Une petite fille dans la nuit - Florence Fréguin-Schneider - E-Book

Une petite fille dans la nuit E-Book

Florence Fréguin-Schneider

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  • Herausgeber: Encre Rouge
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2022
Beschreibung

Anne, à la chevelure rousse flamboyante héritée de sa mère, est orpheline depuis la mort de celle-ci le soir de ses trois ans. Son père, psychiatre de renom, semble s’être volatilisé lors de cette nuit fatale. Devenue anthropologue judiciaire, Anne travaille sur des crimes non élucidés en faisant ’’parler les morts’’. En parallèle, elle cherche des raisons à la disparition inexpliquée de ses parents.
Au printemps 2009, un mystérieux tueur de femmes rousses lui offre l’occasion de coopérer avec l’équipe du Commandant Amelin du SRPJ de Lyon. Lorsque l’enquête mêle les évènements actuels au passé de l’anthropologue, Anne se lance sur les traces de son histoire personnelle.
Mais la vérité est-elle toujours bonne à connaître ? Anne apprendra-t-elle à ses dépens que l’on ne peut impunément réveiller les démons du passé ?
Retrouvez Franck Amelin et Alexandra Serrano dans une nouvelle enquête trépidante ! Parcourez avec eux les quartiers de Lyon et les villes des environs et descendez jusqu’à Valence pour démasquer un tueur sans pitié.
Âmes sensibles s’abstenir !


À PROPOS DE L'AUTEURE


Florence Fréguin-Schneider est cadre dans un grand groupe international.
Elle a fait ses études à Lyon où elle vit actuellement avec son mari. Une petite fille dans la nuit, un polar lyonnais oppressant, est son troisième roman publié chez Encre Rouge.


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Seitenzahl: 385

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Cet ouvrage a été composé par les 

Éditions Encre Rouge

®

7, rue du 11 novembre – 66680 Canohes

Mail : [email protected]

Florence Fréguin-Schneider

Du même auteur :

Dans la série ‘Enquête en région lyonnaise’ :

Une poupée de chiffon blanc – Décembre 2020

Une petite fille dans la nuit – Novembre 2021

La femme au bord du Rhône – à paraître.

Du même auteur :

Origines (Florence et Alexandra Schneider) – Avril 2020

AVERTISSEMENT

Ce roman est une œuvre de pure fiction. Tous les noms des personnages, lieux et événements sont nés de l’imagination de l’auteur ou utilisés de manière fictive.

Toute ressemblance avec des événements, des personnes, existants ou ayant existé ne serait que pure coïncidence, indépendante de la volonté de l’auteur.

1

La petite se terre dans son lit, effrayée. Elle ne sait pas ce qui l’a réveillée et elle a peur.

Le vent hurle derrière les fenêtres et un volet mal fermé claque à intervalles irréguliers. Ce bruit la fait sursauter et elle s’enfonce davantage sous ses couvertures. Seuls sa chevelure flamboyante, son front large et ses yeux noisette dépassent du molleton fuchsia.

Le cri retentit à nouveau, inhumain, et les pupilles de la petite s’agrandissent jusqu’à manger tout l’iris. Puis ses yeux se remplissent de larmes et elle sent un liquide chaud se déverser entre ses jambes, mouillant sa culotte et sa chemise de nuit. Elle n’a pas pu se retenir. C’est sûr, maman sera furieuse ; sa chemise de nuit était toute propre, elle la lui avait offerte l’après-midi même, en cadeau pour ses trois ans.

Elle en est certaine maintenant, c’est un hurlement qui l’a réveillée. Elle serre son ours très fort contre elle. La fillette repousse ses couvertures et se lève en plissant le nez. L’urine a fait une marre plus foncée sur son matelas et l’odeur pique un peu.

« Maman ? » ose-t-elle timidement en entrouvrant sa porte.

Il y a une lueur en bas et du remue-ménage, des cris étouffés, des grognements, une cavalcade. Elle reste un instant immobile, le cœur battant la chamade, se demandant si elle ne ferait pas mieux de retourner se coucher, mais le froid entre ses jambes lui rappelle qu’elle ne peut regagner son lit souillé.

