Une poupée de chiffon blanc - Florence Fréguin-Schneider - E-Book

Une poupée de chiffon blanc E-Book

Florence Fréguin-Schneider

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Beschreibung

Franck Amelin, commandant d’un groupe d’enquête à la section criminelle du S.R.P.J. de Lyon n’est pas ravi lorsqu’il doit annoncer à son équipe qu’Alexandra Serrano, une jeune officier de police judiciaire, psychologue de surcroît, débarque de Paris pour travailler avec eux en tant que « profileuse ».

Mais la série d’assassinats qui s’amorce dans la capitale rhodanienne en ce milieu de printemps, ne leur laisse pas le loisir de s’appesantir sur leurs relations orageuses.

Quel est donc le lien entre ces meurtres sanglants et le corps de la jeune femme retrouvé quelques mois auparavant sur les bords du Rhône ? Que va révéler l’enquête sur le passé de la première victime ?

La traque commence et le Capitaine Serrano, femme et psychologue, n’est pas de trop pour aider les enquêteurs à résoudre cette sombre affaire.

Sillonnez les rues et quartiers de Lyon avec Franck et son équipe, suivez les enquêteurs dans les monts du Lyonnais, accompagnez-les jusqu’à Vienne, Chambéry, Aix-les-Bains et dénouez avec eux les fils de la première enquête Lyonnaise du Capitaine Serrano.

À PROPOS DES AUTEURES

Florence Fréguin-Schneider est cadre dans un grand groupe international.
Elle a fait ses études à Lyon où elle vit actuellement.
Mariée et mère de deux enfants, elle a déjà publié chez Encre Rouge un roman d’aventure et signe avec Une poupée de chiffon blanc un polar haletant dans le Lyonnais.

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Florence Fréguin-Schneider

Du même auteur :

Origines (Florence et Alexandra Schneider) – 2020

Une petite fille dans la nuit (une enquête du commandant Amelin et du capitaine Serrano) – A paraître.

AVERTISSEMENT

Ce roman est une œuvre de pure fiction. Tous les noms des personnages, lieux et événements sont nés de l’imagination de l’auteur ou utilisés de manière fictive.

Toute ressemblance avec des événements, des personnes existants ou ayant existés ne serait que pure coïncidence, indépendante de la volonté de l’auteur.

1. Une fille dans la neige

Février 2005.

La porte du bureau du commandant Amelin s’ouvrit avec fracas. Franck Amelin leva la tête, une lueur moqueuse au fond de ses yeux clairs. Il n’y avait qu’une personne pour martyriser ainsi le matériel déjà vétuste de l’hôtel de police de Lyon.

⸺ Ça va comme tu veux, Jo ? lança-t-il avant même de voir apparaître la tignasse ébouriffée de son subordonné et ami de longue date, Joël Assant.

⸺ Saleté de machine à café ! marmonna celui-ci en guise de préambule.

L’air moqueur du commandant se transforma en une franche hilarité lorsqu’il avisa le jean de son ami, bleu délavé à l’origine, qui affichait maintenant un joli camaïeu de taches brunes, de tailles diverses et de formes variées, indéniablement constituées de café !

Le nouveau venu s’affala en face de Franck, sur un fauteuil à roulettes en tissu chiné, bougonnant de plus belle :

⸺ Je vais être obligé d’aller me changer maintenant, d’autant que j’avais un rencard à midi.

Il consulta sa montre et soupira :

⸺ À cette heure, tu peux être sûr que je vais mettre des plombes pour traverser Lyon.

⸺ Profites-en pour prendre une douche et te donner un bon coup de rasoir, ça ne sera pas du luxe !

Ils avaient planqué toute la nuit devant un entrepôt à Gerland et ils étaient aussi fripés l’un que l’autre.

« Mon informateur va m’entendre ! » pesta intérieurement Franck en se remémorant la nuit passée dans la voiture sans aucun résultat. Heureusement, ils avaient pu se relayer et dormir deux heures chacun. Néanmoins, Franck serait bien passé chez lui pour se changer aussi et faire un somme.

Il se secoua : une longue journée de paperasse l’attendait. Il avait l’habitude de ces horaires erratiques et, heureusement, il était célibataire !

La voix de son collègue interrompit brusquement sa rêverie :

⸺ Tu sais qu’il y a une nouvelle blonde au premier étage ? C’est Jérôme qui me l’a signalée. Il paraît qu’elle a tout ce qu’il faut là où il faut…

Il accompagna sa phrase de gestes évocateurs.

Franck s’esclaffa. Joël ne changerait jamais : à bientôt quarante ans, il était l’archétype même du dragueur célibataire qui entend bien le rester. Voitures de sport et belles poupées, voilà tout ce qui l’intéressait. Franck, bien que très différent de lui, l’appréciait énormément. Ils se connaissaient depuis l’école et, après s’être perdus de vue pendant quatre ans, ils s’étaient retrouvés par hasard à la division criminelle du SRPJ de Lyon. Quand Franck avait été nommé commandant d’un groupe d’enquête de la section criminelle, il l’avait immédiatement intégré à son équipe car, en plus d’être un ami, Joël était un enquêteur hors pair.

⸺ Ah ah, et quand comptes-tu déjeuner avec elle ?

Joël fit mine de compter sur ses doigts :

⸺ Euh, voyons… Il y a Lydie qui me prend pas mal de temps en ce moment mais il va bientôt falloir que je lui mette les points sur les i , elle devient collante. Je dirais que d’ici une dizaine, je mets la petite blonde dans mon lit !

⸺ Elle est peut-être mariée ?

