Une bête sur le chemin - Pascal Bréheret - E-Book

Une bête sur le chemin E-Book

Pascal Bréheret

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Beschreibung

Sur le chemin de ses dix ans, Jeanne aurait préféré ne pas croiser une créature aux allures d’animal féroce. Si la bête s’est sauvée, elle a laissé derrière elle des traces indélébiles. Une autre rencontre, providentielle, est à l’origine d’un collectif touché par le drame de la perversion narcissique. Les membres du groupe veulent retrouver la bête avant qu’elle ne fasse trop de mal. Cette traque permet de découvrir des chemins aux aspects éclectiques qui, s’ils sont parfois jalonnés de drames, sont l’occasion de raviver malgré tout les flammes de l’espérance.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Les chemins sont parfois imprévisibles. Jeune, l’auteur était passionné de littérature ; il fit pourtant toute sa carrière dans la gestion financière ! Dans ses romans, il s’inspire de son environnement ; la famille, les amis, les voyages, la vie associative ou autres faits de vie constituent son vivier, sans se défaire du regard sur l’actualité, sur la condition humaine.   

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Seitenzahl: 385

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Mentions légales

Illustration de couverture : © Thomas Bréheret

Publishroom Factorywww.publishroom.com

ISBN : 978-2-38625-863-3

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Page de titre

Pascal Bréheret

Une bête sur le chemin

Chapitre 1

Juillet 2021.

Elle est là depuis près d’une heure, aux abonnés absents, sans voir le temps passer dans l’espace aquatique du centre de bien-être. Le jet d’eau s’échappant du col-de-cygne lui frappe les épaules. Jeanne ferme les yeux pour mieux épier les altérations qu’elle aimerait voir s’échapper de son corps, et surtout de son esprit. Après les bains bouillonnants, elle goûtera aux bienfaits du sauna et du hammam, et plongera son corps élancé dans le puits d’eau froide pour notamment faire le plein d’hormones bienfaitrices !

Jeanne s’installe maintenant dans le jacuzzi. Étonnamment sereine, elle ferme encore une fois ses beaux yeux bleus. Elle voulait absolument s’accorder ce moment de bien-être pour entamer cette semaine de réflexion consacrée à revisiter sa vie excessivement trépidante. Ici, personne ne la connaît. Elle se sent enfermée dans une bulle d’oubli total, positivement seule, loin du tumulte quotidien. Elle n’a que 28 ans, autant d’années rythmées par d’incessants combats. Elle apprend en effet très tôt à se battre. Elle lutte d’abord contre l’absence d’une maman emportée prématurément par une maladie incurable. Le jour où elle comprend, à 6 ans, qu’elle ne pourra plus goûter aux bisous maternels, elle verse toutes les larmes de son corps en criant aussi fort qu’elle peut, à s’en faire éclater ses petites veines enfantines. Jeanne reconnaît que ces larmes ont fertilisé le terreau de ses jeunes années.

La petite Jeanne retrouve vite le goût d’une vie qu’elle veut malgré tout croquer à pleines dents. Elle est joviale, attirante, attachante. Élue déléguée de classe dès le CE2, elle est aussi meneuse en classe que dans la cour de récréation. Son groupe de copains et copines est pétillant. Ils se retrouvent régulièrement chez elle ou chez sa mamie pour jouer, rigoler, ou parfois faire en groupe les devoirs du mercredi. Ensemble, ils s’inventent des pièces de théâtre qu’ils mettent en scène pour le plus grand plaisir des parents qui, grâce à leurs enfants, se retrouvent ainsi de temps en temps autour d’une bonne bouteille.

Le passage en secondaire est plus laborieux, mais Jeanne s’accroche pour suivre l’exemple de son grand frère, qui ne conçoit pas l’obtention du bac sans la plus belle des mentions. Les deux enfants creusent seuls leur sillon dans une terre privée définitivement de mère, et régulièrement de père, Hugo, qui dirige une importante agence immobilière. Il a peu de temps pour lui, peu de temps pour ses enfants ; quand il en a, il le brûle ailleurs.

Hugo n’exhale pas dans sa chaumière une joie de vivre éblouissante. Jeanne devine très tôt que son papa n’est pas heureux et elle ne perd aucune occasion pour lui offrir de gros et interminables câlins lorsqu’elle en a l’occasion. Peu prolixe sur sa vie de famille, il avoue néanmoins qu’il a de la chance d’avoir des enfants studieux et courageux. Jeanne a 10 ans, en 2003, lorsqu’elle surprend au milieu de la nuit son père et une femme s’embrasser sur les lèvres. Elle pleure alors en silence, même si elle est heureuse pour son papa. Elle se confie à lui malgré tout. Pour la rassurer, son père lui dit que cela ne peut être qu’une aventure éphémère : « Ta maman me manque tellement. »

Pourtant, la femme s’installe. Jeanne ne veut pas et le fait savoir, car elle déteste cette Morgane qu’elle appelle « la panthère », cette sale bête qui lui vole son père et veut absolument devenir sa mère. Son frère Antoine, de 4 ans son aîné, et l’intruse s’entendent quant à eux à merveille ; il est sans doute satisfait d’avoir trouvé une nouvelle mère. Elle s’occupe beaucoup de lui, à tous niveaux, jusqu’à surveiller ses relations. Les rapports entre Morgane et Jeanne sont en revanche très souvent tendus. La femme vomit le langage de la petite Jeanne « qui parle comme une adulte » ! Jeanne de son côté déteste être appelée « la petite » ; cela la rend furieuse et excite son aversion. Jeanne préfère se réfugier dans les bras de sa mamie paternelle, veuve et proche voisine, qui se rend très facilement disponible pour tendrement prendre sa petite-fille sous son aile. La mamie s’immisce de plus en plus dans les affaires du couple, chagrinée par l’apparente démission de son fils qu’elle ne reconnaît plus, inexorablement étouffé par sa nouvelle compagne. La comédie dure ainsi quatre longues années, aussi désastreuses que douloureuses, jusqu’à ce que la panthère fasse ses valises, vraisemblablement repue de sa proie. Jeanne, toute jeune adolescente, décide alors de rayer la sale bête de sa mémoire.

