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Delly

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Beschreibung

Extrait
| I
« On offre à une famille de trois ou quatre membres au plus le logement et la nourriture dans une demeure seigneuriale, à des conditions requises qui seront exposées à qui en fera la demande. Le domaine est admirablement situé, dans une des plus belles contrées forestière de l’Autriche. Écrire poste restante aux initiales I.-L., à Vienne. – On exigera les plus sérieuses références. »
Le professeur Lienkwicz abaissa un peu le journal qu’il tenait très rapproché de ses yeux de myope. Une expression pensive paraissait sur sa physionomie fine, flétrie par l’âge, les soucis et la souffrance physique, dans ses yeux bleus où, malgré les tristesses passées et présentes, se lisaient toujours la sérénité, l’invariable bonté, la douceur un peu mélancolique qui révélaient si bien l’âme d’Adrian Lienkwicz : aimable, affectueuse, paisible, mais un peu faible, aisément découragée sous les épreuves de la vie..., âme charmante, mystique, éprise des passés lointains et des légendes d’autrefois, capable de se sacrifier sans murmure au devoir, mais fort peu apte à réagir et à lutter.
Adolescent, il avait été, à l’Université de Vienne, à la fois adoré et tourmenté de ses camarades. Ceux-ci raillaient sa tranquille aménité, ses goûts studieux et paisibles, sans pouvoir échapper toutefois à la séduction de cet être souriant et affable, généreux jusqu’à l’imprudence, qui savait apaiser d’un regard les plus farouches bretteurs et ne connaissait pas le moyen de refuser à qui que ce fût son aide matérielle ou morale.
Jeune homme, il avait conquis, par sa douceur élégante et ses manières raffinées, la fille du professeur Zulman. Par un effet de la loi des contrastes, ces deux êtres très différents s’étaient sentis attirés l’un vers l’autre. Sidonia Zulman était une nature combative, douée d’énergie et de décision, apte, prétendait son père, à conduire de grandes entreprises. Elle était bonne aussi – non pas toutefois à la manière d’Adrian. Grâce à elle, les débris de la fortune des Lienkwicz se trouvèrent sauvés de la ruine qui avait englouti le reste ; la générosité du professeur fut dirigée par une intelligence pondérée, qui saisissait aussitôt le bien fondé des demandes et savait prémunir l’excellent cœur d’Adrian contre les entraînements irréfléchis...|

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Veröffentlichungsjahr: 2020

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SOMMMAIRE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

UNE MISÈRE DORÉE

DELLY

UNE MISÈRE DORÉE

roman

Raanan Editeur

Livre 632 | édition 1

I

« On offre à une famille de trois ou quatre membres au plus le logement et la nourriture dans une demeure seigneuriale, à des conditions requises qui seront exposées à qui en fera la demande. Le domaine est admirablement situé, dans une des plus belles contrées forestière de l’Autriche. Écrire poste restante aux initiales I.-L., à Vienne. – On exigera les plus sérieuses références. »

Le professeur Lienkwicz abaissa un peu le journal qu’il tenait très rapproché de ses yeux de myope. Une expression pensive paraissait sur sa physionomie fine, flétrie par l’âge, les soucis et la souffrance physique, dans ses yeux bleus où, malgré les tristesses passées et présentes, se lisaient toujours la sérénité, l’invariable bonté, la douceur un peu mélancolique qui révélaient si bien l’âme d’Adrian Lienkwicz : aimable, affectueuse, paisible, mais un peu faible, aisément découragée sous les épreuves de la vie..., âme charmante, mystique, éprise des passés lointains et des légendes d’autrefois, capable de se sacrifier sans murmure au devoir, mais fort peu apte à réagir et à lutter.

Adolescent, il avait été, à l’Université de Vienne, à la fois adoré et tourmenté de ses camarades. Ceux-ci raillaient sa tranquille aménité, ses goûts studieux et paisibles, sans pouvoir échapper toutefois à la séduction de cet être souriant et affable, généreux jusqu’à l’imprudence, qui savait apaiser d’un regard les plus farouches bretteurs et ne connaissait pas le moyen de refuser à qui que ce fût son aide matérielle ou morale.

Jeune homme, il avait conquis, par sa douceur élégante et ses manières raffinées, la fille du professeur Zulman. Par un effet de la loi des contrastes, ces deux êtres très différents s’étaient sentis attirés l’un vers l’autre. Sidonia Zulman était une nature combative, douée d’énergie et de décision, apte, prétendait son père, à conduire de grandes entreprises. Elle était bonne aussi – non pas toutefois à la manière d’Adrian. Grâce à elle, les débris de la fortune des Lienkwicz se trouvèrent sauvés de la ruine qui avait englouti le reste ; la générosité du professeur fut dirigée par une intelligence pondérée, qui saisissait aussitôt le bien fondé des demandes et savait prémunir l’excellent cœur d’Adrian contre les entraînements irréfléchis.

On conçoit quelle fut la douleur, l’affolement plutôt du pauvre homme, lorsque cette compagne tendrement aimée lui fut enlevée par une rapide maladie, et qu’il se vit seul avec deux enfants, dont l’aînée atteignait dix ans.

Il quitta Vienne, où il trouvait trop poignant le souvenir de Sidonia, et obtint une chaire d’histoire à Prague. Père tendre et dévoué, il ne voulut pas se séparer de ses enfants et leur donna une gouvernante chargée tout à la fois de diriger la maison et de surveiller l’éducation des chers petits êtres.