Est-ce pour cela que maman a crié ? Est-elle furieuse qu’Anne ait fait pipi au lit ? Anne hésite, mais elle a depuis longtemps appris que ne rien dire serait encore pire et elle s’avance courageusement dans le couloir.

L’escalier est plongé dans la pénombre et la clarté provenant du salon est tout juste suffisante pour lui permettre de descendre. Ses petits pieds nus glissent sur le bois des marches sans faire de bruit.

Un coup sourd, comme un objet pesant qui tombe au sol, la fait sursauter à nouveau.

Elle accélère l’allure. Vite ! La chaleur des bras de papa. Tant pis si maman est en colère, tant pis si elle crie, Anne sait que papa la prendra dans ses bras, la portera dans la salle de bain pour la laver et lui dira des mots doux à l’oreille. Elle sent déjà sa barbe lui chatouiller la joue. Ça pique dans le cou et ça lui laisse des marques rouges sur la peau, mais papa sent si bon… Elle imagine aussi les draps secs et rêches contre sa peau lorsque maman aura refait le lit et qu’elle pourra à nouveau se glisser au chaud, sous sa couverture rose-fuchsia, avec son Teddy auprès d’elle…

Elle arrive au salon et risque un œil par la porte entrouverte : l’effroi la cloue sur place et elle ne peut retenir un cri. La haute silhouette de son père se découpe en contre-jour devant la cheminée. Il tient un couteau à la main et ses vêtements sont maculés d’une substance sombre qu’Anne n’identifie pas tout de suite.

Il lâche le couteau et s’écarte légèrement. Anne aperçoit alors maman, allongée sur le tapis de laine du salon ; elle regarde le plafond, ses yeux grands ouverts. Sa robe est toute sale, couverte de ces mêmes taches qui souillent la chemise de papa. Maman est si coquette, elle ne supporte pas la moindre salissure, ni sur elle ni sur les habits de sa fille. C’est sans doute pour cela qu’elle a crié et pas parce qu’Anne a mouillé son lit…

« Maman ? », tente à nouveau la petite fille en esquissant un sourire incertain. Mais sa mère ne tourne pas la tête vers elle.

Anne se sent soulevée de terre et emportée par son père, serrée dans une couverture qu’il a prise sur le canapé.

⸺ Chut, ne fais pas de bruit, dit papa. Je vais te mettre en sécurité, puis je reviendrai m’occuper de maman…

⸺ Maman est malade ? demande la petite d’une voix presque inaudible.

⸺ Ne t’inquiète pas, ne t’inquiète pas mon ange, répète papa tout en l’emportant loin du salon, loin de la maison. Je vais m’occuper de tout.

Anne, effrayée, se serre contre son père, en cramponnant Teddy de toutes ses forces. Elle n’ose même pas avouer qu’elle a fait pipi au lit.

Il fait froid, très froid. Et humide. L’humidité traverse la chemise de nuit en flanelle et transperce les os de la petite fille de ses doigts acérés. Anne frissonne et se recroqueville sur le sol en terre battue. Elle ose à peine bouger. Elle pleure doucement, sans bruit, et les larmes laissent des sillons gelés sur ses joues. Maman doit en avoir eu assez. Elle le lui a dit et répété : « la prochaine fois que tu fais pipi au lit, tu coucheras dehors ! » Elle a mis sa menace à exécution.

Anne est une vilaine fille, elle le sait, mais elle n’arrive pas à se retenir. Elle avait pourtant promis de faire un effort.

La nuit glaciale l’enveloppe et elle sent une sorte de torpeur l’envahir. Elle voit maman lui sourire. Elle a de si beaux yeux, maman, quand elle lui sourit comme cela…

2

Son souffle paisible s’accélère brusquement ; ses yeux roulent sous ses paupières et sa tête se balance de droite à gauche.  

Viennent ensuite les mouvements désordonnés, des bras, des jambes. Tout son corps s’agite sous la couverture. Son sexe se tend tandis qu’il murmure des mots incohérents. 

