos prénom et nom pour ne pas risquer d’être repéré par ceux qui pourraient tenter de vous localiser. » Elle sera donc Alice, et effacera Violaine l’ankaramite qu’elle a toujours été. Pourquoi Alice ? Pour celle de Lewis Caroll, bien sûr. Et pourquoi a-t-elle collé à son prénom de naissance ce terme d’ankaramite ? Pour définir celle qu’elle a été, rien qu’un vulgaire caillou spongieux, noir et rouille qui se laissait piétiner.

On peut se mettre hors d’atteinte des autres, se rendre invisible, mais on ne devient pas amnésique pour autant… Les autres, ceux qui ont compté, on ne s’en défait pas comme le portable qu’elle a bousillé tout à l’heure. Elle aura beau s’inventer une vie, raconter ce qu’elle voudra à tous ceux qu’elle rencontrera, elle restera pour toujours la fille, l’épouse, la mère, l’amie qu’elle a été. D’ailleurs, en parlant de mère, c’est la sienne à elle qui aurait mieux fait de décamper à sa naissance.

Alice cale sa tête contre le siège et se noie dans le paysage qui se déroule de l’autre côté de la vitre. Le train suit ses rails, elle ne sait pas quelle direction prendront bientôt les siens. Elle aime se trouver dans cet « entre-deux », celui où elle peut se laisser porter, car il n’exige rien d’autre que de s’abandonner aux minutes, aux heures qui l’enveloppent comme une couverture douillette dans laquelle elle s’engonce et sommeille. Elle a l’impression d’être encadrée par deux parenthèses l’isolant de toute décision, de toute action. Elle se contente d’être là, presque en apesanteur sur cette ligne l’éloignant de son ancienne vie et filant vers son futur.

4 heures 43 minutes, c’est le temps qu’il lui faudra pour rejoindre Bordeaux. Elle voulait « descendre », peu importe où, en direction du sud. Bordeaux ou ailleurs, cela l’indifférait. Il fallait juste qu’elle se fixe un point de départ. Un peu comme ceux qui partent du Puy-en-Velay pour faire leur chemin de Compostelle. Tous ceux qui la connaissent savent qu’elle est amoureuse du Morbihan, alors, il lui fallait prendre une direction opposée. Bordeaux, une escale, la dernière qu’elle a choisie. Et pour cela, elle a réservé une chambre d’hôte pour ce soir. Ensuite, elle ne sait pas où elle dormira. Encore une vingtaine d’heures planifiée et organisée, puis, au-delà, elle ne sait rien. Alice se laisse bercer par le tangage du train, déjà épuisée par son début de journée.

Ce matin, à son lever, elle a su accomplir les gestes qu’il fallait, en mode automatique certes, mais elle a su faire comme si tout était normal. Heureusement, son corps lui a servi de bouclier pour faire écran à l’embrasement qui se déchaînait en elle. Un effort d’apparence de moins en moins maîtrisé, et le petit déjeuner terminé, elle a bien senti qu’elle finirait par perdre le contrôle. C’était il y a tout juste trois heures.

« Robin, je vais prendre ma douche et me préparer.

— Mais tu n’as même pas fini ton croissant !

—Pas très faim ce matin, prends-le. »

Enfermée dans la salle de bain, Violaine se recroqueville sur le carrelage, la tête enfouie entre les cuisses, et les oreilles plaquées contre son jean. Une piètre tentative pour couper tout contact, les murs ne suffisant pas à bloquer la voix de Robin qui l’interpelle bientôt à travers les cloisons.

« Violaine, c’est quoi ce sac à dos posé par terre dans notre chambre ?

—Des vêtements à donner à Emmaüs.

—OK. Tu es bientôt prête ? Moi, j’y vais. Je leur dis que tu nous rejoins mais dépêche-toi. Je prends les bouteilles, je te laisse le cadeau pour les Colin. Ne l’oublie pas… Violaine ?

— Quoi, encore ?

— Tu ne m’as pas répondu, je ne sais même pas si tu as entendu ce que je disais.

— J’ai entendu.