Mais le doux professeur était un maître bien aveugle, et sa fortune se trouva bientôt mise en coupe réglée, d’abord par la gouvernante, habile et peu scrupuleuse personne, ensuite par deux faux amis, parasites sans vergogne... tant et si bien que le jour où Adrian Lienkwicz, fatigué, se vit dans l’obligation d’abandonner sa chaire, il constata avec stupeur que ses revenus suffiraient à peine à le faire vivre très modestement avec ses deux enfants.

Ce fut un coup fort rude pour lui, déjà affaibli. Il tomba malade et fut admirablement soigné par sa fille Wilma qui semblait avoir hérité des idées organisatrices de sa mère.

Ils vivaient ainsi tous trois, très dignes dans leur gêne, visités par quelques amis des mauvais jours. Leur plus pénible épreuve était l’infirmité de Ladislas, le frère de Wilma, que des crises articulaires d’une extrême violence réduisaient à l’Immobilité. Le médecin avait déclaré récemment que le climat de Prague lui semblait préjudiciable au jeune malade, et que l’air sain et vif de la campagne, celui des forêts surtout, obtiendrait peut-être, sinon la guérison, tout au moins une amélioration notable.

Depuis lors, le professeur et sa fille cherchaient une combinaison qui leur permit de tenter cette cure avec le moins de frais possible.

Était-ce la réponse à ces recherches que venait de trouver inopinément Adrian Lienkwicz à cette page de journal ?

Il demeura un long moment songeur, puis, se penchant vers une porte demeurée ouverte, il appela :

– Wilma !

Une chaise fut remuée dans la pièce voisine, une jeune fille grande et svelte parut dans l’ouverture de la porte.

Malgré sa très simple tenue de ménage, Wilma Lienkwicz avait une allure remarquablement élégante, un port de tête légèrement altier que corrigeait d’ailleurs la douceur enveloppante de ses yeux superbes, d’un bleu foncé, qui rappelaient ceux de son père, avec une forte dose de volonté en plus. Sans avoir une absolue régularité de traits, elle était en réalité plus que belle, l’expression à la fois fière et aimable de sa physionomie lui communiquant un charme inexprimable augmenté par le contraste de ses cheveux très noirs avec ses yeux bleus.

– Qu’y a-t-il, cher papa ? demanda-t-elle avec intérêt.

– Tiens, lis ceci, mon enfant, dit-il en lui tendant le journal.

Elle parcourut l’entrefilet, puis regarda son père d’un air interrogatif.

– Oui, j’ai pensé que cela pourrait peut-être nous convenir, Wilma.

– Oui, il s’étiole, ici. Et à vous, mon père, la campagne ferait un bien immense, j’en suis certaine.

– Je le crois. Toi-même, tu en ressentiras les bons effets, ma fille. Tu te fatigues, tu te surmènes pour soigner ton frère et moi-même, pauvre être inutile.

Wilma se pencha, son bras caressant entoura le cou de son père et ses lèvres baisèrent le front parsemé de rides.

– Mon père chéri, si voue saviez combien me sont doux ces devoirs, combien votre fille est heureuse de vous entourer de soins et d’affection ! Et comme elle voudrait faire plus encore !

Le regard ému du professeur se leva vers le beau visage penché vers lui.

– Oui, je sais que tu es la meilleure des filles, ma Wilma, je sais que tu aimes ton pauvre père, toujours faible et malade. Mais je voudrais tant te voir paisible et heureuse, délivrée de ces occupations vulgaires, libre de développer la belle intelligence que Dieu t’a accordée !

Un sourire très gai parut sur les lèvres de Wilma.

– Et moi, cher papi, je ne demande qu’une chose : continuer à vous servir tous deux, à être aimée de vous et à conserver le courage et l’activité dont Dieu m’a gratifiée. Avec cela, et tant qu’elle gardera sa foi chrétienne, votre Wilma ne sera jamais malheureuse... Bon, voilà ma soupe qui se sauve !

Elle s’élança vers la cuisine. Le professeur se leva tout en murmurant avec attendrissement :

– Toujours gaie ! et si courageuse ! Ah, mon Dieu ! que vous êtes bon de m’avoir donné une telle enfant !

Il entra dans le petit parloir gentiment orné avec quelques-uns des meubles élégants d’autrefois. Sur une chaise longue, près d’une fenêtre donnant sur des jardins potagers, était étendu un jeune garçon d’une quinzaine d’années. À l’entrée du professeur, il tourna vers lui des yeux foncés, trop grands pour son visage amaigri, et qui ressortaient singulièrement sombres dans la pâleur mate de son teint. Cette jeune physionomie était extrêmement attachante, tant à cause de sa beauté frappante que de l’expression de souffrance résignée qui y était empreinte.

– Souffres-tu moins, mon cher enfant ! demanda tendrement le professeur en passant la main sur l’épaisse chevelure noire, extrêmement bouclée.

– Un peu moins, merci, mon père.

– Voici quelque chose qui pourra peut-être s’arranger pour nous, Ladislas... Qu’en dis-tu ? ajouta-t-il lorsque son fils eut parcouru l’annonce.

– Peut-être mon père. Mais ces conditions ?