Un filet de bave se met à suinter au coin de ses lèvres. 

Soudain, il se redresse et ouvre les yeux. Des yeux de fou, dans lesquels brûlent les flammes de l’enfer. 

« Tu es à moi ! Tu es à moi ! Je te posséderai, je te découperai en morceaux, je dévorerai tes entrailles, je me repaîtrai de ton sang, je… » 

Sa main s’agite dans son pantalon, il est comme possédé par le diable, ses yeux flamboyants ne voient rien, il ne sent rien, entièrement tourné vers les images hideuses que lui déverse son cerveau dément. 

Il n’a pas le temps d’atteindre la jouissance, la seringue pénètre dans son quadriceps bandé et y répand le liquide incolore. 

Il retombe aussitôt, inerte, en travers du matelas. 

⸺ Aide-moi à redresser ce taré, grogne l’infirmier à l’adresse de son collègue. 

Puis il referme la porte de la cellule capitonnée. 

⸺ Faudra dire au toubib de lui augmenter ses doses à celui-là, grommelle-t-il en tournant le verrou de sécurité. On peut pas dire que son état s’améliore depuis son arrivée ; il est pas près de sortir. En tous cas, conclut-il en s’éloignant, le curé a drôlement bien fait de nous l’amener !

3

Janvier 2009.

Le commandant Franck Amelin pénétra dans le SRPJ de Lyon, quasi désert à cette heure avancée de la nuit et, après un bref salut à l’officier de service, grimpa au troisième étage. Il traversa au pas de charge le couloir silencieux qui desservait les bureaux. 

⸺ Joël, Jérôme, avec moi ! beugla-t-il en passant devant le seul bureau encore éclairé. 

Contrastant avec le reste du bâtiment, la salle de réunion bourdonnait d’une activité intense. Les lampes halogènes dispensant leur lumière crue, les photos des victimes placardées sur le grand tableau blanc à l’aide d’aimants colorés, les coupures de journaux épinglées à côté, les piles de documents traînant sur les tables en formica, les dossiers orange ouverts un peu partout, les ordinateurs portables connectés en réseau et semblant dotés d’une vie propre, les officiers qui entraient, sortaient, échangeaient des informations, tout cela conférait à l’ensemble l’aspect d’une ruche bourdonnante. 

Amelin frappa dans ses mains et aussitôt, un semblant de calme revint dans la pièce surchauffée. 

La pluie de janvier continuait à frapper les fenêtres avec une ardeur décuplée par le vent glacial, mais les conversations cessèrent et toutes les têtes se tournèrent vers le commandant. Celui-ci se racla la gorge, prit une baguette posée sous le tableau et en martela sa paume ouverte. 

⸺ Cette fois, c’est la bonne ! dit-il en assénant un coup de réglette sur le plan de la ville là où une croix venait tout juste d’être tracée au feutre rouge. 

⸺ Notre bonhomme se cache ici, dans un appartement des bords de Saône, dans le 1er, pas loin des Terreaux{1} et nous allons le cueillir dès le petit jour. Le GIPN se trouve déjà là-bas, prêt à intervenir. 

Il consulta sa montre. 

⸺ Plus que quelques heures avant le lever du jour, il est temps de se rendre sur place.

Les officiers embarquèrent dans les voitures banalisées, direction le centre-ville et les rives de la Saône. La tension était palpable. Des mois qu’ils traquaient ce sadique ; surnommé Bob le violeur par les médias, il avait violé, torturé et tué deux petits garçons du 3ème arrondissement. Ce type était une véritable anguille. À chaque fois qu’ils tentaient de l’approcher, il disparaissait dans la nature sans laisser de traces. À croire qu’il avait des antennes.

Amelin savait que cette fois, il n’avait pas droit à l’erreur. Le directeur du SRPJ et le Préfet délégué pour la Sécurité et la Défense en avaient plus qu’assez de ses excuses vaseuses à chaque fois qu’ils le manquaient de peu.

À quatre heures trente, ils étaient tous postés à proximité de l’appartement où se terrait le sadique. L’heure d’intervention légale était six heures et la tension montait graduellement dans les rangs des forces d’intervention gonflées à bloc. Tous haïssaient les violeurs d’enfants.

