Une fée sur le balcon - Yves DAMOTTE - E-Book

Une fée sur le balcon E-Book

Yves DAMOTTE

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Beschreibung

Croyez-vous à l’existence des fées ? Croyez-vous en leur pouvoir ?


Etienne non plus n’y croit pas, même s’il travaille dans une boutique d’objets ésotériques.
Lors d’un de ses déplacements, une fée fait irruption dans sa vie, et l’entraîne dans une enquête farfelue afin de protéger ses semblables.


En jouant habilement avec les codes de l’intrigue policière et du fantastique, l’auteur nous embarque dans un univers aussi singulier que détonnant.

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Yves DAMOTTE

Une fée sur le balcon

1

–Eh bien, il fait un de ces temps de chien !

–Plaît-il ?

–Je vous dis que je suis trempée !

–J’hallucine.

Soupir agacé.

–Il pleut à verse, alors à l’instant où vous avez ouvert la portière de votre voiture, j’en ai profité pour venir m’y abriter, moi aussi.

–J’hallucine.

–Vous l’avez déjà dit,ça.

Étienne Fougerol se masse d’une main sa joue rasée de frais. Il se remémore son petit déjeuner, pris un peu plus tôt à l’hôtel où il vient de passer la nuit. Il n’y a pas noté d’ingrédients inhabituels, aucun, du moins, qu’il puisse soupçonner d’être productif d’un tel effet.

–Réjouissez-vous d’avoir conservé suffisamment de fraîcheur d’esprit pour prêter foi à ce que vos yeux vous montrent, lui suggère lavoix.

En fait de foi, question réalisme, l’apparition qu’il s’imagine contempler se débrouille assezbien.

–Je ne dois pas être dans mon assiette. Il faut que je retourne à l’hôtel leur demander s’ils ajoutent quelque chose à leur café, parce que là… Allez, elle me lâche, maintenant, l’illusion !

Étienne balaie l’espace du revers d’une main. Il n’y glane qu’une protestation :

–Cessez vos enfantillages, ce ne sont pas quelques gouttes d’eau qui tacheront vos housses de siège. Pas davantage, en tout cas. Accordez-moi le temps de souffler, après quoi je vous exposerai les raisons de mon intrusion.

Étienne ne peut cesser de fixer ce rebord de siège détrempé, d’où lui provient un nouveau soupir impatient :

–Oui ?

Il faut qu’il se décide. Autant pour se secouer de sa stupeur que pour tester l’autre hypothèse, celle qui ne s’expliquerait par aucune hallucination. En la réfutant par avance, biensûr.

–Alors, là, prononce-t-il lentement, détachant chacune de ses syllabes, comme pour se donner l’impression d’écouter quelqu’un d’autre les prononcer, vous tenez, si j’ai saisi, à me convaincre que je suis en train de faire la causette à,à…

–Allez-y, cela ne va pas vous donner de boutons.

–À unefée ?

–Ce sont mes ailes, dans mon dos, qui vous ont mis sur la voie ?

–…

–J’ajouterais que je ne tente nullement de vous convaincre de quoi que ce soit. Vous me voyez, je vous parle, vous me répondez, voilàtout.

C’est vrai ça, voilà tout !

–Et à quoi dois-je votre irruption ? ose encore demander Étienne. C’est la couleur de la voiture qui vous a plu ? Ce n’est pas parce qu’elle est rouge qu’il s’agit d’une Féerrari, vous savez.

–En même temps, il y a longtemps que cette marque propose d’autres coloris.

–…

–Mais c’est au conducteur qu’il me fallait m’adresser. Et en parlant de votre voiture, vous pourriez refermer cette portière, parce qu’il fait frisquet, ce matin.

Étienne louche vers son interlocutrice : s’il était sûr de ce qu’il examine, il dépeindrait une minuscule silhouette féminine assise les jambes ballantes sur le bord du siège à côté de lui, dotée d’un sourire d’ange tombé du nid et qui trouve ça injuste. Jolie, à son échelle. Au jugé, il lui accorderait une vingtaine de centimètres de hauteur. Au-dessus de son front s’emmêle une tignasse courte et négligée dans le style « j’m’en fous la coiffure ». Même mauvais point pour l’accoutrement grossièrement tissé qui la couvre tant bien que mal du cou au haut de ses cuisses. Mais ce sont ses ailes, reliées à ses omoplates, qui subjuguent Étienne : longues, translucides, semées d’ocelles aux moirures métalliques, mauves ou bleutés, elles lui évoquent celles d’une grande libellule.

Ainsi parée, l’intruse se conforme à la plupart des descriptions proposées dans les contes… de fées, c’est indéniable. La coquetterie, probablement, en moins. Elle lui apparaît trempée, la faute, évidemment, à l’ondée, et s’efforce d’adopter une pause attendrissante, comme pour obtenir l’absolution de ses ailes qui persistent à s’égoutter, « plic », « ploc », agaçantes, sur le tissu du siège.

Décidant de s’abriter à son tour de la pluie, Étienne referme machinalement sa portière.

–Ainsi contemplerais-je une vraie de vraiefée ?

–Voui. Ça ne vous fait pas plaisir ?

–Je ne sais pas si cela devrait. Je n’avais jusqu’ici jamais considéré cette possibilité.

La charmante vision lui dédie une surenchère de sourire.

–Je vous avoue que je n’avais jamais envisagé non plus de faire un jour de l’auto-stop en me présentant d’une façon aussi formelle. D’habitude, j’use d’une technique plus discrète.

–Moi, d’habitude, le matin, mes yeux ne me montrent aucune fée.

–J’en suis sûre, puisqu’il n’y a là qu’un effet de mon libre arbitre : vous ne m’admirez qu’en vertu de ma permission.

–J’en ai, de la chance…

–Prenez-le commeça.

Même au plus fort de ce qu’il envisage comme un accès de délire, Étienne s’accroche à une certaine cohérence, comme à une bouée tendue par la partie de son cerveau qui se porte encore bien, en attendant de pouvoir se faire soigner l’autre.

–Ainsi auriez-vous pu venir squatter mon véhicule sans me le signaler, au cas où cela vous aurait répugnée de m’adresser la parole ? teste-t-il.

–Facilement.

–Et vous êtes nombreuses, dans l’équipe des fées, à vous amuser à ça ?

–Rassurez-vous, très peu. Mais à une bonne distance de toutes vos agitations modernes, nos effectifs se maintiennent encore, merci.

–C’est sympa de votre part d’être venue me mettre au parfum…

Les ailettes gracieuses vrombissent brièvement, comme agitées d’impatience, avant qu’Étienne n’entende :

–Excusez-moi d’égratigner comme ça votre orgueil, mais je dois vous répéter que vous n’êtes qu’admis à me distinguer. Momentanément. Parce que j’ai un service à vous demander.

–Àmoi ?

–Ben oui. Les fées ne concourent-elles pas à approvisionner votre compte bancaire ?

Étienne s’imagine les petits pieds de sa raison patauger dans quelque chose de trop profond pour eux. Jusqu’à ce que l’un d’eux trouve à s’appuyer : somme toute, ce qu’il vient d’entendre l’éclaire peut-être sur sa situation.

