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Beschreibung


Extrait
| I
Emmanuelle était seule maintenant dans la chapelle où flottait encore un léger parfum d’encens, presque annihilé par celui des roses et des lis qui garnissaient l’autel. La Sœur Marie-Colette, après avoir tout rangé dans le petit chœur où s’était donnée tout à l’heure la bénédiction du Saint Sacrement, venait de disparaître en refermant sur elle la porte de la sacristie. Derrière la grille et le voile noir du chœur des religieuses, la lente psalmodie avait cessé, les pieuses recluses s’étaient retirées.
Emmanuelle demeurait seule, le front entre ses mains, oubliant tout dans la ferveur de sa prière. Un rayon de soleil, passant à travers une vitre, se jouait sur son corsage de batiste blanche, sur ses doigts fins contre lesquels s’appuyait son front encadré de bandeaux noirs lisses et satinés.
Elle releva enfin la tête. Ses yeux bruns – d’un brun doré et chaud – se posèrent longuement sur le tabernacle. Un rayonnement étrange parut s’y réfléchir et se communiquer à toute cette jeune physionomie. La petite bouche délicate s’entrouvrit, murmura quelques mots, tandis que le teint blanc se rosait sous l’influence d’une émotion puissante.
Pendant quelques instants, Emmanuelle demeura ainsi. Une promesse ardente, passionnée, brûlait au fond de ses prunelles... Le son d’une cloche agitée à l’extérieur par la sœur tourière vint subitement la rappeler sur la terre. Elle se leva lentement, fit une profonde génuflexion et sortit de la chapelle.
– J’oubliais l’heure, ma Sœur ! dit-elle à la tourière qui lui adressait un petit salut amical.
– On n’est jamais mieux que près du Bon Dieu, mademoiselle.
Un peu du rayonnement qui avait éclairé tout à l’heure le regard d’Emmanuelle y apparut de nouveau.
– Oh ! oui ! Mais il ne faut pas, même pour le bonheur que nous goûtons près de Lui, oublier nos devoirs de la terre. Ma cousine va se demander ce que je deviens.
– Oh ! Mlle Claire doit bien se douter que vous avez laissé passer le temps en causant avec Notre-Seigneur ! dit la tourière en souriant. Bonsoir, mademoiselle Emmanuelle !...|

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Veröffentlichungsjahr: 2020

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SOMMMAIRE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

UNE MÉSALLIANCE

DELLY

UNE MÉSALLIANCE

roman

Raanan Editeur

Livre 631 | édition 1

I

Emmanuelle était seule maintenant dans la chapelle où flottait encore un léger parfum d’encens, presque annihilé par celui des roses et des lis qui garnissaient l’autel. La Sœur Marie-Colette, après avoir tout rangé dans le petit chœur où s’était donnée tout à l’heure la bénédiction du Saint Sacrement, venait de disparaître en refermant sur elle la porte de la sacristie. Derrière la grille et le voile noir du chœur des religieuses, la lente psalmodie avait cessé, les pieuses recluses s’étaient retirées.

Emmanuelle demeurait seule, le front entre ses mains, oubliant tout dans la ferveur de sa prière. Un rayon de soleil, passant à travers une vitre, se jouait sur son corsage de batiste blanche, sur ses doigts fins contre lesquels s’appuyait son front encadré de bandeaux noirs lisses et satinés.

Elle releva enfin la tête. Ses yeux bruns – d’un brun doré et chaud – se posèrent longuement sur le tabernacle. Un rayonnement étrange parut s’y réfléchir et se communiquer à toute cette jeune physionomie. La petite bouche délicate s’entrouvrit, murmura quelques mots, tandis que le teint blanc se rosait sous l’influence d’une émotion puissante.

Pendant quelques instants, Emmanuelle demeura ainsi. Une promesse ardente, passionnée, brûlait au fond de ses prunelles... Le son d’une cloche agitée à l’extérieur par la sœur tourière vint subitement la rappeler sur la terre. Elle se leva lentement, fit une profonde génuflexion et sortit de la chapelle.

