Une Alchimie inattendue - Claire Vandevivere - E-Book

Une Alchimie inattendue E-Book

Claire Vandevivere

0,0

Beschreibung

Quand une rencontre improbable vient bousculer leur quotidien, Carole, Diego, Steve et Huguette devront relever les défis que la vie leur propose afin d'essayer d'en comprendre le sens et d'y trouver, peut-être, le bonheur.

Carole débarque au Boomerang pour un important repas d’affaires. Elle est accueillie par le beau Diego, le patron d’origine mexicaine, et par Steve, le serveur, tellement sympathique qu’on lui pardonne sa nonchalance et ses maladresses. Rien n’échappe à la vieille Huguette, autant discrète qu’espiègle, qui a fait du lieu sa cantine du midi. Au fil des apparitions de Carole, ce petit monde cabossé et discordant commence à s’apprivoiser, à se disputer aussi. La complicité finira pourtant par s’installer jusqu’au moment où tout s’écroule : Diego ne reçoit plus de lettres de sa famille, les démons de Carole refont surface, la mère de Steve est aux soins intensifs, et Huguette se perd en ville. Comment vont-ils s’en sortir ? Tomberont-ils comme des dominos ou s’aideront-ils à se relever ? Avec justesse, humour, tendresse et légèreté, l’histoire de ce quatuor improbable incite à s’interroger sur le sens de la vie et la quête du bonheur. Elle permet également à l’auteure d’aborder des sujets qui lui tiennent à cœur, comme les violences conjugales, le sexisme, la place des aînés dans la société, ou l’environnement.

Laissez-vous subjuguer par le tout nouveau roman de Claire Vandevivere et méditez sur le sens que l'on peut donner à notre vie.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Claire Vandevivere écrit depuis plus de vingt ans des publications académiques, des articles et des discours politiques. Après avoir été collaboratrice universitaire, puis parlementaire, elle est aujourd'hui échevine, élue locale, à Jette, une des 19 municipalités de Bruxelles. Un jour, elle a éprouvé l’envie irrésistible de s'essayer à un genre littéraire lui offrant une liberté totale : le roman. Après un premier livre campant une histoire de famille dans le somptueux décor de la Baie du Mont-Saint-Michel – Trois Week-ends en famille –, elle signe ici un second roman. L’auteure s’inspire cette fois-ci de sa localité pour planter le décor. Ce qu’elle apprécie le plus dans son métier - au-delà des dossiers et des projets qui lui tiennent à coeur - ce sont les contacts humains. Et ses romans dépeignent les relations humaines avec justesse, humour, tendresse et profondeur.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 237

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Contenu

Page de titre

Dédicace

Exergue

Encore un Noël sans toi…

Tijuana, Mexique, 1977

Tijuana, 1978

Tijuana, 1990

Tijuana, 1994

À treize ans, Carole prit sa décision…

Tijuana, juillet 1996

Diego craque.

Tijuana, août 1996

Tijuana, septembre 1996

Tijuana, septembre 1997

Tijuana, mai 2008

L’extradition aux États-Unis

— Vous êtes arrivés…

— Carlos est mort !