⸺ Pas un problème ! rétorqua Joël en se levant. Bon, allez, je file me changer. J’en ai pour moins d’une heure. Au retour, je passerai chez Norbert pour lui secouer les puces à propos de la planque de cette nuit et voir s’il n’a pas de renseignements plus valables à nous communiquer. Je taperai le rapport en rentrant. Bye !

La porte se referma avec un claquement sec.

Le commandant soupira et termina le gobelet de café qui traînait sur son bureau. Il fit une grimace en l’avalant d’un trait : il était froid. Puis il se secoua de nouveau pour se donner du cœur à l’ouvrage et ouvrit le premier dossier de la pile posée devant lui.

* * *

La journée se passa sans incident. À dix-huit heures, Franck se félicita que ce vendredi ait été particulièrement calme car, avec le temps qu’il avait fait toute la journée et après avoir passé une nuit blanche dehors, il n’aurait pas apprécié de se geler les fesses sur les lieux d’un crime.

« Bon, assez travaillé pour aujourd’hui. J’en ai marre », songea-t-il en refermant le dernier dossier.

Quand il sortit de l’hôtel de police, situé au 40 de la rue Marius-Berliet dans le 8e arrondissement de Lyon, une pluie fine s’était mise à tomber. Il releva le col de son imperméable en frissonnant.

⸺ On dirait qu’il va neiger, lui lança un collègue qu’il croisa sur le parking.

Franck leva la tête et regarda le drapeau tricolore qui flottait en haut de son mât, devant l’entrée principale du grand bâtiment marron, brique et blanc. Il s’aperçut que, derrière le morceau d’étoffe, le ciel était devenu d’un blanc laiteux.

⸺ Vu la température, ce ne serait pas étonnant, en effet, répondit-il avant de s’engouffrer dans la Laguna de service garée sur une place réservée.

Franck aussi aimait les voitures. Mais, à la différence de Joël qui ne jurait que par le rouge et les décapotables, lui, les préférait spacieuses, sûres et confortables. De même, il aimait la bonne cuisine et les vins fins, alors que Joël était plutôt bière et hamburger. Franck avait un faible pour les femmes élégantes et cultivées, Joël les aimait blondes et pulpeuses ; qu’elles aient du fromage blanc à la place du cerveau ne le gênait pas outre mesure ! Ils avaient quand même un minimum de goûts en commun : les soirées foot entre copains, courir le dimanche matin au parc de la Tête d’Or, les sorties ciné ou bowling et bien sûr, démêler ensemble l’écheveau d’une enquête compliquée.

Perdu dans ses pensées, Franck arriva chez lui sans même s’en rendre compte. La circulation n’était pourtant pas particulièrement fluide dans le centre de Lyon à dix-huit heures le vendredi, mais son véhicule connaissait le chemin !

Il était propriétaire d’une maison rue Joséphin-Soulary dans le quartier de la Croix-Rousse. Il l’avait achetée avec l’argent hérité de sa grand-mère maternelle. Issu d’une vieille famille lyonnaise fortunée, Franck avait cependant mis un point d’honneur à faire son chemin dans la vie sans l’aide de sa famille, qui avait fortement désapprouvé son choix de carrière. Sa mère en particulier, le suppliait régulièrement d’abandonner ce métier dangereux et peu rémunérateur à son avis. La maison était petite, sur deux étages. On y accédait par un passage en pente, étroit et sombre. Il n’avait quasiment pas de terrain, mais bénéficiait d’une immense terrasse, récemment rénovée, qui lui offrait une vue imprenable sur la ville.

Il eut du mal à se garer. Il fallait qu’il se décide à chercher un garage dans le coin.

« C’est génial d’habiter sur les pentes de la Croix-Rousse, pensait-il en tournant dans le quartier, mais quelle galère quand on prend la voiture ! »

Après une douche bien chaude, confortablement vêtu d’un jogging, il se versa un verre de Saint-Amour et entreprit de préparer son dîner. Au menu : cuisses de poulet grillées et pâtes au beurre. Il désossa un morceau de poulet pour l’ajouter dans la gamelle du chat. Le gros matou gris aux yeux dorés, qui partageait la vie de Franck depuis bientôt quatre ans, en ronronna de plaisir et se précipita sur la viande comme s’il ne venait pas d’engloutir une pleine assiette de croquettes.

« Tu deviens vraiment trop gras mon pépère, murmura Franck en lui gratouillant la tête, il va falloir que je te mette au régime. »

L’animal, ignorant la menace, ronronna de plus belle et grimpa sur les genoux de son maitre lorsque celui-ci, un bon polar dans les mains, s’installa dans son vieux fauteuil de cuir préféré, face à la grande baie vitrée qui lui permettait d’admirer, à ses pieds, la ville illuminée.

* * *

La sonnerie de son portable le tira de façon brutale d’un rêve agréable.

⸺ Merde ! jura-t-il en faisant tomber la lampe de chevet alors qu’il essayait d’atteindre son téléphone.

Un bref coup d’œil sur le réveil lui confirma ce qu’il redoutait : trois heures du matin, ce ne pouvait être qu’un appel de la PJ. Son week-end était fichu ! Sa mère allait encore l’accuser de faire exprès de n’être pas disponible pour le repas dominical auquel elle continuait à le convier bien qu’il ne s’y rende que très rarement.

Une demi-heure plus tard, il rejoignait ses collègues sur les bords du Rhône, en face du parc de la Tête d’Or.

La lueur blafarde des gyrophares éclairait la scène. La luminosité était toutefois suffisante car la neige tombée toute la nuit créait une atmosphère un peu irréelle.

Franck Amelin se baissa pour passer sous les rubans jaunes. Il salua le substitut du procureur, déjà sur les lieux.

