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Extrait
| I
La vie est dans le chemin de la justice.
(Prov. XII, 28.)
Liane entra dans le parloir obscur où le foyer du poêle, derrière sa plaque de mica, mettait un point rouge ardent. Cette lueur éclairait le parquet brillant comme une glace, un peu aussi une partie de la grande table placée au centre, mais le reste de la pièce demeurait dans une ombre indécise.
Sans se heurter aux sièges disséminés çà et là, Liane alla tout droit au poêle et étendit au-dessus ses mains qu’elle venait de débarrasser rapidement de leurs gants fourrés. Malgré cette enveloppe protectrice, elles étaient littéralement glacées... Et, à mesure que la chaleur pénétrait ses membres raidis, une sensation plus intense de bien-être et de soulagement envahissait la jeune fille. Elle avait cruellement souffert sur cette grand-route balayée par une rafale glacée, surtout dans ce cimetière lointain exposé à tous les vents. La tristesse de ce pèlerinage à un tombeau s’était encore accrue de l’impitoyable rigueur de la température, et, sur la pierre qui recouvrait les restes mortels de Mary de Lœinstein née Degvil, les larmes versées par Liane étaient dues à la fois au souvenir de sa mère morte et au froid cruel qui raidissait ses membres en causant à cette énergique nature une pénible souffrance.
Mais ce devoir devait être accompli. Ce jour était l’anniversaire de la mort de Mme de Lœinstein.
Treize ans s’étaient écoulés depuis lors, mais Liane n’oubliait pas... Oh ! non, elle se rappelait toujours la mère timide et douce, au sourire rare mais si charmant, qui lui disait tendrement : « Ma Liane ! »..|
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Veröffentlichungsjahr: 2020
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI
XXII
UNE FEMME SUPÉRIEURE
DELLY
UNE FEMME SUPÉRIEURE
roman
Raanan Editeur
Livre 660 | édition 1
À mes chers parents
La vie est dans le chemin de la justice.
(Prov. XII, 28.)
Liane entra dans le parloir obscur où le foyer du poêle, derrière sa plaque de mica, mettait un point rouge ardent. Cette lueur éclairait le parquet brillant comme une glace, un peu aussi une partie de la grande table placée au centre, mais le reste de la pièce demeurait dans une ombre indécise.
Sans se heurter aux sièges disséminés çà et là, Liane alla tout droit au poêle et étendit au-dessus ses mains qu’elle venait de débarrasser rapidement de leurs gants fourrés. Malgré cette enveloppe protectrice, elles étaient littéralement glacées... Et, à mesure que la chaleur pénétrait ses membres raidis, une sensation plus intense de bien-être et de soulagement envahissait la jeune fille. Elle avait cruellement souffert sur cette grand-route balayée par une rafale glacée, surtout dans ce cimetière lointain exposé à tous les vents. La tristesse de ce pèlerinage à un tombeau s’était encore accrue de l’impitoyable rigueur de la température, et, sur la pierre qui recouvrait les restes mortels de Mary de Lœinstein née Degvil, les larmes versées par Liane étaient dues à la fois au souvenir de sa mère morte et au froid cruel qui raidissait ses membres en causant à cette énergique nature une pénible souffrance.
Mais ce devoir devait être accompli. Ce jour était l’anniversaire de la mort de Mme de Lœinstein.
Treize ans s’étaient écoulés depuis lors, mais Liane n’oubliait pas... Oh ! non, elle se rappelait toujours la mère timide et douce, au sourire rare mais si charmant, qui lui disait tendrement : « Ma Liane ! »
Treize ans !... Il y avait aussi à peu près ce temps qu’elle était ici chez son oncle Jonas. Oui, tant d’années s’étaient écoulées depuis le jour où elle avait quitté pour la première fois – et vraisemblablement pour toujours – la petite maison de Mienningen, en Autriche, modeste patrimoine du lieutenant de Lœinstein, son père, mort trois ans après sa naissance. Mme de Lœinstein, une Anglaise gracieuse et frêle, s’y était éteinte le jour même où sa fille atteignait ses douze ans. Liane avait vu alors apparaître un membre de sa famille maternelle – et encore ne l’était-il que par alliance. Le docteur Jonas Helwill était veuf d’une sœur aînée de Mme de Lœinstein, et il venait, sur l’invitation faite par un homme de loi, s’informer de la position laissée par ses parents à Juliane de Lœinstein.