Bien sûr, était-ce bête ! Pour quelqu’un comme lui, l’illusion d’une fée échouée dans sa voiture n’avait-elle pas la valeur d’un symptôme ? Lui suggérant tout simplement qu’il se surmenait à son travail ?

Dame, oui ! Parce qu’il en contemple chaque jour, lui, des fées ! Des fées représentées sur les pages des recueils de contes, des fées peintes par des artistes sur de jolies cartes, d’amusantes statuettes reproduisant des fées de toutes les tailles, de tous les styles, embellies d’ailettes étincelantes… Elles garnissent les vitrines du magasin dont il s’occupe, qu’elles partagent avec les effigies des super-héros américains, quelques modèles de vaisseaux spatiaux, des sabres laser, d’étonnantes reproductions d’épées anciennes, des manuels d’alchimistes et des panoplies de jeux de rôle… Une arche insolite, paradis des enfants et de ceux qui en ont conservé les passions, en même temps qu’une juteuse entreprise commerciale.

Voilà donc la façon dont il s’explique la remarque qu’il s’est imaginé entendre : c’est vrai qu’il doit une partie de ses revenus à des fées, néanmoins jusqu’ici sans s’être attendu à en entendre une l’apostropher. Pourtant, à force d’intervenir quotidiennement dans un tel univers, quoi d’étonnant à ce qu’il finisse par lui déborder des yeux ? Et pourquoi pas justement ce matin, lassé de son voyage, assis seul à écouter la pluie flageller son pare-brise, au cœur de la Bretagne des contes et légendes ? Avec tout de même un coup de bol, apprécie-t-il : s’il s’était figuré avoir eu affaire à Hulk, par exemple, à la place d’une minuscule fée, bonjour l’état de sa voiture…

Toutefois, en dépit de l’interprétation rassurante qu’Étienne vient de s’en faire, le phénomène déploie une insistance pragmatique :

–C’est en prévision du coup de main que vous allez pouvoir m’accorder que vous venez de faire ma connaissance. Voilà qui fait de vous un privilégié, l’assure la petite voix comme si elle tenait à l’en féliciter.

–Un privilégié ! Non, mais, c’est vrai, quel con !... À Paris, dans les meilleurs milieux bobos, certains estiment in-con-tour-nâââble d’avoir inscrit le nom d’un psy parmi ses contacts. Eh bien, je tiens le motif pour aller me dégoter le mien ! Vive la Bretagne !

–Vous vous trompez. Vous n’êtes victime d’aucun phénomène relevant de la médecine mentale. Vous m’apparaissez juste un peu fatigué.

–Vanné ! En trois jours, il m’a fallu venir depuis Paris inspecter les magasins que nous venons d’ouvrir à Nantes et à Brest. Mes associés m’ont proposé la corvée dans l’espoir de parvenir à garder leurs fesses sur leurs chaises, et je leur ai fait plaisir. Dans la foulée, j’ai dû enseigner à nos gérants les subtilités d’un nouveau logiciel de gestion. Un pensum, car le gars qui m’a reçu à Brest n’a pas inventé l’eau tiède. Je le sais, maintenant, j’aurais dû planifier un voyage plus long. En si peu de temps, j’ai voulu trop en faire. Cela doit être la raison pour laquelle ce matin, j’éprouve des troubles. Voyez-vous où je veux en venir ? Au cas où vous vous estimeriez concernée, surtout, n’hésitez pas à décamper.

Loin de retenir cette suggestion, sa visiteuse se contente d’animer ses ailes encore humides en lui adressant une moue espiègle :

–Pas avant de vous avoir exposé quel service vous allez pouvoir me rendre, tout de même !

Étienne se renverse contre le dossier de son siège en se massant les yeux.

–Voyons, poursuit, imperturbable, la petite créature, de jolies cartes illustrées, comportant la mention de la « fée Bleuette », cela vous évoque quelque chose ? Vous les vendez dans vos magasins. Elles représentent une ravissante petite fée avec des ailes bien flashy et une peau bleutée. Peut-être est-ce ce dernier détail qui vous a inspiré un nom aussi naze. En tout cas, ce sont ces images qui constituent mon problème.

Étienne est bien placé pour le savoir, des illustrations, dues au talent de nombreux artistes, il en commercialise une pléthore. Comment, nom d’un chien, faut-il qu’il soit à nouveau question de celles-ci ? La veille, déjà, le gérant du magasin de Brest l’a agacé avec une histoire à dormir debout les concernant.

Tout ce qu’il peut en dire, lui, des portraits de la « fée Bleuette », c’est qu’ils remportent un franc succès. À force de réapprovisionner les magasins, ce fait ne lui a pas échappé. La série de quatre cartes, éditées sur du carton au format demi-A4, représente la même fée au teint bleu, en effet, figurée dans plusieurs poses différentes. Il s’agit d’infographies, conçues au clavier d’un ordinateur en associant la silhouette d’une jeune femme à de longues ailes diaphanes, le tout superposé à un décor naturel. Étienne n’est pas encore parvenu à les apprécier, leur reprochant leur réalisme excessif, responsable, à ses yeux, de les priver de la poésie qu’expriment des illustrations plus naïves, mais il sait qu’il en faut pour tous les goûts sur les présentoirs.

–Décidément elles commencent à me prendre la tête, ces fichues images ! grogne-t-il. Hier, à Brest, le gérant du magasin m’en a parlé comme s’il se plaignait, lui aussi, d’éprouver des visions. À l’entendre, son ordinateur venait de s’entêter à lui afficher la page où elles apparaissent référencées dans notre catalogue interne, sans qu’il ait jamais tapé sur son clavier pour l’ouvrir.

–Lui, non. C’était moi qui cherchais à la consulter.

–Pass’ que vous savez vous servir d’un ordinateur ?

–Hé, ho ! Figurez-vous que ma race n’est pas davantage débile que la vôtre ! Votre technologie n’a guère de secret pour nous autres. Il faut que nous nous maintenions à la page afin de survivre dans un monde que vous n’avez de cesse de complexifier. Remarquez, cela comporte depuis quelques décennies certains progrès satisfaisants. Les trains devenus si rapides, par exemple. J’aime bien les emprunter à l’insu de tout le monde. C’est moins fatigant qu’un long voyage à tire-d’aile. Et il y a l’avion. Je l’ai essayé, une fois. L’air pressurisé m’a moins réussi, mais c’est néanmoins pratique.

–Et les ordinateurs, vous en pensez quoi ?

La volubile apparition lève ses deux pouces :

–Géniaux, eux aussi ! Les touches sont grosses pour nos doigts, mais on s’en accommode. Et nous trouvons un peu partout suffisamment de machines laissées allumées sans que quiconque ne s’en serve pour pouvoir y avoir accès. C’est la raison pour laquelle il arrive que des programmes vous semblent avoir fonctionné sans avoir été sollicités. Mais vous, vous appelez ça des « bugs », hi, hi !