– J’oubliais l’heure, ma Sœur ! dit-elle à la tourière qui lui adressait un petit salut amical.

– On n’est jamais mieux que près du Bon Dieu, mademoiselle.

Un peu du rayonnement qui avait éclairé tout à l’heure le regard d’Emmanuelle y apparut de nouveau.

– Oh ! oui ! Mais il ne faut pas, même pour le bonheur que nous goûtons près de Lui, oublier nos devoirs de la terre. Ma cousine va se demander ce que je deviens.

– Oh ! Mlle Claire doit bien se douter que vous avez laissé passer le temps en causant avec Notre-Seigneur ! dit la tourière en souriant. Bonsoir, mademoiselle Emmanuelle !

– Bonsoir, Sœur Françoise.

Emmanuelle, ayant franchi la vieille porte, s’engagea à droite dans la petite rue aux pavés pointus, bordée d’un côté par de vieux murs fleuris de ravenelles, de l’autre par deux maisons vénérables, habitations d’anciennes familles de Rocalande ; puis elle prit une rue transversale, non moins bien pavée, qui la conduisit à une petite place étroite, enserrée par d’antiques demeures dont le rez-de-chaussée était, en général, occupé par de petites boutiques d’aspect archaïque, au seuil surmonté d’un auvent.

L’une d’elles, cependant, demeurait une maison bourgeoise. Au-dessus de la porte, des panonceaux ternis annonçaient la profession du maître de céans : Me Georges Viannes, notaire.

Ce fut vers celle-là que se dirigea Emmanuelle. Elle abritait l’étude où les notaires en place s’étaient attiré les commérages de la petite ville de Rocalande ; on leur reprochait leur modernisme, leur amour du confort et l’acquisition d’une voiture !

On disait même que deux des meilleures familles de l’endroit avaient pensé un instant à retirer leurs affaires d’entre les mains de ce notaire jugé trop moderne, et qu’elles n’y avaient renoncé qu’en considération de l’ancienneté de l’étude Viannes, où les ancêtres avaient passé avant eux et où s’étaient succédé des titulaires d’une intégrité inattaquable. Confier ses intérêts à Me Viannes faisait partie des traditions de Rocalande et s’y soustraire eût semblé un sacrilège.

Le notaire et sa femme supportaient philosophiquement la désapprobation de leurs concitoyens. Obligés de vivre dans cette petite ville arriérée, ils en prenaient ce qu’elle possédait de bon – son esprit religieux très profond encore, par exemple, – et se faisaient, en dépit des récriminations devinées, une vie plus ouverte, plus intelligente en même temps que dégagée – autant du moins que le permettait à M. Viannes sa profession – des entraves ridicules de l’existence de petite ville.

De ce fait, on leur en voulait. Et, sans la présence de sa belle-sœur, Mme Viannes n’aurait eu que deux ou trois personnes à ses réunions.

Mais Alice Viannes était tellement aimée de ses amies que celles-ci n’auraient pas voulu lui infliger la peine de manquer à cet après-midi du jeudi, pour lesquelles ses mains adroites préparaient d’exquises pâtisseries. L’aimable Alice, si gaie, si entraînante, n’aurait admis aucun refus non motivé.

Elle se tenait en ce moment dans la salle à manger, près de la table où, sur un napperon, les assiettes de gâteaux entouraient la théière. Grande, vigoureuse, les traits un peu forts et le teint très brun, Alice Viannes offrait l’image de la santé – santé morale autant que physique, – ainsi qu’en témoignait le regard clair, droit et ferme de ses yeux gris.

D’autres jeunes filles l’entouraient ; au milieu d’elles se tenait un grand jeune homme.

Il souriait légèrement en écoutant les gais propos qui s’échangeaient autour de lui entre Alice et ses amies. Mais ce sourire même était grave, un peu triste, comme le regard des yeux noirs qui effleurait distraitement les jeunes filles présentes.

– Jean, une autre tasse de thé ? proposa Alice en se tournant vers lui.