Cette position était précaire, et, plus d’une fois, Liane avait surpris sur le front du docteur Helwill un pli profond, dans ses yeux impénétrables un mécontentement secret... Enfin lorsque tout fut terminé, les comptes faits, la petite maison mise à vendre ou à louer, il dit un soir à l’enfant silencieuse, toute pâle dans son costume noir :
– Préparez-vous, Juliane, nous partirons après-demain pour l’Angleterre. Je vous emmène chez moi.
Et Liane n’avait rien répliqué. Retenant les larmes amoncelées sous ses paupières, comprimant les battements désordonnés de son pauvre petit cœur brisé, elle avait quitté la maison familiale, elle avait suivi cet homme correct et froid qui n’avait pas eu un mot d’affection ou même de banale sympathie pour la petite créature frappée par le malheur – mais pas une parole dure ou impatiente non plus, il fallait lui rendre cette justice... Liane croyait encore entendre la dernière recommandation de la vieille Dominica, la septuagénaire qui avait été la femme de charge des Lœinstein aux jours de leur richesse et, par dévouement, était demeurée l’unique servante du jeune officier et de sa femme : « Mademoiselle Liane, n’oubliez jamais ce que vous avez appris ici !... Monsieur le Docteur, souvenez-vous qu’elle est catholique ! »
Et il s’en était souvenu. Liane avait toujours eu l’entière liberté de pratiquer sa religion... Oh ! son oncle avait été absolument correct, en toutes circonstances. Elle avait été élevée parmi ses enfants, sans notable différence entre elle et eux. Sa seconde femme, une étrangère pour Liane, s’était montrée bonne envers elle autant que le comportait sa nature apathique, et l’orpheline avait grandi au milieu de ceux qui l’appelaient leur cousine, qui ne lui étaient rien en réalité, mais la chérissait comme une sœur aînée. Près de ces enfants, elle avait trouvé l’affection impossible à découvrir sous la froide courtoisie de Jonas Helwill ou dans la nature indéchiffrable de sa fille Marian, la propre cousine de Liane, la seule enfant issue du mariage du docteur avec la sœur de Mme de Lœinstein.
L’existence était laborieuse pour Liane dans cette maison. Dès ses dix-sept ans, elle avait dû chercher dans le travail – comme Marian, d’ailleurs – une augmentation de ressources pour la famille, la clientèle du docteur ne procurant qu’un revenu insuffisant pour les besoins d’une nichée d’enfants. Mais, de plus que sa cousine, Liane avait encore la direction de l’intérieur et l’aide fréquente à donner à l’unique petite servante. Lors de la dernière maladie de Mrs. Helwill, elle avait obligeamment offert de la remplacer, connaissant l’horreur de sa cousine pour les détails du ménage, et depuis elle avait continué silencieusement cette lourde tâche, le docteur ni Marian n’ayant jamais paru songer que ce fardeau pût être parfois bien pesant pour ces épaules de jeune fille, joint aux leçons données en ville, au soin des enfants, à la direction des études des plus âgés, aux mille détails retombant sur elle.
Mais personne ne l’avait forcée, et, si elle succombait parfois sous le poids de cette charge écrasante, elle pouvait dire qu’elle-même l’avait assumée... Et elle ne regrettait rien. Elle savait que ses très minces revenus suffisaient tout juste à son entretien, que Jonas Helwill ne lui devait pas strictement l’abri de son toit, et elle était heureuse et fière de lui rendre quelque peu de ce que cet homme, dans sa justice glaciale, avait fait pour elle en la recueillant.
Tous ces souvenirs du passé voltigeaient dans l’esprit de Liane, ravivés sans doute par cette visite au tombeau de sa mère, peut-être aussi provoqués par cette courte halte, ce repos inusité dans la tiédeur et l’ombre apaisante du parloir. Il lui était si rare d’être inoccupée !... Mais, depuis cinq minutes qu’elle était là, elle ne songeait pas au travail toujours prêt, toujours pressant, multiple, envahissant... Non, elle oubliait tout dans ce retour vers autrefois, dans la ressouvenance mélancolique de ces années écoulées.
Un pas ferme se fit tout à coup entendre derrière la porte. Celle-ci, vivement ouverte, livra passage tout à la fois à un flot de clarté et à une jeune personne de haute taille, vêtue de drap foncé. La vive lueur de la lampe qu’elle portait un peu haut éclairait son visage aux lignes pures, son teint d’une blancheur neigeuse, ses cheveux noirs et brillants massés en bandeaux épais au-dessus des tempes, ses yeux sombres voilés de grands cils noirs. C’était réellement une magnifique créature.
