Les petits vieux dans l'arbre - Dominique Dejob - E-Book

Les petits vieux dans l'arbre E-Book

Dominique Dejob

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Dominique Dejob

Les petits vieux dans l’arbre

Roman

ISBN : 978-2-37873-806-8

Collection : Blanche

ISSN : 2416-4259

Dépôt légal : Novembre 2019

© couverture Ex Æquo

© 2019 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays.

Toute modification interdite.

À la mémoire de M.,

Préface

Un drame survient. Une petite fille va grandir dans le secret espoir de connaître l’assassin de son père. Les années passent avant qu’elle retrouve enfin le vieillard amoindri qui attend la mort dans sa maison de retraite aseptisée.

Cette quête légitime se transforme peu à peu en intrigue, mais le véritable défi de l’auteure est de nous exposer sans fioritures le naufrage qu’est le vieillissement au sein d’une structure d’accueil dépeinte avec minutie, tendresse et réalisme.

Cette promenade littéraire presque ethnographique parmi les vieilles personnes coupées du monde illustre avec brio notre période moderne où il est bon de se flatter de durer longtemps et de glorifier nos centenaires aux rides ravageuses.

L’espace qui se réduit au fil du temps, la liberté qui fane à chaque automne, la santé qui s’étiole et ce combat contre la mort qui finit par ne plus être mené…

Dans ce récit captivant, les personnages s’effleurent autour d’un secret bien gardé et de malentendus en rebondissements finissent par se comprendre.

Prologue

Juillet 2065

J’ai déposé votre canne contre le mur en pierre. Son soutien rassure mon pas incertain. Vous ne l’ignorez pas, à un certain âge la marche devient hésitante. Mon corps me fait bien des misères et n’est plus mon allié. Il me fait chanceler et trébucher. Je suis tombée dans ma cuisine hier et suis restée par terre une bonne demi-heure, remuant longtemps en vain à la manière d’une tortue gisant sur sa carapace. Témoin de l’incident, un hématome tatoué sur mon bras droit. Il me faudra le cacher sous un chemisier lorsque ma fille passera ce soir.

Être assise auprès de vous est un réconfort, mais aujourd’hui, je vous annonce que cette visite sera la dernière.

J’aperçois au loin le séquoia. Il m’appelle à lui et je ne peux désormais résister à son impérieuse convocation. Voici bien longtemps que j’ignore les signes qu’il m’adresse. Après-demain, je m’abriterai sous son ombrage, fouillant dans ma mémoire, si celle-ci ne me fait pas trop défaut, les mots que nous échangions sous son écoute silencieuse… il y a plus de cinquante ans.

Avant de vous quitter, il me reste à vous dire combien aujourd’hui je suis d’accord avec vous.La vie est une friponne, elle décide de notre sort lui donnant parfois un coup de pouce inespéré, le scellant aussi selon sa volonté. Elle vous étonne jusqu’au bout, imprévisible, espiègle, scélérate parfois, mais amicale aussi.

Chapitre 1

Mai 2015

Un journal intime, par définition, n’appartient qu’à son auteur. Alors ai-je le droit de lire les confidences de ma mère ? Est-ce la trahir ?

Je ne veux pas violer son territoire secret, cependant je reste tiraillée entre le respect que je dois à son intimitéet le sentiment qui me hante depuis mon enfance : elle ne m’a pas tout dit sur le décès de mon père. La tentation est trop grande et je décide, ignorant le sentiment de culpabilité qui s’agite dans un petit recoin de ma tête, de lire les pages correspondant aux dates du drame. Je me promets de ne profaner que celles-ci. Consulter ces passages est une nécessité pour trouver les réponses que l’on ne m’a jamais données, pour faire parler ce non-dit terrible qui me perce les tympans depuis tant d’années. Mon acte est légitime. Je suis convaincue de l’existence d’un secret entourant la mort de mon père. Je dois savoir.