– Merci, ma chère Alice, une est suffisante.

– Vous n’aimez guère le thé, je crois, monsieur ? dit une petite rousse au nez retroussé.

– Très modérément, mademoiselle. Autrefois même, je ne pouvais le supporter ; mais ma mère, qui en fait une excessive consommation, m’a obligé à m’y accoutumer parce qu’elle n’aime pas à le prendre seule, et maintenant j’en bois volontiers une tasse, pas plus.

Un peu de compassion s’exprima sur la physionomie de plusieurs des jeunes personnes qui étaient là. La petite rousse s’exclama :

– Vous êtes héroïque, monsieur Viannes ! Je ne pourrais avaler une chose que je déteste, car je me rappelle très bien maintenant avoir entendu dire que vous détestiez le thé.

– Mais si, mademoiselle, on arrive à tout quand il s’agit de faire plaisir à autrui, et surtout à sa mère, dit simplement Jean Viannes.

Alice enveloppa son cousin d’un regard de profonde émotion. Elle savait, elle, que le mot d’« héroïsme » n’était pas exagéré s’appliquant à Jean Viannes, ce fils admirable qui sacrifiait ses moindres goûts et se condamnait au célibat pour satisfaire une mère jalouse, tyrannique, incroyablement exigeante ; l’entourait de petits soins, de tendres attentions, et jamais ne laissait échapper une plainte, un mot d’impatience. Nommé professeur l’année précédente au lycée de Lyon, il consacrait à sa mère tout son temps et, à l’aide de ses émoluments, lui faisait une existence large, confortable, comme elle l’aimait, tandis que lui se privait de tout et vivait en anachorète.

Nul ne savait au juste l’étendue des sacrifices accomplis par l’affection filiale de Jean Viannes, ni la somme d’efforts qu’il était obligé de faire sur lui-même pour supporter d’un front serein le caractère despotique, injuste et atrabilaire de cette mère dont il ne parlait qu’avec respect, sans que ses plus proches parents eussent jamais pu surprendre chez lui une parole de blâme à son égard.

– Voilà Claire qui vient chercher du thé, dit la petite rousse en regardant vers la porte ouverte à deux battants, qui faisait communiquer la salle à manger avec le salon.

Une jeune fille s’avançait, ses deux mains supportant un plateau garni de tasses vides. Jean, s’élança vers elle, s’en empara vivement.

– Mademoiselle Claire, ceci est trop lourd pour vous !

– Oh ! non ! Je ne suis pas, au fond, si mauviette que j’en ai l’air !

Un sourire entrouvrait les lèvres roses, montait jusqu’aux yeux couleur de violette, qui en furent aussitôt tout éclairés.

– Je vous remercie quand même, monsieur, ajouta la jolie voix douce. Alice, Mme Meuilles réclame une tasse de thé.

Tout en parlant, la jeune fille s’avançait vers la table. Elle était petite, mais admirablement proportionnée. Son visage, sans être régulièrement joli, charmait par le contraste des yeux bleus et des cheveux noirs, et peut-être plus encore par son expression de douceur, par la rayonnante et pensive candeur du regard.

– Il me semble, Claire, que votre cousine vous abandonne, fit observer en riant une des jeunes filles.

La jeune fille sourit.

– Elle aura un peu oublié l’heure à la chapelle. Mais j’espère qu’elle ne tardera plus guère maintenant.

– Elle finira par se faire religieuse, dit la petite rousse en étendant la main pour prendre un gâteau.

Claire pâlit un peu.

– C’est possible... Je ne sais pas, murmura-t-elle.

– Allons, ne vous attristez pas d’avance, mignonne ! dit Alice avec une amicale vivacité. Chaque chose viendra en son temps... Tenez, la voilà, votre Emmanuelle.

Claire s’élança vers la porte de la salle à manger, au seuil de laquelle apparaissait la svelte silhouette d’Emmanuelle.

– Oh ! tu m’avais oubliée, méchante ! dit-elle en passant câlinement son bras autour du cou de sa cousine.