— Dis-le, alors ! Comment je peux savoir, moi ? T’es chiante. À tout à l’heure. »

La porte claque, le gravier crisse sous les pneus de la Renault. Le silence tombe, laissant Violaine en bagarre avec ce « à tout à l’heure » qui s’est sournoisement glissé par l’espace libre entre la porte et le sol. Il ne cesse de rebondir autour d’elle, la narguant de sa promesse : « à tout à l’heure », « à tout à l’heure », « à tout à l’heure ». Elle ne doit pas l’écouter, elle ne doit pas penser mais agir, c’est tout. C’est-à-dire suivre le programme qu’elle s’est fixé. À force de le répéter chaque soir avant de s’endormir, elle le connaît par cœur et peut le réciter telle une poésie apprise. Depuis une semaine, elle efface de sa mémoire les « choses à faire » au fur et à mesure qu’elle les exécute, comme elle les gommerait si elles étaient inscrites sur une feuille.

Ces derniers jours, elle a nettoyé la maison de fond en comble, puis jeté ou brûlé tout ce qui lui appartenait de plus intime : feuillets de ses pensées secrètes, courriers personnels reçus et accumulés au fil du temps… Bref, le plus grand nombre de traces d’elle.Pas tout, pas ses vêtements, pas ses bijoux, pas bien des choses qu’elle a estimé ne révéler aucune empreinte trop personnelle. Une seule exception :ses photos, ses carnets d’observation et tous ses livres qui ont pour seul et unique sujet les oiseaux. Elle n’a pas pu se résoudre à les laisser se faire déchiqueter par le camion des éboueurs. Les donner, impossible aussi ! Comme si les moineaux, aigles, engoulevents, merles, mésanges, chouettes et autres, consignés dans ses carnets, tapissant les murs de son bureau ou posés sur les pages des manuels, avaient fait leurs nids dans son espace à elle ! Ce fut un crève-cœur de les laisser là, mais elle savait qu’elle pourrait, où qu’elle soit, les retrouver encore. Juste en levant la tête vers le ciel ou les branches des arbres.

Elle a aussi fait les courses, remplissant frigo et étagères de la réserve. Elle voulait laisser à Robin une maison propre, un garde-manger bien approvisionné. Une sorte de témoignage d’attention pour lui faciliter les jours à venir. C’est idiot, elle le sait bien, cela ne suffira pas à adoucir la peine de son mari. Pourtant, elle pense que c’est une politesse, presque un message de tendresse qu’il ne verra pas mais qu’elle lui aura tout de même adressé. Parce qu’elle n’a rien à lui reprocher à Robin, c’est un homme bien, un homme fiable, un époux aimant. Ce n’est pas lui qu’elle fuit. Elle a enfin annulé ses rendez-vous, terminé les biographies de ses clients, rendu ses livres à la bibliothèque municipale, retiré suffisamment d’argent de son compte.

Tout est donc aseptisé, tout est à sa place, sauf elle qui est là pour quelques secondes encore, le temps de saisir le sac pour Emmaüs, de descendre les escaliers, de traverser le hall et de sortir.

Sitôt dehors, elle dirige son regard sur la voiture au fond de l’allée, refusant de laisser errer ses yeux sur les fleurs dont elle prend si grand soin ou sur le petit cabanon dans lequel elle a joué à la dinette avec sa fille, il y a si longtemps. C’est à peine si elle a conscience du soleil déjà chaud, trop chaud pour cette fin de matinée. Seul compte ce qu’elle doit faire et qu’elle a listé : déposer les clés de la maison dans le pot en terre sous les feuilles des géraniums, glisser l’enveloppe dans la boîte aux lettres et partir.