– Je vais les demander, dit le professeur en se dirigeant vers son bureau.

Lorsqu’il eut rédigé un billet à l’adresse du mystérieux I.-L., il revint près de son fils.

Ladislas feuilletait une liasse de vieux parchemins. Il dit d’un ton pensif :

– C’est étonnant que vous n’ayez jamais recherché les origines de votre famille, mon père. Il me semble cependant que vous auriez pu trouver en Pologne quelques indices.

– J’ai commencé, Ladislas, mais c’était à l’époque de la mort de ta pauvre mère, et, découragé, j’ai tout laissé là. Je sais seulement qu’il n’existe plus de Lienkwicz en Pologne, que ce nom y est même complètement oublié. Sans doute, nos ancêtres s’étaient-ils depuis plusieurs siècles, établis en Autriche. Mais il est vraiment singulier que nous n’ayons aucun papier de famille. Mon père disait que nous étions de race noble... Qu’importe ! Cela ne nous avancerait guère ! murmura-t-il avec un léger haussement d’épaules.

– Évidemment, mais j’aurais aimé à savoir quels furent nos aïeux, à connaître quelque chose de leur histoire, dit Ladislas dont le beau regard exprimait un regret. J’éprouve un grand plaisir à fouiller dans le passé, et, naturellement celui de ma famille doit m’intéresser plus que tout autre Un éclair joyeux brilla dans les yeux du professeur.

– Oh ! tu es bien mon fils ! dit-il en saisissant les mains de Ladislas. À ton âge, j’avais déjà ces mêmes goûts, j’aimais l’étude comme toi, et surtout l’étude du passé. Mes camarades m’appelaient le « père Parchemin ». Et, de fait, rien n’égalait mon bonheur lorsque je palpais de vénérables papiers, témoins de cet « autrefois » qui m’attirait invinciblement... qui m’attire toujours, je l’avoue. On y oublie un peu le présent, pas toujours très gai.

– Non, pas toujours ! murmura pensivement Ladislas avec un regard mélancolique vers le ciel.

*

Le professeur reçut quelques jours après la réponse d’I.-L.... Celui-ci ou celle-ci – car l’écriture était féminine – l’informait des conditions requises : être apte à instruire des enfants de onze à treize ans, pouvoir justifier d’une honorabilité parfaite et avoir des goûts modestes et paisibles. On offrait un appartement de quatre pièces, vastes, bien exposées, une nourriture simple mais saine, le chauffage à volonté, et la jouissance du parc pour y faire des promenades. En retour, on demandait quatre heures de leçons par jour et la correction des devoirs donnés.

« Si ces conditions conviennent, ajoutait-on, veuillez nous renseigner sur vous-même, sur la religion à laquelle vous appartenez, et nous indiquer les personnes à qui nous pourrons nous adresser pour les références. Après quoi, nous vous indiquerons le lieu de notre résidence. »

– Voilà bien du mystère, ne trouvez-vous pas, mon père ! dit Wilma lorsqu’elle eut pris connaissance de cette lettre, écrite en un style élégant mais assez bref. Toujours ces initiales...

– Cette personne ne veut sans doute pas livrer son nom à la curiosité de n’importe qui, observa le professeur. C’est assez naturel. Tu le vois, elle semble difficile sur la question honorabilité, et ceci est bon signe.

– Évidemment. Sur cette question nous n’avons rien à craindre. Quant aux autres conditions, nous les remplirions sans difficultés. Vous ou moi, alternativement, pourrions donner les leçons demandées, et il nous resterait encore du temps de libre, vous, mon père, pour travailler à votre Histoire de la Bavière, moi, pour m’occuper du ménage. La situation pourrait être agréable, certainement, mais, il importe d’être éclairé davantage.

Le professeur répondit à sa correspondante inconnue en donnant les détails demandés et en indiquant les personnages d’une honorabilité incontestable à qui elle pouvait s’adresser pour les références.

Quinze jours s’écoulèrent sans réponse. Puis, un matin, le facteur remit à Wilma une enveloppe armoriée, timbrée d’une couronne comtale. La suscription était de la même main que la précédente lettre reçue.

– Voilà votre réponse, mon père, dit la jeune fille en entrant dans le parloir où le professeur expliquait à Ladislas une version grecque.

Adrian Lienkwicz brisa hâtivement le cachet et lut tout haut :

« Monsieur le Professeur,

« Les références me satisfont entièrement, vous me paraissez présenter toutes les conditions exigées par moi pour ceux qui viendront habiter sous notre toit. Si donc vous êtes toujours dans la même résolution, veuillez me le faire connaître. Pour ma part, je suis disposée à vous recevoir à Runsdorf, notre résidence. Vous y jouirez d’une entière liberté en dehors des leçons, lesquelles pourront être données à votre choix, par vous ou votre fille, puisque vous la dites très instruite. J’attends donc votre réponse définitive.

« Quant à la religion, tout est pour le mieux, car nous sommes également catholiques, et Runsdorf possède une chapelle et un chapelain.

« Recevez, monsieur le Professeur, etc... »

Iolanthe, comtesse de Lëndau,

Au château de Runsdorf,

près Regensberg. Moravie.