Je tourne fébrilement les feuilles pour m’arrêter sur celle où apparaît la date de la tragédie. L’émotion me saisit quand mes yeux reconnaissent cette écriture si familière, celle qui signait mes bulletins scolaires, calligraphiait soigneusement mon prénom sur mes cartes d’anniversaire, traçait la liste des courses à faire… Je ne peux retenir mes larmes, le chagrin d’avoir perdu ma mère est encore si fort. Elle est morte d’un infarctus il y a trois semaines à l’âge de soixante-quatorze ans. C’est en triant sa maison que j’ai trouvé ce carnet bleu que je m’apprête à visiter. Elle y a sans doute caché une part de mon histoire, et je veux la récupérer, car elle m’appartient autant qu’à elle. Pardonne-moi, maman, de te voler ce bout de toi que tu préservais.

Pages du journal intime de Clémence

11 Juillet 1972

5 heures : il n’est plus là. Je ne veux pas. Je ne veux pas qu’il ne soit plus là. Je leur ai dit à tous de partir, de me laisser seule. Leur présence m’était insupportable, elle m’obligeait à une retenue que je ne pouvais plus garantir. Leurs mots qui se voulaient réconfortants me faisaient encore plus de mal. Je voulais leur crier de se taire, de s’écarter de moi. Qu’ils me laissent enfin pleurer, hurler, cogner contre le mur ! Qu’ils me laissent me préparer à l’épreuve ultime, celle du réveil de Julia. Comment une mère apprend-elle à sa petite fille qu’elle ne reverra plus jamais son père ? Quels mots, quels gestes pour le lui dire ? Mon Dieu, je ne pourrai pas.

Je voudrais tant revenir en arrière. Dire à Victor que ce n’était pas si grave. Lui dire que notre amour valait mieux que tout, qu’il résisterait à tout. Pourquoi ai-je été si dure, pourquoi a-t-il été si décevant ? Je veux lui parler, je veux lui dire que je ne pouvais pas vivre sans lui. Je veux l’entendre dire qu’il nous aimait plus que tout, Julia et moi. Je veux effacer ces derniers mois, les oublier et faire comme s’ils n’avaient jamais existé.

Je ne pardonnerai jamais celui qui me l’a pris, cette nuit. Il a empêché notre réconciliation. Je le hais, je le hais, je le hais.

Que ce journal absorbe ma peine, qu’il avale ma violence ! Qu’il serve au moins à cela.

15 heures : quand j’ai entendu Julia se lever, mon cœur s’est affolé, j’ai paniqué. J’ai tout fait pour rester calme, mais je n’ai pas su m’y prendre. Je l’ai serrée contre moi, comme si cela allait nous empêcher de nous noyer toutes les deux. Et je l’ai sentie se raidir. Aucune mère, aucun enfant ne devraient avoir à vivre ce moment. À cause de lui, cet assassin. Je lui ai dit : « Ma chérie, ton papa est mort. » Aucun autre mot n’est sorti. J’aurais pourtant voulu.

2 Juillet 1972

Tu te disais notre ami. On t’a accueilli combien de fois à la maison avec Jeanne ? Je ne supporte pas de me souvenir des repas, des voyages que nous avons partagés tous les quatre. Tout à l’heure, j’ai déchiré les photos pour t’éliminer de ma vie. Oui, c’était un peu te tuer que de te réduire en confettis. Je me suis aussi acharnée à traquer la moindre trace de toi dans ma maison. Les livres que tu avais offerts à Victor… au feu ! Le tableau ramené d’Italie, piétiné… à la poubelle ! Cela m’a fait du bien. Pas longtemps. Mais au moins, j’avais l’impression de te faire mal.

15 Juillet 1972

Mon Dieu, qu’ai-je fait ? Je ne l’ai pas vue, je ne savais pas qu’elle était là. Toute cette grossièreté dans ma bouche ! Alors, je me suis assise à côté d’elle et j’ai parlé. Je lui ai presque tout dit. Pas tout, non, car jamais je ne lui révélerai ce que je dois lui cacher. Je ne veux même pas mettre en mots sur ce journal ce que je veux oublier, ce que je dois oublier, ce qu’elle ne saura jamais, car tout simplement, je ferai comme si cela n’avait jamais été. Je dois la protéger. C’est mon devoir de mère. Mais il fallait bien que je lui explique mon comportement au téléphone. Je lui ai dit que l’accident, c’était plus que ça. Qu’un homme avait tué son père. J’ai dit : « Un homme qui avait bu a renversé ton père. » Et j’ai rajouté que je ne lui pardonnerais jamais. Ça a été plus fort que moi, je lui ai dit ma haine pour lui. Je crois que j’ai utilisé le mot « assassin ». Il fallait qu’elle sache que ma vulgarité au téléphone était excusable.