« Madame Violaine ? Madame Violaine ? »

La voix de sa voisine cogne contre ses tympans, tel un projectile tentant de la faire trébucher dans son élan. Si elle décide de répondre à cet appel empressé prenant la forme d’un obstacle dans sa fuite, elle risque de perdre tout son courage et de donner prise à la culpabilité qu’elle tente d’étouffer. Ne pas réfléchir, surtout ne pas réfléchir et suivre exactement son programme.La perspective d’être aussi grossière avec la vieille dame s’échinant à attirer son attention l’attriste, mais en fermant la porte de la maison, elle a symboliquement rompu avec son avant et rien ne doit s’intercaler entre elle et sa voiture.Elle s’est pourtant attachée à Jeanne, qui offre une présence discrète mais toujours prévenante et attentionnée. En vingt ans, c’est-à-dire depuis qu’elle et Robin ont acheté leur maison, elles ont eu le temps de s’apprécier, de se rendre des services et finalement de développer une relation affectueuse. Dans son jardin jouxtant le leur, sa voisine volette chaque jour d’un endroit à l’autre, toujours affairée à quelques besognes. Il n’est pas rare de l’entendre fredonner une petite ritournelle ou d’émettre une sorte de pépiement joyeux. Elle est un petit colibri aux couleurs du bonheur. Mais Violaine, ce matin, ne répondra pas à son appel, c’est au-delà de ses forces.

Elle s’est posé tant de questions ces derniers jours ! Comment quitter quelqu’un sans lui dire adieu ? Comment le regarder naturellement lorsque l’on sait qu’on ne le reverra plus ? Quelle est la dernière image que l’on gardera de lui ? Quel est le dernier mot qu’on lui donnera ? Ces interrogations qui l’ont tant tourmentée, Violaine a décidé ce matin d’y répondre à sa façon. Elle s’est enfermée dans la salle de bain pour ne pas avoir à affronter le moment où Robin sortirait de la maison et disparaîtrait de son existence. Comme elle vient de décider d’ignorer madame Seychal. Cette stratégie n’évite pas le dernier moment, bien sûr. Il y a toujours un dernier moment dans les adieux, l’instant où l’on est ensemble pour la dernière fois, ce point temporel qui signe le dernier regard, la dernière parole, le dernier toucher. Celui qu’elle a vécu avec Robin était la seconde où elle s’est retranchée dans la salle de bain. Un adieu visuel. Visuel seulement, car la voix de son mari parvenait encore jusqu’à elle. Mais au moins, s’est-elle débrouillée pour choisir elle-même le moment où elle deviendrait invisible avant que lui-même ne le fasse en sortant de chez eux.

« Madame Violaine ?

— …

— Je voulais juste vous dire… je passerai en fin de journée vous remettre les plants de salade. On a vu ça avec votre mari, hier. Et puis, je vous ferai quelques massepains, je sais que vous en êtes friande. Vous serez rentrés vers vingt heures ?

— … »

Jeanne est sidérée. Elle a pourtant haussé le ton pour que ses mots rejoignent la jeune femme qui n’a même pas daigné ralentir le pas. Qu’est-ce qui lui prend à Violaine ? Elle n’a esquissé aucun regard dans sa direction et a réagi comme si elle voulait la fuir ! Jeanne se sent moins vexée qu’inquiète.Une urgence ? Oui, c’est cela, le comportement de Violaine ne peut être dicté que par un sérieux impératif. Mon Dieu, pourvu que rien ne soit arrivé à Robin ou à leur fille ! Elle suit de son regard anxieux la mince silhouette qui s’éloigne : elle la voit glisser une enveloppe dans la boîte aux lettres, s’installer dans sa voiture, et la voiture disparaître sur la route. Si les paroles avaient une forme physique, Jeanne aurait le temps de lire celles dont Violaine se libère une fois installée sur le siège : « Non, Robin ! Non, Madame Seychal ! Pas à tout à l’heure ! À jamais, définitivement, éternellement, irrévocablement, pour toujours. »

Violaine emprunte la route traversant le village en direction de Châteauneuf-sur-Sarthe. En fin de matinée, les piétons sont nombreux. Chacun est une histoire sur pattes et chaque histoire court sur les sentiers de sa journée.Quand deux d’entre elles se croisent, elles échangent quelques mots racontant les péripéties du quotidien, les humeurs de la météo, et tout le reste… Violaine aperçoitRoselyne et Gilles qui font la queue devant la boulangerie, et plus loin, Véro et Bernard qui disparaissent au coin de la place de Beaumont. Les autres passants, elle ne les connait pas. Souvent, elle prend le temps de regarder ceux qui lui sont étrangers et d’imaginer à travers certains indices visibles – vêtements, attitude, gestes – qui ils peuvent un peu être. Elle ressent toujours une drôle d’impression à observer un inconnu à son insu, car c’est savoir qu’il existe, c’est lui donner une place sur terre, alors que lui-même ne sait pas que vous êtes en vie. Cela la trouble. Elle a déjà tenté d’expliquer cette sensation à Robin qui s’est contenté de hausser les épaules, ne comprenant rien à cette étrange remarque.