– Oh ! oh ! c’est de la haute aristocratie ! dit le professeur en arrivant à cette signature. Les Lëndau sont de vieille et noble souche, de race quasi-princière. Originaires d’Alsace, ils ont dû s’établir en Autriche, vers le seizième siècle... Eh bien ! qu’en dites-vous, mes enfants ?

– Je dis, mon père, que nous devons à notre tour prendre des renseignements, déclara Wilma. Il faut savoir un peu ce que sont ces Lëndau, tout nobles qu’ils soient.

– Tu as raison ma sage Wilma. Mais à qui nous adresser ?

Elle réfléchit un moment, puis releva la tête.

– Votre ami Conrad Düntz n’est-il pas garde général des domaines que possède aux environs de Regensberg l’archiduc Ludwig ?

Le professeur se frappa le front.

– Eh ! oui, voilà notre affaire ! Je vais lui écrire en demandant une prompte réponse, afin de ne pas faire trop attendre cette noble dame.

Quelques jours plus tard, arrivait une lettre du garde général, ou plus exactement de son fils qui lui servait de secrétaire.

« Mon père, dans une chute de cheval, s’est fracturé le bras droit, écrivait Heinrich Düntz. Sans quoi, monsieur le Professeur, il ne m’aurait certainement pas laissé le plaisir de répondre à cette lettre qui l’a agréablement surpris en lui faisant entrevoir la perspective de vous posséder tout près de lui, car Nunsthel, notre demeure, est très proche de Runsdorf.

« Comme vous l’avez pensé, nous sommes fort à même de vous donner sur les Lëndau les renseignements indispensables. Runsdorf est une résidence séculaire, immense, d’aspect sévère mais admirablement située dans une vallée, à dix kilomètres seulement de Regensberg. Tandis que nous gelons l’hiver à Nunsthel, Runsdorf jouit d’une température beaucoup plus douce, due à cette position privilégiée. En outre, son entourage de forêts lui procure un air délicieux et fortifiant qui remettra certainement sur pied votre cher malade.

« Le parc est très étendu. Il y a un siècle, les domaines des comtes de Lëndau occupaient une grande partie de la contrée, mais peu à peu tout s’est fondu, absorbé par les prodigalités des seigneurs de Runsdorf, dont l’existence fastueuse défrayait les chroniques de la contrée. Aujourd’hui, il ne reste à leurs descendants que la demeure seigneuriale et quelques petites fermes, quelques champs sans importance.

« Néanmoins, les Lëndau me paraissent loin d’être pauvres. Ils mènent encore le train de grands seigneurs et n’ont pas perdu un pouce de l’orgueil de caste héréditaire dans cette famille. Mais leur réputation est irréprochable, et je crois que vous pouvez sans crainte répondre à cette offre un peu singulière, je l’avoue. Pourquoi tout ce mystère lorsqu’il s’agit simplement, de la part de la comtesse, de procurer à ses enfants une institutrice pour laquelle la présence de sa famille lui enlèverait toute responsabilité morale ?

« Personnellement, je ne la connais pas, car vous pensez qu’un roturier, fût-il le fils d’un fonctionnaire particulièrement estimé de Son Altesse, n’a pas l’honneur d’être admis à Runsdorf. La morgue de cette famille serait peut-être le seul point pénible pour vous. Mais en gardant fièrement les distances, je pense qu’il n’y aurait pas de choc à craindre, les Lëndau étant gens courtois et de bonne éducation.

« On dit d’ailleurs la comtesse bonne sous son apparence hautaine. Il y a une jeune fille de dix-huit ans, un petit garçon, deux petites filles d’une douzaine d’années, tous élevés dans l’idolâtrie de leur vieux nom. Bon, j’oubliais le principal ! Sa Seigneurie le comte Walther de Lëndau, fils aîné de la comtesse, seigneur actuel de Runsdorf et autres lieux, pour employer l’antique formule.

« Je le répète, c’est une famille sérieuse, vivant assez retirée en dehors des réceptions de la haute aristocratie et de quelques réunions très fastueuses données à Runsdorf. Je crois que vous seriez fort bien dans cette vieille demeure, monsieur le Professeur. Dites-nous donc vite si vous vous décidez, et, une fois à Runsdorf, n’oubliez pas que vos amis de Nunsthel attendent votre visite.

« Permettez-moi d’offrir mes respectueux hommages à mademoiselle Wilma, que j’ai vue toute petite fille à Vienne, alors que je n’étais qu’un garçonnet ébouriffé et turbulent dont elle se souvient peut-être. »

– Oh ! très bien ! dit Wilma en riant. Un petit blond, trapu et bruyant, mais très bon garçon.

– Il a de qui tenir. Son père est un cœur d’or. Et avec cela quelle belle intelligence, quelle distinction de manières !... Eh bien ! que décidons-nous, mes enfants ?

– Mais il me semble que rien dans cette lettre, n’est de nature à nous faire hésiter, fit observer Wilma. Comme le dit M. Düntz, nous n’aurons qu’à éviter de heurter l’orgueil des Lëndau en nous tenant à notre place et en sauvegardant ainsi nous-mêmes notre dignité... Qu’en dis-tu, Ladislas ?

– Je suis de ton avis. Nunsthel sera pour nous un agréable voisinage, et vous serez content de retrouver votre ami, mon père.

– Allons, le sort en est jeté ! déclara le professeur avec un soupir de soulagement. Je vais écrire à la comtesse de Lëndau, et dans une quinzaine de jours, nous serons en route pour Runsdorf.