Chère Huguette…

Jette, mars 1997

Maria embrasse ses parents…

L’avion s’immobilise…

Les premières chaleurs de l’été…

Remerciements

Le mot de l'éditeur

Bonus littéraire

Du même auteur

Dans la même collection

Copyright

Vous oubliez le présent, à force de pétrir
le passé ou l’avenir.
Vous perdez la mémoire,
angoissé par l’arrivée du dernier soir.
Vous vous effacez sous l’emprise d’un partenaire,
sans pouvoir vous en défaire.
Vous souhaitez vivre intensément,
sans regret à aucun moment.
« Ce que l’on n’a pas su saisir dans l’instant,
Nulle éternité ne nous le rendra. »
Friedrich von Schiller
Citation reprise dans Méditations sur la vie,
Christophe André et Anne Ducrocq
Encore un Noël sans toi,
Si ce n’est dans mon cœur !
Je suis à tes côtés, le sens-tu ?
Car, si le temps s’écoule, l’intensité de nos liens reste aussi forte…
Il n’existe pas une heure que je passe sans penser à toi !
Une nouvelle année commence,
Qu’elle illumine ton existence !
Profite de chaque instant,
Le bonheur se découvre dans son for intérieur !
N’oublie pas ta promesse,
Je t’aime, mon fils.
Assis derrière le comptoir, Diego relit la lettre de sa mère, écrite dans son plus bel espagnol. Vingt-trois ans déjà qu’il est arrivé seul, à sa majorité, à Brussels Airport, en provenance du Mexique. Perdu, prononçant à peine quelques mots de français, il ne savait pas où aller ! Un cocktail sibyllin de langues, avec le conducteur de taxi, l’avait emmené dans le nord de Bruxelles, à Jette, une des dix-neuf communes de la capitale.
« Le bonheur est en moi…, encore faut-il le trouver », songe-t-il. Sa famille et son pays lui manquent toujours. Il observe la barque à laquelle il se cramponne au milieu d’une mer incertaine : son restaurant. Baptisé Le Boomerang,eu égard à sa forme, l’établissement est situé au coin d’un parvis et d’une vaste avenue arborée. Diego aime la décoration choisie avec soin, quinze ans plus tôt : des couleurs chaudes, du mobilier alliant bois et mosaïques, des luminaires en fer forgé, majestueux, valorisés par un plafond haut et de grandes baies vitrées. Peu de tables sont occupées aujourd’hui. Un 3 janvier, les festivités et les dépenses se digèrent encore. Le réveillon avait rempli les caisses. Diego commence à jouir de bonnes économies. Ses rêves pourront se réaliser. Il tourne les yeux vers cette nouvelle cliente qui pourrait devenir une belle rente. Lorsqu’une entreprise le contacte pour un dîner d’affaires, il s’y prend à merveille. Il casse les prix, met les petits plats dans les grands, et se rattrape sur les boissons qui coulent à flots. Un client satisfait revient toujours. Diego rejoint la table pour s’enquérir si tout va bien. La femme est accompagnée de deux hommes. Le plus beau sourire du restaurateur ne semble pas toucher cette jolie et froide trentenaire aux longs cheveux noirs. Son regard paraît lointain, ses traits enfermés dans un masque sévère, son esprit plongé dans les documents posés entre les assiettes. Le charme de Diego n’opère pas, ce qui le contrarie.
— Nous avons demandé la carte des desserts depuis plus d’un quart d’heure à votre serveur, nous devons y aller maintenant, assène la jeune femme.
Diego se fige. Il voit une affaire financière s’envoler ! Il enrage contre ce nouveau garçon qu’il vient d’engager.
— Ne gâche plus jamais de si belles opportunités, gamin, sinon tu ne feras pas long feu ici !
Il aurait dû se méfier au vu de son apparence molle, de ses cheveux rastas et de sa nonchalance. Mais son côté affable, sa gentillesse manifeste et son humour l’avaient convaincu. Surtout, il avait été pris de court. Son serveur-commis de cuisine l’avait planté du jour au lendemain. Ne pouvant plus compter que sur Émilie, sa serveuse occasionnelle, il avait considéré Steve comme un cadeau du ciel pour renforcer l’équipe.