– Ne me gronde pas, chérie... Je vois que je n’arrive pas trop en retard, puisqu’Alice est encore en train de servir du thé, ajouta Emmanuelle tout en s’avançant vers la table.

– C’est pour Mme Meuilles qui en désire une seconde tasse, dit Alice en tendant la main à l’arrivante. Il est fort tard, au contraire, ma mie Emmanuelle.

– En ce cas, je vous fais toutes mes excuses, dit gaiement Emmanuelle. Je me suis attardée à la chapelle, j’ai oublié l’heure...

Tout en parlant, elle serrait les mains qui lui étaient tendues. À Jean, elle demanda avec intérêt des nouvelles de sa mère, elle adressa à chacune des jeunes filles présentes un mot aimable, venant du cœur... Il semblait qu’avec elle un intense rayonnement de bonté avait pénétré dans la salle.

Elle se dirigea vers le salon voisin pour saluer les autres invitées et Claire la suivit. Elle semblait une petite fille près d’Emmanuelle qui la dépassait de la tête. Les deux cousines avaient un certain air de famille, mais elles ne se ressemblaient pas. Seuls, leur chevelure d’un noir superbe et leur teint très blanc étaient identiques.

Jean les suivit du regard, puis se tourna vers sa cousine.

– Penses-tu vraiment que Mlle Emmanuelle songe au couvent, Alice ?

– Cela me paraît très probable. Elle est d’une piété plus qu’ordinaire et fait de fréquentes visites à l’abbesse des Clarisses.

– Je crois qu’elle est déjà presque une sainte ! déclara une brunette aux joues couleur de pomme d’api.

– En tout cas, c’est une bien belle âme, pétrie de charité et de dévouement. Mais si elle devient religieuse, ce sera un désespoir pour la pauvre petite Claire.

– Claire se consolera en se mariant, Alice !

– Se marier ? dit la petite rousse avec un sourire malveillant. Ce ne sera guère facile, sans un sou vaillant !

– Son cousin la dotera peut-être.

– Oh ! il ne faut guère compter sur la générosité des Harbreuze ! De tout temps, ils ont eu la réputation d’être fort regardants, et ce n’est pas, je crois, M. Serge qui la fera mentir.

– Vous vous avancez beaucoup, Louise ! Personne ne connaît bien encore le caractère de M. Harbreuze.

– Un orgueilleux, outrageusement fier de sa fortune, de la position qu’il occupe dans notre ville. Une nature renfermée, dédaigneuse, froide comme un marbre... Je pense qu’Emmanuelle et Claire ne doivent pas toujours avoir leurs aises entre lui et la vieille Mme Harbreuze !

Jean la regarda avec surprise.

– Je ne crois pas que Serge soit de caractère aussi difficile, que vous semblez le penser, mademoiselle. Certes, il est, comme vous le dites, de nature très renfermée et très froide, mais il était autrefois un camarade serviable et bon et, dans les rares occasions où je l’ai revu depuis, je l’ai trouvé très peu changé.

Louise pinça les lèvres.

– Vous l’avez vu avec les yeux de votre ancienne camaraderie d’enfance, monsieur. Ici, il est estimé, mais non aimé.

L’apparition d’Emmanuelle et de Claire à la porte de la salle à manger vint faire dévier l’entretien. Jean s’écarta un peu, il se réfugia dans une des profondes embrasures de fenêtres, et, de là, ses yeux noirs douloureux et graves, se posèrent longuement sur Claire qui appuyait sa tête brune contre l’épaule de sa cousine, tandis qu’elle écoutait avec un sourire pensif le bavardage des amies d’Alice Viannes.

Trois quarts d’heure plus tard, Emmanuelle et Claire, quittant la maison Viannes, reprenaient le chemin parcouru tout à l’heure par la première.