II

Oui, ils étaient bien sur le chemin de Runsdorf, ce soir de printemps tiède et parfumé d’exhalaisons forestières. La voiture roulait doucement sur la route large, bien entretenue, qui traversait la forêt. Mais la nuit tombante empêchait les voyageurs de rien voir en dehors d’un rayon assez restreint, et, peu à peu, la somnolence s’emparait du professeur et de Ladislas, fatigués du voyage.

Wilma, elle, était très éveillée, et un peu mélancolique. Elle avait quitté Prague avec quelque regret, y laissant deux ou trois amies, mais ni son père, ni Ladislas n’avaient soupçonné cette tristesse qu’elle avait su leur dissimuler. À la gare de Regensberg, elle venait d’éprouver une désillusion, de ressentir une secrète amertume en ne trouvant, pour les attendre, qu’une voiture de louage que le cocher lui avait dit avoir été retenue à leur intention par la comtesse de Lëndau. Cependant, les seigneurs de Runsdorf devaient avoir des équipages et serviteurs à leur disposition. Mais il jugeaient sans doute leurs nouveaux hôtes personnages de trop petite importance pour les déranger à leur intention.

Pourtant, le premier moment de contrariété passé, la raisonnable Wilma pensa :

« Après tout, qu’importe ! Nous sommes, suffisamment bien dans cet antique véhicule, et il n’entre pas dans nos conventions avec la comtesse qu’elle nous donnera la jouissance de ses voitures. »

Néanmoins, ce manque de prévenances était légèrement pénible et donnait à Wilma, dès le premier instant, la note exacte de leurs futurs rapports avec ces hôtes inconnus.

Depuis quelque temps, la voiture descendait sensiblement. Elle s’arrêta tout à coup. À la clarté des lanternes, Wilma distingua une grille majestueuse, puis, au-delà d’une cour qui semblait immense, une imposante façade dont plusieurs fenêtres, au rez-de-chaussée, étaient brillamment éclairées. Et, dans la cour elle-même, des points lumineux annonçaient la présence de nombreuses voitures.

Le cocher descendit, ouvrit la grille et fit entrer son équipage après avoir agité une cloche au son grave.

Au moment où le minable véhicule, ayant traversé la cour, atteignit le grand perron circulaire, un galop de cheval retentit. Un cavalier apparut, sauta à terre et tendit un papier au domestique en livrée sombre qui venait d’apparaître.

– Un télégramme pour le baron de Holberg, dit-il.

Le domestique s’éloigna. Pendant ce temps, le professeur et Wilma descendaient de voiture. Laissant son père faire quelques pas pour chasser la somnolence, la jeune fille gravit le perron afin de trouver à qui parler.

Le vestibule voûté, immense, orné de magnifiques trophées de chasse, était bien éclairé, mais désert. Le son d’un orchestre, rythmant une valse bruyante, parvenait aux oreilles de Wilma. La jeune fille, perplexe, se demandait de quel côté il lui fallait diriger, lorsqu’elle vit apparaître le domestique de tout à l’heure, grand vieillard droit et sec, dont les favoris blancs encadraient un visage rigide, où les yeux mettaient deux points aigus, très brillants.

– Nous sommes les personnes attendues par la comtesse de Lëndau, dit Wilma.

Il l’enveloppa d’un regard défiant, ses sourcils eurent un rapide froncement.

– M. le professeur Lienkwicz et ses enfants ? Très bien, mademoiselle. Je vais vous faire conduire à votre appartement. Voulez-vous entrer ici, tandis que j’irai prévenir la femme de chambre ?

Il lui désignait une vaste pièce, sans doute le vestiaire, car l’on y voyait une profusion de riches vêtements de femmes et de pardessus. Wilma s’assit sur une banquette où elle fut rejointe par son père.

– Très imposant ce domestique ! dit le professeur en souriant. Si les maîtres le sont à proportion...

– Je n’aime pas beaucoup cette physionomie. Son regard m’est très désagréable...

Elle s’interrompit en entendant un bruit de voix derrière une porte demeurée entrouverte. Ces mots lui parvinrent, prononcés par un organe masculin froid et net :

– Nous sommes vraiment désolés que cette fâcheuse nouvelle nous prive de votre présence presque au début de la soirée.

En même temps, la porte s’ouvrait tout à fait. Une jeune personne vêtue de tulle rose entra, suivie d’un homme d’un certain âge, grand et fort, à l’air important, le visage garni d’une barbe grise taillée avec art. Derrière eux venait un jeune homme de haute stature, très mince, presque maigre, et dont l’allure éminemment aristocratique frappa aussitôt le professeur et Wilma.

Tous deux s’étaient levés. La jeune personne et le monsieur d’un certain âge leur jetèrent un coup d’œil surpris, passablement dédaigneux.

Dans les yeux bruns, très beaux, que le jeune homme dirigeait vers eux, les voyageurs lurent un visible étonnement. Puis, tout à coup, il eut le geste d’un homme qui se dit : « J’y suis ! »

– Monsieur le professeur Lienkwicz, je suppose ? demanda-t-il en répondant avec une courtoisie hautaine au salut du père et de la fille.

– Lui-même... Est-ce à monsieur le comte de Lëndau que j’ai l’honneur de m’adresser ?