Celle qui a essayé de lui voler son papa n’a fait que resserrer ce lien privilégié avec « mamie-ménage ». C’est ainsi que Jeanne surnomme sa grand-mère, qui semble classer l’ordre et la propreté au sommet de ses valeurs matérielles, chez elle bien entendu, mais aussi chez ses enfants ! Mamie-ménage surveille par ailleurs les devoirs de sa petite-fille, consulte son cahier de liaison, lui achète des livres, fouine sur Internet à la recherche de tutoriels pour l’initiation à la couture, au tricot, au dessin, à la peinture ou à bien d’autres activités. Jeanne ne s’ennuie jamais. Avec mamie-ménage, il faut toujours s’occuper. Quand elle juge qu’il n’y a pas assez de devoirs, elle en rajoute. « Tu sais, Jeanne, il faut bien travailler à l’école. Cela te servira quand tu seras grande. Tu auras de bonnes bases pour y arriver. Je te fais confiance ; tu es déjà forte. »

Quand plus tard elle empoche son bac avec la mention « très bien », Jeanne demande un peu d’argent à son père pour acheter un bijou. Ce n’est pas pour elle, mais pour mamie-ménage qui lui a donné les clés pour glorieusement franchir l’obstacle. Elle entre d’ailleurs dans le monde universitaire sans appréhension. DUT GEA, master ressources humaines, master sciences management. Sept années intenses où se côtoient études, stages, petits boulots étudiants, footings pour le bien du corps, sorties nocturnes pour le bien de l’esprit. Oui, sept années aussi intenses que glorifiantes au fil desquelles un petit noyau d’amis s’est formé, tissé de liens indélébiles.

Solidement diplômée, elle est parée pour entrer sur le marché du travail. À la suite du premier entretien d’embauche, elle est immédiatement recrutée au sein de la direction des ressources humaines d’une fédération régionale affiliée à une banque mutualiste. Tout va très vite par la suite. Jeanne enchaîne les missions, les entretiens, les formations. Elle est courageuse et entreprenante. Elle ne supporte pas l’immobilisme. C’est ainsi depuis sa tendre enfance. Elle investit toute son énergie dans la réussite de ses missions. Au vu des résultats, elle intègre trois ans plus tard le comité directeur. Petite, on disait qu’elle parlait comme une adulte ; aujourd’hui, elle parle comme une femme expérimentée, avec l’autorité nécessaire pour le poste. Malgré son jeune âge, elle gravit rapidement de nombreux échelons dans l’encadrement ; elle est déjà, à 28 ans, cette cadre compétente connue et reconnue à qui l’on peut confier des missions délicates aux conséquences sociales parfois douloureuses. Cette fulgurante ascension interpelle assurément !

Ses tâches deviennent de plus en plus chronophages. Elle est souvent obligée de faire des choix entre ses amis et les négociations syndicales, entre ses entraînements sportifs et les autres dossiers professionnels, entre les formations et ses cousins, cousines… Car sa propre famille s’est volatilisée ! Un diplôme d’ingénieur en électronique en poche, son frère est parti au Canada où il a fait un autre choix : travailler le bois dans une ébénisterie. Il ne revient en France que tous les deux ou trois ans pour les fêtes de fin d’année. Il aime à dire : « J’ai goûté au sirop d’érable, et l’érable m’a adopté. » De son côté, son père a lâché prise depuis l’épisode de la panthère, multipliant les excès de tous ordres et les conquêtes féminines, tout cela au détriment de la vie familiale. Jusqu’au jour où, une fois Jeanne dans le monde du travail, il s’envola pour vivre une autre vie sous le soleil mauricien !

Hugo avait auparavant programmé un voyage d’un mois à l’île Maurice pour vidanger une tête aux relents de camions poubelles. Il était abattu, excessivement fané, dégoûté de tout. Il en revint métamorphosé. Jeanne et mamie-ménage se souviendront longtemps de ce repas au restaurant au cours duquel Hugo leur annonça sa décision, sa nouvelle destinée : il repart à l’île Maurice, pour ne plus revenir. Il aime sa maman, il aime son fils, il aime sa fille. Mais la sentence était tombée, sans appel : il lui fallait couper les ponts pour mieux rebondir. Il ne reviendra plus en France ! Jamais ! Les deux femmes accueillirent la nouvelle sans surprise, préférant assurément voir l’homme s’épanouir au loin pour ne pas le voir mourir ici. Il partit deux mois plus tard après avoir liquidé ses affaires professionnelles et organisé la gestion future de ses biens.

Et l’amour dans tout cela ? Souvent, mamie-ménage pose à Jeanne cette lancinante question : « Alors, ma chérie, tu en es où dans tes aventures amoureuses ? » Une véritable ritournelle dont les racines remontent à la première année de fac ; cela doit être évident pour mamie-ménage d’avoir un amoureux à 17 ans ! Jeanne attend néanmoins ses 18 ans pour donner un tendre baiser à un premier « petit copain », sur une banquette arrière d’une vieille 2CV lors d’une sortie de vieux véhicules organisée par la promo. Quelques baisers plus tard, Jeanne se rend compte que sa première expérience amoureuse n’est que futilité. Les partenaires se succèdent ainsi pour autant de relations éphémères. À l’évidence, l’amour n’est pas sa priorité. Aujourd’hui, elle n’a pas de nouvel amoureux à présenter à mamie-ménage.

Jeanne regarde autour d’elle. Une jeune femme entre lentement dans l’espace jacuzzi. Elle a un corps à attirer tous les regards. Ses cheveux longs lui taquinent le bas du dos. Ses yeux d’un bleu intense illuminent un visage radieux aux lèvres pulpeuses. La taille du maillot paraît un peu juste pour la poitrine généreuse et le puissant fessier, mais l’harmonie des lignes dépasse ici l’apparente indécence. À côté, Jeanne se montre bien fluette avec ses petits seins style petits navets, son ventre plat, ses cuisses de grenouille et ses mollets de coq ! Mais elle n’est pas jalouse, car elle aime bien son corps, même quand il lui fait sentir qu’il est temps de se poser pour analyser le cours de sa vie.