À cinq heures, un agent en poste à l’arrière de l’immeuble signala un mouvement suspect. Aussitôt les hommes furent sur le qui-vive, attendant les ordres. 

Le talkie-walkie de Franck grésilla à nouveau : 

⸺ Fausse alerte ! chuchota le même homme. Un silence, puis : Merde ! Qu’est-ce qu’il… Il se tire ! Le fils de pute ! Il se tire ! 

⸺ Interpellation ! hurla Franck. Interpellation ! 

Il se dirigea au pas de course vers l’arrière du bâtiment et manqua se faire renverser par une voiture qui sortait en trombe du parking. Il sauta sur le côté et hurla dans son talkie : 

⸺ Filez-lui le train ! Une Ford bleue 1273 XZ 69 ; il a pris la rue Hippolyte Flandrin à contresens. Je crois que c’est Lemaître, mais je n’en suis pas sûr. Il faut l’arrêter ! Commandant Durand, continuez à faire surveiller le bâtiment. Si rien ne bouge, à six heures, vous pénétrez dans l’appartement rue du Sergent Blandan comme convenu et vous me ramassez tous ceux qui s’y trouvent. On se grouille les mecs !

Franck aboyait ses ordres tout en grimaçant. Ce con l’avait propulsé contre un muret et il s’était bousillé le genou. Il se redressa en clopinant et sauta dans la voiture de Joël qui ralentissait à son niveau. Ils prirent une rue parallèle dans l’espoir de barrer la route au fuyard.

Cinq voitures étaient maintenant lancées aux trousses de Robert Lemaître, dit Bob, amateur de garçons de dix ans depuis qu’il en avait vingt. 

Au détour de la rue Constantine, Bob se trouva nez à nez avec une voiture de police. Il braqua à gauche prenant la rue de la Lanterne à contresens. Un coup d’œil dans son rétroviseur lui indiqua qu’un véhicule le serrait de près ; impossible de faire demi-tour. À droite, une sirène hurlante résonnait déjà dans la rue de la Platière… Il hésita une fraction de seconde, braqua le volant à gauche et enfonça la pédale de l’accélérateur. La voiture patina puis s’élança, traversa le quai de la Pêcherie, défonçant le parapet pour plonger dans le vide. Bob ferma les yeux. Tout plutôt que la prison. Son frère lui avait raconté ce que l’on faisait subir aux violeurs d’enfants là-bas. Et puis, c’était sa seule chance de s’en sortir… Qui sait, le Bon Dieu serait peut-être de son côté pour une fois. 

Il comprit qu’il était perdu quand l’eau glacée de la Saône pénétra dans l’habitacle. Il se débattit un moment avec sa ceinture de sécurité mais celle-ci ne voulut pas céder. Un voile noir obscurcit sa vision tandis que ses poumons manquaient d’air.

Le Bon Dieu n’avait jamais été avec lui…

Alors que Franck et ses hommes assistaient impuissants à la chute de la voiture dans la Saône, les forces du GIPN, après une course-poursuite haletante, ceinturaient un individu et le jetaient face contre terre sans ménagement. 

⸺ Qui es-tu ? lui hurla un homme. 

⸺ Que fais-tu là ? demanda un autre. 

Le jeune, prostré, n’ouvrit pas la bouche et se laissa emmener, menotté, sans montrer de résistance.

Le talkie-walkie de Franck crépita : 

⸺ Commandant, nous avons interpellé un suspect, je l’emmène au SRPJ. 

⸺ OK, c’est Lemaître ? 

⸺ Non, c’est un gamin, mais je sais pas qui c’est. Il est muet comme une carpe ! 

⸺ Bon, mettez-le-moi au frais pour le reste de la nuit, ça lui rendra peut-être sa langue. Je l’interrogerai plus tard. J’attends la brigade fluviale. La voiture que nous poursuivions s’est jetée dans la Saône. 

⸺ Et le type qui conduisait ? 