Carole n’a pas droit à l’erreur. Son patron l’a choisie pour concrétiser le projet d’une grande campagne publicitaire, avec une entreprise de produits d’hygiène qui veut concurrencer les très gros poissons. Le budget est considérable. À trente-cinq ans, la jeune femme a gravi tous les échelons de la société. Elle s’y emploie depuis huit ans, passant de graphiste à directrice de département. Sa compétence constitue sa meilleure arme. Quand il faut manipuler, elle ne se gêne pas, tant que cela sert sa cause : un contrat signé, une campagne efficace, une carrière qui avance. Sa devise : « La rigueur, le travail et la persévérance viennent à bout de tout. » Monter, diriger, briller, réussir, telle est sa quête, telle est sa vie. Est-elle heureuse ? Elle n’a pas le temps de se poser la question. Au fond d’elle-même, elle sent qu’il vaut mieux ne pas essayer d’y répondre. La boue s’avère parfois dangereuse à remuer, on peut s’y enfoncer. Pour sa réunion avec ce gros poisson, elle a pris un risque en décidant de découvrir un nouveau restaurant. Là où elle allait habituellement, le chef avait changé et la qualité de la cuisine s’en ressentait. Un collègue lui avait parlé du Boomerang,de bon goût, lui avait-on dit, à un jet de pierre du quartier de la gare du Nord, où elle travaille. Arrivée à la devanture, Carole est rassurée ; la façade apparaît de bonne facture. L’intérieur ne la déçoit pas non plus. Ni trop chic, ni trop commun, un équilibre parfait pour obtenir la confiance du client. Une vision d’horreur surgit : une espèce d’adolescent attardé, couvert de longues tresses rassemblées dans un ruban multicolore, l’invite à rejoindre la table réservée. Au fond de la grande pièce courbe, une vieille dame la dévisage, amusée. Ses hôtes toujours absents, Carole pourrait partir et les prévenir d’un changement de lieu, prétextant une fermeture inopinée de l’établissement. Trop tard ! Deux hommes entrent, la saluent et s’asseyent avant même qu’elle n’ait eu le temps de prononcer une phrase. Heureusement, le patron se précipite pour prendre le relais. Le beau restaurateur, basané, petit et corpulent, arbore son plus charmant sourire. « Encore un dragueur qui surjoue », pense-t-elle. Elle évacue ces réflexions pour se consacrer corps et âme à sa mission du jour : décrocher ce nouveau contrat, en appâtant les victimes, en les éblouissant, en leur faisant miroiter l’explosion de leur chiffre d’affaires sur les articles qu’elle va sublimer.
Elle ne vendra pas l’objet, mais l’image qu’elle créera autour de celui-ci. Et qui dit « produit ménager » dit « importance de la femme ». Celle-ci reste le pilier d’un foyer chaleureux où le mari et les enfants se sentent bien. Carole trouve cela rétrograde, mais elle tâche de garder tant bien que mal ses états d’âme pour elle. Ces considérations éthiques sont balayées dans un monde où, soit on prend des parts de marché, soit on disparaît. Lorsqu’elle émet ses réserves, « seules la réalité économique et les représentations mentales des consommateurs importent », lui rabâche son chef. Ou encore : « Tu n’atteindras pas ta cible si tu sors des sentiers battus. » Même si Carole se crispe à la vue du rasta, elle apprécie la qualité du menu et les petits soins du patron, avec ses allers et retours constants entre leur table et la cuisine. S’il pouvait se départir de ce sourire niais, ce serait presque parfait. Le moment de conclure le contrat arrive, à l’heure du dessert, accompagné d’un pousse-café. C’est la touche Carole : laisser monter l’envie, concéder quelques broutilles, patienter, arroser le repas avec la complicité du serveur et aboutir à un accord sur les chapeaux de roue. Un grain de sable enraye le scénario bien huilé : la carte pour choisir le sucré, demandée au rasta, n’est toujours pas là. Elle souhaite interpeller le garçon, attablé, perdu dans ses pensées, quand un des hôtes intervient :