Jeanne ressent en effet quelques douleurs dans sa tête, dans ses membres, dans ses entrailles depuis plusieurs jours. Elle prend conscience que celles-ci proviennent d’une souffrance dissimulée. Il a fallu un conflit avec un collègue de travail et une cuite mémorable pour révéler ce qui était inconcevable. Quelle soirée ! Ronan est un homme charmant, mais parfois déconcertant. Il avait invité ce dernier vendredi les membres de la direction des ressources humaines à une petite soirée festive à l’occasion de son anniversaire. Jeanne déclina l’invitation au dernier moment, épuisée après une journée consacrée à la présentation du nouvel aménagement des réseaux aux organisations syndicales. À la fin de la réunion, elle s’enferma dans les toilettes pour se vider, assurément exténuée. Les larmes coulaient à flots. Elle se souvint alors de celles qui avaient coulé dans la faille creusée par le décès de sa maman. Elle aurait voulu crier comme alors, mais elle se retint pour ne pas attirer l’attention. C’est là qu’elle décida de ne pas aller à la soirée organisée par Ronan.

Quand Jeanne l’appela pour le prévenir, elle devina alors une crispation non contenue dans la voix de son collègue. Surprise, elle ne put s’empêcher de lui rappeler cette citation de Paul-Jean Toulet : « Il y a des gens qui ont la susceptibilité de l’huître. On ne peut y toucher sans qu’ils se contractent ! » Ronan raccrocha aussitôt, visiblement énervé. Jeanne de son côté fut satisfaite et apaisée. Elle rejoignit son appartement, alluma la télévision, se prépara un ti-punch pour séduire ses papilles et se détendre les neurones avant de s’affaler sur son canapé. Le premier puis le deuxième excitèrent son plaisir. Le troisième le sublima. Le quatrième sembla sonner l’alarme, avant que le petit dernier ne claironne définitivement la fin de la soirée qu’elle passa cette fois dans ses propres toilettes pour y vomir tout le contenu de ses tripes.

Le réveil du lendemain matin fut douloureux. C’est à cet instant que Jeanne prit conscience d’une fâcheuse réalité : elle souffrait. Elle n’est ni médecin ni psychiatre, mais son corps lui disait qu’elle n’allait pas bien. Pourquoi avaler autant d’alcool, seule sur son canapé, oubliant son habituelle sagesse ? Le café bien serré a eu du mal à faire son effet. Sa tête lui faisait atrocement mal, et elle avait l’impression que ses articulations étaient affreusement grippées. La gueule de bois, même sévère, ne justifiait pas cet état d’affliction incontrôlable. Que lui faisait donc ce corps qui ne voulait plus avancer, lui qui n’avait pas l’habitude de s’arrêter ?

Tout dans sa vie s’est enchaîné très vite, trop vite. Elle ne s’est pas rendu compte de ses excès de vitesse parce qu’elle était formatée ainsi. Mais les radars cachés au fin fond de son cerveau ont flashé, à de multiples reprises. À force de ne pas regarder la vérité en face, elle a cumulé les infractions dans sa propre et jeune vie jusqu’à liquider le stock de points disponibles. C’est l’origine de ses souffrances morales et intellectuelles, de ses douleurs physiques qu’elle sous-estimait depuis plusieurs semaines. Il lui fallait donc un autre excès, l’excès de ti-punch cette fois, pour mettre à nu toutes ces souffrances, toutes ces douleurs. Jusqu’où ira-t-elle ainsi ? Dans quel but ? Autant d’investissements, autant de sacrifices, si jeune… Cela a-t-il du sens aujourd’hui ?

Elle consulta son médecin, ses amis. Elle n’osa pas en parler à son père qui, à 55 ans maintenant, semblait s’épanouir dans la quiétude mauricienne. Elle n’osa pas se confier à mamie-ménage pour ne pas gâter son temps qui passe si vite. L’ordonnance était claire : il fallait rebattre les cartes et repartir sur d’autres bases, envisager d’autres horizons. Devant le danger qui la guettait, Jeanne décida de se confier à son directeur. Elle se souviendra longtemps de cette entrevue qui se déroula un soir d’orage. ça grondait au-dehors ; ça grondait aussi dans la tête de Jeanne. Après de francs échanges ponctués de quelques larmes, un arc-en-ciel apaisant fit soudain son apparition dans le bureau parfumé de bienveillance. Car l’homme face à elle était ouvert, attentif, conscient du danger qui guettait sa cadre dynamique, mais tout aussi conscient du danger qui menaçait sa direction. Il est réputé pour son ouverture d’esprit, pour son humanisme. Il écouta Jeanne tel un psychiatre, posa des questions, poussa parfois son interlocutrice dans ses derniers retranchements. Adepte de la communication positive, le directeur demanda à Jeanne, après plus d’une heure d’entretien, de prendre véritablement du recul : elle devait s’organiser pour déclencher une pause salutaire dans sa vie professionnelle, quelle qu’en soit la durée. Jeanne ne trouva pas les mots pour le remercier, car elle ne voulait pas entendre autre chose. Ils convinrent de se revoir une semaine plus tard. Et pour bien commencer cette période de réflexion, Jeanne décida de plonger dans les eaux de cet espace de remise en forme aquatique.

Elle s’assoit un instant au niveau des jets pour soulager ses mollets. Une légère douleur persiste en effet à la suite du Saumurban trail réalisé ce dernier dimanche avec ses amis. Elle a ainsi parcouru vingt-sept kilomètres inoubliables dans les rues de Saumur, contourné de prestigieux monuments et sillonné la campagne environnante. Autant de kilomètres courus sous une pluie froide et battante, mais tellement vivifiants. Le déjeuner englouti dans un restaurant troglodyte paracheva cette inoubliable escapade !

Jeanne se retourne pour présenter ses cuisses aux jets puissants. Ses yeux toisent des visages détendus avant de se perdre dans la clarté du dehors à travers l’immense vitre de l’établissement. Une légère vapeur s’échappe du plan d’eau extérieur, donnant à l’espace une saveur boréale. Dans ce moment présent, elle ne pense plus à rien, ne se plonge plus dans le passé, ne se projette plus dans l’avenir. Elle veut simplement profiter du temps présent, soulager ses neurones tourmentés, ne s’attacher qu’aux plus belles choses de la vie. Elle repense alors à la jeune femme rencontrée lors d’une visite chez les Compagnons du Devoir à Saumur. Son parcours fut semé d’accrocs, mais aujourd’hui elle travaille la pierre, voyage, fait de belles rencontres, s’épanouit. Son itinéraire rappelle forcément à Jeanne celui de son frère, Antoine, qui vit des jours heureux dans son ébénisterie canadienne. Jeanne est persuadée qu’il y avait un message dans le regard de la jeune femme : « Remue-toi, comme ton frère, avant qu’il ne soit trop tard ! »

Jeanne se relaxe maintenant sur le dos. Ses muscles se détendent. Elle est heureuse d’avoir fait ce petit bout de chemin qui pourrait l’emmener loin. Les épaules d’un jeune homme lui suggèrent un léger et sarcastique sourire. Il porte fièrement un tatouage évocateur, en trois mots : Fortis fortuna adiuvat1. Elle espère effectivement que faire le pari d’un moment de relâche lui fera gagner l’inestimable : une autre vie.