⸺ Bonjour commandant Amelin, lui répondit celui-ci. Vous tombez bien, j’ai un rhume d’enfer et je voulais partir. J’ai failli saisir les OPJ de l’arrondissement. Félicitations, vous voilà avec un bel homicide sur les bras ! D’après les premières constatations, votre macchabée n’a pas de papiers sur lui. Le procureur ouvrira l’information judiciaire tout à l’heure et le nom du juge d’instruction vous sera communiqué dans la matinée. Sur ce, je vous laisse travailler et je rentre me coucher !

Il porta la main à son chapeau et passa sous le ruban fluo en reniflant. Franck sourit en entendant un éternuement sonore juste avant que le magistrat ne s’engouffre dans sa Renault Latitude toute neuve.

Le commandant se retourna et découvrit alors la victime. Énième vision d’horreur de sa carrière, celle-ci lui porta un coup au cœur tellement la fille était belle. Étendue dans la neige glacée, ses longs cheveux blonds épars autour de son visage de marbre, on eût dit qu’elle dormait si ses grands yeux d’un bleu intense n’étaient pas restés ouverts sur une nuit qu’ils ne contempleraient plus jamais.

Franck resta un moment sans bouger, s’imprégnant de l’atmosphère des lieux.

L’identité judiciaire était représentée par deux hommes, reconnaissables à leur gilet portant la mention Police technique et scientifique : un technicien de scène de crime qu’Amelin n’avait jamais vu, et le lieutenant Ludovic Mirardeau, avec qui Franck avait déjà travaillé une fois. Bien qu’il ne fût pas depuis longtemps dans ce service, Franck le jugeait très compétent.

Un photographe était là également et continuait à mitrailler le corps et les alentours, pour constituer l’album photo qui serait remis, avec le plan des lieux et le rapport, aux enquêteurs saisis de l’affaire.

Les deux hommes de l’identité judiciaire avaient fini leur travail et avaient soigneusement emballé les prélèvements à envoyer pour analyse au laboratoire de police scientifique d’Écully. Ils avaient laissé la place au médecin légiste qui terminait les premières constatations externes. Il avait déjà examiné le corps sous toutes les coutures, l’avait déshabillé sur place et pris sa température.

⸺ Beau brin de fille, hein ?

La voix du médecin légiste tira Franck de ses pensées.

⸺ Salut, Baudran. Qu’as-tu à me raconter ?

⸺ Arme blanche. Genre couteau de chasse. Dans le dos. Je pense qu’elle était debout quand on l’a poignardée. Elle est tombée en avant puis on l’a retournée. Tu vois les traces, là, à côté d’elle ? Ça s’est produit il y a moins de deux heures. J’en saurai plus après l’autopsie. Elle ne semble pas avoir été violée. Des marques sur les poignets, elle a dû être attachée avec une fine cordelette.

⸺ Les données sur la victime ?

⸺ Sexe féminin. Race blanche. Entre trente-cinq et quarante ans. Tenue élégante, pas de sac à main.

⸺ À mon avis, on va le retrouver dans le coin ou dans le Rhône.

Le lieutenant Jérôme Berthier, qui venait de rejoindre son chef et le médecin légiste près du corps, donnait son sentiment sur les faits.

⸺ À moins que le vol ne soit le mobile, lui répondit Amelin.

⸺ Ça m’étonnerait. Il suffisait de lui arracher son sac. Pourquoi lui aurait-on attaché les mains et l’aurait-on amenée jusqu’ici si c’était juste pour son fric et sa carte bleue ?

⸺ Tu as raison. Qu’est-ce qu’elle serait venue faire toute seule, en tenue de soirée, sur les quais du Rhône à une heure pareille ? À moins qu’elle n’ait été accompagnée. Une promenade en amoureux qui tourne mal, qui sait ?

Amelin se tourna vers Baudran qui, ayant fini son examen, rédigeait la fiche de levée de corps :

⸺ OK. Tu me faxes ton rapport préliminaire le plus rapidement possible et tu me préviens pour l’autopsie ?

⸺ Pas de problème, chef !

Alain Baudran fit mine de porter sa main à une casquette imaginaire tout en souriant. Puis il tendit le papier à Amelin et rassembla ses affaires pour rentrer se coucher deux heures, avant d’attaquer la dure journée qui l’attendait.

Franck lui rendit son sourire et, après un dernier regard au cadavre, s’éloigna, laissant les professionnels remballer leur matériel.

Il profitait généralement de ce moment pour se consacrer aux éventuels témoins. En l’occurrence, un officier était en train d’interroger un homme d’une soixantaine d’années ; il s’écarta dès qu’il vit le commandant s’approcher d’eux :

⸺ Bonsoir, commandant. Je… j’interrogeais le témoin, monsieur Galpier, en attendant votre arrivée.

Et, comme pour lui prouver sa bonne foi, il lui tendit le carnet sur lequel il avait commencé à griffonner quelques mots.

Il était jeune et semblait connaître Franck alors que lui-même ne se souvenait pas l’avoir déjà vu. L’officier avait l’air impressionné par les événements… ou était-ce par le commandant ?

« Un nouveau, pensa Franck. Ils pourraient tout de même éviter de les mettre sur ce genre d’affaire. Bah, cela lui fera une expérience… »

Il lui sourit mais repoussa le carnet que la jeune recrue tendait toujours. Tout en sortant son propre calepin, il demanda :

⸺ Alors il y a un témoin ? Et qu’a vu ce monsieur au juste ?

⸺ Euh, enfin non, pas témoin exactement. En fait, c’est lui qui a découvert le corps, bafouilla l’autre, une légère rougeur envahissant ses joues.

Franck fut pris d’une soudaine envie de rire, mais il se dit que cela ne serait pas très charitable pour le jeune homme. Il le congédia et se tourna vers l’homme qui attendait placidement de raconter une nouvelle fois son histoire.