Étienne se gratte pensivement le menton.

–Et cette fois, peut-on connaître ce qui vous intéressait dans notre catalogue ?

–Un renseignement qui n’y figurait hélas pas. Mais c’est à ce moment que vous vous êtes présenté. Lorsque je vous ai identifié comme le dirigeant du magasin, vous m’avez intéressée. S’il vous plaît, pouvez-vous m’indiquer comment contacter l’auteur de ces quatre images ? J’veux dire, celles de la fée Bleuette ?

–Qu’est-ce qu’il vous a fait, ce type ? bougonne Étienne. Il ne s’agit que de l’un de ces as de la retouche sur Photoshop ou bien Adobe Illustrator qui s’est surpassé.

–Non.

–Il pouvait faire mieux ?

–Il n’a surtout eu besoin d’aucun logiciel, ou presque, car tout ce qu’il a pu retoucher, s’il l’a souhaité, c’est l’éclairage. Avant cela il m’a simplement prise en photo. Des vraies. Clic, clic, clic, voilà. Alors, dites, vous le connaissez, sonnom ?

Étienne se représente ses associés mis au courant de la nouvelle.

–Ainsi commercialiserions-nous les photographies d’unefée ?

–Puisque vous disposez d’un ordinateur portable, allumez-le, et affichez-moi une ou deux représentations de votre fée Bleuette. Vous pourrez comparer nos apparences. Lorsque je vous aurai convaincu, nous nous entendrons mieux.

–Il nous serait inutile, je n’y ai stocké que des logiciels utilitaires. Pour obtenir les images dont vous me parlez il faut consulter notre site de vente en ligne, mais la WiFi de l’hôtel est en dérangement ce matin, et mon téléphone ne capte rien dans cette cambrouse… Mais… Pourquoi est-ce que je discute de ça, là, moi ? Tout ce que je viens d’entendre est tout bonnement impossible, zut ! Photographiée ! Mais vous n’arborez même pas une peau bleutée, telle celle de notrefée.

–Nous acquérons toutes des reflets de cette couleur sous l’effet d’un effort intense ou d’une émotion. Pour la circonstance, apprenez que j’essayais de me soustraire à la vision de quelqu’un sans y réussir. Sinon je ne serais pas venue vous embêter avec mes problèmes d’image…

Étienne inventorie les fonds de tiroirs de son vocabulaire, en quête des mots appropriés. Sa minuscule interlocutrice presse ses petites mains l’une contre l’autre telle une jeune fille timide, tout en agitant ses ailes à la façon dont d’autres papillotent des cils. Y adjoignant un sourire à craqueler un galet, elle réitère :

–Allons, maintenant que je vous ai livré mes petits secrets, ça ne va pas vous décrocher la langue, n’est-ce pas, de m’apprendre le nom que je cherche ?

–Non, en effet, dans la mesure où je n’en ai nulle idée. Nous assurons la diffusion des quatre images dont l’existence vous perturbe. Mes associés s’en sont procurés les droits, toutefois j’ignore auprès de qui. À l’époque, je m’en souviens, je venais à peine de les rencontrer. Voilà. Et mes associés, ils sont restés à Paris, ces flemmards, je vous l’ai dit. Ça va faire loin pour vos petites ailes, ça, si vous projetez d’aller les questionner. Oh, c’est vrai, j’oubliais votre faible pour les trains !

–Je n’ai rien contre les trajets effectués en voiture, non plus.

–Peut-être, mais moi j’aime les faire sans écouter de conneries ! explose brutalement Étienne.

Il s’empare d’un vieux magazine demeuré glissé le long de sa portière.

–Et, au cas où ça vous aurait échappé, je parle de vous. Parce que tout cela, à la fin, c’est du delirium. Vous n’existez pas, un point c’est tout ! Dégagez une bonne fois de mon imagination. Du balai !

Excédé par un phénomène dont la nature lui échappe, Étienne assène son magazine en direction de sa vision importune. Sa visiteuse l’évite en s’envolant prestement. À l’aide d’un brin de logique suffisamment trituré pour s’adapter aux circonstances, Étienne parvient à juger cela normal. S’il avait trimbalé des ailes, lui aussi s’en serait servi.

–Raté ! gazouille-t-elle en virevoltant jusqu’au plafonnier de la voiture pour esquiver les moulinets d’Étienne. Raté et encore raté. Raté, raté, raté… Le score sera sans surprise, vous savez !

Hardie, somme toute, elle s’aventure à venir planer au-dessus du volant.

–Allons, vous êtes courageux, n’est-ce pas ? Saturé d’orgueil viril, comme tous les hommes de votre taille ? Parfait. Alors lâchez ce journal et tendez à la place votre index ! Touchez-moi ! Allez, quoi, vous n’attraperez pas la gale !

Incrédule, Étienne se voit lever une main hésitante. Lorsqu’il s’imagine la tâter, la peau de la créature se révèle à lui souple et tiède, mais résistante… Dans le même temps de mini-doigts tripotent ses propres phalanges, lui communiquant leur pression. Puis, comme assurée de son fait, leur minuscule propriétaire s’écarte, souriante aux anges, triomphante et têtue.

–Vous venez de toucher votre erreur du doigt ! Il me serait aussi facile de vous convaincre en usant d’autres méthodes, si vous le souhaitiez. De bien plus agaçantes ! Alors, puisque vous n’avez plus rien à faire sur ce parking, voici mon conseil : vous inscrivez une bonne action à votre compteur, vous vous adressez un sourire dans votre rétroviseur, puis vous démarrez, ravi de rendre un service à une auto-stoppeuse sage qui ne râlera même pas si vous écoutez une musique infecte à la radio, c’estjuré.

Avisant plusieurs clients sortis de l’hôtel ralentir le pas pour l’observer, Étienne actionne sa clé de contact. Un problème psychologique de l’ordre du sien, se persuade-t-il, ne se résout pas en rase campagne. S’il lui faut aller consulter un spécialiste, il en recherchera un auprès de chezlui.

2

La pluie s’est enhardie, cinglant maintenant le capot d’Étienne, lessivant son pare-brise, rudoyant sa conduite déjà rendue délicate par les sinuosités de la route qu’il suit. Le genre de voie secondaire qu’on a dû goudronner une fois à l’invention du procédé, et jamais depuis. Un bienfait, estime-t-il néanmoins. Rivé à sa vigilance, il en oubliera qu’un second siège équipe l’avant de saFord.

Des fois, n’est-ce pas, qu’il y ait vraiment recueilli une touriste du quatrième, voire du cinquième type (estimation basse)…

À l’issue d’une série de virages, profitant d’une section sensiblement rectiligne, il se lasse néanmoins du bocage breton et de ses essuie-glaces et s’aventure d’un coup d’œil dans la direction déconseillée.

L’accueil y est boudeur :

–Vous n’êtes pas causant, estime sa minuscule passagère, à présent installée à sa guise, les jambes croisées en tailleur, au milieu du siège. Vous vivez une expérience extraordinaire, du moins selon vos critères, et il ne vous vient aucune question à me poser ?