Elle se dirige vers l’espace extérieur. Un frisson lui traverse alors tout le corps. Elle agrippe la margelle pour ne pas tituber, les yeux rivés sur le dos d’un homme à l’allure svelte, accoudé au bord du grand bassin. Celui-ci s’allonge à la surface de l’eau, le dos à l’air, les jambes battantes. Ses longs cheveux bouclés tombent sur de frêles épaules. Jeanne devine des mollets élancés, comme les siens. Antoine ! Son frère, Antoine ! Mais que fait-il là ? C’est son tatouage au creux de ses épaules qui a interpellé Jeanne. Décidément, les tatouages l’attirent depuis deux minutes ! Il s’agit en l’occurrence d’un lion à la crinière abondante. Au-delà de sa puissance, tout dans la bête paraît féroce : ses yeux sont perçants, son museau est cruel. L’animal porte un pendentif : un sceptre, signe de domination. Jeanne se rappelle que la panthère de son père portait un tatouage identique sur son épaule gauche. Antoine admirait autant le tatouage que la panthère ; celle-ci avait promis de le lui offrir pour ses 18 ans. Elle n’en a pas eu le temps ; elle est partie avant. Bon débarras ! Mais l’idée était ancrée dans la tête du jeune homme, qui se paya lui-même ce tatouage pour ses 20 ans.

Jeanne avance doucement dans l’eau chaude immuablement agitée ; elle a néanmoins la chair de poule. Elle ne s’attendait certainement pas à voir son frère là. Pourquoi ne l’a-t-il pas avertie de son voyage en France ? Elle s’en veut de ne pas l’avoir elle-même appelé plus souvent. Elle s’en veut pour sa relation distendue avec lui, sans doute à cause de sa propre vie chronophage. Elle s’en veut de ne pas avoir renoué des liens plus solides avec son père parti il y a plusieurs années sous des latitudes sans doute plus clémentes pour lui. Au-delà, elle s’en veut d’avoir perdu le sens de la relation humaine en dehors de son travail. Il lui semble qu’il n’y a aujourd’hui que son petit groupe d’amis qui compte. Elle ne voit même que trop rarement sa mamie-ménage.

« Antoine ! » dit-elle d’un air faussement surpris en lui posant délicatement une main sur l’épaule.

Surpris, l’homme se retourne brutalement en éclaboussant quelque peu Jeanne.

« On se connaît ? » lui répond-il.

Elle le regarde alors, stupéfaite. Ce n’est pas Antoine !

« Excusez-moi ! De dos, je vous ai pris pour quelqu’un d’autre. Excusez-moi encore !

— Je vous en prie, navré de vous décevoir », dit-il d’un ton malicieux.

Sans un sourire et assurément troublée, Jeanne recule. Son visage est décomposé. Hébétée, elle frappe soudainement la surface de l’eau avec fureur avant de se diriger vers l’espace extérieur. Ce n’est pas possible de s’être fourvoyée ainsi ! Elle a l’impression qu’un robinet s’est de nouveau ouvert dans son cerveau. Un flot d’émotions irrationnelles se déverse maintenant dans le bassin. Elle tourne en rond. L’air a pris sa tenue d’été à l’extérieur et l’eau est toujours aussi chaude. Mais Jeanne ne ressent rien. Le contraste est par ailleurs saisissant entre les visages reposés et le sien, perturbé. Elle bat sans cesse la surface de l’eau comme pour se soulager d’un fardeau trop lourd. Jeanne s’accoude au bord. Elle n’en peut plus. Elle a goûté une heure aux bienfaits de cette eau vivifiante. Elle était sereine avant de croiser du regard ce tatouage qui l’a ramenée à un pan de sa vie dont elle ne s’est en réalité jamais défaite.

Cela suffit ! Oui, cela suffit ! Elle va lâcher prise, larguer les amarres, oublier pour éviter de sombrer, pour tenter de renaître, autrement. Pour cela, il convient de couper le cordon qui alimente aujourd’hui sa néfaste destinée. Elle va donc commencer par démissionner. Elle va ensuite prendre du temps, beaucoup de temps. Elle se regardera dans la glace avec des yeux nouveaux, sans artifices, pour se promettre d’aller au bout du protocole qu’il conviendra de rapidement mettre en œuvre. Elle va alors profiter de cette nouvelle vie qu’elle côtoie actuellement sans la voir.

Dans ce fameux protocole sera notamment inscrit le bon approvisionnement de son compte en banque. La carte bleue risque en effet de chauffer pour visiter ce nouvel univers tant désiré. Elle pourra ainsi prendre un immense plaisir à faire les magasins, refaire sa garde-robe, fréquenter les salons de beauté pour continuer à soigner son physique. Elle voyagera, s’endormira sans retenue sur une plage ensoleillée, goûtera aux sensations des bains de minuit. Elle passera des heures à rêver dans sa baignoire. Elle rencontrera de beaux garçons et fera l’amour sans arrière-pensée. Elle taquinera les radars sur toutes les routes de France et empoisonnera malicieusement la maréchaussée. Elle assistera à tous les concerts de rock de la région. Elle courra son premier marathon et cassera avec un plaisir non dissimulé le mur du trentième kilomètre qui fait, paraît-il, si mal. Elle retrouvera une vie sociale active, croisera avec bonheur le regard de ceux qu’elle aime, sortira encore plus souvent avec ses amis pour faire la fête, boire et manger sans retenue. Rire. Dormir. Sentir la joie du moment présent. Elle prendra le temps de rallumer le feu de ses passions : la lecture, l’histoire, les sciences humaines… Elle ira voir son frère au Canada et son père à l’île Maurice ; elle emmènera peut-être mamie-ménage avec elle dans ses bagages ! Elle respirera le bonheur, de la tête à la plante des pieds !