⸺ Il n’a pas l’air d’en être sorti. Il y a du courant et c’est profond à cet endroit. Nous fouillons les abords en attendant les hommes-grenouilles. Il sera bientôt six heures… 

⸺ OK, on s’occupe de l’appart’ et de ses occupants ; je vous tiens au courant Commandant. 

⸺ Merci. À plus. 

Franck poussa un soupir. Encore un beau ratage ! Il allait en entendre parler… Trois voitures bousillées, un inconnu au poste, et il n’était même pas certain que Lemaître soit dans cette fichue bagnole. Il avait cru apercevoir sa tête de fouine quand la voiture avait foncé sur lui, mais tout s’était passé si vite qu’il n’en aurait pas mis sa main à couper…

À six heures, le Groupe d’Intervention défonça la porte de l’appartement suspect, mais le bouge était vide… l’oiseau s’était bel et bien envolé. 

Deux heures plus tard, la brigade fluviale remonta la vieille Ford bleue avec à son bord, coincé sur le siège conducteur, le cadavre de Robert Lemaître que les plongeurs n’avaient pas réussi à sauver. 

Les journalistes de Télé Lyon Métropole, toujours à l’affût de sensationnel, filmèrent toute la scène en se délectant à l’avance des gros titres du journal télévisé du jour.

Le commandant était crevé, mais il lui restait une dernière chose à vérifier avant de pouvoir s’accorder quelques heures de repos bien mérité.

⸺ Qui es-tu ? Et qu’est-ce que tu fichais devant chez Lemaître à cinq heures du mat’ ? demanda-t-il au jeune affalé devant lui, retenant avec peine un bâillement.

Amelin approcha une chaise, dossier à l’envers et s’assit à califourchon. 

⸺ Oh ! Je te parle ! aboya-t-il alors que le jeune le fixait d’un air morne, sans mot dire. Tu veux retourner au trou ? Parce que moi, je n’ai pas de temps à perdre avec un petit con dans ton genre, j’ai bien mieux à faire. 

Il fit mine de se lever, ce qui décida son interlocuteur : 

⸺ Je le connais pas votre gars, moi. Je vis dans la rue, pas loin de l’immeuble que vous guettiez, marmonna-t-il. Hier, un type m’a abordé en me demandant si je voulais me faire cent euros facile. À cinq heures du mat’ précises aujourd’hui, je devais sortir de l’immeuble par l’arrière. Discrètement mais pas trop, qu’il a dit. Et si on me demandait quelque chose, je devais détaler comme un lapin. Il a dit que c’était pas dangereux et il m’a donné cinq billets de vingt. Il a aussi dit que si j’étais pas au rendez-vous, il me retrouverait. Il avait pas l’air de rigoler. 

Amelin soupira. Un leurre, ce gamin n’était qu’un leurre imaginé par Lemaître pour leur fausser compagnie par le garage pendant qu’il ferait diversion derrière l’immeuble. Mais cette fois, Lemaître avait raté son coup. 

Ils avaient retrouvé il y a trois semaines assez de preuves pour l’incriminer, dont les cartables des deux gamins du 3ème arrondissement et des indices laissant supposer qu’il était impliqué dans d’autres viols d’enfants hors de la région lyonnaise. Mais ces preuves et indices devenaient inutiles maintenant, le cadavre qui reposait dans un tiroir à la morgue n’aurait pas besoin d’un procès.

Amelin lança au gamin : 

⸺ Allez, tire-toi, je t’ai assez vu ! Et à l’avenir… évite de parler aux inconnus ! 

Le gamin sortit sans demander son reste.

Le commandant s’étira et consulta sa montre : bientôt onze heures. Il ne tiendrait pas jusqu’au soir sans s’octroyer un peu de repos et un encas. Son genou le lançait mais il n’avait rien de cassé ; il en serait quitte pour un bel hématome.

En rejoignant sa maison sur les pentes de la Croix-Rousse, il passa un coup de fil à Alexandra Serrano pour lui annoncer la mort de Lemaître. Sa collègue, qui avait brossé le portrait psychologique du violeur, avait pris des congés après qu’ils eurent retrouvé les preuves de la culpabilité de Lemaître. 