— Nous vous remercions pour votre proposition, chère madame, et nous vous recontacterons dans les meilleurs délais. Nous voudrions analyser une dernière fois le projet.
Carole est sans voix. Elle ne peut pas montrer de signes de faiblesse ou de surprise. Garder la main et son aplomb, toujours.
— C’est tout à fait normal, ma secrétaire fixera le futur rendez-vous à votre convenance.
— Et nous reviendrions avec plaisir dans ce charmant restaurant, si du moins l’affaire se concluait, précise le second acolyte.
Le patron veut s’assurer que la jeune femme est satisfaite du service, malgré l’absence de dessert qu’il offrira bien entendu lors de sa prochaine venue.
— Rien n’est moins certain, persifle-t-elle en claquant la porte.
Ce même jour.
« Dix heures trente déjà ! » Steve ouvre péniblement les yeux, le temps que son cerveau passe du rêve au réveil, après une heure de musique au volume exagéré. Sa tête est lourde et son haleine est encore emplie d’effluves d’alcool, bu jusqu’au bout de la nuit, avec ses quatre amis colocataires. Dans une demi-heure, Le Boomerangl’attend, pseudo-frais. Il passe le gant sous ses aisselles, la brosse sur ses dents, il sort le dernier caleçon fréquentable et les vêtements les moins chiffonnés du tas de linge qui traîne dans sa chambre. Il enfourche son vélo. En traversant le parc Roi-Baudouin, la fraîcheur hivernale le fouette. Ses sens sont à l’affût, comme à chaque fois : l’odeur de la végétation humide, les vibrations des branches mortes qui jonchent le sol et rencontrent les roues de son char glissant, le chant timide des maigres oiseaux bravant le silence froid, la vue de ces arbres dénudés qui forment les piliers d’une cathédrale à ciel ouvert, le mince cours d’eau dormant parsemé de roseaux courageux, cet air frais qu’il respire à pleins poumons tout en expirant son dioxyde alcoolisé. Ces deux cents mètres parcourus en quelques secondes lui offrent un pur bonheur. Steve a toujours habité Jette. À vingt-huit ans, il ne se lasse pas de ce village dans la ville, qui dispose des attributs urbains tout en les enveloppant d’un manteau vert où il fait bon vivre. Il aime autant s’amuser avec ses copains que se ressourcer dans la nature, en profitant de chaque instant. On ne sait pas de quoi sera fait demain. Néanmoins, il doit bien se nourrir et gagner sa vie. Le patron du Boomerang cherchait un serveur en urgence, acceptant de jouer commis de cuisine et plongeur en fonction des circonstances. Il venait de se faire licencier de son dernier emploi pour cause de retards rédhibitoires. Le jeune homme ne peut plus compter sur ses parents. Un froid polaire s’est installé entre eux lorsqu’il a déserté l’université. Il incarne le valet noir d’une famille habitant une des rares quatre façades de la commune. Le père est banquier, la mère dirige une polyclinique, et la petite sœur finit ses études d’ingénieur architecte.
« Dix heures cinquante-huit ! » Steve se félicite : arriver deux minutes en avance au travail constitue une véritable performance pour lui. Il rejoint le patron, dans la cuisine, qui le bombarde d’instructions : une vaisselle à terminer, une table réservée à décorer et deux préparations de salade. Diego est fébrile. À l’entendre, la poule aux yeux d’or va pointer le bout de son nez. Le poulailler doit se parer de ses plus beaux atours.
— On dirait que votre vie en dépend, chef !
— Tu ne peux pas comprendre, gamin. Quand tu es indépendant, si tu te reposes sur tes lauriers, tu es mort.