Elle reste ainsi de longues minutes à revisiter sa vie pour tenter de la reconstruire. Elle se souvient du jour où elle remarqua des flammes sous la petite voiture qui la précédait. Elle klaxonna autant qu’elle pût en faisant des appels de phare. La voiture s’arrêta enfin, au milieu de la route. Une grande jeune femme en robe longue s’en échappa, paniquée. La voiture s’enflamma très vite. Jeanne appela elle-même les pompiers avant de rejoindre la jeune conductrice qui pleura en observant sa voiture partir en fumée, les mains tremblantes sur les lèvres. Elle chancela avant que Jeanne la prenne dans ses bras pour la consoler, tentant de lui expliquer que les secours allait bientôt arriver, que la gendarmerie allait suivre de très près pour gérer la sécurité, qu’elle serait accompagnée pour les démarches administratives, que ce n’était que du matériel, qu’elle serait remboursée par l’assurance, et qu’elle-même était là pour la soutenir, aujourd’hui, demain si nécessaire. Les pompiers arrivèrent très rapidement, suivis de la gendarmerie et de la dépanneuse. En attendant l’arrivée de proches, Jeanne continua de réconforter la jeune femme au bord de l’évanouissement, la serrant encore dans ses bras. Arrivés enfin sur les lieux, les proches prirent le relais. Jeanne laissa ses coordonnées à la jeune femme et répondit aux interrogations des gendarmes avant de reprendre la route. Depuis, Jeanne reçoit chaque année un bouquet de fleurs à la date anniversaire de l’évènement. Ce que Jeanne a su faire pour accompagner une jeune femme dans la détresse, elle doit être capable de le faire pour elle-même. À commencer par sortir courageusement de l’ornière dans laquelle elle est tombée, pour se remettre en marche.

Il est temps de quitter les lieux. Jeanne sort de l’eau pour rejoindre les douches et les vestiaires. L’homme au tatouage est encore dans le bassin intérieur. Leurs regards se croisent. L’homme sourit. Gênée, Jeanne n’esquisse qu’un léger rictus. Elle quitte rapidement le centre de bien-être pour rejoindre sa voiture. Une force intérieure l’empêche alors de partir, lui intimant l’ordre d’attendre. Elle sait que c’est pour revoir l’homme au tatouage, l’aborder peut-être. Elle attend donc, assise dans sa voiture, les yeux rivés sur l’entrée du centre. Une heure passe ainsi. Jeanne se sent beaucoup mieux. Le robinet qui s’était ouvert dans son cerveau déversant un flot d’émotions irrationnelles s’est refermé.

Elle en profite pour appeler le directeur des ressources humaines. Elle ne s’attarde pas au téléphone ; elle prend juste le temps de confirmer le rendez-vous pour le début de la semaine suivante. Jeanne sait déjà ce qu’elle va lui exposer. Les deux heures passées dans le centre de bien-être ont consolidé les bases d’une grande décision qui, si elle ne résout pas tous les problèmes aujourd’hui, enclenchera au moins le protocole thérapeutique. Elle démissionne. Sa décision est irréversible. Elle prendra ensuite le temps nécessaire pour réfléchir et profiter du temps qui passe, comme elle se l’est ordonné. Elle décidera alors d’un nouveau cap, sans regret.

L’homme au lion tatoué quitte enfin le centre. Elle le reconnaît facilement grâce à ses longs cheveux bouclés. Avec sa casquette à l’envers sur la tête, son sac à dos à franges par-dessus l’épaule, ses vêtements d’été en treillis et ses espadrilles, il a une allure bigarrée. Il se dirige vers le parking en pressant le pas, tout en consultant son téléphone portable. Il a l’air pressé. Jeanne hésite et se décide enfin. Elle sort de sa voiture et court en direction de l’homme qui s’apprête à prendre place dans son véhicule. Il a l’air préoccupé, le téléphone toujours collé à l’oreille. La soudaine présence de Jeanne le surprend. Il raccroche enfin avant de la regarder, circonspect. Tous les deux esquissent un léger sourire pendant que les regards s’accrochent. Jeanne n’a pas le temps d’engager la conversation.

« Décidément, je sens que l’on s’intéresse à moi, dit-il.

— C’est votre tatouage qui m’intéresse, répond Jeanne. On pourrait peut-être en parler ?

— Ce serait avec un grand plaisir, mais là j’ai une urgence… un enlèvement dans un immeuble !

— Tant pis, reprend Jeanne. Je peux vous appeler ? »

L’homme fouille dans son sac à dos et en sort une carte de visite.

« Appelez-moi en soirée, en espérant que tout va bien se terminer. Excusez-moi, mais il faut que j’y aille ! »

Avant de partir, le jeune homme adresse un dernier sourire à Jeanne. La voiture démarre en trombe avant de rapidement disparaître en direction du périphérique nantais. Jeanne est rassurée. L’homme ne l’a cette fois aucunement troublée, et ils se reverront. Elle reste un long moment sur la place de parking libérée, les yeux plantés sur la carte de visite. Elle revoit le visage du jeune homme. Il a du charme avec sa longue chevelure bouclée, son regard enchanteur, sa discrète moustache et sa barbe rase. Il semble avoir un éternel sourire activant de discrètes fossettes. Il s’appelle Léo Travière ; il est journaliste au quotidien Ouest-Infos. Jeanne comprend maintenant pourquoi il a été appelé en urgence. Il paraît bien jeune pour faire ce métier ! Elle sourit intérieurement en pensant cela, étant elle-même bien jeune pour faire le sien. Le métier de journaliste la ramène à ses quelques passions délaissées, particulièrement les sciences humaines qui ont alimenté bon nombre de ses réflexions dans le cadre de ses études universitaires.

Elle a notamment consacré une de ses thèses à la résilience dans le milieu hospitalier. Pour cela, elle a mené un travail d’investigation auprès du corps médical, des malades, des organismes sociaux, des collectivités territoriales. Elle a découvert un monde qu’elle ne connaissait pas. Elle a surtout rencontré un couple infernal : la souffrance morale et la souffrance physique. Un jour, Jeanne croisa dans le parc d’un centre de rééducation un homme en fauteuil roulant. Louis était amputé de ses deux jambes à cause d’une artérite aux désastreuses conséquences ; il entamait depuis peu sa reconstruction. Il avait avec lui un cahier posé sur son ventre légèrement bombé. Jeanne n’oubliera jamais cette empathique rencontre.