– Oui, je suis le comte Walter de Lëndau, répondit-il d’un accent quelque peu altier, S’occupe-t-on de vous, monsieur le professeur ?

– Oui, monsieur le comte.

– C’est bien. Soyez donc les bienvenus à Runsdorf. J’espère que vous vous y plairez, l’air y étant excellent et la vue incomparable.

Jugeant sans doute accompli ses devoirs d’hospitalités, il les invita du geste à se rasseoir et retourna vers ses hôtes auprès desquels un laquais surgi tout à coup s’empressait.

– J’espère que l’accident de monsieur votre oncle n’aura pas de suites fâcheuses, dit-il en s’adressant à la jeune fille qui s’attardait à attacher sa mante de satin blanc. Son valet de chambre se sera peut-être alarmé trop vite.

– Selon sa coutume. Ce brave Wilheim est un chien fidèle que la moindre souffrance de son maître met au désespoir, répondit-elle avec un sourire moqueur qui découvrit de fort jolies petites dents.

C’était, en vérité, une délicieuse créature, très jeune, petite, menue et fine comme une poupée de prix, avec, au milieu de son visage mat et délicat, deux immenses prunelles noires d’un éclat extraordinaire. Elle avait de jolis mouvements, très gracieux, un peu impatients parfois, comme ceux d’une enfant gâtée... À une observation du personnage à la barbe grise qui la priait de se hâter, elle répondit par un froncement irrité de ses sourcils sombres.

– Mademoiselle de Holberg regrette le bal, dit le comte de Lëndau avec un sourire qui parut à Wilma légèrement sarcastique. Ce pauvre conseiller aurait bien dû choisir un autre moment pour tomber si malheureusement dans son escalier !

Le joli visage de mademoiselle de Holberg eut une rapide contraction, puis s’adoucit soudainement.

– Me croyez-vous donc tellement frivole ! dit-elle d’un ton gracieusement indigné. Regretter le bal, quand mon pauvre oncle souffre ! Mais je suis extrêmement énervée et je ne puis parvenir à agrafer ce vêtement. Un peu de patience, mon père... Là, voilà qui est fait. À bientôt, je l’espère, comte ?

– Oui, à bientôt, n’est-ce pas, mon cher comte ? dit M. de Holberg en tendant la main au jeune homme. Nous comptons sur vous pour notre soirée du 15 si toutefois, il n’y a rien de grave dans l’état de notre oncle.

– Je pense pouvoir me rendre à votre invitation, répondit le comte sans empressement.

Il y avait dans ses manières courtoises une sorte de condescendance hautaine qui n’échappa pas au coup d’œil perspicace de Wilma.

Il semblait beaucoup plus un souverain honorant des sujets qu’un hôte reconduisant des égaux.

Ils sortirent tous trois du vestiaire. Au passage, mademoiselle de Holberg jeta un regard curieux vers la jeune personne modestement vêtue qui était assise là. Le tulle léger de la voilette laissait voir le teint admirable de Wilma et ses yeux bleus, lumineux et fiers, que rencontrèrent les prunelles sombres de mademoiselle de Holberg. Celle-ci les détourna dédaigneusement et posa sa main sur le bras que lui présentait le comte de Lëndau.

Quelques secondes plus tard apparaissait le domestique, suivi d’une servante âgée qui portait une lanterne.

– Si vous voulez suivre Octavia, monsieur le professeur, elle va vous conduire.

– Mais il faut que nous transportions mon fils qui ne peux marcher, dit le professeur.

Ils sortirent dans le vestibule pour gagner la voiture. Sur le seuil se tenait le comte Walther, tandis qu’au bas du perron M. de Holberg et sa fille prenaient place dans un fringant équipage pour lequel on avait fait reculer le vieux véhicule des voyageurs.

Walther s’écarta un peu, tout en effleurant le professeur et Wilma d’un regard distrait. Le bel équipage s’éloignait, la voiture de louage put se rapprocher de nouveau. Le professeur et sa fille prirent Ladislas, ainsi qu’ils en avaient coutume, refusant l’aide du cocher, et gravirent lentement les degrés du perron.

Le comte de Lëndau était encore dans le vestibule, occupé à redresser une des armes anciennes qui garnissaient les parois. Il se détourna un peu, jeta un coup d’œil sur le groupe formé par le professeur et ses enfants, et dit d’un ton impératif :

– Heintz !

Sa main, en même temps, désigna Wilma qui portait le haut du corps de son frère.

L’impassible visage du domestique eut une légère contraction, mais il s’avança aussitôt pour offrir à Wilma de la remplacer.

– Oh ! je vous remercie, j’en ai l’habitude, et d’ailleurs il est si peu lourd !

Et, de fait, il était bien frêle, presque diaphane, le pauvre Ladislas ! Sous l’éclat des lumières, sa belle tête apparaissait d’un blancheur marmoréenne qui rendait plus frappants, plus expressifs encore ses grands yeux noirs mélancoliques. Wilma surprit un regard d’intérêt compatissant dirigé par le comte de Lëndau vers le jeune infirme.

Au sortir du vestibule bien éclairé, les voyageurs, précédés par la vieille Octavia, s’engagèrent dans des corridors sombres, très larges, d’une extrême hauteur de voûte, où leurs pas résonnaient étrangement. Enfin la servante ouvrit une porte en disant :

– Voilà l’appartement de monsieur le professeur.