Le garçon ne répond pas, mi-amusé, mi-empathique, et s’exécute. Lorsque la cliente tant attendue arrive, il est troublé. Il adore cerner les gens, sans les juger. Il les sent et se trompe rarement. Il perçoit un drôle de mélange : élégance entourant un corps élancé, dureté émanant de son visage, de ses cheveux raides et de son tailleur strict, détermination et tristesse au fond des yeux. Il remarque son effroi, qu’elle essaie vainement de dissimuler, à la vue de Steve. Il meurt d’envie de faire quelques pas de hip-hop pour la décoincer. Jugeant l’idée inappropriée, il la conduit sagement à sa table. Profitant d’une accalmie entre plusieurs plats, le nouveau serveur observe la dame qui jongle entre un ordinateur, des papiers, des sourires forcés. Elle n’arrête pas une seconde de gesticuler. Il est persuadé qu’elle ne prend pas le temps de réjouir ses papilles gustatives grâce au mets qu’il sait délicieux : une recette mexicaine revisitée à la belge, façon cuisine moderne. Des saveurs mexicaines tout en légèreté, un exploit ! Nourrir son corps sans se donner un moment pour apprécier, quel gâchis ! Il aime autant les friteries que la haute gastronomie ; il déguste, en toute simplicité. « Dommage pour elle et pour le plat », pense-t-il, avant de se remettre en route. Il se dirige vers la petite vieille, une habituée sympathique et dorlotée par le patron. Celle-ci cache une lettre qu’elle écrivait.
— Vous correspondez avec votre amant ? s’enhardit le jeune homme.
— Un de mes nombreux amants ! s’amuse l’aînée. Pourquoi une femme de mon âge n’en aurait-elle qu’un ?
— Excusez-moi, madame Huguette, vous avez raison, il faut profiter de l’existence !
Huguette revêt l’âge respectable de quatre-vingt-sept ans. Veuve à trente-quatre ans, elle a endossé le célibat. Depuis qu’il a ouvert, elle mange seule, tous les midis, au Boomerang. Il est situé à quelques encablures de sa petite maison, dans le coin oublié, comme les habitants vivant aux extrémités de la localité aiment l’appeler. Toujours tirée à quatre épingles — rendant ainsi hommage à son métier —, elle apprécie le beau restaurant de Diego. Il lui propose un plat du jour, à prix réduit, agrémenté d’un café mexicain parfumé. Huguette a consacré sa vie à travailler. Couturière aux doigts d’or chez un tailleur italien à Jette, elle avait racheté l’établissement à la retraite de celui-ci. Par la suite, elle avait appris qu’il avait abusé de sa confiance en exagérant le montant de la reprise du fonds de commerce. Elle avait donc dû trimer, entre recevoir les clients et coudre. Par contre, lui demander de remplacer un bouton ou une tirette constituait une insulte à son art. Elle préférait refuser ces basses tâches que d’entacher son honneur de couturière haut de gamme, malgré la vétusté de sa boutique. Son talent l’avait sauvée, forgeant sa réputation dans tout Bruxelles, gratin politique et famille d’ambassadeurs compris. Et pas que les Italiens ! Afin de boucler ses fins de mois, elle avait trouvé un filon, grâce à un diplomate : héberger des étudiants étrangers dans ses deux chambres vides prévues pour la progéniture qu’elle n’a jamais eue. La vieille dame a gardé des contacts avec une trentaine d’anciens locataires dans différents pays. Ils sont presque tous établis avec des enfants. Elle aime beaucoup leur écrire et recevoir des nouvelles et des photos. Si elle n’a jamais dépassé les frontières de Bruxelles, ses fréquentations lui ont permis de découvrir le monde. Elle a ainsi appris plusieurs langues, dont l’espagnol, ce qu’elle s’est bien abstenue de préciser à Diego. Ce petit secret lui donne la possibilité d’écouter les conversations du restaurateur avec son ex-femme sans qu’il imagine une seconde qu’une espionne opère en silence. Huguette adore observer. Elle a toujours eu une excellente mémoire, elle retenait le nom et le prénom de toute sa clientèle de l’époque. Est-ce le manque d’entraînement ? Depuis deux ans, des petits trous s’incrustent dans sa tête… Aujourd’hui, elle se réjouit, car elle a une source de contemplation inspirante. Une nouvelle cliente a fait son apparition, bouleversant les habitudes, d’autant plus que le serveur novice doit faire ses armes face à un patron sympathique mais exigeant. Lorsque Diego lui apporte son premier verre, elle lui prend le bras :