Qui sera la dernière personne de ses connaissances qu’elle verra en quittant le village ? Violaine tient à savoir. Elle ne s’explique pas pourquoi cela a son importance, mais elle a ce besoin : photographier du regard l’ultime visage familier. Comme elle ne peut pas prédire qui sera vraiment le dernier, elle scrute chaque personne vaquant à ses occupations quotidiennes alors qu’elle-même les abandonne. Cela creuse un fossé entre elle et les autres… Elle regarde sonvillage et ses habitants comme s’ils jouaient une scène défilant sur un écran de cinéma. C’est Monsieur Crochet, l’agent communal, qui en est d’ailleurs le dernier acteur. Tant mieux, elle l’aime bien. Le mot « FIN » du film s’affiche sous la forme du panneau de sortie d’agglomération. Daumeray est barré par une bande rouge diagonale.

Trente minutes plus tard, Violaine pénètre dans le Parking 2 de la gare Saint Laud à Angers. Il lui a fallu prendre un abonnement pour le mois afin de stationner la voiture le temps nécessaire, celui qu’il faudra à Robin, en comptant large, pour la récupérer. Elle s’en va, mais elle a eu la délicatesse de penser à ne pas compliquer les choses. De la délicatesse ! Comment ose-t-elle parler de délicatesse alors que sa fuite est d’une cruauté sans nom pour ceux qu’elle laisse ? Parce que malgré tout, elle reste attentive à ces petites attentions qui ne changeront pas grand-chose, mais qu’elle veut faire exister. C’est tout. Elle a de l’affection pour son mari et si elle le pouvait, elle éviterait le mal qu’elle va lui faire. Combien de fois ces derniers jours, a-t-elle hurlé d’un cri silencieux : « Je n’ai pas le choix » ? Combien de fois a-t-elle pensé, en se culpabilisant, à la souffrance qu’elle allait semer ?

Assise dans la Mégane qu’elle vient de garer, Violaine s’efforce de ne pas se laisser absorber par ces pensées inutiles. S’évader demande de l’organisation, de la rigueur, et surtout une maîtrise de soi infaillible. Elle doit donc uniquement se concentrer sur l’instant présent et s’en tenir à sa tâche. Elle ne dit pas « disparaître » mais « s’évader », car elle s’identifie au prisonnier échappant à la geôle où il était détenu.Et pour réussir sa fuite, elle a utilisé les moyens qu’il fallait : la préparation de son plan, la ruse et le mensonge, et enfin l’aide d’un complice qui saura se taire car elle a pris soin de le rendre muet. Elle a effacé de son ordinateur toutes ses recherches et son historique de navigation. Parce que c’est lui, son PC, qui a été son allié. Elle n’a eu qu’à taper : « Comment disparaître sans laisser de traces ? » pour obtenir tous les conseils et recommandations possibles, des plus loufoques aux plus pertinents. Par exemple, jamais elle n’aurait pensé qu’il lui faudrait appeler la police pour faire valoir son droit à l’oubli afin que ses proches ne puissent pas déclencher une enquête dans l’intérêt des familles. C’est écrit dans la loi et dans les articles 1 et 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme : « Si la personne majeure n’est pas poursuivie pour un crime ou un délit, si sa disparition n’est pas jugée inquiétante, elle est libre de refaire sa vie. » Elle appartient donc à la catégorie de ceux qui peuvent, mais sûrement pas à celle de ceux qui sont « libres ». Car elle ne l’est pas tant que cela, libre, et là, elle joue sa dernière carte ! Elle a déjà usé toutes celles qu’elle possédait : elle a disparu dans le sommeil, dans l’hyper activité, dans la lecture, dans la randonnée de longue route et même, plus inconsciemment, dans les douleurs psychosomatiques qui lui permettaient de se cacher derrière les maux de tête, les gastrites, les névralgies cervicales… Mais il ne s’agissait que de bien piètres effacements de soi, éphémères et illusoires, qui ne réglaient rien.