–Si, une, primordiale, grommelle Étienne, mécontent d’avoir relancé une telle conversation. Pouvez-vous, s’il vous plaît, m’indiquer par quel moyen me débarrasser de vous ?

–On se connaît à peine et vous me détestez déjà ? Vous n’êtes pas patient. Je vous l’ai demandé : aidez-moi à localiser l’individu qui est parvenu à me prendre en photo, après quoi tout rentrera dans l’ordre.

–Que comptez-vous lui faire, une fois l’avoir retrouvé ?

–L’empêcher de recommencer.

–En lui chourant son appareil photo ?

–Vous en avez souvent vu, vous, une fée sur une photo ? Honnêtement ?

–Sans trucage, jamais, cette blague, parvient à s’esclaffer Étienne.

–Mais je vous le répète, vos quatre illustrations n’en comportent aucun, entonne à nouveau la petite voix. L’auteur de ces clichés a simplement été capable d’orienter son objectif dans ma direction. Donc de mevoir.

–C’est aussi mon cas lorsque je tourne la tête, regrette Étienne.

–Une nouvelle fois, c’est en vertu de mon accord. Mais lui s’en est passé. Tout le monde peut distinguer une fée si elle y consent, seulement nous avons toutes appris au cours des siècles à échapper à vos regards.

–Mazette ! Dites toujours comment, ça pourrait passionner les services d’espionnage.

–Sauf qu’ils ne sont pas près de nous imiter. Disons que je suis en mesure de convaincre votre cerveau, et à travers lui vos yeux, qu’ils ne me voientpas.

Plop. Pour preuve, à la surprise d’Étienne, son interlocutrice vient de se dématérialiser. Stupéfait, il se retrouve enfin seul – ou pas – dans sa Ford, jusqu’à ce que la même petite voix, cette fois désincarnée, poursuive son exposé :

–Nous appelons cette faculté l’« éludion ». Grâce à l’émission d’une catégorie précise d’ondes cérébrales, nous parvenons à nous soustraire à la perception de ceux qui pourraient nous observer rien qu’en abusant leurs sens. Ainsi se trouvent-t-ils persuadés de ne distinguer que du vide exactement là où nous devrions leur apparaître.

Plop. Retour en mode visuel de la démonstratrice.

–Comme vous venez d’en juger, c’est efficace.

Exceptionnel ! songe Étienne. Une hallucination à éclipses ! À Paris, il existe un psy qui va prochainement pouvoir rouler en Porsche et ne le sait pas encore.

–Votre combine doit encore fonctionner en mode béta-test, s’esclaffe-t-il, histoire de se chatouiller les idées. Elle conserve des bugs, puisque quelqu’un a pu vous repérer pour s’offrir votre portrait.

–Nous désignons ces sujets comme des « voyants ». Ils possèdent bel et bien le don d’être insensibles à l’éludion. Fort heureusement, il n’en naît qu’un nombre infime par siècle, et encore tous ne jouissent-ils pas de cette faculté de façon parfaite.

–Vous pouvez leur expédier toutes les ondes – je ne me trompe pas ? – de votre petit cerveau, sans résultat ?

–Les « voyants » n’en éprouvent aucun effet. Et donc, s’il s’en est trouvé un pour disposer d’un appareil photographique au moment où il m’a surprise… Clic, les jolies photos souvenirs que voilà ! Depuis, j’ignore de quelle façon elles ont abouti dans vos boutiques.

Un ange indécis passe. Étienne s’accorde une pause, un interlude sec d’idées sur fond d’essuie-glaces besogneux, jusqu’à ce qu’au loin, une lueur l’inspire :

–Eh bien, vous n’aurez qu’à raconter ça aux gendarmes ! s’exclame-t-il. Z’avez repéré la lumière bleue, sur le côté de la route, devant nous ? Nous allons croiser des képis. Après tout, on pourra toujours leur suggérer d’ouvrir une enquête.

–N’essayez pas d’être drôle. Cela ne m’enchante pas d’avoir à quémander votre aide !

–Mais je n’essaye rien du tout, et en fait de voyant, j’en vois un beau qui clignote. Nous allons probablement être contrôlés par les pandores, j’vous dis. Nous verrons s’ils détectent vos fées et gestes…

Comme Étienne s’y attendait, une fourgonnette bleue et plusieurs motos se trouvent garées non loin du débouché de la route campagnarde qu’il vient de suivre, sur la départementale permettant d’accéder un peu plus loin à la voie express ralliant Rennes.

Lorsqu’une silhouette en uniforme lui indique du bras l’endroit où il doit s’arrêter, il s’en félicite à mi-mot. Qui sait s’il ne tient pas là l’occasion de se soulager de son syndrome « une fée squatte ma bagnole ! »… Quelles meilleures retrouvailles avec la réalité qu’une minute de fébrilité consacrée à la quête d’un permis de conduire et d’une attestation d’assurance dans le foutoir encombrant son portefeuille ? Dans la foulée, peut-être va-t-il avoir droit à un contrôle de son taux d’alcoolémie. L’heure est matinale pour conduire bourré, mais on est en Bretagne, et la gendarmerie reçoit certainement des quotas d’infractions à verbaliser. N’ayant lui-même rien absorbé d’illicite, il n’en a cure. À moins, évidemment, qu’une quelconque substance n’ait été introduite dans son petit déjeuner. Auquel cas l’éthylomètre la dénoncera-t-il ? Impatient de le découvrir, il ralentit. Comme pour l’encourager, à l’extérieur l’averse en fait demême.

Un instant plus tard il a garé son véhicule sur le bas-côté de la route. Sitôt sa vitre abaissée, une face replète sous képi se penche pour le saluer tout en scannant du regard l’intérieur de son véhicule, sans rien paraître y déceler qui soit de nature à bouleverser le quotidien gendarmesque. Fort de sa toute récente expérience, Étienne n’en conçoit néanmoins aucun soulagement.

Civique, et surtout désireux de ne pas empiler les embrouilles, il tend ses papiers, avant de souffler dans l’alcootest qu’on lui présente. Vaguement déçu d’être aussitôt blanchi par le bidule électronique, il s’étonne ensuite à la vue d’un chien venu renifler les jantes de sa voiture. L’homme qui tient sa laisse arbore un uniforme distinctif.

–Ce ne sera pas long, lui prétend le gendarme qui scrute encore ses papiers. Dans le cadre du démantèlement d’un trafic de drogue établi sur Quimper et la campagne avoisinante, les collègues du service des douanes sont venus nous renforcer pour contrôler les véhicules. Ce chien a été formé à détecter les substances que nous recherchons.

Peine perdue, regrette Étienne, mes hallucinations ne doivent rien à de la dope. Encore aurais-je préféré que ce soit lecas.