Il a déménagé. Il se serait installé en Provence, à Loumiès. C’est la voisine qui me l’a dit. Forcément, comment aurait-il pu sortir de chez lui et se montrer dans le village ? Comment aurait-il supporté de vivre à cinq cents mètres de chez nous ?

22 Septembre 1972

Un procès, ça ? C’était juste une mascarade. Moi, je tenais à peine sur mes pieds, mais je me cramponnais, ça me soulagerait de le savoir puni. Il méritait d’être enfermé pour plusieurs années parce que nous, notre souffrance, elle sera là pour la vie. Il a osé faire des excuses. Il peut se les garder.Ça ne fera pas revenir Victor. Je voulais qu’il paye, c’est tout. Mais non, ils lui ont trouvé des excuses, des « circonstances atténuantes », qu’ils ont dit. J’aurais voulu me boucher les oreilles pour ne pas les entendre tous. Ces témoignages parlant de choses que je ne voulais pas entendre. Il a tué Victor, ça ne leur suffit pas, ça ? Il l’a renversé, il l’a écrasé, il me l’a enlevé. Pour peu, ils auraient fait croire que c’est Victor qui s’était jeté sous la voiture. Je suis dégoûtée, lasse, si lasse. Il va s’en sortir comme ça l’assassin, ce salaud, ce traître. Je le hais, je hais la justice qui n’a pas fait son boulot. Je voudrais qu’ils soient à notre place tous, à Julia et à moi, qu’ils crèvent de tristesse comme nous, alors ils verraient ce que cela fait. Et là, ils la demanderaient la peau de l’assassin.

Le juge a dit que certaines questions restaient sans réponses. Qu’est-ce que ça peut bien changer au résultat final ? Il lui a roulé dessus et il avait trop bu, c’est tout. Je me fous bien de tout le reste.

Quand je suis sortie, j’ai vu Jeanne. Elle souriait en serrant la main de son avocate. J’ai eu envie de me jeter sur elle, de lui amener Julia, orpheline de père à présent. Elle souriait. Elle a eu l’affront de sourire parce que Louis est ressorti libre du tribunal. Comment peut-elle continuer à vivre avec un meurtrier ? Je lui en veux de ne pas le jeter. Elle souriait et c’était comme si elle me perçait le cœur.

Les rumeurs vont s’éparpiller à Saint-Julien. Je dois garder Julia à la maison pendant quelque temps, sinon elle sera couverte de honte et montrée du doigt. Je n’ai qu’une solution. M’en aller d’ici, quitter ce village, moi aussi. Il l’a tué, mais je dois fuir, comme si j’étais la criminelle. Je dois fuir parce qu’au procès, ils ont sali la réputation de Victor. Julia ne doit jamais savoir, je dois l’éloigner de ce village.

Novembre 1972 :

J’ai reçu un courrier de lui. Comment a-t-il osé ? Quand j’ai lu le nom de l’expéditeur, Louis Héraut, sur le dos de l’enveloppe, j’ai failli la déchirer. Qu’il me laisse tranquille, qu’il disparaisse de ma vie. Il vient me relancer comme ça, pour me dire quoi, hein ? Je ne veux rien savoir de lui. Je suis sûre qu’il tentait de recevoir mon pardon. Qu’il aille crever ! Sa lettre, je ne l’ai pas ouverte, ses mots me souilleraient. Je l’ai réexpédiée pour qu’il sache que je ne lui ferai pas le plaisir de la lire. Qu’il rumine jusqu’à la fin de ses jours.

À quoi m’attendais-je donc en pénétrant par effraction dans les pensées de ma mère ? Sans doute pas à cette lame de fond qui s’abat sur moi. Je dois reprendre mon souffle. La violence des sentiments exprimés sur ces pages m’a emportée dans une vague charriant de trop fortes émotions. Le désespoir y côtoie la rage, et la haine, l’accablement. Mon Dieu, dans quelle solitude a-t-elle vécu sa souffrance ! Cette pensée me fait mal. Mais comment une enfant de treize ans, malgré tous ses efforts, aurait-elle pu combler le vide laissé par l’absent et sortir sa mère de la mélancolie dans laquelle elle avait glissé ? Son infarctus n’est pas un hasard, son cœur avait été trop meurtri.