*

« Qu’avez-vous donc écrit là, monsieur ? »

L’homme aux tempes grisonnantes secoue doucement la tête avant de reprendre d’une voix résignée :

« J’avais le moral au bout des moignons ! J’ai compris depuis ma jeunesse qu’il était important d’écrire ses états d’âme pour accompagner toute thérapie. Je vous le dis si cela peut vous rendre service. Cela fonctionne pour tout problème ; il est important d’écrire, de s’écrire. Pour cela, je me suis mis dans la peau d’un coureur à pied engagé dans une improbable course de cent cinquante kilomètres ! Je résume, sinon nous risquons de louper le goûter ! »

Louis ouvre son cahier. Il le feuillette rapidement pour ne lire que les dernières pages.

Arrivé au cent dixième kilomètre, Thibaut le coureur n’en peut plus ; il ne maîtrise plus rien. Un vent de plus en plus fort s’est engouffré dans son cerveau, tel un kyste qui a trouvé une bonne place, bien au chaud dans une caboche chauffée à blanc. Pourtant, une force venue du plus profond de lui-même lui dit d’avancer, d’avancer encore. Il laisse glisser ses mains le long de ses joues creuses et suintantes. Il se retrouve face à de multiples chemins aux balises éloquentes. Épuisé, Thibaut tente de balayer du regard les symboles de chacune d’elles. Il reconnaît le symbole d’un bonheur parfait : le kig ha farz. Il s’y engage, mais trop tard : le chemin vient de se dérober sous ses pieds. Son regard se fixe alors sur le portrait d’une jolie femme ; il ébauche un léger sourire en reconnaissant sa belle épouse, Elodie, au visage pur et bronzé, aux yeux pétillants, au sourire ravageur, aux joues gracieuses et au menton tout aussi harmonieux. Ce chemin est si beau qu’il s’y presse jusqu’à se vautrer lamentablement. Il faut repartir. Mais comment, exsangue, le genou à terre ? Il y a d’autres balises. Il voit sur l’une d’elles ses parents adorés, sur une autre le GR 20 en Corse, sur d’autres les pays d’Europe et d’ailleurs, sur une autre également ses voisins de village, ses copains d’enfance aux liens impérissables, ses frères, ses sœurs, sa belle famille, ses collègues, ses amis œuvrant dans le milieu associatif. Avec tous ceux-là, il a apporté sa pierre pour la construction d’une société vivante. Mais tous ces gens qu’il aime tant, toutes ces belles choses de la vie ne semblent être que chimères, car à chaque fois les chemins se dérobent sous ses pieds, le blessant affreusement. Thibaut est seul, épuisé, avec son kyste qui prend horriblement du ventre. C’est décidément trop pénible ; il va lâcher prise, une nouvelle fois, définitivement. Il voudrait disparaître au plus profond de la terre, à la rencontre de divinités telluriques.

Soudain, sur les hauteurs du chemin, une inconnue interpelle Thibaut. Elle paraît l’encourager. Peut-être le soulagera-t-elle de tous ses maux qui le fatiguent tant. Peut-être éliminera-t-elle l’affreux locataire qui lui encombre le cerveau. Peut-être lui redonnera-t-elle le courage nécessaire pour reprendre goût à la vie. Peut-être le renverra-t-elle à nouveau dans les bras de sa belle Elodie, sa fontaine de résilience.

Deux heures plus tard, Thibaut ouvre enfin les yeux. Elodie est à ses côtés. Son amie Pauline aussi. Thibaut avait préparé cette course avec grand sérieux. Il le pensait vraiment. Il était sûr de lui, de son corps, de son énergie. Il est parti pour courir cent cinquante kilomètres la fleur au fusil. Mais le dénivelé, la difficulté du terrain, l’orage à la tombée du jour, le stress de la course nocturne, et surtout une entame trop rapide ont eu raison de sa condition physique, et surtout de son mental. Cet égarement aurait pu lui être fatal ! Usé au cent dixième kilomètre et les neurones en déroute, Thibaut quitta ce monde qu’il chérissait, se trompant de chemin, trébuchant sur le moindre caillou, se vautrant lamentablement, malgré les encouragements des spectateurs clairsemés le long du parcours. Il ne reconnaît même pas son amie Pauline avec qui il avait préparé cette course. Elle l’a soutenu jusqu’au bout, le récupérant égaré sur des chemins divergents, le traînant jusque sur la ligne d’arrivée, l’esprit ailleurs, complètement hagard, désorienté !

Thibaut prend les deux femmes dans ses bras, implorant leur pardon pour son infidélité, son infidélité à la raison qui nous dit que toute vie est une richesse sans pareil ; la gâcher n’est qu’ineptie !

Louis regarde Jeanne, l’œil brillant.

« Vous voyez, je n’ai plus mes jambes. Malgré tout, j’ai essayé de les faire revivre, même si ce n’était qu’illusion ! Cet instant d’égarement est le fruit de ma propre réflexion. J’ai compris que plonger dans la morosité ne me servirait à rien. Il fallait vraiment que je passe à autre chose. Il me fallait repartir, pour avancer, malgré tout ! »

*

Jeanne quitte le parking pour rentrer chez elle, accompagnée de Louis assis dans un coin de son cerveau. Elle est détendue et étonnamment paisible. Elle est à son tour, et à sa manière, entrée en résilience.

1 « La fortune sourit aux audacieux. »

Chapitre 2

Juillet 2021.

Jeanne attend quelques jours avant d’appeler Léo Travière. Un sentiment ambivalent l’envahit, entre l’obsédante envie de revoir le beau jeune homme et la crainte de remuer un passé saumâtre. Malgré tout, elle est bien décidée à dépasser toutes ses émotions négatives. Un rendez-vous est donc pris à la terrasse d’un café dans le quartier Sainte-Croix, à Nantes. Elle s’y rend juste après l’entretien prévu avec le directeur des ressources humaines.