Après chacune des roues, les ailes, le moteur, le sniffeur zélé teste l’arrière de l’habitacle via le coffre, sans rien signaler. On lui ouvre tout de même la portière droite, par laquelle le chien pointe sa truffe. Il l’en retire aussitôt au son d’un jappement incongru, une sorte d’étonnement canin, pour retourner illico s’asseoir au pied de son maître, secoué d’éternuements. Aux mines des gendarmes, Étienne comprend qu’il ne s’agit pas là de la façon dont il les avertit d’ordinaire d’une trouvaille. Le maître-chien flatte son animal avant de se pencher à son tour par la portière, puis se redresse et hausse les épaules. Étienne se voit restituer ses papiers, salué, invité à reprendre sa route, et obtempère avec un sentiment d’exaspération.

La maréchaussée ne lui aura guère été utile. Ose-t-il se l’avouer ? Le voilà maintenant qui décompte les secondes. Et c’est en négociant le premier virage de la départementale qu’il surprend la réapparition de son enquiquineuse. Encore un peu plus débraillée qu’à sa précédente prestation, note-t-il. L’une des manches de sa robe bizarre lui paraît même avoir rétréci.

–Vous êtes une peste accomplie ! s’écrie-t-il sans y réfléchir. Qu’est-il arrivé à ce chien, hein ?

–Il allait baver sur mes ailes, vous ne trouvez pas cela dégueulasse ?

–Comment l’aurait-il pu ? Vous veniez de vous planquer au moment où l’on m’a fait signe de me garer.

–Il a dû me sentir. Aussi lui ai-je fait comprendre à ma façon que l’inspection était terminée.

–Et les pandores, vous avez vu leurs têtes ? Je ne suis pas passé loin d’une garde à vue, le temps qu’ils démontent toute ma voiture, histoire de découvrir ce qui a déboussolé leur clébard !

–Détendez-vous, il n’existe aucune loi prohibant d’assister une fée qui le demande. Et il ne vous est rien arrivé. Alors cessez de ronchonner et ralentissez plutôt pour prendre un ticket, nous approchons d’un poste de péage.

–Rien arrivé ? Depuis ce matin ? Vous trouvez ? Je… Vous… Votre irruption dans ma voiture est insignifiante, peut-être ? Je vais vous dire, moi, ce qui va vous arriver à vous ! Passé le péage, une fois sur la voie rapide, je m’arrête sur la première aire de stationnement, j’ouvre toutes mes vitres, et vous me lâchez !

Cette menace ne lui attire aucune réponse. Étienne tempête, insiste, pour n’obtenir de sa squatteuse toujours installée au centre de son siège qu’un sourire pétri de confiance. De quoi désarmer un barbare venu saccager Rome. Au comble de l’agacement, inquiet pour sa raison et démuni d’explication admissible, le péage franchi, il se défoule sur son accélérateur.

Les kilomètres suivants défilent dans un silence buté. Exaspéré, il dédaigne plusieurs aires de stationnement sur lesquelles il aurait pu effectuer une halte. Il a surtout hâte d’être arrivé chez lui. Sûrement son grain de folie disparaîtra-t-il à l’issue d’une bonne soirée passée au bras de son amie Armelle, qui l’a déjà gratifié de plusieurs textos depuis ce matin, pour connaître l’heure à laquelle il pensait rentrer.

–J’ai faim ! lance abruptement la voix toujours en provenance de sa droite, à l’instant où il dépasse une enseigne mentionnant l’emplacement d’un restoroute.

De guerre lasse, Étienne se laisse aller à commenter :

–Ce genre d’établissement est le plus souvent synonyme de malbouffe.

–C’est interdit de s’en faire une opinion ?

Ce qui n’apparaît pas défendu à une fée, en tout cas, c’est de bâfrer, conclut Étienne une demi-heure plustard.

Installé à une table du Breizh Grill – les Bretons savent, comme tout un chacun, faire preuve de chauvinisme – il louche sur la garniture de légumes qu’il a choisie pour agrémenter son entrecôte. À la lisière de son assiette, brocolis, carottes ou petits pois connaissent un franc succès, prélevés à un rythme soutenu par une convive indétectable, installée entre la carafe d’eau et une plante décorative. De temps à autre il se rassure d’une œillade circulaire adressée aux autres tables, depuis lesquelles le phénomène est, Dieu merci, jusqu’ici demeuré inaperçu.

–Et pour boire, bougonne-t-il entre ses dents, de l’eau plate vous conviendra ?

Il perçoit, prononcé à la limite de l’audible dans le brouhaha de la salle :

–L’eau gazeuse m’inflige des ballonnements.

–Ben voyons. Parce que la moitié de mes légumes, ça risque pas,ça.

Il n’a pas la berlue. C’est d’un petit rot qu’on lui répond.

–Féerique… commente-t-il.

–Gastrique.

Surréaliste, surtout, juge Étienne. Scrutant à nouveau son entourage, il avise l’expression d’un gamin assis à une table proche. Le gosse l’a probablement surpris en train de marmonner tout seul et peut-être s’apprête-t-il à partager cette découverte avec l’adulte accoudé à ses côtés. Soucieux de sa dignité, Étienne anticipe avant de constituer l’attraction d’une tablée entière. La dernière bouchée de son entrecôte entre les dents, il hèle la serveuse afin de lui régler son repas.

« Vous gardez tout », assure-t-il à la jeune femme ravie, lui plaquant à la main deux billets couvrant généreusement le montant de son addition.

Sorti du restaurant, il lui faut contenir le juron prêt à lui fuser des lèvres afin de ne s’attirer aucun regard. Aux alentours de midi les frites et les grillades allèchent beaucoup de monde, mais il est évidemment le seul à ressentir qu’on lui tire des cheveux, avant qu’un très léger poids ne vienne lui peser à l’épaule. Il se hâte vers son automobile, y monte et la démarre dans la foulée, au moment où le coin de son œil lui rapporte le retour au monde visible de sa perturbatrice.

Pas au mieux de sa forme, l’apparition collante, note-t-il : elle se tient prostrée sur le rebord du siège, les deux mains plaquées sur son front, les épaules animées d’infimes secousses qu’elles transmettent à ses ailes. Interpellé malgré lui par un tel spectacle, Étienne s’en veut de grommeler :

–N’a quoi ?

–Un méga-bleu au front, quoi d’autre ? C’est sûrement le tarif minimum, pour avoir été emplafonner la porte du restaurant à l’instant où vous l’avez brutalement ouverte. Vous l’avez fait exprès, j’en suis sûre ! J’ai pu la franchir avant qu’elle ne se soit refermée, mais j’ai dû m’agripper à vos cheveux pour m’éviter d’aller rebondir comme un volant de badminton sur le carrelage. Barbare !

–…

–Je m’attendais à une meilleure mansuétude de la part d’un homme nourri par des fées. Même en plastique.

–Oui, bon, ça va !... Nos magasins sont légaux, aussi.

–Ingrat ! Fairycide !

–Fairycide ?

–La traduction anglaise du mot « fée ». Devriez le savoir, la mention de la fée Bleuette a été inscrite dans les deux langues au bas de vos cartes ridicules.

–Z’aviez qu’à pas me coller aux basques au moment où je l’ai ouverte, cette porte, aussi.

–Il m’a bien fallu m’abriter derrière vos épaules pour m’éviter de parader au nez de la caméra installée à l’entrée du restaurant. Vous ne l’avez pas remarquée ?