Elle avança jusqu’au milieu du parloir, et, son regard s’étant alors dirigé vers le poêle, elle laissa échapper une légère exclamation.
– Je ne vous savais pas rentrée, Liane !... Que faites-vous ici, dans ce noir ?
– Je me chauffais, Marian, j’ai eu froid au cimetière !... Mais je l’oubliais, je crois.
Un peu confuse de cette rêverie inaccoutumée, elle se baissa vivement pour ramasser les gants tombés à terre et se rapprocha de la table où Marian venait de poser la lampe.
– Vous êtes rentrée de bonne heure aujourd’hui, Marian.
– Oui, Esther Milsend était souffrante et n’a pu prendre sa leçon... Naturellement, Mrs. Milsend a jugé superflu d’envoyer un de ses domestiques me prévenir.
Elle haussa les épaules, mais Liane, qui la regardait, vit se contracter amèrement ses lèvres.
– Que voulez-vous, chère Marian, ce sont les petites épines de notre position ! dit-elle doucement en posant sa main tiède sur celle de Marian, glacée et frémissante. Il faut nous aguerrir contre tout ceci, nous montrer plus hautes que ces petitesses. Vous souffrirez trop sans cela, ma pauvre Marian.
Sans répondre, Marian attira à elle une chaise et s’assit devant la table. Elle ouvrit un buvard, y prit une feuille déjà à moitié couverte d’une écriture haute et ferme... mais elle redressa tout à coup la tête en disant d’un ton bref :
– Êtes-vous vraiment sincère, Liane, lorsque vous vous montrez stoïque, invariablement calme et résignée dans quelque circonstance que ce soit ?... lorsque vous acceptez tout sans plainte contre la destinée ?
Liane, qui avait déjà fait un pas pour s’éloigner, se détourna et considéra avec un peu de surprise le beau visage froid de sa cousine. Ces yeux bleu foncé, où jamais elle n’avait pu lire quelque chose de l’âme de Marian, ces yeux impénétrables et magnifiques révélaient en ce moment une secrète émotion, ils interrogeaient et ils doutaient.
– La destinée !... répéta Liane d’un ton de reproche. Marian, je ne connais qu’une force qui dirige nos existences, qu’un moteur tout-puissant qui les anime, qu’un amour qui les vivifie... et c’est Dieu, ce Dieu que vous avez appris à connaître comme moi, Marian.
Une singulière expression, mélange d’impatience et de souffrance, passa sur la physionomie de miss Helwill.
– Oui, j’ai été instruite dans ma religion, qui est la vôtre aussi, Liane. Mais qu’importe le mot !... Vous n’avez pas répondu à ma question.
– Oh ! cette réponse sera courte et facile. Si vous me rendez la paix. En un mot, Marian, je m’essaie, je m’appuie sur cette même force dont je viens de vous parler, c’est que je vois la volonté de Dieu en toutes choses, et au-delà de mes souffrances, des dures obligations de cette vie, je salue par avance ma patrie éternelle, mon bonheur sans fin... Mais ne pensez pas, chère cousine, que ce pauvre cœur ignore les révoltes, les amertumes, les découragements profonds. Vous vous tromperiez, car j’ai ressenti tout cela, mais un regard jeté sur mon Sauveur me rendait la paix. En un mot, Marian, je m’essaye à être chrétienne dans la pratique, et c’est là le bonheur, croyez-moi.
– Non, je ne vous crois pas, dit une voix brève. Le bonheur, c’est la richesse, la science, la considération, les honneurs... Le bonheur, c’est d’être entourée de confort, d’hommages, d’être aimée par-dessus tout.
Elle parlait d’un ton bas, très calme, mais où vibrait une chaleur contenue, une passion concentrée. Liane eut la sensation soudaine qu’un coin du voile dérobant à tous les mystères de cette nature soulevait en ce moment.
– ... Le malheur, c’est d’être pauvre, méprisée, de travailler pour vivre, de ne pouvoir mettre en jeu, faute d’un peu d’argent, les forces vives d’un esprit qui demande à se répandre... Le malheur, Liane, c’est de ne pouvoir répondre à une affection absolue et sincère, de se condamner à demeurer solitaire pour la vie, afin d’éviter la terrible gêne dans le ménage, ce fantôme effrayant qui pâlit et consume tant de malheureuses femmes, qui annihile la volonté et réduit l’intelligence à n’être plus qu’un instrument stupide au service de préoccupations vulgaires.
Elle parlait toujours avec la même tranquillité, mais quelque chose comme une souffrance avait traversé son regard... Liane posa doucement la main sur son épaule.