⸺ Bonsoir monsieur. Commandant Franck Amelin du SRPJ de Lyon, se présenta-t-il en tendant sa carte tricolore. Pouvez-vous me décrire ce que vous avez vu exactement ?

Pendant qu’il notait ce que le témoin lui racontait, Franck l’observait discrètement.

La soixantaine bien passée, plutôt soixante-dix d’ailleurs. Un imperméable enfilé en vitesse (la ceinture était nouée n’importe comment) sur un pyjama rayé bleu marine et blanc. Des savates mal adaptées à la neige qui recommençait à tomber, enfilées sur ses pieds nus. Il promenait au bout d’une laisse une espèce de minuscule cabot teigneux, qui tenait plus du rat que du chien et qui n’arrêtait pas de fixer le bas du pantalon de Franck en grondant d’un air menaçant.

⸺ Je vis seul avec Hercule. Hercule, c’est mon chien, crut-il bon d’ajouter en couvant l’animal d’un regard joyeux. Il n’est plus tout jeune et souvent, la nuit, il me réveille pour que je l’emmène faire ses besoins. Oh, ça ne me dérange pas, il est tellement gentil. Il me tient compagnie, depuis…

Franck toussota :

⸺ Pourrions-nous nous en tenir à l’essentiel, monsieur Galpier, s’il vous plaît ?

L’homme cessa de contempler son chien pour fixer son attention sur Franck :

⸺ Oh oui, excusez-moi, commissaire.

⸺ Commandant, rectifia Franck machinalement.

⸺ Oui, commandant, répéta l’homme en hochant la tête. Donc, comme d’habitude quand Hercule me réveille la nuit, je me suis vêtu à la hâte et je suis descendu lui faire faire son petit besoin. Je viens souvent ici, c’est tout à côté de chez moi, j’habite juste là… (Il fit un vague geste de la main en direction d’un immeuble voisin.) Je promenais tranquillement Hercule quand je l’ai aperçue. J’ai tout d’abord cru qu’elle avait eu un malaise. Vous pensez si j’étais loin d’imaginer un assassinat ! (Il prononça le mot avec une sorte de dégoût fasciné.) Je me suis agenouillé près d’elle et je lui ai pris le bras. C’est là que j’ai vu le sang. Tout ce sang ! Mon Dieu ! (L’homme leva les mains et les porta à ses joues.) Si rouge sur la neige qu’on aurait dit… (Il ne termina pas sa phrase et porta de nouveau son regard sur le chien.) Hercule était hystérique. Lui d’habitude si calme, aboyait comme un fou. Je l’ai tiré pour qu’il ne la touche pas et je suis remonté chez moi appeler police secours.

⸺ Vous êtes redescendu ensuite…

⸺ Oui, quand j’ai entendu les voitures de police arriver. Mais, à part quand je l’ai trouvée, après je ne l’ai plus touchée, je vous le jure.

⸺ Quelle heure était-il quand vous l’avez découverte ?

⸺ Je dirais vers les deux heures, deux heures et demie… Je n’avais pas ma montre. Et puis, de toute façon, je ne sais pas si j’aurais pensé à regarder.

⸺ Avez-vous croisé quelqu’un en promenant votre chien ?

⸺ Non, je n’ai vu personne.

⸺ Vous n’avez pas non plus constaté quoi que ce soit d’inhabituel ? Un détail qui vous aurait étonné ?

⸺ Rien. Rien du tout, je l’aurais signalé sinon.

⸺ Bien. Je vous remercie de votre collaboration, monsieur. C’est tout pour ce soir. On va vous raccompagner chez vous. Vous passerez demain pour signer une déposition. L’officier va vous expliquer tout ça.

Le vieil homme sembla sur le point d’ajouter un mot, mais il haussa les épaules et s’en alla vers la personne qu’Amelin lui indiquait.

Jérôme Berthier, qui connaissait bien les habitudes de son chef, fit signe à Amelin que la victime lui appartenait désormais.

Le commandant s’approcha d’elle. Le technicien de scène de crime avait relevé des empreintes digitales : des traces de la poudre magnétique utilisée étaient visibles çà et là autour du corps.

Il se pencha et contempla le beau visage que la mort n’avait pas encore altéré. La jeune femme avait à peu près son âge.

⸺ Dis-moi qui t’a fait ça, murmura-t-il tout bas.

2. Vie de famille

Karine Ferrière sortit d’un pas décidé de l’immeuble qui abritait les locaux de la société où elle travaillait comme conseillère en publicité depuis trois ans déjà.

Elle grimpa dans sa Toyota rouge, lança son sac sur le siège arrière et démarra en trombe.

Elle s’arrêta chez le traiteur. Du saumon fumé et des coquilles Saint-Jacques, ce serait parfait pour ce dîner en tête à tête.

Elle espérait que Jean-Michel n’allait pas remettre sur le tapis la question de leurs fiançailles. Elle n’était pas prête à s’engager. Elle le lui avait déjà dit et répété à maintes reprises, mais il ne voulait rien entendre. Elle aimait sa vie indépendante et n’avait aucune envie de rendre des comptes à qui que ce soit. Elle fit un nouvel arrêt devant une boutique. Quelques jours auparavant, elle y avait repéré un foulard en soie qui ferait un très beau cadeau d’anniversaire pour sa mère le lendemain.

Ses emplettes terminées, elle traversa Vienne à toute allure pour rejoindre son appartement à la périphérie de la ville.

Jean-Michel arriva en avance, comme toujours, et les cheveux de Karine étaient à peine secs. À son grand désappointement, elle avait toujours refusé de lui confier les clés. Elle détestait l’idée de trouver un homme chez elle en rentrant le soir.