–La plupart des établissements ouverts au public utilisent la vidéosurveillance, maintenant.

–La plus sotte des fées le sait. Cela ne nous gêne pas dans nos refuges, mais lorsqu’il nous faut voyager, nous avons toutes désormais adopté l’habitude de rechercher les caméras. Leur échapper constitue le premier souci d’une fée moderne. Et ce n’est guère aisé. Nous y parvenons le plus souvent en nous abritant dans le dos de quelqu’un, lorsque la foule est dense, comme dans les aéroports, les gares ou le restaurant d’où nous sortons.

–Et si vous ne trouvez pas assez d’épaules aussi larges que les miennes à utiliser ?

–Nous disposons d’une stratégie alternative. Nos ailes, à l’instar de celles des papillons, s’ornent de microscopiques reliefs susceptibles de diffracter la lumière. Agitées d’une façon à décrire des ellipses sur un rythme adéquat, elles finissent par leurrer les objectifs des caméras. Celles-ci ne distinguent alors plus à notre place qu’un halo lumineux, le plus souvent interprété comme un dysfonctionnement. Mais l’effort réclamé pour y parvenir nous épuise vite, aussi privilégions-nous la première méthode aussi souvent que nous le pouvons. Voilà qui vous donne une idée de nos conditions de survie. Notre cher éludion trompe les cerveaux biologiques, mais non les capteurs photographiques. C’est ainsi que vous pouvez vous faire du fric en commercialisant mes photos. Aïe !...

–N’exagérons rien, soupire Étienne. Faites voir un peu… Mais c’est une mini, mini-bosse, ça. Il suffirait d’appliquer de la glace dessus.

–Z’en avez ? s’enquiert une voix geignarde.

–Je vais aller en chercher au restaurant, s’entend proposer Étienne, non sans encore se taxer de folie.

Il immobilise sa voiture, en jaillit et s’éloigne à grands pas vers le Breizh Grill. De retour avec quelques glaçons empilés dans un gobelet à café, il essuie les imprécations du conducteur du véhicule bloqué par lesien.

–Où étiez-vous passé ? vocifère un gros beauf affligé d’une casquette footballistique et d’un double menton de supporter engagé.

–Parti chercher de la glace pour ma ch’tite fée qui s’est cognée. Ce sera la nouvelle mascotte du PSG, cette saison, saviez pas ? lui confie Étienne en poussant la provocation jusqu’à se pencher à sa portière.

L’Homo footballis fait mine de descendre de sa voiture, mais Étienne n’en a cure. Il s’est déjà bouclé dans la sienne pour démarrer au son d’un déchaînement de klaxons. Comme un « merci » plaintif a accueilli le gobelet rempli de glaçons, il interroge :

–Z’avez unnom ?

–Imprononçable, dans votre langue. Mais si l’on pense à l’état de mon front, on peut dire que vous venez de me baptiser… « Ecchymose ».

Encore fâchée, la gnomette, évalue Étienne.

Comme pour le lui confirmer, la fraîchement surnommée « Ecchymose » s’escamote de nouveau à sa vue. Mais depuis ce matin il sait qu’un tel phénomène ne prélude en rien à une normalisation de sa situation, et hausse les épaules. L’éclipse féerique se prolonge durant qu’il contourne Rennes par sa rocade sud, puis au long de l’autoroute qui s’élance vers Paris. À l’heure où, à l’approche du boulevard périphérique, il se félicite de n’avoir pas rencontré de bouchons conséquents sur son parcours, il sursaute.

–Pouah ! Quelle odeur !

–Région parisienne, annonce-t-il, déjà accoutumé à deviner qui vient de se plaindre. L’air n’y est pas celui de votre bocage breton, vous savez.

–Je n’en suis pas originaire. Pour tout vous dire, j’ai dû rappliquer depuis le district des lacs, au nord de l’Angleterre, une fois prévenue que j’incarnais la star de vos boutiques. Mais quelle ambiance... Vous êtes contraint de vivreici ?

–Le principal de nos magasins se situe à Paris. Rue des Écoles, comme si cela pouvait vous dire quelque chose.

–Et z’habitezlà ?

–J’ai eu de la chance, je dois l’admettre, d’avoir décroché un minuscule deux-pièces à proximité du Collège de France, oui. C’est tout en hauteur avec une jolie vue. Assez plaisant, je dois ledire.

Mais, sapristi, avec qui suis-je en train de baratiner, là ? Armelle, Armelle, ma puce, ce soir il va vraiment falloir que tu te démènes pour me faire passer ce truc, espère Étienne en lui-même. Il se souvient qu’en le contactant, ce matin, son amie s’était réjouie d’avoir pu retenir une table à ce restaurant du quai de la Tournelle maintes fois recommandé par son patron. Étienne lui doit cette invitation, ne serait-ce que pour se faire pardonner d’avoir dû sacrifier leur week-end à ce voyage.

Mais d’ici à ce qu’il profite de la fête, il va devoir ordonner ses idées. Sa situation s’est simplifiée, après tout. Maintenant, sa lubie dispose d’une identité.

Ecchymose. Tu parles…

Restituée à sa condition visible, l’intéressée lui offre toujours une vision bluffante. Son front d’un centimètre s’orne d’une très petite tache bleutée, laquelle, à son échelle, doit tout de même constituer un sacré gnon. L’envie de s’en plaindre lui semble toutefois passée. Tant qu’il se trouve seul – façon de parler – dans sa voiture, Étienne peut toujours tenter d’éclaircir son cas. Ce soir, bien sûr, auprès d’Armelle, il devra veiller à n’en rien laisser paraître, mais pour l’instant si quelqu’un doit le faire progresser sur la voie de la compréhension, c’est bien, n’est-ce pas, la responsable de ce bordel ?

Un premier détail à clarifier lui saute à l’esprit :

–J’y songe, on trouve les représentations de la fée Bleuette depuis plus de six mois dans nos magasins. Il ne s’agit plus là d’une nouveauté. Pourquoi venez-vous m’escagasser maintenant ?

–J’ignorais jusqu’ici leur existence. J’ignorais jusqu’au fait d’avoir été photographiée. Je l’ai su lorsque l’une de mes cousines de Bretagne s’en est rendu compte. C’est elle qui a vu débarquer dans les sous-bois, un mercredi où ils n’avaient pas école, un groupe de vos gamins éternellement excités. À les entendre, le jeu du jour s’intitulait « la chasse aux fées » ! Tout un programme. Certains s’étaient équipés d’épuisettes à cette fin. Quant à leur inspiration, ils la tenaient d’une visite dans votre magasin de Brest, où l’extase leur était venue face à la fée toute bleue représentée sur vos cartes. Ils en avaient même apporté deux exemplaires en forêt, histoire d’avoir bien en tête le modèle de ce qu’ils comptaient débusquer dans les taillis. Ma cousine les a aperçus, et a aussitôt compris qu’une fée avait été photographiée. Depuis l’invention de ce fichu procédé c’est devenu une éventualité attendue par l’ensemble de notre communauté. Et cette fée, elle l’a reconnue. Le bouche à oreille de notre peuple a permis le reste. Une fois alertée, j’ai pu user de vos moyens de transport modernes pour me pointer en Bretagne, accompagnée d’une paire de mes sœurs volontaires pour me prêter main-forte. À notre arrivée, ma cousine s’est jointe à nous. Le nom de votre magasin établi à Brest figurait au dos des illustrations exhibées par les gamins, mais cette ville est vaste. Nous nous sommes mises à explorer toutes ensemble les rues, jusqu’à localiser votre boutique. J’y ai trouvé ces horribles photographies disposées sur vos présentoirs. J’ai initialement songé à me manifester au vendeur qui bayait aux corneilles derrière son comptoir pour lui demander s’il en connaissait l’auteur, mais il ne m’a pas paru psychologiquement prédisposé à apprécier une telle expérience.