Elle s’engage très détendue dans les rues pavées de la vieille ville ; l’échange s’est en effet déroulé dans les meilleures conditions. L’homme a une nouvelle fois écouté Jeanne s’épancher sur ses maux, sur son envie d’explorer autre chose dans un contexte de liberté l’obligeant à démissionner. Elle regretta bien entendu cette situation inéluctable, consciente que cela perturbera fortement à court terme l’organisation de la direction. Elle insista par ailleurs sur le fait que l’entreprise n’était aucunement la cause de son mal-être. Ils ont longuement échangé. Le directeur lui conseilla la prudence ; au lieu de démissionner, il lui proposa de prendre une année sabbatique, lui permettant de réintégrer l’établissement à l’issue de cette période, le cas échéant. Pour être objectif, il l’a mise en garde contre la perte de ressources financières, la perte d’élan qu’occasionnerait la rupture, les aléas de la vie d’entreprise ne pouvant lui garantir de retrouver le même poste à son éventuel retour. Jeanne avait bien entendu envisagé cette solution, la jugeant néanmoins contraignante, comme un fil à la patte la reliant toujours à son employeur. Ils se sont mis d’accord sur une clause de « revoyure » au terme des six premiers mois ; Jeanne décidera alors de poursuivre la période sabbatique ou de démissionner le jour même.

Léo est déjà attablé à la terrasse du café. L’établissement à colombages a fière allure dans ce quartier très fréquenté en cette période estivale. Grouillante et chaleureuse, la rue étroite menant au château des ducs de Bretagne ne laisse que peu de place pour les tables en extérieur ; toutefois, il est vraiment très agréable de s’y désaltérer. Paré de son continuel sourire, Léo se lève pour accueillir Jeanne. Il l’invite à s’asseoir avant d’engager la conversation.

« Comment allez-vous ? Je vous ai sentie légèrement perturbée dans l’espace aquatique. Je me trompe ?

— J’avoue que j’étais un peu fébrile, répond Jeanne. Je traverse une période difficile actuellement, avec de grandes décisions à prendre. De plus, je me suis égarée en vous prenant pour mon frère ! Oui, j’étais perturbée. Et puis il y a ce tatouage…

— On en parlera un peu plus tard si vous le voulez », reprend rapidement Léo.

Un serveur vient prendre la commande. Léo fixe Jeanne d’un œil bienveillant.

« Je m’excuse pour mon départ précipité l’autre jour. J’espère que vous ne m’en avez pas tenu rigueur.

— À ce propos, j’ai remarqué sur votre carte de visite que vous étiez journaliste. Comme vous partiez à cause d’un enlèvement dans un immeuble, j’ai consulté le quotidien Ouest-Infos. J’ai bien lu des articles sur le sujet, mais jamais signés de votre part.

— Effectivement, reprend Léo. Jusqu’à il y a peu, j’étais assistant de rédaction. On vient de me confier une première mission d’investigation dans le quartier Bellevue, là où s’est passée l’affaire. Le chef m’a demandé de me rendre sur les lieux pour m’imprégner du sujet et compléter mes travaux. J’étais avec Hervé, qui a supervisé le sujet pour le quotidien. »

Léo semble avoir le verbe facile. Il a une voix douce et agréable. La casquette qu’il porte à l’envers sur ses cheveux bouclés renforce son air juvénile. Cela intrigue légèrement Jeanne qui lui pose cette question :

« Vous êtes très jeune pour faire ce métier, et on vous envoie dans un quartier chaud pour faire un travail d’investigation. Ce n’est pas aventureux pour une première mission ?

— Vous me trouvez jeune ? C’est gentil ! J’ai effectivement fêté mes 28 balais il y a un mois. Mais il faut bien commencer un jour. Rassurez-vous, je suis bien entouré au sein de la rédaction… et bien cadré ! Heureusement, car je suis plutôt du style “rentre-dedans” en sautant sur tout ce qui bouge ! »

Léo élargit son sourire avant de s’épancher sur sa courte expérience dans ce métier fascinant qui lui permet de transmettre l’information, tout en s’enrichissant personnellement. En effet, s’il reçoit beaucoup dans le cadre de ses interventions, il s’est vite rendu compte qu’il donnait aussi à une certaine population la possibilité de s’exprimer, de gagner une reconnaissance qu’elle n’a pas l’occasion de recevoir dans la vie de tous les jours. Dans le cadre de sa mission d’investigation relative au quartier Bellevue, zone de sécurité prioritaire depuis 2012, Léo a l’occasion de rencontrer beaucoup d’habitants. Cela va du jeune étudiant aux revenus modestes à la petite vieille vivant là depuis l’origine du quartier construit dans les années 1960. Du commerçant en zone de chalandise difficile à l’étranger qui essaie de s’intégrer au mieux dans une société compliquée. Des bénévoles œuvrant dans les nombreuses associations du quartier aux dealers pratiquant leur activité à ciel ouvert. De l’ouvrier au chômeur. De la famille monoparentale à la famille nombreuse. Du pauvre au moins miséreux, le riche ayant depuis longtemps déserté le quartier. Autant de rencontres éclectiques mêlant des gens heureux malgré tout ou traînant leur misère, souvent usés par l’insécurité. Mais autant d’habitants ravis que l’on s’intéresse à eux et à leur quartier, à l’exception évidemment des dealers et de leurs réseaux.

Lorsque Jeanne l’interroge sur l’enlèvement, Léo explique qu’il s’agissait d’un règlement de comptes entre deux bandes rivales qui se battent régulièrement pour le contrôle de la place Mendès-France. La victime, un jeune homme d’à peine 17 ans, était en possession d’enveloppes contenant chacune 100 euros destinés à acheter le silence ou la bienveillance des habitants de son immeuble. Il a été kidnappé au moment où il s’apprêtait à distribuer ces fameuses enveloppes dans les boîtes aux lettres. Il a crié, en vain ! C’est un locataire qui a appelé la police, souvent absente dans le quartier. La simple vue des forces de l’ordre a mis le feu aux poudres sur la place et dans les environs. Le jeune homme a été retrouvé ligoté dans une cave, délesté bien entendu de ses enveloppes.

Jeanne a néanmoins du mal à se concentrer sur les mots de Léo. Elle le coupe :

« Vous voulez bien me parler de votre tatouage ? » demande Jeanne.

Cette interrogation, quelque peu lancinante, semble agacer Léo.