— Ça va aller, Diego, tu vas assurer comme de coutume.
Au fil des années, un lien indéfectible s’est créé entre eux, si bien que ce bras réconfortant de la senior, pleine de bon sens, calme Diego, pour quelques instants. L’aînée s’amuse avec tout ce qu’elle regarde : l’agitation du restaurateur, sa vue plongeante sur le décolleté de la svelte femme d’affaires aux dents longues, et le serveur qui se balade entre nonchalance, volonté de bien faire et distraction. « Pauvre garçon, il n’est pas tombé dans la bonne famille », songe-t-elle. Elle connaît ses parents et leur ancienne gouvernante. Ils avaient été ses clients. Des gens stricts chez qui l’originalité n’a pas sa place.
Pourra-t-on jouir d’un peu de nouveauté au Boomerang cette année ?
Tijuana, Mexique, 1977
Maria vit le plus beau jour de son existence : elle épouse son Carlos. Sa mère ajuste son corset, dans la chambre.
— Tu es sûre de ton choix, ma chérie ?
« Comment peut-elle encore me poser cette question le jour de mon mariage ? » pense la future mariée.
— Maman, nous avons passé un accord, je l’ai respecté. À toi et papa de tenir votre parole.
— Nous voulons ton bonheur, ma fille.
— Il est aux côtés de Carlos ! Il est fantastique, il m’aime. Et à vingt-neuf ans, il a déjà une très belle situation professionnelle.
— Tu es bien consciente de ce qu’on dit sur son père ?
— Des rumeurs, maman, de personnes jalouses. On en a assez parlé. Arrête, s’il te plaît, ne gâche pas cette journée merveilleuse. Surtout, son enfant, notre enfant bouge dans mon ventre. Tu vas être grand-mère !
— Cela ne me réjouit pas, tu le sais bien.
— Sors de cette pièce, enjoint Maria, furieuse et dépitée.
Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi ses parents ne veulent-ils pas croire en la sincérité de leur amour et en l’avenir brillant de son futur mari ? Il n’a pas fait d’études, certes, mais il s’évertue à travailler sans compter, avec son père, dans un commerce d’appareils électroménagers avec les États-Unis. Tout Tijuana connaît Maria, cette Mexicaine splendide née d’une bonne famille. Dès son adolescence, on se retournait sur son passage lorsqu’elle arpentait les rues, le port haut et fier. Très jeune, elle avait appris à fuir les regards concupiscents des hommes, jusqu’au jour où elle rencontra Carlos, à seize ans. C’était lors d’une fête de mariage. Il n’avait pas détourné les yeux d’elle de la soirée. Elle s’était sentie mise à nu, électrifiée par ce garçon plus âgé qu’elle. Elle avait l’impression que la terre entière avait remarqué son émoi. Elle avait fini par s’aérer dans le parc de la demeure, tétanisée. Il l’avait rejointe et embrassée avec retenue et tendresse, en silence. Maria s’était découverte totalement vulnérable. Un désir nouveau l’envahissait, celui de s’abandonner corps et âme à un homme qu’elle ne connaissait pas, mais qui lui collait déjà à la peau. S’ensuivirent de longs mois de rendez-vous cachés, de promesses d’amour éternel, de rapports charnels volés et délicieux. Jusqu’au jour où ses parents découvrirent la relation. Ils s’étaient fermement opposés à cette amourette sans avenir. Deux mondes différents ne peuvent s’assembler ; des gens bien et des parvenus ne s’unissent pas. Maria ne supportait pas ce sentiment de supériorité : une lignée de notables face à une famille prospère du seul fait de ses mérites. « Ne sois pas naïve, ma fille ! » s’était exclamé son père. Il voulait lui faire comprendre que ces commerçants fréquentaient la mafia, voire en faisaient partie. « Prouve-le-moi au lieu de lancer des accusations sans fondement ! » Le père avait préféré ne pas en dire plus. Elle n’avait pas fléchi, à force de patience et d’amour.