–Parce que moi, j’ai le bon profil ?

–Ne venez-vous pas de me poser une question ? Cela suggère que vous commencez à vous intéresser à mon problème. Toujours est-il qu’à l’insu de votre employé, j’ai fouillé l’ordinateur du magasin, sans y trouver ce que je cherchais. Voilà l’origine des bizarreries dont il vous a fait part au sujet de l’affichage de son écran. La chance m’a mieux servie à votre irruption. J’ai alors su à qui je devrai m’adresser. Bien sûr, il m’a fallu attendre l’occasion d’initier le contact. Mes sœurs et moi avons peiné à vous suivre durant la journée, surtout lorsque vous vous êtes mis en tête de dénicher votre hôtel campagnard. Vous roulez vite, aussi nous a-t-il fallu nous cramponner ferme à l’antenne de votre voiture pour n’être pas semées. À l’arrivée, votre petite mine m’a soufflé de vous laisser profiter d’une nuit de sommeil avant de me présenter. Je ne vous ai pas suivi dans votre chambre, j’ai seulement guetté votre sortie sur le parking, ce matin. Ainsi avons-nous entamé notre première journée de collaboration.

–Parce qu’il va y en avoir d’autres ?

Ecchymose se trémousse à nouveau en lui affichant une moue susceptible d’apitoyer un menhir.

–Vous n’allez pas me laisser tomber maintenant ? Demain, il faudra bien que vous m’aidiez à identifier mon photographe.

–On pourrait toujours contacter les studios Harcourt, grince Étienne. Et pour la nuit, vous comptez quoi faire ?

Pour réponse, Ecchymose lui retourne le regard qu’un gamin réserve au Père Noël d’un grand magasin.

–Non, laissez-moi deviner. Après l’auto-stop, vous comptez venir taper l’incruste chez moi ? J’aibon ?

Une petite tête se secoue avec enthousiasme.

–Waouh ! Le top ! Ça ne se refuse pas, ça. D’autant que cela nous facilitera la tâche, vous verrez.

Brève séquence dans l’esprit d’Étienne, soumettant Ecchymose, au cas où sa matérialité s’avérerait, à l’examen d’Armelle. Sa petite amie qui, déjà, se plaisait à le charrier sur l’argent qu’il gagnait en écoulant autant de niaiseries dans sa boutique ! Une scène à proscrire, assurément, sous peine d’infliger d’incommodants trous d’air à la météo de son couple.

–Niet ; nada, nein, même pas en rêve. Il n’est nullement question de vous laisser glisser une seule aile chez moi. Ce soir, je sors avec mon amie. Restaurant, bowling ou ciné après, j’ignore encore ce qui lui fera envie, mais à notre retour je ne tiens pas à ce qu’elle puisse s’étonner de quoi que ce soit. Elle qui s’énerve déjà devant la vitrine de notre magasin, qui n’apprécie rien de ce qu’on y voit, imaginez-la un peu vous surprendre !

–Vous vous souvenez des gendarmes ? Et de leur chien ?

–Et alors ?

–Aucun d’eux ne m’a détectée. Aucun ne disposait de la moindre chance d’y parvenir. Et croyez-vous qu’on ait deviné où passaient vos brocolis, sur la table du restaurant, ce midi ?

–Voilà justement le genre de question qu’Armelle ne doit jamais se poser.

–Alors vous comptez m’enfermeroù ?

–Mais nulle part, rassurez-vous. Sitôt cette voiture garée, vous irez voleter là où ça vous chantera, mais sans me suivre.

–Qu’est-ce que je vous ai fait ?

–Qu’est-ce que… Non mais ! Andouille d’elfe, vous avez au moins failli me faire griller un feu rouge, là ! Z’avez pas un permis de voler à points, vous !

Étienne vient de faire crisser ses pneus. Par chance, aucun véhicule ne lui collait au pare-chocs. Ecchymose n’a probablement dû qu’à ses réflexes et à ses ailes de ne pas avoir hérité d’une seconde bosse pour lui en constituer une paire.

–Ce que vous m’avez fait ? écume Étienne. Mais depuis ce matin vous me gâchez la vie ! Et maintenant vous projetez de venir remettre ça chez moi, au risque de me rendre célibataire lorsqu’Armelle m’estimera toqué. Lâchez-moi ! Si cela se trouve, vous n’êtes qu’une sorte d’erreur d’échanges chimiques entre mes synapses,là !

–Les échanges physiques vous apparaissent-ils plus convaincants ?

Avant que le feu de circulation ne soit repassé au vert, Ecchymose a projeté un raid aérien sur Étienne, dont le front écope d’un micro-bisou sonore. Le temps qu’il y réagisse, elle a filé se rasseoir sur la boîte à gants, le sourire triomphal, les ailes scintillantes.

–Un baiser de fée, lui souligne-t-elle. Même les preux chevaliers du temps de votre Moyen Âge n’en espéraient pas autant pour récompenser leurs exploits.

–Mais planquez-vous, bon sang, tout le monde peut vous voir, là où vous vous tenez ! Le pare-brise est transparent !

–Faites un peu preuve de logique. Si, comme vous le dites, tout le monde peut me voir, cela vous prouve tout au moins que vos yeux ne vous trompent pas. À moins que tout le monde ne se soit mis à halluciner en même temps que vous ?... Hum ?… Joker ?

–Atout, plutôt ! En y songeant, je crois que j’aimerais pouvoir vous exhiber en public. Oh, oui ! J’imagine l’ébullition des médias, le buzz sur les réseaux sociaux : une fée, une vraie ! Un miracle de la cryptozoologie, une légende incarnée, des siècles de doutes dissipés ! Je ne vous décris pas les savants se bousculant pour vous examiner à la loupe, la publicité faite à nos magasins, la tournée des plateauxtélé…

–Stop délire ! Que leur montreriez-vous ? Hors de mon assentiment, rien du tout. Vous avez pu le constater, je me dissimule à l’instant où il m’en vient l’envie.

Plop. À l’appui de cela, Ecchymose s’escamote une fois encore.

–Parce qu’en dehors de me casser les pieds, vous ne seriez pas disposée à coopérer ? tente Étienne.

–Pas à cela, poursûr.