⸺ Je suis au courant, répondit-elle au commandant. Ça passe déjà en boucle sur TLM{2}, sur Radio Scoop et d’autres radios du grand Lyon, je suppose. Tu as déjà appelé Anne ? 

⸺ Non, je rentre me coucher, ça fait trois nuits que je n’ai pas dormi, je n’en peux plus. Et puis elle va me gonfler… Tu peux le faire ? Il faut déjà que je rappelle ma mère, elle m’a laissé quatre messages ! 

⸺ Pas de problème, répondit Alexandra en riant.

La mère de Franck, issue d’une grande famille lyonnaise, désapprouvait le choix de carrière de son fils mais, même si elle le niait farouchement, elle était fière de lui quand il était cité à la télévision ou dans la presse ; ce qui selon elle arrivait trop rarement, vu que le commandant fuyait les journalistes comme la peste ! 

⸺ Tu as quelque chose à manger chez toi ? ajouta Alexandra compatissante. 

Amelin grogna : 

⸺ Je n’en sais rien, probablement pas. Je vais dormir et j’irai manger une pizza chez Valentino vers dix-neuf heures. Tu veux me rejoindre là-bas ? 

⸺ Ça marche, à dix-neuf heures chez Valentino. Je commande deux pizzas quatre fromages et une bouteille de Chianti ! 

La psychologue connaissait son collègue par cœur. 

Elle raccrocha, un sourire aux lèvres. Encore une enquête bouclée, même si elle ne se terminait pas comme elle l’aurait souhaité. Quoique, à quoi bon faire supporter au contribuable le poids d’un procès quand la culpabilité de l’accusé ne faisait aucun doute ? Ce type n’avait eu que ce qu’il méritait !

La remarque de Franck concernant sa mère rappela à Alexandra qu’elle devait contacter son frère pour récupérer ses affaires de ski. Chef de partie dans un grand restaurant lyonnais, son cadet travaillait beaucoup, mais ils avaient réussi à coordonner leurs vacances pour aller skier dans la petite station qu’ils fréquentaient avec leurs parents étant enfants. Cette escapade avait ravivé de bons souvenirs, même si la blessure due au décès brutal de leurs parents quatre ans auparavant ne s’était pas encore refermée. Sans doute ne se refermerait-elle jamais totalement…

4

« Et maintenant, les titres de notre journal de treize heures. À Lyon, la fin tragique du violeur présumé des petits Nathan et Jérémy… » 

Sébastien monta le son et s’affala dans le canapé défoncé. 

« … Alors que les hommes du GIPN, accompagnés du SRPJ de Lyon, tentaient de l’appréhender hier matin vers six heures, la voiture de Robert Lemaître, plus connu sous le surnom de Bob le violeur, a défoncé le parapet du quai de la Pêcherie pour finir dans la Saône après un plongeon de dix mètres. Des précisions et une interview du commandant Amelin du SRPJ dans ce journal. À Paris, découverte macabre du corps sans vie d’une femme de quatre-vingt-deux ans dans son appartement… Ce fait, qui n’est hélas pas rarissime, confirme que… »

Sébastien n’écoutait plus. Il posa sa bouteille de bière à moitié vide sur la table basse et alluma une cigarette de ses doigts jaunis. Il attendit la fin des titres en tirant sur la clope comme si sa vie en dépendait.