– Marian, savez-vous ce que vous venez de faire ?... Ma pauvre cousine, vos paroles renient positivement l’enseignement de l’Évangile. Ce mépris de la pauvreté, ce désir passionné des richesses et des honneurs... Marian, tout ceci est condamné dans nos Saints Livres ! L’avez-vous oublié ?
– Oh ! pas du tout ! dit-elle froidement. J’ai une excellente mémoire et je me rappelle fort bien les enseignements de l’abbé Hilton, notre catéchiste à la pension. Mais quant à les mettre en pratique non... oh ! non, ma religion ne va pas jusque-là. Vous êtes quelque peu exagérée sur ce sujet, Liane, laissez-moi vous le dire en passant. Catholique comme vous, je pratique ma religion avec exactitude, je ne néglige rien d’essentiel, j’ai, en fait de morale, les principes les plus solides. Que vous faut-il de plus ?
– Oui, vous vous arrêtez aux pratiques, et, pour l’intérieur, à votre honnêteté naturelle... et c’est tout. Mais les enseignements divins, Marian, cet Évangile sur lequel vous serez jugée ?... La véritable religion réside dans le cœur, c’est là notre consolation et notre bonheur. Vous avez peine à accepter notre existence médiocre et laborieuse, je m’en suis depuis longtemps aperçue. Mais ces répugnances ne seraient-elles pas dues à une révolte secrète qui torture et aigrit votre âme ?... Je le crains bien, Marian.
– C’est possible, dit-elle négligemment en attirant à elle le lourd encrier de verre cannelé... J’ai des aspirations très vastes, j’étouffe dans cette vie resserrée qui est la nôtre, et, nécessairement, j’éprouve quelques sentiments de révolte... Cela est tout naturel, mais vous ne pouvez le comprendre, Liane. Vous avez un cœur paisible, de petites ambitions, cette existence tranquille et médiocre vous plaît, peut-être plus que toute autre. Suis-je dans le vrai ?
Un sourire un peu mélancolique vint éclairer le visage de Liane – un gracieux visage, aux traits irréguliers, mais au teint rosé comme une fleur de pêcher, aux grands yeux bruns rayonnants de lumineuse douceur. Cette physionomie attirait et retenait les âmes sérieuses, celles qui savent deviner la noblesse du cœur et la hauteur de l’intelligence dans un regard et dans un sourire.
– Pas tout à fait, Marian, pas tout à fait. Comme d’autres, j’aimerais la vie large, les satisfactions de l’intelligence, les joies du bien fait à mon prochain besogneux. Si je devenais subitement riche, vous me verriez transformée, non au moral, je l’espère bien... mais au-dehors, je serais une Liane élégante, voyageuse, artiste, vous verriez cela !... Et vous en profiteriez, je vous assure.
Elle riait gaiement, et ce rire lui donnait un charme de jeunesse et de fraîcheur que ne possédait pas Marian, malgré leur très légère différence d’âge.
Un petit pli sardonique souleva la lèvre de miss Helwill.
– Bah ! vous ne sauriez pas en profiter complètement, je persiste à l’affirmer, et mieux vaut...
– Que je ne devienne pas riche et que ce soit plutôt vous ?... Je vous le souhaite sincèrement, Marian, car, moi, je n’y songe guère, et... Qui est donc ici ?
Un léger mouvement venait de se produire dans un angle de la pièce. Une ombre mince surgissait d’un vaste fauteuil et s’avançait lentement.
– Ah ! c’est Lily ! dit Liane en riant. Que faisiez-vous là, ma chère ?
Tout en parlant, elle prenait la petite main blanche que lui tendait l’apparition et attirait celle-ci sous la clarté de la lampe. Son regard affectueux enveloppa le visage d’un ovale parfait, d’une blancheur transparente, où deux longs yeux bleus mettaient une lumière radieuse.
C’était une très jeune fille, presque une fillette encore, malgré sa taille élevée dépassant celle de Liane. Elle avait des formes frêles, une tête délicieusement fine, une chevelure blond pâle aux reflets d’argent, et, dans toute sa personne, une grâce candide, recueillie, qui faisait d’elle un type de jeune sainte à ravir un peintre épris d’idéal. Dans sa robe de drap gris, sans autres ornements qu’un col et des manchettes de batiste, elle semblait une toute jeune moniale déjà un peu immatérialisée par de fréquentes communications avec le ciel.
– Je m’étais endormie, dit-elle avec un sourire très doux. Je me sentais un peu fatiguée.
– Qu’aviez-vous donc fait, Lily, pour être fatiguée ?