–Pourquoi vous offrirais-je alors mon assistance ?

–Parce que si je vous gâche la vie, plus vite vous m’aurez aidée, plus tôt je vous ficherai la paix, lui propose Ecchymose en renouant avec le mode visuel, une fois de retour sur son siège.

–Sans blague, ironise Étienne. Ça ne mesure guère plus de vingt centimètres, ça agite des menottes moins larges qu’une pièce d’un centime, et ça vous dicte ses conditions à coups de « mais » et de « si » !

–Je ne vous impose rien. D’autant qu’il me serait facile de vous suivre à votreinsu.

–C’est ça. Pour apparaître au moment le plus inopportun, n’est-ce pas ? Comme, mettons, sous le nez de ma copine Armelle, pour faire fort ?

–Je n’oserai pas, puisque vous m’avez dit que cela vous gênerait.

L’innocence de cette réplique persuade Étienne du contraire.

–Ben voyons. Si je vous comprends, vous ne m’accordez plus de choix. Maintenant que vous voici parisienne, vous allez continuer à me filer le train, que ce soit en mode visible ou planqué.

–Si, vous pouvez choisir : entre ces deux options !

Étienne ne goûte pas la plaisanterie. Si ses sens l’abusent encore, il estime maintenant la coupe pleine. Et s’il a vraiment ramené une fée de Bretagne, il n’est pas tombé sur la plus timide. Mais dans cette éventualité, en attendant de savoir quoi en faire, il n’a plus qu’à coopérer.

–La rue des Écoles est à cent mètres, annonce-t-il. Je me gare où je peux et, cela fait, je ne veux plus vous apercevoir jusqu’à ce que nous soyons parvenus chezmoi.

Ecchymose anticipe et se camoufle après lui avoir soufflé dans sa main un nouveau baiser.

–Pas la peine de faire du zèle, la rabroue Étienne. Tenez-vous à carreau, ce sera déjà ça. Hé ! Le plus gros coup de pot de la journée : un type qui me laisse sa place – j’y crois pas – à cinquante mètres de mon immeuble. Vous ne seriez pas la fée des bagnoles, vous ?

Ecchymose, rivée aux consignes, ne moufte pas, mais Étienne n’en tire aucune garantie. Sorti de sa voiture, la sacoche protégeant son ordinateur portable à l’épaule, il ne peut s’empêcher de lever la tête pour s’assurer qu’on ne distingue rien de singulier en l’air. Une fois attelé à sa valise à roulettes, il presse le pas, non sans scruter à la dérobée les passants qu’il croise. Par bonheur, nul ne lui adresse d’yeux ronds. Le conducteur d’une benne à ordures immobilisée à un feu le contemple traverser la chaussée d’un œil morne. Deux minutes plus tard, il trouve le hall de son immeuble désert, y vide sa boîte aux lettres, compose le code de la seconde porte d’accès et sollicite l’ascenseur.

Sa valise déposée à l’entrée de son minuscule salon, il s’immobilise, attentif. C’est à peine si la rumeur de la circulation, cinq étages en contrebas, se fait remarquer ici. Agitant les trois lettres arrivées durant son absence dans sa main une fois, deux fois, trois fois, il guette… Il tourne la tête en se demandant dans quel coin « elle » va lui réapparaître. Assise sur le petit canapé ? Suspendue au lustre ?

Seul à troubler le silence, il décachette la première enveloppe. Une fois les trois lettres parcourues, il va les déposer sur le guéridon du téléphone. Balayant encore de l’œil son environnement familier, il sent monter sa satisfaction. Tu vois, s’accorde-t-il finalement, tout cela n’était dû qu’à ta fatigue, à ces logiciels rasoir à configurer, et à autant de kilomètres… Maintenant, la galère est derrière toi. Tout ce qu’il te faudra prévoir, c’est d’avertir tes associés qu’ils seront bons pour se taper la prochaine excursion. Et ce soir, tu devrais pouvoir compter sur Armelle pour te changer les idées, va, gros veinard !

Rasséréné, il songe à commencer par s’octroyer une douche, mais au moment d’enclencher sa micro-chaîne hi-fi sur un CD des Corrs abandonné dans le lecteur, le voilà qui hésite. Quoi, qu’as-tu ? Tu crains de ne pas l’entendre, si « elle »rapplique ? Cette fois il s’esclaffe, lance la musique, et traverse son salon en fredonnant.

Se rappelant toutefois la perversion de son téléphone portable, coutumier de trépider dès qu’il a tourné le robinet de sa douche, il l’embarque dans sa salle de bains. Et comme les traditions n’en seraient plus si elles s’interrompaient, une sonnerie stridule effectivement à peine s’est-il mouillé les cheveux. Mais son portable, disposé à portée de sa main, n’a pas bronché. Le téléphone de l’appartement pas davantage. Avec un juron bafouillé sous l’eau, c’est la sonnette de sa porte d’entrée qu’Étienne identifie. Armelle ? Ce n’est pas impossible, mais elle l’aurait sûrement appelé pour savoir s’il était rentré avant de s’être déplacée. Une erreur d’étage, commise par un visiteur ?

Et la sonnette d’insister, horripilante, à mesure qu’il progresse à pas humides vers son entrée. Lorsqu’il y parvient, elle s’est tue, remplacée par une bordée de petits coups assénés tout au bas de la porte. Comme il demeure silencieux, il écope d’un avertissement :

–Ouvrez ! exige une voix étouffée venue de l’extérieur. Je dis ça pour vous. Tôt ou tard, un de vos voisins montera à cet étage et m’entendra vous appeler sans distinguer qui que ce soit devant votre porte. Ça risque de vous infliger une drôle de réputation,ça…

Toc, toc,toc !

–Dépêchez-vous, l’ascenseur s’est mis en marche !

Sous l’eau de sa douche, Étienne s’imaginait avoir clos le chapitre de son escapade en Bretagne. Mais quelqu’un s’est obstiné à sauter à la page suivante en sa compagnie, et il a une idée de qui. Il se moque de ses voisins immédiats, pour le moment absents, mais un troisième appartement existe au même palier. Entendant effectivement l’ascenseur circuler, il ouvre sa porte à la volée.

Chantage gagnant ! Les ailes vrombissantes, la chipie centimétrique qu’il espérait reléguée au rang des mauvais trips fuse sous son nez pour atterrir quelques mètres plus loin sur le verre glissant de la table basse du salon. En dérapage sur ses minuscules pieds nus, elle ne peut s’éviter de percuter le petit jardin japonais en pot disposé à l’autre extrémité. La céramique en céladon garnie de plantes grasses et de graviers colorés se rapproche dangereusement du rebord de la table. Étienne accourt pour retrouver miss Libellule étalée au milieu des gravillons multicolores éparpillés sous le choc, à nouveau occupée à se masser le front en geignant.

–Bosses, deux au score ! ne peut-il s’empêcher de comptabiliser d’une voix acerbe une fois avoir éteint sa chaîne hi-fi. On vous a dispensé des leçons de vol, ou vous êtes une autodidacte ?