La demeure des Harbreuze était mitoyenne avec le couvent des Clarisses. C’étaient, d’ailleurs, les ancêtres des représentants actuels de cette vieille famille bourgeoise qui avaient donné jadis aux « Pauvres Dames » le terrain et les bâtiments. Ceux-ci se délabraient beaucoup depuis quelques années, ce qui s’expliquait par la date de leur construction, car ils étaient antérieurs à la maison Harbreuze, cependant elle-même d’âge fort vénérable, ainsi que l’attestait le millésime inscrit au-dessus du vantail garni de larges clous soigneusement astiqués par la vieille Gertrude.

Dans l’étroite rue de la Peausserie, où le soleil faisait à peine chaque jour une courte apparition, la maison Harbreuze, par elle-même déjà sombre et sévère, prenait une apparence complètement rébarbative. On s’attendait presque à voir apparaître, derrière les grilles de fer du rez-de-chaussée, le visage éploré de quelque pauvre prisonnière.

Et la vieille Gertrude, qui vint ouvrir aux jeunes filles, évoquait un peu l’idée d’une geôlière, avec son large visage revêche, sa bouche édentée et les petits yeux durs qui se cachaient sous l’arcade sourcilière très proéminente.

– Il y a une lettre pour vous, Emmanuelle, dit-elle tout en refermant la porte derrière les arrivantes. C’est Madame qui l’a et elle s’impatiente en vous attendant.

Les jeunes filles, traversant le grand vestibule sombre et frais, entrèrent dans la pièce que l’on appelait « la salle ». De tout temps, elle avait été l’habituel lieu de réunion de la famille. De vieux meubles solides et disgracieux, des tentures inusables, devenues d’une teinte difficile à définir, quelques portraits de famille en formaient l’ornement. Une propreté méticuleuse, un ordre parfait y régnaient, et aussi une symétrie excessive qui donnait dès l’entrée une désagréable impression de froideur.

Une vieille dame, assise près de la fenêtre dans un confortable fauteuil, tourna vers les arrivantes son visage beau encore, malgré les rides nombreuses.

– Vous voilà enfin ! C’est fort heureux ! dit sa voix sèche. Quand vous êtes chez les Viannes, on ne peut plus vous ravoir... Tiens, voilà une lettre de ton frère, Emmanuelle.

La jeune fille s’approcha d’un vieux petit bureau placé dans un angle de la pièce, elle prit un canif et ouvrit posément l’enveloppe en épais papier genre parchemin. Sans se presser davantage, elle déplia la lettre et parcourut d’un coup d’œil les quelques lignes d’une grande écriture autoritaire, très lisible.

– Serge sera ici demain, grand-mère, dit-elle tranquillement en repliant la feuille.

– Ah ! tant mieux ! fit la vieille dame dont le froid visage s’éclaira légèrement.

Un rien de rose monta aux joues blanches de Claire, une petite lueur rayonna au fond des yeux couleur de violette.

– Il faudra voir si rien ne manque chez lui, reprit Mme Harbreuze. Gertrude donnera encore un coup d’astiquage aux meubles. Et tu préviendras Victorine pour le bœuf braisé.

– Oui, grand-mère.

À chacune des absences, pourtant continuelles, de Serge Harbreuze, la vieille dame renouvelait pour le retour les mêmes recommandations. Peu importait que l’appartement du jeune homme eût été complètement nettoyé la veille. Il était indispensable de recommencer, de même qu’Emmanuelle devait passer l’inspection, bien que Gertrude fût au moins autant qu’elle au courant des habitudes de son frère. Le bœuf braisé se trouvait également de tradition, il semblait que le jeune chef de la maison Harbreuze n’aurait pu être accueilli sans voir figurer sur la table ce plat qui était le triomphe de Victorine.

D’ailleurs, Serge était le pivot autour duquel tout évoluait ici. On avait conservé chez les Harbreuze la tradition du droit d’aînesse. La vieille Mme Harbreuze l’exagérait encore, en ne voyant au monde que son petit-fils. Sa petite-fille, sa petite-nièce Claire n’étaient rien à ses yeux, ou plutôt elles n’auraient dû être que les très humbles servantes de Serge, si celui-ci l’eût permis.