Sous le regard scrutateur de Liane, la jeune fille baissa les yeux, une très légère teinte rosée parut sur son teint blanc, mais elle ne répondit pas.
– Je vais vous le dire, Lily. Vous avez voulu avancer mon ouvrage, vous vous êtes pressée pour en faire le plus possible...
– Oui, oui, ma Liane ! s’écria-t-elle en appuyant tendrement sa tête sur l’épaule de Mlle de Lœinstein. Je voudrais tant vous aider, vous soulager, chère Liane !... Mais mes forces ne sont pas à la hauteur de ma bonne volonté, ajouta-t-elle avec une soudaine mélancolie.
Un sourire attendri effleura les lèvres de Liane, sa main caressa doucement la joue satinée de Lily...
– Petite folle, à quoi songez-vous là ? Vous avez votre tâche, bien suffisante, ma chérie, car vous savez qu’il faut ménager votre santé... Mais laissez-moi me sauver bien vite. Voilà l’heure du thé, et je crois que le docteur Letman doit venir aujourd’hui... n’est-ce pas Marian ?
– Il en avait en effet l’intention quand je l’ai rencontré hier, répondit miss Helwill, fort occupée à se choisir un porte-plume.
Liane sortit du parloir et gagna le petit cabinet modestement meublé qui était sa chambre depuis le jour où, enfant encore, elle avait été amenée dans cette petite maison de Liestown, depuis plusieurs générations propriété des Helwill. Bien des larmes secrètes avaient coulé ici, et ces murs impassibles avaient été témoins des luttes morales soutenues par cette enfant de douze ans, isolée au milieu d’étrangers, seule de sa religion, car Marian, catholique comme sa mère, se trouvait à cette époque dans une pension de Londres, et les connaissances du docteur et de sa femme appartenaient toutes à la religion protestante.
Mais Liane avait conservé sa foi intacte, elle n’avait rien oublié des enseignements de sa mère et de Dominica, et le souffle divin avait épanoui sa jeune âme dans cette atmosphère froide et inclémente. De plus, elle avait bien vite découvert un rayon de soleil dans l’affection des jeunes enfants du docteur, dans celle de Lily surtout, la cadette de Marian, créature délicieuse et tendre qui avait cherché dans le cœur chaud de Liane l’amour profond, enveloppant, nécessaire à son âme délicate, et qu’elle n’avait pu trouver chez son père, toujours concentré, ni chez la nonchalante Mrs. Helwill.
Liane ôta son grand manteau et sa toque de fourrure, lissa ses cheveux châtain clair, naturellement ondés, un peu dérangés par le vent, puis, ayant noué autour de sa taille un petit tablier en batiste gris clair, elle gagna la petite cuisine où Lily s’occupait à beurrer les tartines pour le thé. L’eau chauffait doucement, surveillée par une fillette joufflue et rose et un petit garçon, non moins joufflu et non moins rose.
– Ambroise, ce n’est pas votre place, ici, dit Liane d’un petit ton sévère. Cecily, allez préparer la table à thé et sortez le plum-cake ; votre cousin Julius doit venir, il faut lui servir un thé un peu plus substantiel.
Les deux enfants s’éloignèrent, et Liane s’approcha pour prendre la bouillotte. Lily, qui s’était assise près de la table, la main distraitement posée sur le pain, dit tout à coup d’un ton rêveur :
– Quelle chose étrange de désirer la richesse aussi passionnément que Marian ! Ne peut-elle être heureuse autrement ?
Liane se détourna à demi avec un sourire malicieux.
– Je croyais que vous dormiez tandis que nous causions ?... Mais non, ma petite Lily, ce n’est pas si étrange, les neuf dixièmes de l’humanité pensent ainsi – et, à vrai dire, il faut un détachement bien entier pour se complaire dans la médiocrité. C’est là une vertu très haute, malheureusement trop rare ; ce peut être aussi en certains cas, pour des âmes désabusées, un mépris profond de toutes choses, un dégoût des exigences de la vie. Mais, bien que nous devions tous tendre le plus qu’il nous est possible au désintéressement, il n’est cependant pas interdit, dans les voies ordinaires, de rechercher modérément, sans passion et sans inquiétude, une honnête aisance ou même un peu de richesse, pourvu que l’on n’oublie jamais la large part du pauvre, car sans cela malheur au riche !