Les phrases lues s’entrechoquent et semblent ne pas vouloir s’entendre entre elles pour prendre sens. De quoi parle-t-elle donc quand elle rêve de pouvoir effacer les derniers mois précédant l’accident ? Que s’est-il passé qui semble avoir mis leur couple en péril ?

Je me souviens de ce matin-là, bien sûr. Après un drame, le temps se scinde en deux morceaux : l’avant et l’après. Et ce matin fut le dernier de l’avant. C’était il y a quinze ans.

Excitée par ce premier jour de vacances scolaires d’été, je me réveillais tôt et tout juste sortie du sommeil, je dévalais les escaliers pour rejoindre la cuisine. Ma mère m’avait promis des petits pains au lait pour fêter les congés, j’étais impatiente de les dévorer. Mais à peine avais-je franchi la dernière marche que mon élan fut stoppé par un obstacle dans lequel je me cognais. Ma mère avait surgi subitement, m’avait engloutie dans ses bras et serrée contre sa poitrine. Je subissais, interloquée, cet excès de tendresse incongru et quelque peu brutal. Était-elle folle ? Que lui prenait-il ? Le petit bonjour matinal habituel ne lui suffisait donc plus ? La respiration coupée par l’étreinte étouffante empêchant toute tentative de fuite, je me demandais si elle avait bientôt l’intention de me libérer. Le moment s’éternisait et je commençais sérieusement à perdre patience. J’avais bien autre chose à faire à treize ans.Par exemple, me débarrasser des restes de l’enfance et entre autres, éviter des câlineries maternelles intempestives !Toute à ma rébellion et à l’intention de mettre immédiatement fin à cette prise d’otage dont j’étais la victime, je ne vis pas arriver le coup brutal qui s’abattit sur moi. Les mots prononcés par ma mère me frappèrent autant qu’un uppercut en pleine figure : « Je t’aime très fort ma chérie. Papa est mort cette nuit dans un accident de voiture. »

La scène s’est-elle déroulée ainsi ? Dans les grandes lignes, je crois. Peut-être l’ai-je déformée au fil du temps, mais la parole de ma mère avait bien été celle-ci : « Papa est mort dans un accident de voiture. » C’est tout. Elle n’y avait pas mis les formes, c’est le moins que l’on puisse dire. Après sa révélation, j’avais juste rétorqué : « Mais il va rentrer à la maison ce soir ? Il a promis qu’on irait jouer au foot ! » Oui, ma première réaction fut le déni et une colère intense contre mon père. Il avait promis et il me trahissait ! Il me fallut longtemps pour vraiment assimiler le fait qu’il ne reviendrait jamais. Il était parti un matin au travail et il n’était jamais rentré.

Le chagrin qui nous accabla l’une et l’autre fut terrible, mais n’expliqua pas le comportement de ma mère qui devint dès lors indéchiffrable. Au fil des jours et des mois, elle adopta une attitude défiant toute logique.

Ainsi, par exemple, les jours passaient, mais au bout d’un mois je n’étais toujours pas retournée en classe. Malgré ma tristesse, je trépignais de reprendre le cours de mon existence et d’échapper à l’omniprésence de ma mère. Depuis la tragédie, elle avait réduit mon périmètre de vie à celui de la maison. L’extérieur lui était devenu hostile, comme si des dangers jusqu’alors inexistants s’étaient abattus sur le village. Prisonnière de ses peurs subites, j’étouffais dans cette sorte de captivité à laquelle je ne pouvais donner aucun sens.

Elle m’autorisait néanmoins à l’accompagner faire les courses. Parmi les quelques connaissances que nous croisions alors, certaines faisaient allusion à l’accident. À chacune de ces rencontres, ma mère m’éloignait en m’enjoignant d’aller jouer un peu plus loin. Sans doute voulait-elle m’épargner ces conversations pénibles qui la plongeaient dans un abattement dissimulé sous un pâle sourire. En m’éloignant, je percevais cependant quelques bribes de phrases : « Ma pauvre dame, comme si l’accident ne suffisait pas à votre peine ! », « Ça arrive ces choses-là, il vous aimait, j’en suis sûr, il ne faut pas l’oublier. » Ces moments me troublaient, il me semblait que l’on me cachait quelque chose. Je ne posais aucune question.