Ils entrèrent dans une pièce complètement obscure, où la vieille femme s’empressa d’allumer une lampe. Après quoi elle s’éloigna afin d’éclairer Heintz et le cocher qui allaient apporter les malles.

Lorsque les bagages furent là, et le cocher payé, Octavia annonça qu’elle allait servir à dîner aux voyageurs.

– Vous devez avoir faim ? ajouta-t-elle en les regardant avec intérêt.

– Oh ! guère ! dit le professeur qui avait pris place dans un fauteuil. Je crois que nous avons surtout besoin de sommeil, n’est-ce pas Wilma ?

– Il faut cependant manger un peu, mon père... Mais nous aurons suffisamment avec ce qui nous reste de provisions de voyage, ajouta-t-elle en se tournant vers la vieille femme.

– Je vais au moins vous apporter du bouillon, cela vous réconfortera et fera du bien au jeune monsieur, dit Octavia avec un bon sourire.

C’était une petite vieille toute ridée, dont le visage avenant s’encadrait dans un bonnet noir à tuyaux. Elle plaisait infiniment mieux à Wilma que le solennel Heintz, qui semblait les considérer du haut de sa grandeur.

Tandis qu’Octavia s’éloignait, la jeune fille se mit à explorer son domaine. Il se composait de quatre pièces très vastes, tendues de tapisseries fanées, garnies de meubles solides et lourds, mais disgracieux. Une impression de froideur majestueuse se dégageait de ces grandes chambres sombres, dont une petite partie seulement était éclairée par la maigre lumière que tenait Wilma.

Le cœur de la jeune fille se serra un peu, une tristesse l’envahit à cette entrée mélancolique dans une vie nouvelle...

Mais l’impression fut fugitive. Instantanément, le sage, Wilma se ressaisit et envisagea nettement la situation.

– Il y a largement le nécessaire, c’est tout ce qu’il nous faut. Cette demeure étant ancienne, tout y est grandiose et très vieux, pas très gai au premier abord, mais on doit s’y accoutumer bien vite et peut-être finirons-nous par aimer beaucoup ce logis. Au jour, au grand soleil, ces pièces ne seront plus si tristes, et, avec nos meubles qui vont arriver, nous les arrangerons gentiment... Et puis, elles sont grandes, parfaitement aérées. Dagobert y sera très bien.

Elle s’approcha d’une porte-fenêtre et l’ouvrit. À l’incertaine lueur d’une lune voilée, elle distingua un large espace découvert, sur lequel se dressait, imprécise dans la demi-obscurité, une sorte de colonnade circulaire. Au-delà, on devinait les arbres agités par le vent qui s’élevait.

– Oui, Ladislas aura de l’air, et papa aussi, pensa-t-elle, très satisfaite.

Elle ferma la fenêtre et rejoignit son père. La servante entrait, apportant du bouillon fumant et un panier contenant les éléments du couvert.

– Nous arrivons à un mauvais moment. Vous devez être très occupée avec cette soirée, lui dit Wilma, tout en l’aidant à disposer sur la table assiettes et fourchettes.

– Très occupée, en effet, mademoiselle. Mais madame la comtesse s’est rappelée trop tard que vous deviez arriver précisément aujourd’hui, sans quoi elle vous aurait peut-être demandé de retarder d’un jour. Bah ! ce n’est pas une affaire, allez, mademoiselle ! Un peu plus d’ouvrage ne nous gêne pas, Heintz et moi, nous y sommes accoutumés.

Elle semblait cependant brisée de fatigue, et Wilma, pleine de compassion, refusa de la laisser les servir.

– Allez vous reposer maintenant, madame Octavia, je me charge du reste, dit-elle amicalement.

– Me reposer ! murmura Octavia avec un sourire mélancolique.

Elle s’éloigna cependant après avoir jeté un dernier coup d’œil sur l’installation des voyageurs... Ceux-ci, une heure plus tard, se trouvaient dans leurs chambres respectives. Wilma avait choisi la moins bien exposée, mais probablement la plus claire, car elle possédait trois grandes et hautes fenêtres. La jeune fille, après une fervente prière, se glissa dans le vaste lit placé au milieu de la plus longue paroi de la pièce.

– Comme on sent de l’air ici ! murmura-t-elle tout à coup. Tiens, cette tenture qui remue ! Il y a donc une porte derrière ?

Sa main écarta le pan de tapisserie contre lequel s’appuyait le lit.

Il y avait bien une porte, fermée d’un verrou rouillé. En approchant sa main, Wilma constata que l’air passait par d’assez larges interstices. Elle se leva, revêtit son peignoir et écarta le lit. Après plusieurs efforts inutiles, elle réussit à tirer le verrou, et, prenant sa lampe, elle ouvrit la porte de chêne qui grinça douloureusement. Elle se trouva dans une galerie dallée de marbre noir et blanc, et dont toute la paroi opposée était occupée par de larges fenêtres que séparait seulement un étroit espace de mur garni d’un portrait. L’immense vitre de l’une d’elle était brisée, et de là venait ce vent qui avait frappé Wilma au visage.

La jeune fille s’approcha et jeta un coup d’œil au dehors.

– Oh ! combien cela est singulier !murmura-t-elle sans pouvoir retenir un léger frisson.