– Oui, vous avez raison, Liane..., mais il est singulier combien je désire peu ce qui fait l’envie de tous ! Je crois que je serais heureuse et sans regrets dans une chaumière, avec du pain noir et de l’eau, dit-elle, un sourire angélique entrouvrant ses lèvres pâles. Voici sans doute pourquoi je n’ai pu comprendre le cri échappé tout à l’heure à Marian... Je savais qu’elle supportait difficilement notre médiocrité, sa vie de labeur et surtout les privations intellectuelles, mais je ne croyais pas que ce fût à ce point... Et vous, Liane ?
– Moi non plus, mon enfant. Marian laisse rarement parler son âme, et, depuis tant d’années que nous vivons en contact journalier, je dois avouer que je ne connais à peu près rien d’elle, si ce n’est qu’elle a des principes très fermes, un peu rigides parfois...
– Comme mon père, dit Lily dont un éclair de fierté illumina le regard. À Liestown, il existe un dicton que vous connaissez sans doute : « Loyal comme un Resweld, probe comme un Helwill... » Mon père a la réputation d’être le plus strict homme du Yorkshire et rien ne le ferait reculer devant son devoir.
– Cela est absolument vrai, répondit Liane sans chaleur, mais avec une entière franchise, en songeant à ce qu’elle devait à ce sévère sentiment du devoir qui guidait Jonas Helwill.
Elle s’empara de la bouilloire et se dirigea vers le parloir, suivie de Lily qui nouait à la hâte son petit tablier blanc.
Le parloir était maintenant plein d’animation. Près de la table où écrivait tout à l’heure Marian, en face de la jeune fille qui avait abandonné sa plume, se tenait assis un homme de taille superbe, un bel homme dans toute l’acception du mot : traits classiques, très fermes, chevelure abondante, brune bouclée, élégance des mouvements, grâce virile du geste, charme extrême du regard, rien ne manquait à ce personnage qui devait avoir à peine la trentaine. Il causait gaiement, excitant des éclats de gaieté de la part de son entourage, composé d’Antony, le second fils du docteur, d’Ellen, une blonde petite fille de neuf ans, et d’un homme mince et blond, jeune encore malgré des tempes prématurément dégarnies. Marian elle-même souriait, d’un grave sourire qui semblait cacher quelque obsédante pensée.
Contre le poêle se tenait adossé le docteur Helwill, dont la tête arrivait exactement à l’épaule de son fils aîné, Arthur, debout à quelques pas de lui. Dans la demi-clarté où se trouvait Jonas Helwill, on distinguait cependant son visage blafard garni de favoris gris, son crâne chauve et luisant, mais les yeux demeuraient dans l’ombre.
– Arrivez vite. Liane, M. Resweld et Julius attendent impatiemment le thé ! s’écria Antony en voyant paraître sa cousine et sa sœur.
Le jeune homme brun et son voisin se levèrent pour saluer les jeunes filles.
– Je pense plutôt que c’est master Tony qui est pressé de goûter au plum-cake, Liane, dit gaiement le premier en secouant cordialement la main que lui tendait la jeune fille. Quant à nous, la tiède atmosphère que nous avons trouvée ici nous a complètement remis en état..., n’est-ce pas, Resweld ?
– Mais certainement... N’écoutez pas ce bavard de Tony, miss Liane, et ne vous croyez pas obligée de vous presser pour nous, dit le jeune homme blond en serrant à son tour, très doucement, la main que lui présentait Liane.
Un sourire soulevait sa moustache, donnant à son visage irrégulier et un peu austère un charme inexprimable. Ses yeux gris, très larges, très pénétrants, enveloppèrent d’un rapide regard les deux jeunes filles debout côte à côte, simples et gracieuses dans leur modeste tenue de ménagère, puis se détournèrent comme à regret.
Liane s’occupa de préparer le thé, puis, lorsqu’elle eut servi à chacun le breuvage parfumé, elle s’assit au bout de la table pour terminer une petite robe destinée à Molly, la dernière fille du docteur.
Arthur s’était réuni au petit groupe qui entourait la table, mais le docteur n’avait pas quitté le poêle sur lequel Ellen, la petite blonde, avait déposé pour lui une tasse de thé et une tranche de plum-cake. Ce travailleur infatigable aimait à passer chaque jour ces courts instants dans une immobilité rêveuse, et bien souvent Liane s’était demandé avec un peu de perplexité quelles pensées s’agitaient sous ce front dégarni, dans cet esprit fermé et indéchiffrable.