La soirée se passa agréablement. Il lui avait apporté un livre magnifique, dont l’auteur était un grand photographe que Karine adorait. Ils le feuilletèrent ensemble en prenant l’apéritif.

Puis ils se mirent à table et parlèrent de tout et de rien.

Après le café, ils firent l’amour sur le tapis du salon.

Jean-Michel n’insista pas pour passer la nuit chez elle. Il s’en alla vers une heure du matin.

Le lendemain était un samedi, pourtant Karine se leva de bonne heure. Elle devait aider sa mère à préparer le déjeuner. Traditionnellement, celle-ci donnait une fête à l’occasion de son anniversaire. Elle invitait de la famille et des amis dans la grande maison où elle vivait seule depuis le décès de son mari il y a cinq ans.

Les invités commencèrent à arriver vers les treize heures. Il était environ seize heures et la fête battait son plein lorsque l’accident se produisit.

Tante Laura était une femme excentrique, toujours vêtue de tenues très colorées et affublée d’horribles chapeaux. Elle était aussi en permanence à la recherche de son petit-fils Anthony, quatre ans. Aussi, personne ne prêta attention à elle quand, pour la énième fois de la journée, elle se mit à l’appeler dans toute la maison. Au bout de dix minutes, elle commença à s’affoler. Elle prévint la mère du petit qui, plus pour lui faire plaisir que parce qu’elle était véritablement inquiète, refit le tour de la demeure avec elle. La mère du gamin était persuadée que celui-ci avait voulu faire une farce à sa grand-mère et s’était caché dans un placard. Pourtant, après avoir fouillé consciencieusement toutes les pièces, elles durent se rendre à l’évidence : Anthony n’était plus dans la maison.

Une véritable battue s’organisa alors avec l’aide de toutes les personnes présentes. Certaines se mirent de nouveau à la recherche du garçonnet à l’intérieur, tandis que d’autres, dont Karine, entreprirent de fouiller le parc qui entourait la villa.

Le garçon était introuvable quand, au détour d’un bosquet, Karine aperçut une forme qui flottait dans le bassin. Bravant la température de l’eau, elle plongea et retourna le corps. C’était bien le petit garçon. Il ne donnait aucun signe de vie. Le cri de Karine avait été entendu et de nombreuses personnes se précipitèrent vers le bassin.

⸺ Appelez les pompiers ! Vite ! Il ne respire plus.

En attendant l’ambulance, un ami médecin réussit à ranimer le garçon. Bien qu’il respirât de nouveau, le pouls de l’enfant était très faible. On transporta le garçonnet à l’intérieur et on l’entoura de couvertures chaudes. Lorsque les pompiers arrivèrent, le petit n’avait toujours pas repris connaissance.

3. Un témoin capital

La fouille n’avait rien donné et le sac de la jeune femme était introuvable.

Amelin jugea que, sans témoin, la défunte risquait d’être difficile à identifier. Bien qu’il ait appris à se méfier des apparences, il pensait qu’il y avait peu de chances qu’elle soit déjà fichée par la police : si elle n’avait pas de casier, ils auraient du mal à mettre un nom dessus.

La photo de la victime avait été scannée et diffusée par le biais de la messagerie interne et du logiciel Sarbacane. La direction centrale de la police judiciaire l’expédierait ainsi à des centaines de destinataires, commissariats et gendarmeries en France. Il n’y avait plus qu’à espérer des retours d’information.

⸺ Il va falloir attendre qu’un proche la recherche ou lancer un appel à témoin si on ne trouve pas qui elle est, dit Amelin à Joël Assant, assis en face de lui. On va choisir un cliché pour la presse car je le sens mal ce coup-là.

⸺ Ouais. Le photographe les a apportés tout à l’heure, ils sont sur mon bureau. Berthier regarde dans le fichier des personnes portées disparues. Paulo compare les empreintes. Il m’a appelé il y a une heure : pour l’instant, pas de résultat.

⸺ Bien, je passerai les voir tout à l’heure. Et avec les autres marques relevées sur elle, une piste ?

⸺ Rien non plus. Y’avait pas grand-chose de toute façon. Un demi-pouce sur sa ceinture. Et une autre trace partielle sur sa montre. Sur le tissu de ses fringues, ils n’ont rien trouvé du tout.

⸺ Bon. On attend jusqu’à ce soir et, si ça ne donne rien, on file la photo au Progrès pour qu’il la publie demain. Il faut préparer un petit laïus : un numéro pour réceptionner les appels, pas de récompense, le minimum quoi. Il faudra coupler le numéro avec un enregistreur et une remontée d’appels. Tu me colles un gus derrière le téléphone le jour, la boîte vocale suffira pour la nuit. En attendant, j’informe le commissaire et j’appelle le juge.

⸺ D’accord, je t’arrange ça tout de suite.

Franck reprit l’ascenseur vétuste pour se rendre dans le service qui effectuait les recherches sur les empreintes digitales. Il s’assit à côté de l’opérateur qui s’occupait de son affaire et le regarda œuvrer : une belle empreinte avait été scannée et l’ordinateur était en train de la comparer à la base de données commune aux services de police et de gendarmerie, qui recensait plus de quatre millions de personnes. L’opérateur réglait le nombre de propositions que la machine devait lui soumettre et le système donnait une liste de préférences, basées sur quatorze points de convergence. Puis, l’intelligence de l’homme prenant le pas, le travail du spécialiste consistait à confronter visuellement la trace à identifier avec les traces de comparaison sorties de l’ordinateur.

Là non plus, d’après Paulo, les résultats n’étaient pas concluants.

Il était quatorze heures en ce samedi 19 février et ils ne savaient toujours pas qui était l’inconnue. Franck passa rapidement un coup de fil à sa mère pour l’avertir qu’il ne serait pas disponible pour déjeuner le lendemain. Comme prévu, celle-ci se répandit en récriminations tandis que le policier, attendant que l’orage passe, feuilletait un compte-rendu l’oreille éloignée du combiné pour atténuer le son.