Violaine vérifie mentalement où elle en est de sa liste de « choses à faire » : se débarrasser du portable ou plutôt, faire en sorte de le rendre inutilisable. Elle ouvre la portière, le lance sur le sol, s’empare de la grosse pierre qu’elle a prévue à cet effet et s’acharne sur l’engin pour le détruire, prenant soin que la carte mémoire soit réduite en miettes. Hors d’atteinte. Elle devient progressivement hors d’atteinte, inaccessible et insaisissable.

Ce soir, elle communiquera à la police sa volonté de ne pas être recherchée et précisera à son interlocuteur le lieu où elle a laissé la voiture. Ce matin, elle a même vérifié que le double des clés était bien rangé à sa place. Oui, elle a pensé à tout, et toujours avec la même prévenance.

Elle rejoint le quai où son train doit bientôt arriver. Si Violaine tente depuis quelques semaines de ne pas se laisser submerger par ses émotions, elle est rapidement saisie par un trouble inattendu. Le quai de gare n’est pour elle qu’une étape, rien qu’une étape, selon la consigne dix de sa liste : prendre le train en direction de Bordeaux. Sinon qu’à présent, elle est happée par la vision de tous ces gens qui vont et viennent ou attendent stoïquement. Elle plonge les yeux dans cette fourmilière humaine et s’arrête sur les scènes qui se déroulent à quelques mètres d’elle : celles de ces voyageurs qui descendent d’un train, de ces autres qui montent dedans… de tous ceux qui sont en partance ou qui arrivent à destination, parfois seuls, accompagnés ou attendus. Tel un cinéaste, elle zoome sur les retrouvailles et leurs embrassades, sur les au revoir et les adieux marqués d’un signe de main ou d’étreintes tantôt enjouées, tantôt larmoyantes. Elle pense alors à la séparation émouvante des deux personnages des Parapluies de Cherbourg, aux retrouvailles passionnées à la gare de Deauville dans Un Homme et une femme.

Un quai de gare est un lieu chargé d’émotions et celles-ci sont suspendues au temps qui passe : on court après les minutes et les secondes pour ne pas être en retard, pour avoir le temps de se quitter, de se dire les derniers mots, de former les derniers gestes. On se précipite pour être là à l’arrivée du train et accueillir celui qui nous rejoint, on s’enfuit parfois avant son départ pour laisser couler librement ses larmes. Cette réalité la renvoie bien sûr à la manière dont elle n’a pas dit adieu aux siens, aux retrouvailles qu’ils espèreront sans doute et qui ne se feront jamais, à la haine qu’ils lui voueront peut-être.

Pour ne pas se laisser emporter par cette vague de tristesse, elle doit à tout prix s’en extraire en portant son attention sur quelque chose où elle pourra visser sa concentration. Elle tente alors de saisir quelques mots de la discussion qui est en cours, tout à côté d’elle. Il ne s’agit pas de curiosité mal placée, juste d’une stratégie pour éteindre l’embrasement de son trouble grandissant.

« Amuse-toi… Ma chérie… Appelle-moi… Samedi… »

Elle se raconte un bout de leur histoire : la femme part retrouver des amis quelque part. Son mari la rejoindra cette fin de semaine, son travail le retenant pour l’instant sur place. En somme, pour eux, la perspective d’un séjour agréable, de quelques jours de repos dépaysants. Après tout, cette femme et elle-même ont des raisons assez similaires de prendre le train. Toutes deux s’évadent, l’une pour s’extraire de la routine du quotidien en partant en vacances, et l’autre en se mettant en vacance… sans s. Poste vacant, place vacante, logement vacant, c’est-à-dire inoccupés, inhabités, libres, vides. C’est exactement cela, elle se met en vacance de sa vie et de tout ce qui va avec, passé, mari, famille, amis, village. En fait, les mots justes seraient : elle veut juste sortir de sa vie à elle et pour cela, elle ne peut éviter de faire des victimes collatérales.