Lily s’était emparée de son carton à dessin, et, assise près de Liane, elle travaillait tout en écoutant la conversation engagée entre M. Resweld, le docteur Julius Letman, Arthur et Tony. Marian parlait peu, mais un demi-sourire se jouait parfois sur ses lèvres à quelque amusante repartie de son cousin Julius ou de M. Resweld, lequel était de caractère gai et ouvert, malgré sa grave apparence. Il paraissait, de plus, doué d’une intelligence remarquable, et, s’il ne possédait pas le brillant de Julius Letman, il était certain qu’un charme particulier, très attachant, émanait de sa conversation simple et sans affectation.
Liane écoutait aussi tout en tirant l’aiguille. Elle appréciait à sa valeur Nathaniel Resweld, malgré la divergence de leurs croyances. Dans les fréquentes occasions où il lui avait été donné de le rencontrer depuis quelques années, elle avait bien vite deviné ce cœur chaud, cette âme élevée, vibrante à tous les hauts sentiments d’honneur et de bonté. Instinctivement, elle sentait que lui aussi la comprenait, que leurs opinions étaient identiques, leurs âmes semblables en beaucoup de points... Et elle gémissait secrètement de voir éloignée de la véritable foi cette nature remarquable. Tout en reconnaissant la parfaite droiture de Nathaniel dans les circonstances ordinaires de la vie, elle se demandait parfois si cette loyauté irait jusqu’à la recherche de la vérité, et si, cette vérité une fois connue, indiscutable, le fils respectueux et aimant aurait le courage de briser les liens nombreux, de rompre avec des traditions passionnément chères au révérend Resweld, son père...
Mais ce coin de l’âme de Nathaniel était demeuré clos pour Liane. On parlait très rarement de religion chez le docteur Helwill, et, lorsque M. Resweld rencontrait Liane chez sa sœur Anny, il n’avait jamais effleuré ce sujet.
– Passez-moi le sucre, Tony, je vous prie, dit la voix un peu brève de Marian.
Mais, plus prompt que le jeune garçon, M. Resweld s’était levé et atteignait l’objet demandé.
– Vous n’aimez donc pas le thé, miss Helwill ? dit-il en souriant. C’est une véritable hérésie de le sucrer, à mon avis...
– Par exemple ! se récria Julius. Bien au contraire, Resweld, le sucre développe le parfum du thé, je l’ai victorieusement démontré dans un récent article.
– Vous ne me convaincrez pas, mon cher... Qu’en dites-vous, miss Liane ?
Il s’était insensiblement rapproché de la jeune fille, et, en levant la tête, elle le vit tout près d’elle, qui la regardait de ses yeux gris à la fois souriants et graves.
– J’avoue n’avoir pas approfondi la question, répondit-elle avec un sourire. Je prends si rapidement ma tasse de thé que je n’ai pas le loisir d’en savourer le parfum plus ou moins accentué... bien que fort souvent, j’oublie de le sucrer.
– Oui, vous êtes toujours occupée..., trop occupée peut-être, dit-il d’un ton sérieux. Il ne faut rien exagérer, miss Liane, et, malgré votre excellente santé, vous pourriez vous ressentir quelque jour de cet incessant labeur.
– C’est la vie même de Liane, monsieur Resweld, dit Marian en tournant lentement la cuiller dans sa tasse. Elle ne pourrait demeurer oisive un seul instant.
– Je ne parle pas d’oisiveté, miss Helwill, bien loin de là. Nul plus que moi n’est ennemi de ce vice terrible. Mais certains travaux délassent l’esprit, certains plaisirs sérieux donnent tout à la fois le repos à nos corps et une détente à nos facultés intellectuelles... Or tout ceci n’existe pas pour Mlle de Lœinstein. Elle s’attache à une tâche ininterrompue, sans songer qu’un jour les forces peuvent lui manquer... N’ai-je pas raison, docteur ?
– Tout à fait raison, Resweld. Vous êtes un maître moraliste... et je ne puis que vous engager à mettre ses conseils en pratique, Liane, dit en riant Julius. Le grand défaut de la famille me paraît consister dans une dose de travail anormale... pour tous, entendez-vous, Marian, pour tous.
Miss Helwill eut un léger mouvement d’épaules.
– Je ne dépasse jamais mes forces, sachez-le, Julius. À quoi bon !... Le travail – certain travail, j’entends – est pour moi une jouissance, je ne saurais m’en passer, pas plus que Liane ne pourrait vivre heureuse sans marmot à débarbouiller, vêtements à repriser, leçons à donner à d’ignares petites filles...
Sa voix s’était faite âpre et M. Resweld la regarda avec une certaine surprise.
– Voici des besognes qui ne doivent guère vous plaire, si j’en crois votre accent, miss Helwill ? dit-il avec un sourire.