Plus tard dans l’après-midi, Amelin et son équipe se rendirent à nouveau sur les lieux du crime. Ultime tentative pour découvrir un indice qui aurait échappé à leur attention au cours de la nuit.

Heureusement, il avait cessé de neiger. Il faisait tellement froid et le vent était si violent que rares étaient les promeneurs qui s’étaient risqués à descendre le long des berges. Malgré tout, ils ne découvrirent rien qui pût les aider à identifier la jeune femme, ni pourquoi elle avait été tuée.

* * *

Christian Chossey se versa une tasse de café brûlant et alluma une cigarette.

« Bon-sang qu’il fait froid dans cette piaule ! C’est bien la peine d’habiter un quartier aussi rupin que le 6e arrondissement de Lyon pour se cailler de cette façon », marmonna-t-il en frottant ses deux mains l’une contre l’autre.

Il était sorti dix minutes auparavant pour acheter le Progrès et il n’avait pas trouvé qu’il faisait plus froid dehors que chez lui !

Il louait une chambre de bonne dans un vieil immeuble vers le parc. Le chauffage était en panne depuis presqu’une semaine et le propriétaire n’avait toujours pas daigné lui envoyer un réparateur.

Pour se réchauffer, il but une bonne gorgée de café et jeta un coup d’œil aux nouvelles. Une photo en première page attira aussitôt son attention. L’article, succinct, demandait à toute personne susceptible de connaître la jeune femme de téléphoner au numéro indiqué. Il regarda plus attentivement la photo. Il était sûr d’avoir déjà vu cette fille. Elle était très belle, quoiqu’un peu trop pâle. Un je-ne-sais-quoi de figé dans son regard le mit mal à l’aise.

« Tu rêves, mon pauvre vieux, se dit-il. Si tu avais déjà eu à faire à une créature comme ça, tu t’en souviendrais ! »

Il se pencha avec davantage d’intérêt sur la page des sports.

* * *

Anthony Mansart fut transporté à l’hôpital Debrousse de Lyon presque aussitôt après son admission à Vienne. Le petit garçon était toujours dans le coma. Son état était suffisamment stationnaire pour qu’il soit déplacé sans risque et l’hôpital de Vienne avait estimé ne pas avoir le matériel suffisant pour le garder. Ça, c’était la version officielle. En réalité, Michèle Ferrière avait fait un tel esclandre que l’hôpital, jugeant le garçon transportable, avait accédé à sa requête.

* * *

Christian Chossey se fit un sandwich avec les restes qu’il trouva au fond de son frigo. En voyant le journal abandonné sur la table en formica, il se produisit comme un déclic dans son esprit. Il était sûr d’avoir vu cette fille récemment. Mais quand ?

⸺ Je sais ! s’écria-t-il triomphalement.

Il l’avait aperçue dans le quartier. Devant les grilles de l’entrée principale du parc. C’était hier soir ou plutôt ce matin puisqu’il devait être près de deux heures du matin. Il rentrait d’une virée avec ses potes, il avait bu beaucoup de bières, mais il était certain que c’était elle. Elle était accompagnée d’un mec, plus vieux qu’elle. Avec ses talons, elle paraissait plus grande que lui. Il s’était même demandé ce qu’une belle fille comme ça fricotait avec un type pareil.

Après tout ce n’étaient pas ses oignons. Il l’avait juste aperçue par hasard, il ne la connaissait pas.

Pourtant, sans qu’il sût exactement pourquoi, cette photo l’obsédait. Que disait au juste l’article ?

« Si vous connaissez ou si vous avez déjà vu cette jeune femme… » Qu’est-ce que ça lui coûterait de téléphoner ? Peut-être même y avait-il une récompense. Quand cette idée lui traversa l’esprit, il bondit sur ses pieds. « Quelles que soient les personnes qui cherchent cette fille, ça doit pouvoir se négocier. Je ne dirai pas mon nom et je ne parlerai qu’en échange d’une récompense. »

Réconforté par cette idée, il prit des pièces de monnaie et descendit à la cabine téléphonique du coin. Il n’avait plus le téléphone – son opérateur lui avait coupé la ligne quand il avait cessé de payer.

* * *

Le commandant Amelin rentrait chez lui quand il fut averti par radio qu’une personne, qui ne voulait pas donner son nom, déclarait avoir aperçu la victime dans la nuit de samedi à dimanche. C’était le vingtième appel de la journée et Franck avait passé son dimanche à vérifier les témoignages. Jusqu’à présent, aucun ne lui avait paru fiable.

Le gars était toujours au bout du fil avec l’opérateur chargé de récolter les appels et demandait une récompense.

⸺ Bon, dis-lui que c’est d’accord, mais uniquement si, après vérification, il s’avère que les informations fournies sont exactes, décida le policier.

« On verra bien, songea-t-il. Ce genre de type ne demande jamais beaucoup et ce serait dommage de passer à côté d’une info. De plus, il ne veut pas laisser ses coordonnées, il ne m’a pas l’air bien net ; si je découvre le moindre truc louche à son sujet, j’aurais de quoi négocier… »

La radio crépita à nouveau :

⸺ Il est d’accord. Il a donné le numéro d’une cabine à l’angle du boulevard des Belges et de la rue de Créqui pour que tu le rappelles tout de suite.

⸺ OK, je suis tout à côté. Je l’appelle et j’y vais.

Franck parvint à convaincre le gars de le rencontrer dans un café. Son intuition de flic lui disait que, cette fois, la piste était bonne.