« Comme je vous le disais à l’instant, ainsi s’achève donc l’épopée tragique de celui que l’on avait surnommé Bob le violeur. Hier matin vers six heures, après une course-poursuite avec la police dans les rues de Lyon, la voiture de Robert Lemaître a fini son périple dans la Saône. La brigade fluviale, en remontant le véhicule, a constaté que le corps du présumé violeur était toujours sanglé sur le siège conducteur ; il serait mort noyé après le plongeon dans l’eau glacée. On se souvient que Bob le violeur avait occupé la police de longs mois à la suite du viol de Nathan Meltier et de Jérémy Jalart, dix ans, deux enfants de l’école Baraban dans le 3ème arrondissement de Lyon. Il y a trois semaines, une descente des hommes du commandant Franck Amelin du SRPJ de Lyon avait permis de retrouver au domicile de Robert Lemaître les sacs à dos de Nathan et Jeremy, ainsi que ceux de plusieurs autres garçons originaires de la région de Valence qui avaient disparu entre l’automne 2006 et le printemps 2008. Depuis cette découverte, Robert Lemaître était en fuite. Selon une source non officielle, le SRPJ de Lyon aurait eu confirmation de la localisation de Lemaître dans la nuit de lundi à mardi, ce qui aurait permis à la police de procéder à son arrestation mardi matin. Malheureusement, la situation a rapidement dégénéré lorsque Bob le violeur a pris la fuite à bord de son véhicule. Les forces de l’ordre se sont alors lancées dans une folle course dans les rues de Lyon, qui s’est terminée pour le violeur par un plongeon fatal dans la Saône… » 

« Espèce de connasse ! », siffla Sébastien entre ses dents serrées.

La journaliste continuait : 

« Nous avons aujourd’hui pour vous une interview exclusive du commandant Amelin qui va nous expliquer comment il a pu procéder à l’identification de ce serial violeur avec l’aide des nouvelles technologies qu’offre la science à la police. »

Changement de décor. Bref travelling sur le bâtiment du SRPJ. Gros plan sur le commandant Franck Amelin assis devant son bureau, pas vraiment souriant.

Sébastien se raidit sur son canapé. 

« Commandant Amelin, vous êtes maintenant un habitué des serial killers, comme on les appelle aux États-Unis… » 

Le mot fit tiquer Franck ; il ne s’y habituerait jamais : quels cons ces journalistes !

« … Il y a quatre ans, vous avez intégré dans votre équipe un Profiler dont la collaboration vous a beaucoup apporté, notamment lors de l’affaire Leduc{3}. Cette année, c’est une jeune anthropologue qui vous a accompagné lors de l’affaire de Bob le violeur ; pouvez-vous nous expliquer en quoi toutes ces méthodes facilitent le travail de la police d’aujourd’hui ? » 

Franck, propulsé par le Directeur de SRPJ au rang d’interviewé favori parce qu’il était « médiatique » selon sa propre expression, se racla la gorge, mal à l’aise. Il détestait les interviews, conférences de presse et autres relations avec les journalistes, mais il se devait de faire un effort pour montrer les forces de l’ordre sous leur meilleur jour. En toutes circonstances, mieux valait avoir la presse de son côté. 

Il se lança : 

« En effet, ces techniques sont une réelle valeur ajoutée pour les enquêteurs ; elles ont des périmètres d’action très divers mais complémentaires. Vous citiez le profilage, que nous préférons appeler psychologie criminelle : même si les bases scientifiques de cette technique sont parfois difficiles à prouver, les psychologues nous aident à établir le profil mental d’un individu en fonction des indices que nous recueillons et restreignent par là même le nombre de suspects potentiels dans nos recherches. L’anthropologie médico-légale quant à elle, peut aussi orienter le travail d’investigation en permettant de mettre un nom sur des restes trop décomposés ou de petits fragments d’os. Elle nous a bien souvent permis d’identifier de manière formelle un cadavre. 

⸺ Mais pour ceci, vous disposez des analyses ADN, commenta la journaliste. 

⸺ Les analyses ADN peuvent aider à l’identification, mais encore faut-il disposer d’un ADN de comparaison. Le plus souvent, ces analyses génétiques servent à faire le lien entre un criminel et la victime, à démontrer la présence du suspect sur le lieu du crime ou à prouver de manière irréfutable sa culpabilité. L’identification des restes fait davantage appel à des techniques telles que l’anthropologie. Sur ce sujet, Anne Jamblun ici présente se fera un plaisir de répondre à vos questions », termina Franck, soulagé d’avoir fini son monologue qu’il jugea pompeux.

Sébastien alluma une autre cigarette et porta le goulot à ses lèvres. Il grimaça ; il détestait la bière tiède.