En la voyant arriver dans l’église, Carlos regorge de fierté et de passion. À vingt-neuf ans, il passe la bague au doigt de la plus belle fille de Tijuana, dix ans plus jeune que lui, issue d’une grande famille aux relations politiques multiples. Il a essayé de se faire bien voir par ses futurs beaux-parents, mais ceux-ci ont mis une barrière infranchissable entre eux. Il en a fait son deuil en amenant tout doucement sa dulcinée dans son giron familial très accueillant, procurant ainsi une respectabilité qui leur manquait. Au-delà de la fierté, Maria attise ses sens. Son corps est parfait et l’expérience que Carlos a acquise lui a permis de la faire frémir dès le premier instant. Il aime ce pouvoir qu’il possède sur elle. Il a enduré l’épreuve de la patience, il a gagné, il se sent fort et important. C’est avec un « oui » haut et puissant qu’il prend la jeune fille pour femme.
***
De nos jours.
Diego profite de son dimanche de congé pour inviter Chantal chez lui. Elle est venue à quelques reprises au Boomerang, avec des copines, et elle ressort du lot pour trois raisons : elle ne dépasse pas son mètre soixante-cinq, elle possède une belle poitrine et elle n’a pas la bague au doigt. Les occasions de fréquenter des femmes mariées n’ont pas manqué, mais ces liaisons causent des problèmes, tôt ou tard. Lui-même doit redoubler d’attention pour ne pas se tromper de prénoms ni d’histoires lorsque des hommes viennent déjeuner avec leur maîtresse et dîner avec leur épouse. S’il commet un impair, il ne culpabilise pas : on ne mange pas aux mêmes endroits quand on a une double vie ! Ce n’est pas une affaire d’éthique chez lui — chacun fait ce qu’il veut —, c’est du pragmatisme. L’existence est déjà si compliquée.
Après une visite minutieuse de l’appartement, chambre comprise, quelques bulles et le chili con carne, les questions inévitables arrivent sur la table.
— Pourquoi es-tu venu en Belgique ?
Diego sait pourquoi il était parti du Mexique. En revanche, sa mère ne lui a jamais expliqué pourquoi son choix s’était arrêté sur ce si petit territoire qu’il avait fini par apprécier. Il botte en touche :
— Pour ses frites, son chocolat et ses délicieuses bières !
— Tu es seul ici ?
— Oui, mes parents sont restés au pays et je n’ai ni frère ni sœur.
— Ils doivent te manquer. Tu y retournes parfois ? Que font-ils là-bas ?
Depuis le temps qu’on lui demande cela, il est rodé. Il faut couper court ; sinon, il va devoir mentir, à nouveau.
— Je n’ai plus trop de contacts. La distance, tu sais. Je suis venu en Belgique pour avoir la paix et je l’ai ! Je te ressers du vin ? Je vais préparer le dessert.
Diego ne lui laisse pas le temps de répondre, il remplit son verre et file dans la cuisine. Sa tête enfouie dans ses mains, il se répète cette phrase qui le taraude depuis ses dix-huit ans : « Comment être moi-même en cachant qui je suis réellement et d’où je viens ? » Très vite, il reprend ses esprits et contre-attaque en la bombardant de questions. Défi réussi : Chantal est séduite, la seconde visite de la chambre dure toute la nuit. Il lui offre une sincérité superficielle mais la plus profonde possible.
Le lendemain midi, entre deux plats, Diego ne résiste pas : il téléphone à son ex-femme, Ariane. Belge d’origine, elle a toujours insisté pour parler en espagnol avec lui. Considérée comme des cours gratuits au début, la pratique de cette langue est devenue naturelle entre eux.
— C’est dans la poche avec Chantal !
— Je suis contente pour toi. Tout s’est bien passé ?
— Vu l’art que j’ai développé en esquives, je ne me suis pas trop mal débrouillé, je pense. Elle m’a déjà fait comprendre que je pourrais rencontrer ses parents prochainement.
— Tu rigoles ?
— Non, je sais, c’est beaucoup trop tôt.
— Tu crois que cela va être sérieux ?
— Ariane, bon sang, comment veux-tu ?