Elle se sent différente de tous ces gens qui l’entourent, comme si la raison de son départ faisait d’elle un élément discordantdans cette foule anonyme. Cela ne se voit pas car elle se fond parfaitement dans le décor. Elle porte un bagage, le sac à dos soi-disant pour Emmaüs, elle jette régulièrement un coup d’œil sur la pendule de la même façon que la majorité des gens présents. Rien ne la différencie en apparence d’eux tous. Mais y a-t-il un seul voyageur dans cette gare qui ait la même raison qu’elle d’être là ? Elle a lu que plus de quarante mille personnes par an disparaissaient volontairement en France. Finalement, peut-être qu’à quelques pas d’elle…

***

2

Ceux qui restent : Robin, le mari

Comme à son habitude, Robin a claqué la porte en sortant. Se servir de la poignée pour la refermer lui semble être un geste inutile, une perte de temps dont il se passe volontiers. Surtout lorsqu’il est de bonne humeur et que la journée s’annonce belle. Pourtant, l’agacement qui a pointé tout à l’heure a bien failli lui gâcher son entrain. Violaine est à côté de ses pompes ce matin et depuis leur lever, son humeur maussade a bien failli se poser sur lui. Il a fait comme si ce désagrément n’était qu’un moustique tournant autour de lui et qu’il a éloigné d’un geste de main. C’est quoi cette idée d’aller rendre le vaporetto à Babeth, le jour où ils passent la journée avec la bande de copains ? Voilà quinze jours qu’elle le lui a emprunté, il n’y a aucune urgence. Alors, pourquoi aujourd’hui ? C’était maintenant, absolument maintenant ! Allez savoir pourquoi. En attendant, à cause de sa lubie, ils sont obligés de prendre chacun une voiture et en plus, elle arrivera en retard. Du grand n’importe quoi ! Il reste impuissant à ébaucher ne serait-ce qu’un début d’explication sur le comportement pour le moins bizarre, pour ne pas dire incompréhensible, de sa femme. Et il n’y a pas que cela !

Cette semaine, elle s’est mise à frotter la maison de fond en comble avec une espèce d’empressement inquiétant. Lorsqu’il lui en a fait la remarque, elle a rétorqué : « Ménage de printemps. » Il lui a bien signalé qu’en juillet on était en été, mais Violaine ne s’est pas laissé déstabiliser : « Bah ! On fait bien son nettoyage de printemps quand on veut. Moi, c’est en été, et ça ne change rien au résultat. » À la voir aussi déraisonnablement entêtée, se levant à cinq heures du matin pour astiquer, trier, jeter, et ne cessant son activité qu’au crépuscule, il s’est demandé si tout tournait bien rond dans sa tête. Voilà des mois qu’elle était presque léthargique, passant son temps à traîner à la maison, lisant, bricolant et rétrécissant ses sorties au fil du temps, et là, subitement, elle s’est transformée en tornade.

Bon, à dire vrai, depuis quelques temps, elle n’est plus comme avant, Violaine… Déjà qu’avant, elle était une énigme pour lui ! Parfois agitée par des remous incompréhensibles, elle était sujette à des instants d’angoisse qui la faisaient tourner dans la maison comme un lion dans sa cage ou au contraire se recroqueviller dans le silence. Et puis, ça passait. Mais là, elle est encore différente, c’est presque invisible mais c’est bien là. Il ne sait pas trop. Un peu comme si elle était ailleurs. Une petite déprime ? Ce n’est pas si grave un coup de blues ou une petite mollesse passagère,cela peut arriver à tout le monde. Après tout, ils se sont épousés pour le pire et le meilleur, et là, ce n’est pas le meilleur mais ce pourrait être pire. Ils ont une vie paisible, une fille géniale qui réussit bien dans la vie, une jolie maison tout confort et pas de soucis financiers.