Emmanuelle ne manifestait aucune amertume de cette préférence, à laquelle elle avait été accoutumée dès l’enfance. De même, il lui paraissait naturel de témoigner de la déférence à son frère, très sérieux, qu’elle n’avait jamais connu vraiment jeune, et qui lui témoignait toujours une affection réelle, bien que manquant totalement de la plus légère expansion.

– Avez-vous appris quelque chose de nouveau chez les Viannes ? interrogea Mme Harbreuze tout en reprenant son tricot.

– Moi, rien, grand-mère. Je suis, du reste, arrivée quelque peu en retard.

– Et toi, Claire ?

La voix prenait un degré de sécheresse de plus en s’adressant à cette dernière.

– Moi non plus, je ne vois rien, ma tante... Il y avait M. Jean Viannes, qui a l’air bien fatigué. Mme Viannes dit qu’il travaille à outrance parce que sa mère devient de plus en plus exigeante.

Mme Harbreuze leva les épaules :

– Une toquée, cette femme ! Elle mettra son fils sur la paille... Approche donc un peu, Claire.

La jeune fille s’avança. Les doigts de la vieille dame, noués par les rhumatismes, saisirent le bord du col de dentelle qui ornait la très simple robe grise de Claire.

– Qu’est-ce que cela ?... D’où vient ce col ?

– C’est moi qui l’ai prêté à Claire, grand-mère, car sa robe n’est vraiment pas assez habillée pour ces petites réunions, dit la voix calme d’Emmanuelle.

Une rougeur de colère monta aux joues de la vieille dame.

– Tu es ridicule ! Ce col t’a été donné par Serge, ce n’est pas pour que tu en pares Claire !

– Je suis certaine que Serge n’y trouverait rien à redire. D’ailleurs, Claire y a autant de droit que moi, puisque cette dentelle vient d’une aïeule commune.

– Autant de droit !... Oublies-tu donc que Serge est le seul héritier des objets, bijoux et autres, qui se transmettent depuis des siècles à l’aîné... et que, d’ailleurs, Florent, le père de Claire, a reçu sa part d’héritage, après laquelle celle-ci n’a plus rien à réclamer ?

Le dur regard de la vieille dame se posait sur le visage de Claire, rouge d’émotion.

– À réclamer, non, mais il n’en est pas moins très naturel qu’elle porte, aussi bien que moi, cette parure, dit fermement Emmanuelle.

En même temps, elle étendait la main, et, prenant celle de Claire, elle la passait sous son bras, d’un geste d’affectueuse protection.

– Ce n’est aucunement mon avis ! riposta Mme Harbreuze avec irritation. J’en parlerai à Serge à son retour, nous verrons ce qu’il en pensera... Du reste, je ne comprends pas qu’une personne sérieuse, comme tu prétends l’être, encourage les instincts de coquetterie qui existent certainement chez cette petite.

Cette fois, Claire devint très pâle, ses yeux se remplirent de larmes. Elle ne connaissait que trop bien, hélas ! le sens de cette allusion ! Mme Harbreuze, qui n’avait jamais pu souffrir son neveu Florent Lormey, n’avait pas manqué d’apprendre à sa petite-nièce que si elle était pauvre aujourd’hui, obligée de tout devoir à la générosité de Serge et d’Emmanuelle, c’était la faute de sa mère, une jeune femme coquette et frivole, épousée par Florent dans un moment d’entraînement, malgré l’opposition de son oncle Harbreuze, et qui l’avait complètement ruiné.

Les yeux bruns d’Emmanuelle eurent une lueur d’indignation.

– Non, grand-mère, Claire n’est pas coquette ! dit-elle vivement, en pressant la petite main tremblante. Elle est toujours, de toutes, la plus simple... Et je ne crois pas avoir commis aucune faute en parant un peu ma petite sœur chérie.