Son ex-épouse est devenue sa confidente. Et pour cause, il n’y a jamais eu d’amour entre eux, juste un accord entre adultes où chacun a trouvé son compte. Diego est arrivé en Belgique avec un visa touristique de trois mois. Sa mère lui avait parlé des mariages blancs. « Cherche rapidement une femme qui est d’accord pour entrer dans la combine. Tu peux lui proposer la somme d’argent qu’elle souhaitera. Tu as tout ce qu’il faut pour cela. Après quelques années, vous divorcez si vous le désirez, et tu as un titre de séjour définitif. » Ils s’étaient rencontrés dans le restaurant où ils travaillaient ensemble. Ariane avait accepté l’arrangement. Sa mère lui avait également enjoint d’acquérir la nationalité belge. Il s’était exécuté.
— Hola Diego, que tal ?
Marc entre au Boomerang.Ce sont les seuls mots d’espagnol qu’il connaît, depuis qu’il a pris le jeune Mexicain sous son aile. Lorsque celui-ci était arrivé en Belgique, le conducteur de taxi lui avait donné la carte d’un établissement, en clamant « Buen restaurante ! » d’un air convaincant. Ainsi, Diego avait abouti au Pastagraaltenu par Marc. Ariane, qui y était serveuse, jouait l’interprète, jusqu’au moment où le jeune homme avait fini par bien se débrouiller dans la langue de Voltaire. Sans attendre la réponse, le sexagénaire roule des mécaniques en prenant son acolyte à témoin.
— Je viens vérifier si ta cuisine est toujours à la hauteur de la mienne !
C’est un jeu entendu, entre eux. L’ex-patron s’enorgueillit du chemin parcouru par son élève, engagé d’abord à la plonge, ensuite comme commis de cuisine, et enfin, avec formation à l’appui, comme chef. Jusqu’au jour où l’opportunité de voler de ses propres ailes se présenta au jeune homme. Il avait investi l’argent qui lui restait dans l’achat du fonds de commerce d’un restaurant. Il avait aimé l’idée de demeurer dans le quartier, près d’Ariane et de son mentor, les deux personnes qui le connaissaient le mieux en Belgique. Du moins la partie visible de l’iceberg. Il se tient à distance, à dessein, de la communauté mexicaine.
Steve traverse le parc en doublant deux cyclistes. Il avait passé la soirée à servir bénévolement dans l’un des deux restaurants sociaux de la commune. Devenu un ami du patron, il le dépanne quand il peut. Les occasions se raréfient avec son nouvel emploi. Il avait terminé la journée au café d’en face avec lui, suffisamment tard pour ne pas entendre son réveil tonitruant. D’habitude, le premier de ses colocataires, excédé par le bruit, le tire du lit, après avoir éteint la machine infernale. Mais il est seul dans l’appartement aujourd’hui.
— Une demi-heure de retard, Steve ! On ne peut pas compter sur toi ! fulmine Diego.
— Sur moi, tu pourras toujours compter, patron. C’est mon réveil qui me joue des tours ! Je vais devoir le licencier !
— C’est moi qui vais te virer, si tu continues comme cela !
Il y a deux catégories de gens sur terre : les lève-tôt et les lève-tard. Steve ne comprend pas la moitié des humains, les lève-tôt, lui qui doit patienter jusqu’à ce que le brouillard dans sa tête s’évapore, en général, vers midi. Être obligé d’arriver à onze heures lui pèse, c’est un combat quotidien. Il sait que Diego ne le congédiera pas aisément, car il commence à se rendre indispensable. Dans deux semaines, la Saint-Valentin battra son plein au Boomerang et le jeune homme maîtrise déjà les préparations ainsi que quelques plats. Son entregent représente également un atout apprécié des clients. Il n’hésite pas à entamer une conversation. Curieux de tout, il s’intéresse à chaque profil de la communauté humaine, que ce soit une vieille dame comme Huguette, qui passe son temps à observer, ou une femme d’affaires comme Carole, mystérieuse, combattante et absorbée par le travail. L’arrivée de Marc le sauve de la mauvaise humeur du boss.
Il est déjà treize heures. Carole a un moment devant elle et décide d’aller manger au Boomerang.