Une fin d’après-midi, je surpris ma mère effondrée au téléphone, hurlant : « Le salaud ! Je souhaite qu’il aille crever en enfer. » Ce déluge de mots grossiers prononcés par celle qui ne supportait pas la vulgarité, par celle qui jamais n’avait proféré d’insultes, déclencha une tempête de pleurs. Lorsqu’elle fit volte-face, ses yeux se posèrent sur moi et se chargèrent d’une expression affolée.

— Ma puce, pardon, pardon. Je ne voulais pas. Je regrette, pardonne moi.

Le mouvement de recul que j’opérais, alors qu’elle tendait les bras vers moi, suspendit son geste et je lus dans son regard tant de détresse que je cédais finalement. Si elle perdait mon soutien, que lui resterait-il ?

Alors, elle expliqua :

— Je veux te parler de l’accident de papa. Ce n’était pas vraiment un accident, enfin pas comme je te l’ai d’abord raconté. Un conducteur alcoolique l’a renversé. Il t’a enlevé ton papa, il a pris mon mari. Je le hais. Je ne peux pas lutter contre cela, je ne peux pas lui pardonner d’avoir saccagé ta jeunesse. 

Les mots me tombèrent dessus avec une telle force que sous leur poids, je fus incapable d’émettre la moindre réaction. J’étais figée par la douleur. Mon père n’était plus là à cause d’un chauffard ayant brisé l’insouciance et la légèreté dans lesquelles j’aurais dû vivre encore quelques années.

Et elle le poursuivit, m’assénant un second choc :

— Nous allons déménager. Dans deux semaines, nous nous installerons dans une jolie maison à Thiers. Tu pourras retourner à l’école, c’est promis.

Sa décision si soudaine à laquelle elle ne m’avait pas préparée me sidéra. Les jours suivants, je tentais de la faire changer d’avis, mais elle resta sourde à mes suppliques, ne commentant pas d’ailleurs les raisons de ce départ. J’aurais pu protester, crier qu’elle ne pouvait pas me faire cela, qu’elle ne pensait pas sérieusement me déraciner alors que je venais déjà de perdre mon père, que c’était cruel et inhumain de sa part. Que j’avais besoin de mes copines. Mais je restais muette, ravalant mes larmes. Je ne voulais pas la contrarier pour ne pas lui causer de tourments supplémentaires. Déjà, j’endossais un rôle que je ne quitterais plus : celui de la protéger, de la soutenir.

Je m’étais tant imprégnée de la haine de ma mère à l’égard de cet homme que je l’éprouvais avec autant de fureur que la sienne. Ce monstre dont j’ignorais l’identité était devenu le cauchemar hantant mes nuits. Combien de fois me réveillais-je en sueur, le rêvant en train de me poursuivre pour me faire du mal ? À seize ans, je me promettais qu’un jour, je le retrouverai pour lui cracher au visage tout le malheur qu’il avait semé. Non seulement il avait tué mon père, mais il avait aussi détruit ma mère ne laissant d’elle qu’une pâle copie de ce qu’elle avait été. Il l’avait obligée, malgré sa lassitude et son asthénie, à trouver du travail pour assurer notre quotidien. Je m’efforçais de l’aider au mieux dans les tâches ménagères, de lui octroyer des moments de repos, de me soucier de sa santé, de l’épauler, mais ces responsabilités, trop lourdes pour une adolescente, me privaient souvent de la compagnie de mes amies et des activités des filles et garçons de mon âge. Alors, oui, je partageais sa haine pour l’homme qui nous avait tout pris.

 Je devins la jeune fille sage appliquant son énergie à prévenir tout souci inutile à sa mère et à la tirer chaque jour un peu plus vers la vie. À vingt-trois ans, je finis mes études de bibliothécaire et trouvai un emploi à une quarantaine de kilomètres de Thiers. Je créais ensuite ma propre librairie-café qui connut rapidement du succès. À vingt-huit ans, je vivais une situation de célibat plutôt épanouie et je ne m’engageais dans aucune relation amoureuse durable, consciente que le destin pouvait d’un instant à l’autre faucher l’être aimé. Je passais beaucoup de temps avec ma mère, l’invitant chez moi quelques jours, lui rendant visite plusieurs fois par semaine et bien souvent des week-ends entiers. Je veillais sur elle comme je le faisais maintenant depuis mes treize ans. Au risque de me perdre moi-même.