Il a aussi remarqué qu’elle ne dormait pas et qu’elle s’enfuyait trop souvent dans ses bouquins. Alors, pour être prévenant, il a participé davantage aux travaux ménagers, et pourtant ce n’est pas son truc, d’autant plus qu’il est débordé de boulot. Il fait son possible, s’en aperçoit-elle ? Il ne lui a pas demandé ce qui n’allait pas, car Robin, tout le monde le sait, il ne jongle pas avec les mots. Il connait ceux qui parlent du jardin, du temps, de l’organisation de la semaine, et bien d’autres encore, mais tout ce qui se rapproche de la psychologie, des humeurs de l’âme, le laisse sans voix et dans une complète impuissance. Il n’est pas indifférent, la preuve : il va lui faire une surprise et l’emmener à la réserve des Sept-Îles en Bretagne, où des millions d’oiseaux transitent chaque année. Elle sera folle de joie et cela la remettra sur pieds. Déjà, le bon moment qu’ils vont passer avec les copains la détendra.

Sitôt garé dans l’allée de la belle maison située au lieu-dit « La forest », Robin est accueilli par la chienne Maya qui l’accompagnejusqu’à la terrasse dallée affleurant le grand espace vert qui la prolonge.Ils sont tous là : Mathilde et Lucas, Salomé et Maxence, et bien sûr, Jean-Marie et sa femme Éloïse qui sert l’apéro. Maxence est le premier à le saluer :

« Salut Robin. Ben, tu es tout seul ? Elle est passée où, Violaine ?

— Elle va arriver, elle devait déposer un truc chez une copine.

— OK. En attendant, viens découvrir la dernière trouvaille d’Éloïse, un cocktail vodka, amaretto, liqueur de pêche, jus d’orange et cranberry. Tu m’en diras des nouvelles. »

« La bande des huit » existe depuis belle lurette. À l’origine, une amitié d’enfance entre Jean-Marie et Lucas qui ne s’est jamais démentie. Et de deux ! Une jolie minette s’installe avec ses parents à Daumeray, rue Rouget-le-Braconnier, et croise le chemin de Lucas. Elle s’appelle Mathilde. Et de trois ! Un peu ennuyeux pour Jean-Marie qui doit souvent laisser les deux tourtereaux roucouler. Sinon que la petite amie de son copain traîne souvent avec une certaine Éloïse et ça fait tilt entre eux deux. Et de quatre ! Maxence, lui, arrive avec grand fracas : il dérape et emboutit la voiture de Lucas. L’épisode se termine par un apéro et se poursuit par des invitations mutuelles et un jour, une présentation aux amis. Sa femme Salomé est de la partie. Et de six ! Robin, c’est une connaissance de Jean-Marie qui l’invite à la crémaillère de sa maison. Violaine, de son côté, est hébergée quelques jours chez Éloïse, sa copine d’enfance, et bien sûr, elle se retrouve invitée à la fête. C’en est fait du sort des deux célibataires. Et de huit !  Ensuite, ce sont les naissances des enfants et les rencontres prennent une allure de fêtes d’une grande famille. On est neuf, puis onze, puis quinze puis vingt, puis vingt-deux. Le temps file et les bambins devenus grands s’envolent, on se retrouve à quatorze, puis à onze, puis à dix et enfin à huit… comme au début.

Cela fait donc maintenant un bail que ces copains se connaissent, s’engueulent, rient, se rabâchent leurs souvenirs, se soutiennent et partagent de bons moments conviviaux, tous ensemble, seulement à deux couples, ou encore entre filles ou garçons, souvent en été, un peu moins souvent en saison froide. Les repas chez les uns ou les autres, les fiestas pour les anniversaires – seulement les dizaines –, les petits séjours d’un week-end en gîte égrènent leur vie à un rythme plus ou moins régulier depuis 28 ans à présent.