– Naturellement, tu veux avoir le dernier mot ! grommela la vieille dame. J’en parlerai à Serge, te dis-je. Certainement, il m’approuvera. En voilà un qui ne se laissera pas prendre comme ce pauvre Florent ! En attendant, va inspecter sa chambre et préviens Gertrude et Victorine.

Les deux jeunes filles sortirent de la salle, elles gravirent lentement le grand escalier de pierre, très sombre, comme l’était toute la maison.

Sur le large palier du premier étage, Claire s’arrêta brusquement, elle jeta ses bras autour du cou de sa cousine et éclata en sanglots.

– Pourquoi prétend-elle toujours que je suis coquette ? balbutia-t-elle.

– Ne fais pas attention, Claire, ma chérie. La pauvre grand-mère n’a pas le caractère facile. Tu sais que moi-même j’ai souvent à supporter ses bourrasques.

– Oui, mais pour moi, il y a plus que cela. Je sens chez elle de la malveillance, l’idée arrêtée de me faire de la peine.

– Mais non, ma Claire, tu te fais des imaginations. Allons, essuie vite tes yeux et va te déshabiller. Si tu le veux, tu m’aideras ensuite à finir les chemises pour la vieille Armandine.

Et, d’un geste de maternelle tendresse, Emmanuelle passait son mouchoir sur les beaux yeux pleins de larmes.

– Oui, je vais me dépêcher... Mais si tu es là quand ma tante parlera à Serge pour ce col, tu lui diras bien que... que je ne suis pas coquette ?

Emmanuelle sourit au doux regard suppliant.

– Je lui parlerai moi-même d’avance, de façon qu’il soit au courant. Du reste, comme je l’ai dit à grand-mère, il n’attachera pas à cela la moindre importance. Rassure-toi donc, petite sensitive, tu n’auras pas encore près de lui, pour cela, une réputation de frivolité.

– J’en serais si fâchée ! murmura Claire, dont le teint s’empourpra légèrement.

II

De temps immémorial, les Harbreuze s’occupaient du traitement des peaux et des cuirs, pour l’industrie de luxe surtout. Ils y avaient acquis, en joignant à leurs bénéfices une très grande économie et une simplicité de vie jamais démentie, une fortune énorme qui s’augmentait toujours, depuis surtout qu’Amédée Harbreuze, le père de Serge, avait appliqué à son industrie différentes découvertes modernes et s’était engagé dans d’importantes affaires avec l’étranger.

De cette fortune, Serge, selon la tradition, avait reçu la large part. Il continuait, lui aussi, l’industrie des ancêtres et lui donnait un essor encore plus considérable. C’était, au dire de tous, une intelligence remarquable, un caractère ferme, énergique, extrêmement clairvoyant, très juste envers ceux qu’il employait. En un mot, il possédait toutes les qualités d’un chef, sauf la bienveillance qui, unie à la fermeté, attire et entretient les sympathies ; Serge Harbreuze restait froid et distant, et ses manières hautaines donnaient raison à ceux qui assuraient que le jeune maître de la maison Harbreuze, orgueilleux, ainsi que tous ses ancêtres, se considérait comme d’une essence particulière, à cause de sa vieille souche bourgeoise, de sa fortune et de la position prépondérante qu’elle lui assurait, non seulement à Rocalande, mais encore dans toute la Savoie.

Naturellement, ce magnifique parti était fort guetté par toutes les jeunes filles de la ville et des environs. La froideur de Serge les déconcertait quelque peu, il est vrai, dans les rares occasions où le jeune homme paraissait dans le monde. Comme il ne devait pas avoir le cœur très tendre, comme on le disait aussi intéressé que tous les Harbreuze d’autrefois, celles seulement qui possédaient une belle dot pouvaient garder un peu d’espoir.

Mais, jusqu’ici, Serge Harbreuze n’avait jamais fait allusion, même chez lui, à une idée de mariage. Il se contentait, sans doute, de l’existence paisible que lui faisaient, au retour de ses voyages d’affaires, sa grand-mère, Emmanuelle, et Claire, la petite cousine orpheline dont il était le tuteur.