Christian Chossey avait été refroidi lorsqu’il s’était aperçu que le numéro indiqué dans le journal était celui de la police. Mais son enthousiasme était remonté en flèche lorsqu’ils avaient accepté le principe de la récompense. Il n’aimait pas particulièrement les flics, mais pour gagner un peu de fric, il était prêt à n’importe quoi.

Chossey était grand, plus maigre que mince. Il avait une petite quarantaine d’années. Il empestait la bière et le tabac froid. Ses ongles étaient trop longs et sales. Amelin se demanda depuis combien de temps il ne lui était pas venu à l’idée de prendre une douche.

Le commandant le trouva immédiatement antipathique. Et il sut dès le premier regard que c’était réciproque. Mais il avait l’habitude : rares étaient les personnes qui appréciaient les flics.

Dès que la question de la récompense fut entendue, l’atmosphère se détendit et Christian Chossey se montra plutôt coopératif. La somme qu’il demandait était dérisoire et Franck était sûr de pouvoir s’arranger pour que ce manquement au règlement passe sans problème. D’autant qu’il avait toujours espoir de trouver un moyen de pression sur le bonhomme pour négocier un arrangement plutôt qu’une récompense.

Comme l’autre ne tenait apparemment pas à ce que le policier se rende chez lui, Amelin réussit à le persuader de venir le lundi matin à l’hôtel de police pour signer une déposition et les aider à établir un portrait-robot du type qu’il lui avait décrit.

Amelin était convaincu que Chossey disait la vérité. Il ne lui avait communiqué aucune information sur les circonstances du crime ou sur la victime, mais Chossey avait décrit avec précision la jeune femme. Le jour, l’heure, le lieu, tout correspondait. Il avait été moins précis en ce qui concernait l’homme, mais c’était déjà suffisant pour alimenter le logiciel de morphing.

4. L’identité de la victime

Franck Amelin arriva au SRPJ de bonne heure le lundi matin. Il trouva un message du laboratoire de la police scientifique sur son bureau : les analyses concernant les traces, fibres et autres empreintes relevées sur le corps de la victime ne permettaient pas de déduire quoi que ce soit pour l’instant.

Quand, à dix heures, Chossey arriva pour témoigner, Franck poussa un soupir de soulagement. Depuis la veille, il craignait que celui-ci ne se rétracte : sans moyen de pression, il ne pouvait pas l’obliger à signer une déposition. Mais il avait tout de même découvert que le bonhomme effectuait de petits trafics sans envergure ; s’il ne s’était pas présenté, il l’aurait alors convoqué pour interrogatoire et cela aurait été certainement moins facile.

Christian Chossey répéta de bonne grâce ce qu’il avait dit au commandant la veille et signa sa déposition.

Ensuite Franck l’emmena à l’identité judiciaire et Chossey se prêta volontiers à la description du suspect et au choix des morceaux de visages proposés par le logiciel, pour que le portraitiste puisse établir un portrait-robot sur sa machine.

Après quelques retouches à la palette graphique, vers midi, le portrait définitif était disponible.

En début d’après-midi, le logiciel Sarbacane l’avait envoyé à tous les services de police par le biais du réseau de commandement interne du ministère de l’Intérieur. Franck avait été très clair sur le fait qu’il ne souhaitait pas que le visage du gars soit communiqué à l’extérieur.

Pourtant, dès le lendemain, Le Progrès diffusait la photo du « suspect » en première page !

Franck Amelin ordonna une enquête interne pour savoir d’où était venue l’indiscrétion, mais il était trop tard pour réparer les dégâts : le portrait-robot avait été vu par des milliers de personnes.

Joël Assant était en train de mener des recherches sur Christian Chossey lorsque, vers treize heures, il reçut un appel de son chef.

⸺ Jo, tu es où ? demanda Amelin à son coéquipier. Tu peux rappliquer en vitesse ? On vient de recevoir un appel d’un type qui prétend être le frère de la fille. Il dit qu’il est rentré de week-end dans la matinée et qu’il a vu la photo de sa sœur dans le journal. Je lui ai demandé de passer, je préfère lui annoncer le décès de vive voix. On le conduira à la morgue pour identifier le corps.

⸺ D’accord, j’arrive tout de suite, répondit Joël en rejoignant sa voiture.

Lorsqu’il arriva à l’hôtel de police, Nicolas Leduc était déjà là. Il ne paraissait pas très affecté par la terrible annonce.

⸺ Elle était complètement timbrée, était-il en train de dire lorsque Joël pénétra dans le bureau du commandant Amelin. Dans le fond, je l’aimais bien. C’était une chic fille. Pas de sa faute… l’hérédité…

⸺ Qu’entendez-vous par là, monsieur Leduc ?

⸺ Maman était siphonnée aussi. La pauvre, ils ont fini par la mettre à l’hôpital psychiatrique du Vinatier. Elle était violente. Elle pouvait être dangereuse qu’ils disaient. Et mon père a laissé faire. Elle en est morte. Lui aussi d’ailleurs. Il a pas pu supporter l’idée que c’était peut-être de sa faute. Le pauvre, il y était pour rien. C’était génétique.

⸺ Génétique ? répéta Franck.

⸺ Ouais, parfaitement. Les toubibs, ils ont dit que ça avait rien à voir. N’empêche qu’elle avait un gène qui tournait pas rond. Et elle l’a transmis à ma sœur. Et ma sœur, elle était dingo aussi. C’est pas une preuve ça ? demanda-t-il en assénant un coup de poing sur le bureau.

⸺ Et vous, vous ne l’avez pas cette anomalie génétique ? intervint Assant.