À la clarté indécise d’un pan de lune qui se dégageait des nuages, elle voyait un petit lac sombre, entièrement enclavé de bâtiments composés d’un rez-de-chaussée seulement, et dont l’un formait la longue galerie où se trouvait Wilma. Au milieu de ce lac se dressait une sorte de chapelle trapue, surmontée d’une croix trop grande, une étrange construction écrasée et mal venue, qui parut à Wilma toute noire comme le lac lui-même.

– C’est lugubre !murmura-t-elle, impressionnée.

Elle rentra dans la chambre, poussa le verrou et tira son lit plus loin afin de ne plus sentir le vent. Cela fait, elle se recoucha et s’endormit aussitôt, malgré la sensation désagréable produite par l’étrange lac noir et sa funèbre chapelle.

III

Ladislas, fatigué du voyage, dut demeurer couché le lendemain. Calme et résigné à son ordinaire, il regardait sa sœur aller et venir pour mettre de l’ordre dans leur appartement, tandis que le professeur sortait de précieux vieux papiers soigneusement logés dans sa malle.

Octavia entra, apportant le café au lait. Elle annonça au professeur et à sa fille que la comtesse de Lëndau les recevrait dans une heure.

– Je viendrai vous chercher, car vous ne pourriez pas vous en sortir dans tous ces corridors. Avez-vous bien dormi, mademoiselle ?

– Admirablement... Mais ne serait-il pas possible de clore, ne fût-ce que par un papier, cette vitre brisée qui donne beaucoup d’air ?

– Une vitre brisée !... dans votre chambre, mademoiselle ?

– Non, dans la galerie à côté.

Une expression de terreur apparut sur la physionomie d’Octavia.

– Dans la galerie !... Vous avez été dans la galerie ! dit-elle d’une voix tremblante.

– Ai-je commis sans le savoir une indiscrétion ? Je voulais me rendre compte d’où venait ce vent.

– Oh ! il n’y a pas d’indiscrétion, personne ne va jamais dans cette galerie, le soir surtout ! Oh ! non, certes ! dit-elle, en se signant, toute frissonnante. Mais il faut dire qu’il y a grand danger à se trouver à la nuit près du lac noir. Il est... hanté.

Sa voix avait subitement baissé, et elle regarda autour d’elle comme si elle s’attendait à voir paraître quelque fantôme.

Wilma se mit à rire gaiement.

– Je ne crois pas aux revenants, madame Octavia, et je vous assure que je ne regarderais pas à entrer la nuit dans cette effrayante galerie. Mais il faut convenir que l’aspect de ce lac prête aux légendes lugubres.

– Des légendes ! dit Octavia d’une voix étouffée. C’est moi-même, mademoiselle, qui ait trouvé un matin étranglée, sur le bord du lac, une toute jeune femme de chambre de mon âge, – j’avais alors seize ans. C’est moi qui suis accourue, la première, aux cris de la comtesse Luba, et qui l’ai trouvée à genoux sur le bord du lac, les bras tendus vers l’eau noire où elle venait de voir disparaître sa belle-sœur avant de pouvoir lui porter secours.

– Qui était cette comtesse Luba ?

– La sœur du comte Arnulf, grand-père des jeunes seigneurs actuels. Celui-ci avait épousé en secondes noces une belle jeune femme, une Italienne. Qu’elle était jolie, Seigneur !... et si bonne, si douce ! Elle m’avait prise à son service, j’aidais la nourrice à soigner sa toute petite Franziska, aujourd’hui madame la chanoinesse de Lëndau. Et puis, un matin, sa femme de chambre accourt, elle me crie : « Octavia, madame la comtesse est folle ! » Et c’était vrai, mademoiselle. Entrant dans sa chambre, je la vis assise, l’air égaré, et répétant de temps à autre : « Le lac... le lac ! » 

Le comte et sa sœur accoururent. À leur vue la comtesse Paola eut une crise terrible, et ils furent obligés de sortir. La comtesse Luba était livide, ce spectacle semblait lui avoir causé un effet terrible. Quant au comte de Lëndau, il était, méconnaissable. On disait généralement qu’il n’avait pas le cœur très tendre, mais, en tout cas, je puis affirmer qu’il aimait ardemment la jeune femme, et que celle-ci avait toujours paru heureuse près de lui.

Le médecin, appelé en hâte, calma la crise, mais il laissa peu d’espoir pour le retour à la raison, et les grands aliénistes appelés ne furent pas plus rassurants. La jeune femme était redevenue tranquille, à condition de ne plus voir son mari ni sa belle-sœur, de ne plus même entendre le bruit de leurs pas. Elle ne parlait plus, sinon pour dire, de temps à autre : « Le lac... le lac ! » 

Et voilà qu’un soir, tandis qu’avec une autre femme de chambre je travaillais dans ces pièces-ci qui servaient à loger des hôtes au moment des grandes chasses, nous entendîmes un cri épouvantable... Oh ! rien que d’y penser, le sang se glace dans mes veines !... Comment ai-je eu alors le courage de courir vers la galerie, malgré mes jambes tremblantes ! J’étais sans doute plus brave qu’à présent. Et je vis le spectacle que je vous ai dit tout à l’heure : la comtesse Luba agenouillée, se tordant les mains, et criant au secours en montrant l’eau qui faisait un grand remous.