Pourtant, les pages que je viens de lire m’imposent une difficile remise en question et font naître un doute en moi: la véritéde ma mère ne peut-elle pas être questionnée, de même que la pleine responsabilité de Louis dans l’accident ? Car, sinon, pourquoi un tribunal aurait-il été aussi clément ?Je prends conscience que plus elle haïssait Louis, que plus elle s’accrochait à sa rancœur et plus elle gommait la peut-être responsabilité de mon père dans le drame qui nous avait frappées. Voilà sans doute pourquoi elle avait travesti la réalité et s’était enfermée dans le déni. Je ne lui en veux pas, c’était peut-être le seul moyen pour elle de survivre à tout cela. J’espère même que déverser sur son journal ses pensées et émotions l’ont aidée à apaiser sa peine.

Mais je suis déçue, ces pages ne révèlent en rien la nature du secret qui m’empêche aujourd’hui de me construire sereinement. Elles le confirment certes, mais me laissent dans une insupportable ignorance. Ce dont je suis certaine par contre, c’est que la mort de mon père n’a pas été la seule cause de la détresse de ma mère. Mais bon sang, qu’a-t-elle décidé de ne jamais me révéler et pourquoi ?

Je me souviens alors de ma promesse d’ado. Je retrouverais Louis un jour. Il est grand temps d’honorer le serment de la jeune fille que j’étais alors. Je décide de rencontrer Louis. Je veux savoir qui il est vraiment et me confronter à cet homme, lui dire le mal qu’il nous a fait et m’assurer qu’il n’a pas mené sa vie en gommant l’évènement de sa mémoire. L’ambiguïté de mes sentiments après la lecture du journal de ma mère n’a pas suffi à réduire l’intensité de ma rancœur. Pour la tempérer peut-être, je veux l’entendre raconter ce jour fatal qui me semble aujourd’hui avoir été autre que ce que l’on a bien voulu m’exposer. Je veux qu’il me dise ce que ma mère m’a caché à propos de mon père. J’ai la nette intuition qu’il détient une partie du secret.

Ma mère me laisse sur son journal une information capitale au sujet de ce Louis Héraut: après l’accident, il s’est installé à Loumiès. Mais rien ne me dit qu’il est encore en vie. Et quand bien même, il peut à son grand âge, être sénile ou souffrir d’une maladie lui ayant volé sa mémoire.

Il me faut peu de temps pour retrouver son adresse sur Internet et encore moins pour le savoir vivant. Un appel à la mairie de Loumiès me renseigne vite.

Chapitre 2

Mai 2015

Louis est parti ce matin. Il a quitté sa maison avec dignité comme s’il allait juste au centre-ville acheter son pain. Pas de bruit inutile. Il s’en est allé sans déranger, gardant pour lui tout son tumulte intérieur.

Il y a trois mois, il conduisait sa voiture, allait faire ses courses, honorait ses rendez-vous chez le coiffeur, chez le docteur, au boulodrome.Il préparait ses repas, faisait son ménage et son repassage. Oh bien sûr, il voyait bien que cela n’allait pas de soi, mais il résistait, s’adaptait, s’économisait et restait vigilant. « Je suis vieux, c’est tout. » Voilà ce qu’il se disait.  Il savait que son corps le trahissait un peu plus chaque jour. La preuve : chez lui, il est tombé plus d’une fois, mais il le cachait à sa fille parce que la chute précède l’entrée en maison de retraite, la chute sonne l’heure de partir là-bas. Prudent, mais muet, il avait pris ses dispositions auprès de ses voisins.

— Tenez, je vous donne les clés de la maison. Le matin, si mes volets ne sont pas ouverts à sept heures, si le soir ils ne sont pas fermés à vingt heures, alors venez. Je ne veux pas que l’on me découvre au bout de huit jours, agonisant sur le sol ou bien mort dans mon lit. Rester par terre à souffrir seul, c’est insupportable ! Mourir, c’est pas grave, mais faut pas être découvert trois jours plus tard. Ça n’est pas poli, ça n’est pas comme il faut.