⸺ Eh, dites donc, doucement vous, s’offusqua Leduc. Vous croyez que je suis zinzin moi aussi ? Ça se transmet que par les femmes ils ont dit. C’est pour ça que maman elle a plus voulu d’autre môme après ma sœur. Elle avait peur d’avoir encore une fille. Et puis, elle commençait déjà à plus tourner bien rond à cette époque. Quand ils l’ont mise pour la première fois au Vinatier, Catherine avait quatre ans et moi douze.

⸺ Et chez votre sœur, ça se manifestait comment cette sorte de folie ? demanda Amelin.

⸺ J’ai pas dit qu’elle était folle. Elle était juste… pas nette, quoi ! Ça devait bien lui arriver un jour de toute façon… Elle traînait toujours avec des mecs louches.

⸺ Elle avait un petit ami dernièrement ?

⸺ Ouais. Il se mit à ricaner bruyamment. Des petits amis, vous voulez dire ! Genre rapports sadomaso, si vous voyez ce que je veux dire… Elle traînait le soir dans les bars et elle ramassait un type qu’elle emmenait chez elle. Ça lui était facile : elle était bien roulée. Juste le genre que les mecs aiment bien. Belle, grande, blonde. Ah, elle avait tout pour elle, ma sœur... Dommage qu’elle ait pas su en profiter. Après le décès de mon père, elle a été placée dans une famille. Moi, j’étais à l’orphelinat. Vous pensez… qui aurait voulu s’occuper d’un garnement comme moi ? Mon père, il avait bien fait ce qu’il avait pu pour nous élever comme il faut, mais…

Il haussa les épaules. Les deux policiers ne disaient rien, le laissant continuer son histoire.

⸺ Mais ma sœur, c’était une autre affaire. Elle était déjà belle comme un cœur à cet âge-là. Elle est bien tombée dans sa famille d’accueil. Gentils, pleins de fric, ils lui ont donné tout ce qu’elle voulait. Ils m’ont invité une fois, tout au début. Ils disaient que ce serait bien que ma sœur et moi on continue à se voir. J’y suis allé, et après ils ne m’ont plus jamais invité !

Il haussa de nouveau les épaules.

⸺ Et ensuite, quand avez-vous revu votre sœur ? relança Franck.

⸺ Il y a quelques années, elle a repris contact. Ses parents adoptifs étaient morts et j’étais sa seule famille. Elle a été sympa avec moi. On se revoyait de temps en temps. Mais on n’était plus du même monde. Je la regretterai quand même, conclut-il, un demi-sourire sur ses lèvres minces.

Franck et Joël lui posèrent des questions sur les fréquentations de Catherine mais, apparemment, il ne connaissait ni ses amis, ni les hommes avec qui elle sortait.

Le portrait-robot ne donna pas plus de résultats. Nicolas Leduc ne vit personne qui put ressembler de près ou de loin au visage sorti de l’ordinateur.

Lorsqu’ils eurent conduit Nicolas Leduc à l’institut médico-légal et que celui-ci eût formellement reconnu le corps de sa sœur, le commandant Amelin et son équipe se remirent au travail.

L’autopsie, pratiquée par Baudran le dimanche en fin de journée et à laquelle avait assisté Amelin, avait confirmé les premières hypothèses : la mort avait eu lieu sur place. Les blessures avaient été infligées par un couteau de chasse dont la lame mesurait environ treize centimètres. La victime avait été frappée dans le dos à trois reprises. Baudran situait le décès entre une heure trente et deux heures trente du matin. Ni Chossey, qui disait avoir aperçu la fille aux alentours de deux heures près du parc, ni Galpier, qui disait l’avoir trouvée vers deux heures, deux heures trente, n’avaient été très précis ; mais les témoignages concordaient et permettaient de confirmer que la mort avait bien eu lieu vers cette heure-là.

Maintenant que la dépouille était identifiée, les enquêteurs avaient du pain sur la planche. Franck organisa une réunion avec tous les officiers disponibles pour répartir les tâches. Il chargea Jérôme Berthier et un autre lieutenant de vérifier les dires de Nicolas Leduc et de s’enquérir de ses faits et gestes durant le week-end précédent. Un autre policier eut pour mission de continuer les recherches sur Christian Chossey. Lui-même, assisté de Joël, se chargerait de creuser le passé de la victime.

⸺ Commence par essayer de me trouver des informations sur cette histoire d’anomalie génétique. Vérifie si elle voyait un psychanalyste, ordonna le commandant à Joël une fois que tout le monde se fût éclipsé. Si besoin, je demanderai au juge une commission pour pouvoir saisir le dossier médical et il commettra un médecin expert pour l’étudier. Mais ne perd pas trop de temps avec ça, ajouta-t-il. De mon côté, je vais aller fouiller son appartement. Et je vais commencer à interroger les voisins. J’arriverai peut-être à dégoter des renseignements sur ses fréquentations. On reste en contact.

⸺ D’accord, je vais aller faire un tour à la clinique Sainte-Victoire où son frère nous a dit qu’elle était née. Je t’appelle si j’ai besoin d’une commission rogatoire. Il y a peut-être eu des analyses à sa naissance, si la mère se savait porteuse du gène.

⸺ Ne creuse pas trop tout de même, répéta Amelin. Je ne sais pas si c’est vraiment important cette histoire de gène. Après j’aurais besoin de toi pour interroger les connaissances de Catherine.

Avant de partir, le commandant s’enferma dans son bureau pour lire ses messages. Il en profita pour téléphoner au juge d’instruction nommé par le président du tribunal de grande instance. Celui-ci se déclara ravi que l’on ait enfin trouvé l’identité de la morte. Comme Franck, il comptait sur le portrait-robot pour faire avancer l’affaire.

Franck raccrocha satisfait : bien que le juge désigné fût tout frais émoulu de l’école – les plus difficiles à convaincre – le commandant n’avait pas eu besoin d’argumenter pour obtenir gain de cause.