Et chaque année, au mois de juillet, ils se prêtent à un rituel qu’aucun ne voudrait manquer : la photo. Depuis quinze ans, l’évènement donne lieu à une journée réservée au cérémonial. Ils ne se font pas plus beaux que d’habitude, c’est la règle. Il s’agit juste de garder une trace et de témoigner de la longévité du groupe. Bien sûr, la pérennité de leur affection n’empêche pas, sur les clichés successifs, les transformations physiques : l’apparition des rides, des cheveux blancs, pour certains des kilos. Mais ils sont fiers, comme s’ils y étaient pour quelque chose : ils sont encore tous là, c’est-à-dire tous en vie.

La photo, elle se fait avant le repas. L’habitude ne souffre d’aucune remise en question et la reporter ne serait-ce que de quelques heures serait un sacrilège, allez savoir pourquoi !

Mathilde, justement, jette un coup d’œil agacé sur sa montre et s’écrie :

« Elle exagère, Violaine ! Treize heures et elle n’est toujours pas là. C’est l’heure de la photo. Robin, envoie-lui un SMS pour lui dire de se dépêcher.

— C’est déjà fait mais je n’ai pas eu de réponse.

— Je me demande pourquoi elle a un portable. Soit elle le perd, soit elle l’oublie, soit elle ne le consulte pas. Je pensais passer la voir lundi et c’est mardi qu’elle a répondu à mon message !

— C’est sûr qu’à toi ça n’arriverait pas, pouffe Lucas. Ton portable, on dirait que tu es née avec, autant qu’avec tes bras et tes jambes. On te l’enlève et tu bascules dans le handicap. Si un jour tu l’égares, fais-toi mettre en invalidité !

— Ah ! Ah ! Comme c’est marrant. Qui me téléphone au moins trois fois par semaine quand il a oublié d’acheter le pain à midi, hein ? Tu es bien content là, que je ne m’en sépare jamais de mon portable. Et quand tu avais ta grippette le mois passé, qui m’a appelée au boulot une bonne paire de fois pour me dire qu’il allait y passer, ce ne serait pas Monsieur Douillet ? Que mon téléphone soit mon troisième bras ne semblait pas te déranger à ce moment-là.

— Menteuse. D’abord, je ne suis pas douillet, et puis tu m’as disputé au lieu de me réconforter. » 

Et c’est parti pour la bataille de mots entre les femmes et les hommes, les premières lançant l’assaut en arguant l’habitude de la gent masculine à se plaindre dès le moindre bobo : « S’ils avaient accouché, ils comprendraient ! », les seconds renvoyant un tir de protestations contre la mauvaise foi féminine : « Elles n’ont pas fait l’armée, elles. Elles n’auraient pas tenu trois jours ! » Ainsi est fait le monde : on utilise toujours les mêmes banalités et stéréotypies. On le sait, mais on ne peut pas résister.

N’empêche que pendant ce petit jeu de guerre entre sexes dits opposés, le temps a tranquillement poursuivi sa marche et il est à présent quatorze heures. De la bonne tranche de rigolade, on passe bientôt à une ambiance moins légère. Une inquiétude s’est logée dans les esprits et a progressivement grignoté du terrain jusqu’à pousser Salomé à prendre les devants :

« Robin, je commence à ne pas trouver cela bien normal, ce retard. »

Et à chacun d’exprimer sa crainte :

« C’est vrai que là…

— Et si elle avait un souci ?

— Je ne suis pas très rassurée. »

Et à l’optimiste Maxence de rétorquer :

« Arrêtez avec vos bêtises, il n’y a rien d’alarmant. C’est peut-être sa copine qui l’a retenue pour je ne sais quelle raison. Elle nous expliquera. On n’a qu’à faire la photo plus tard pour une fois. On commence le repas, je suis sûr qu’elle va bientôt débarquer.

— Elle nous aurait avertis. Chez sa copine, il y a bien un téléphone. C’est pas son genre de nous laisser nous inquiéter, s’agace Jeannette contre Maxence qui, comme toujours selon elle, fait preuve d’une déconcertante insouciance. »

Les regards se tournent vers Robin. Tous attendent qu’il réagisse, qu’il décide de ce qu’il convient de faire.

« Je vais la trouver et dans quelques instants, on la fera, la photo !

—Je t’accompagne, décide Lucas. »