 Sereinement, il s’est mis à l’ouvrage avec une ardeur presque juvénile. « Tout doit être fait, répétait-il, c’est dans l’ordre des choses. À chaque époque, son devoir. À quatre-vingt-treize ans, il faut se préparer à dire adieu et le faire de belle manière, avec panache. Mourir reste un petit détail, mais partir en ayant tout rangé, tout fermé, c’est capital. »

Et son travail à lui, c’était de faire le tri dans ses affaires pour que sa fille n’ait pas à le faire. Les jolis services en porcelaine de Limoges, les vêtements d’avant, toute la paperasse dans le bureau, les pelotes de laine rangées dans le tiroir, les sacs à main de Jeanne, la collection de pipes, les boules de pétanque, pas question de gaspiller. S’en séparer, oui, mais jeter, non.

Il lui a bien fallu trois mois pour tout trier et donner même les boîtes de dragées non mangées datant de baptêmes d’il y a vingt ans.

Et puis, un jour, une énième chute. Le verdict fut sans appel :« Cette fois t’es foutu, tu tiendras pas longtemps chez toi, tout seul. » Il rangea cette petite voix dans un coin de sa tête, la sommant de le laisser en paix. Mais découvrant les ecchymoses, le petit-fils s’y mit :

— Il est peut-être temps, grand-père, on n’est pas tranquille de te savoir seul chez toi. Tu vois bien, tu n’y arrives plus. Tu te mets en danger.

Il n’est pas idiot Louis, il savait que le jeune homme avait raison, alors, il a acquiescé sachant qu’avant qu’il y ait une place en maison de retraite, il avait tout son temps ! Tellement de demandes pour si peu de lits, alors, pas de panique. Louis avait autrefois longé le mur blanc de la maison de retraite, se rassurant, se convaincant : « Jamais, je n’irai jamais là-bas ! Je mourrai chez moi ! Jamais ! Jamais ! »

Pourtant, deux semaines plus tard, sa fille dit :

— Ils t’attendent dans une semaine.

 Louis n’est pas du genre à s’appesantir sur ses sentiments, il n’est pas du genre à verser sa petite larme. Non, Louis c’est un battant, un homme qui sait faire avec les tourments de la vie. Comme s’il partait en voyage, il a astiqué sa maison, enfin autant qu’il a pu, de manière à la laisser propre et accueillante. Puis, il a installé sa valise sur le bord de son lit et jour après jour, il l’a remplie. Cela n’a pas été simple, car il fallait faire des choix. Comment ne pas tout emmener avec soi ? Comment abandonner quatre-vingt-treize années de vie racontées dans son mobilier, dans les bibelots, dans les placards bien rangés, dans les papiers du bureau si minutieusement conservés et archivés, dans les albums photo si précieux ? Il n’en a rien dormi pendant huit jours, repassant encore et encore la liste des choses à emporter, la réduisant puis l’augmentant selon le moment. Bien sûr, la maison de retraite lui a fourni un inventaire et il tente de s’y tenir… mais franchement, c’est la misère. Il ne peut se suffire de si peu. Il a refusé l’aide de sa fille et de son petit-fils. Pas question. Il n’a besoin de personne, il est encore capable de faire un sac tout de même !

La valise bouclée, il a rangé dans un sac noir à bandoulière les derniers objets. Ce sac, c’est celui qu’il utilisait autrefois lorsqu’il partait un ou deux jours à l’étranger, pour ses affaires. Il est usé, râpé, effiloché, bien défraîchi aux entournures, mais plus solide qu’il n’y paraît. Comme moi, pensa-t-il. Il a, pour finir, glissé son agenda et fermé le sac.

 Son agenda, il y tient. Pourtant, celui qui le feuilletterait se rendrait bien compte que ses pages sont pratiquement vierges de rendez-vous. Seules quelques-unes sont griffonnées d’un ou deux mots : coiffeur, médecin et... rien d’autre. Mais avoir un agenda, c’est, pour Louis, une manière de se sentir exister. Son agenda est le témoin de ses petits projets, même si ceux-ci se font de plus en plus rares. Avoir un agenda, c’est penser à demain.