Le beau front de Marian se contracta un peu, tandis qu’elle faisait de la main un signe négatif... Une ombre était descendue sur le mobile visage de Julius Letman, dans ses superbes yeux noirs, doux et gais, où devaient peu séjourner les pensées graves. Il dit lentement :
– Non, tout ceci n’est pas fait pour Marian. Chacun a sa nature et nous ne pouvons pas y changer grand-chose, Resweld.
Nathaniel ne répondit pas, mais son regard effleura la tête fine penchée de nouveau sur la petite robe de Molly. Peut-être se demandait-il si les goûts, les tendances du caractère de Liane l’avaient irrésistiblement portée vers ces austères devoirs, ce labeur assujettissant..., si cette jeune fille paisible et courageuse n’avait pas eu à soutenir de durs combats contre sa nature première.
En détournant son regard, il vit fixés sur lui les grands yeux d’azur de Lily... La voix pure, un peu basse de la jeune fille s’éleva...
– Monsieur Resweld, si j’osais vous prier de jeter un coup d’œil sur mon dessin ?... Vous ne refuserez pas un conseil à la petite maladroite que je suis ?
– Je vous en donnerai autant que vous le voudrez, miss Lily.
Et, contournant la chaise de Liane, il vint se placer près de Lily. Celle-ci se recula un peu et lui désigna un siège près d’elle... À l’autre bout de la table, Julius causait avec Marian, Antony taquinait Cecily et Ambroise, Arthur remettait en état un malheureux polichinelle que venait de lui apporter la petite Molly, entrée en tapinois et maintenant blottie contre les genoux de son frère aîné. Près du poêle, le docteur Helwill demeurait toujours immobile.
– Vous avez fait des progrès surprenants, miss Lily, dit M. Resweld en se penchant sur l’ouvrage de la jeune fille. Où est le temps des peu artistiques petits gribouillages que vous me présentiez en triomphe !... Miss Liane a en vous une excellente élève !
– Tant mieux, si cela peut compenser un peu le mal qu’elle s’est donné ! murmura doucement Lily. Chère Liane, pour moi seulement, que n’a-t-elle pas fait !... Si j’avais compté les nuits passées à mon chevet...
– Tout cela est envolé dans le passé, petite folle, dit avec quelque vivacité Liane dont le teint s’était légèrement rosé. C’est mon bonheur de vous soigner, de vous aimer, ma chère enfant.
– Oui, vous dites vrai... Vous avez toujours placé le devoir et le bien d’autrui avant votre satisfaction personnelle, Liane, et c’est pourquoi vous êtes aujourd’hui plus heureuse que bien d’autres..., plus heureuse que Marian, ajouta-t-elle à voix basse. Elle ne cherche que son propre bonheur, vous, vous essayez de procurer celui des êtres qui vous entourent...
– Lily, vous calomniez votre sœur. Elle est bonne et sait se dévouer...
– Oui, à sa manière. Elle mourrait volontiers pour sauver la vie à l’un de nous, elle accomplirait strictement son devoir en quelque cas que ce soit mais il ne faudrait pas lui demander certaines abnégations silencieuses, journalières, ni cette tendre charité qui fait les délices de la vie... Pauvre Marian ! murmura-t-elle pensivement. Je voudrais tant qu’elle vous ressemble, ma Liane !
– Allons, ne racontez pas de folies, Lily ! dit Liane en essayant de prendre un air sévère. Fort heureusement, M. Resweld sait que votre affection pour moi vous porte à l’exagération.
– Oui..., je sais, je vous connais un peu, miss Liane, dit-il gravement, d’un accent contenu et pénétré.
Lily sourit, ses grands yeux rayonnèrent... Cette fois une vive rougeur envahissait le teint clair de Liane. Elle baissa vivement la tête sur son ouvrage, et le silence plana quelques minutes sur ce petit coin... Pour le rompre, Liane dit d’une voix légèrement changée :
– Vous auriez dû nous amener Anny, ce soir, monsieur Resweld. Lily et tous les enfants l’aiment tant.
– Oui, j’y ai pensé, mais elle était chez sa sœur aînée. Ce sera pour une autre fois, miss Liane, Anny aussi a toujours un extrême plaisir à se trouver parmi vous... Mais vous me faites penser que j’allais négliger une importante commission. Ma mère donne mardi une petite réunion tout intime pour les amies de ma sœur, et elle souhaiterait que miss Lily vînt nous jouer un des ravissants morceaux qu’elle interprète si bien.