« J’ai l’impression qu’il n’y a que ce tatouage qui vous intéresse, reprend Léo d’un ton légèrement irrité. En fait, mon métier ne vous intéresse pas !

— Je m’excuse de vous importuner ainsi, mais votre tatouage est le même que celui de mon frère, et que celui d’une femme que je croyais avoir chassée de mon esprit. »

Un long silence s’installe entre les deux jeunes gens. Jeanne n’ose plus croiser le regard de Léo qui a remisé son sourire. Le jeune homme avale une lampée de bière avant de se pencher vers Jeanne.

« On peut se tutoyer ? propose-t-il.

— Bien sûr, reprend Jeanne, un peu contrariée d’avoir touché un point sensible chez son interlocuteur. Je tiens à balayer toute ambiguïté. Lorsque je t’ai indiqué sur le parking du centre que ton tatouage m’intéressait, tu ne m’as pas fermé la porte. Au contraire, nous sommes là tous les deux à siroter une bonne bière. Ou alors c’était pour toi une superbe occasion pour me draguer !

— Je vais t’avouer une chose, dit aussitôt Léo ayant retrouvé son sourire. Quand nos regards se sont croisés sur ce fameux parking, j’ai ressenti une bouffée émotionnelle soudaine. Je suis sincère, vraiment. Si je t’ai donné ma carte de visite, c’est que j’avais une folle envie de te revoir, même si je pressentais un retour vers le passé. Je me rends compte effectivement que nous avons un point commun : ce fameux passé.

— Si ce passé est vraiment trop douloureux, je te laisse libre de m’en parler, ou pas, lui dit Jeanne d’un ton bienveillant. »

Au loin, le soleil doit entamer son coucher, car les rayons n’éclairent plus les hauteurs des vieilles bâtisses. La rue grouille de passants, certains plaisantant, tout en jacassant, d’autres admirant le nez en l’air la beauté architecturale des lieux, d’autres encore faisant une pause pour consulter les racoleuses cartes des restaurants. Jeanne laisse traîner son regard dans cette rue animée où règne une heureuse sérénité. Elle s’y trouve bien, elle qui a récolté une certaine quiétude lors de l’entretien avec son directeur. L’instant serait parfait s’il n’y avait pas cette fameuse épine qui semble légèrement infecter sa jeune relation avec Léo. Elle sait bien qu’on ne peut pas aller loin dans une aventure, quelle qu’elle soit, avec une écharde dans le pied. Il n’y a donc pas d’autre solution que de crever l’abcès, et vite.

« Je reprendrais bien une autre bière, dit-elle en regardant Léo avec un sourire engageant.

— J’allais te le proposer, répond le jeune homme, tout en levant le bras pour interpeller le serveur.

— Tu sais, Léo, on ne va pas se cacher les choses trop longtemps. Je crois beaucoup aux premiers regards, aux premiers sentiments. Je suis intimement persuadée que, tous les deux, nous voulons vraiment découvrir l’autre. Pour cela, il faut se parler librement, sans arrière-pensée. Cela fait du bien de parler, surtout si l’on a des choses à évacuer. J’ai rencontré un jour un homme en situation de handicap, qui écrivait pour chasser de méchants démons. Ma mamie me disait aussi : “Si tu as un problème, n’hésite surtout pas à me le dire. Si tu ne veux pas me le dire, n’hésite pas à me l’écrire. Si tu ne veux pas me l’écrire, écris-le pour toi et jette ton papier au feu ; ton problème partira ainsi en fumé.” Tu m’as dit que nous avions un point commun : notre passé. Tu préfères m’en parler, ou me l’écrire ? »

Le serveur vient prendre la nouvelle commande ; c’est un petit moment de respiration salutaire pour Léo, surpris par la requête de Jeanne.

« Je vais t’en parler ! C’est difficile pour moi, comme ça a été difficile de faire un doigt d’honneur à ce fameux passé. Ce tatouage par exemple, j’aurais bien voulu un temps le faire disparaître. J’aurais pu le faire. Mais c’est comme s’il y avait un bras qui m’en empêchait. J’ai suivi quelques thérapies qui m’ont sorti d’un beau bordel, surtout dans ma tête. Sans elles, je ne ferais pas ce métier et je n’assumerais pas certaines choses aujourd’hui, comme ce tatouage, petit fil que me ramène de temps en temps en arrière. »

Léo fixe son verre de bière que le serveur vient d’apporter. Son sourire n’arrive pas à chasser une réelle fébrilité. Jeanne s’en veut un peu, tout en se disant néanmoins que c’est sans doute un passage nécessaire pour trouver l’issue vers une délivrance commune. Car ils sont bien tous les deux dans le même wagon, avec un passé sans doute bien différent, mais avec des histoires bien communes. Léo prend son verre et le lève en direction de Jeanne en lui adressant un clin d’œil singulièrement complice avant de boire une belle gorgée du savoureux breuvage.

« J’ai gardé ce tatouage en souvenir de mon père, dit Léo en se caressant le crâne. Cela te paraîtra pourtant incompréhensible quand tu connaîtras l’histoire. La vie de mon père n’a pas toujours été un long fleuve tranquille ! Il avait tout pour plaire : une belle frimousse, une belle stature épicurienne, une belle bagnole, une belle maison, une belle palette d’investissements locatifs et une belle cagnotte en banque. Et un défaut majeur : sa grande gueule. Il dirigeait une concession automobile. Les affaires marchaient bien. En dehors de son travail qui lui prenait déjà beaucoup de son temps, il était énormément sollicité : associations, municipalité, sans parler de tous ses amis ! Personnellement, j’étais fier de mon père parce qu’il était très connu et apprécié.

« Malheureusement, le temps consacré à la famille était bien maigre. Ma mère en a eu rapidement marre. Elle qui était si présente, si attentive, ne supportait plus les absences répétées de mon père. Ce n’était sûrement pas un macho, mais ma mère attendait autre chose dans sa vie de couple. Elle est partie de la maison familiale, avec moi, son fils unique qui avait 12 ans. Je me rappelle encore les soirées précédant notre départ. Les murs n’étaient pas assez épais pour m’empêcher d’entendre toutes les colères de mon père. Il ne supportait pas cette séparation. Il en voulait à ma mère, mais il s’en voulait aussi, à lui-même. »

Léo parle d’une voix tremblante, les yeux perdus dans son passé.