Parce que la vie se rétrécit drôlement lorsqu’on a presque cent ans. Les amis, ils sont déjà presque tous morts. La famille ? Sa femme, son frère et sa sœur ne sont plus de ce monde et sa fille vit à l’étranger. Son horizon, n’en parlons pas. Il est bien amoindri depuis que sa vue si bonne autrefois s’est voilée d’une brume opaque et qu’il ne peut plus ni regarder la télé ni conduire. Et puis, comme si cela ne suffisait pas, ses oreilles sont défectueuses. Il n’est pas totalement sourd, mais ne lui provient aux tympans qu’une sorte de résonance confuse. Il faut que ses interlocuteurs lui parlent contre l’oreille pour que quelques mots franchissent de manière audible son pavillon. Donc, le transistor a été remisé, le tourne-disque n’est plus qu’un objet de déco et les conversations avec les connaissances rencontrées dans la rue se sont raréfiées. Et n’oublions pas le problème des jambes. Elles ne fonctionnent qu’à leur fantaisie : un coup, tout va bien et patatras… elles se dérobent, flanchent, se jouent de lui. Oui, son périmètre de vie a bien diminué.

Tout s’est décidément bien rétréci, mais chez lui, il était bien. Il n’en demandait pas plus.

Pourtant, ce matin 2 mai 2015, Louis partait là-bas, valise en main, bien rasé, bien propre, accompagné par son petit-fils.

Et c’est valise en main, car il tenait à la porter lui-même, qu’il a franchi la première porte du « Séquoia ». Tout habitué qu’il était à ces lieux — il y est venu bien souvent saluer des connaissances —, il ne s’est pas laissé intimider par la deuxième porte. Ni une, ni deux, il a appuyé sur le bouton rouge tout là-bas sur le mur, pour que celle-ci coulisse sagement. Il a cependant hésité un instant face à l’affichette priant les visiteurs de se désinfecter les mains avec le liquide posé sur une petite table. Il n’était plus de passage. Pour la première fois, il ne ressortirait pas tout à l’heure. La porte qui se ferma dans son dos lui fit l’effet d’un portail de prison claquant derrière lui.

Il en avait vécu des multitudes de premières fois en quatre-vingt-treize années d’existence, mais celle-ci, c’était une autre histoire, car il savait bien qu’elle signait le commencement de la fin. L’entrée en maison de retraite sonnait l’heure de la fin du dehors. C’est comme ça, c’est ce qu’il avait décidé. Pour ne pas souffrir de ce qui ne serait plus jamais comme avant, il avait tranché : il n’irait plus de l’autre côté de la porte.

Il chassa illico ces pensées, se redressa, bomba le torse et maintint sa tête bien droite. Il avait sa fierté, et il était hors de question de se présenter ici tout recroquevillé. On devait comprendre qu’il n’était pas un de ces petits vieux ratatinés et gâteux. Non, il était Louis Héraut, l’ancien directeur du collège que tous respectaient. Et s’il venait s’installer ici, c’est parce qu’il le voulait bien, il n’y avait aucune urgence. C’est ce dont il s’était persuadé. Il voulait montrer un homme encore alerte, soigné, bien différent de beaucoup de ceux qu’il entrevoyait, assis dans la grande salle qu’il traversait. Il ne posa le regard sur aucun d’eux, de peur de lâcher son courage en cours de route, car un rien aurait pu l’envoyer par terre. Quelle honte cela aurait été, quel déshonneur ! Il se débrouilla aussi pour rester à hauteur de son petit-fils afin de prouver à tous qu’il était maître de son destin, qu’il aurait même pu se passer de la présence de son accompagnateur. Mais il n’était pas dupe. Le petit-fils avait ralenti le rythme pour lui permettre de tenir son rang. Une délicatesse, un aveu d’amour, un soutien qui, s’ils étaient discrets et invisibles pour les autres, murmuraient : « Courage grand-père, je suis là, avec toi. Pardon de te faire endurer cette épreuve. » Tous deux unis dans leur désarroi, mais stoïques et dignes.

Une femme en blouse blanche les guida dans la chambre qui serait à présent la sienne. Elle était gentille et souriante, ne manquant pas de les rassurer tous deux et de se comporter avec bienveillance. Louis ne s’attarda pourtant pas à la questionner, il avait envie qu’elle le laisse. Il n’avait pas envie de faire la causette. Il aimait assumer les épreuves seul. D’ailleurs, il ne tenait pas à ce que son petit-fils s’attarde trop… Fallait pas que l’émotion décide de se joindre à eux.

 Qu’est-ce que