La journaliste – une blonde platine au Q.I. de mouche selon Franck –, qui semblait bien plus intéressée par le mouvement des lèvres du beau commandant que par son discours, battit des cils et adressa son plus beau sourire à la caméra.

« Je vous remercie Commandant. Nous allons donc demander à Mademoiselle Jamblun, diplômée en anthropologie médico-légale, comment elle pense avoir eu, selon les mots du commandant Amelin, un rôle décisif dans l’affaire de Bob le violeur. Tout d’abord, mademoiselle Jamblun, en quoi consiste exactement votre métier ? »

La caméra se posa alors sur une petite rousse potelée à la peau constellée de taches de rousseur qui souriait timidement à l’objectif.

Sébastien se pencha en avant et jaugea d’un œil malsain la jeune anthropologue :

« Un rôle décisif, hein ? Toutes des salopes ces bonnes femmes… » 

Il renifla, méprisant.

« Bonjour – Anne se tortilla sur sa chaise – je suis donc anthropologue et je…, j’aide la police à résoudre des homicides, je travaille aussi sur des affaires non élucidées en faisant parler les ossements des victimes… Mon métier consiste à appliquer les techniques de l’anthropologie biologique aux enquêtes criminelles… 

⸺ Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste concrètement l’anthropologie ? 

⸺ En fait, je fais parler les os. Comme vous l’a dit le commandant Amelin, lorsque le corps est trop décomposé et que les parties molles ont disparu, seule la matière osseuse peut nous raconter l’histoire de la personne à qui elle appartenait. Pour prendre des exemples très simples, la forme des os peut nous renseigner sur la taille, l’âge, les blessures, les caractéristiques physiques, voire le groupe ethnique de la personne. La composition de l’os permet de déterminer depuis combien de temps il se trouve à cet endroit mais aussi les maladies, les carences, le mode de vie de l’individu… Dans l’affaire qui vient d’être résolue, grâce à l’anthropologie, nous avons pu faire le lien entre des victimes de Bob le violeur dont nous avons retrouvé le squelette et des signalements d’enfants disparus entre 2006 et 2008 dans la région de Valence. Au-delà de l’aspect légal, il est important de pouvoir dire aux parents de ces enfants ce qui s’est réellement passé et d’identifier formellement les restes. Cela permet aux familles d’avoir un corps à enterrer et de faire leur deuil. »

La présentatrice du Journal télévisé réapparut à l’écran. 

« Ainsi se termine donc l’affaire Bob le violeur. Nous souhaitons à mademoiselle Jamblun et ses collègues anthropologues beaucoup de succès, et à la police de nombreuses arrestations de psychopathes grâce au talent de ces scientifiques. Maintenant, retour à Marseille, sur la Canebière… »

La bouteille de bière à demi pleine traversa la pièce et vint se fracasser contre le mur opposé dans une gerbe de mousse. Le liquide jaunâtre dégoulina sur la tapisserie tandis que les morceaux de verre bruns s’éparpillaient sur la moquette tachée. Sébastien avait manqué de peu la télé.

Il jeta rageusement par terre le mégot qui lui brûlait les doigts et le piétina du talon comme on écrase un insecte nuisible. Puis il se prit la tête dans les mains et poussa un cri de bête blessée. Les larmes piquaient ses yeux rougis, des hoquets soulevaient sa maigre silhouette ; il s’effondra sur le sofa en sanglotant comme un môme. 

Après l’interview pour le JT national de treize heures et la corvée presse de fin d’après-midi pour les journaux locaux, quelqu’un avait organisé un pot dans la salle de réunion du troisième étage. Sûrement une idée d’Alexandra, pensa Amelin en décrochant les dernières photos du tableau aimanté. Elle adorait ce genre de réjouissances. Quant à lui, il aurait préféré aller boire un verre dans un pub avec elle et Joël, mais ce n’était que partie remise.

Il rangea soigneusement les clichés dans un dossier qui rejoignit les autres pochettes orange dans le gros carton déjà annoté. Un collègue passa prendre les derniers vestiges de l’enquête sur Bob le violeur pour les descendre aux archives.

Joël Assant entra dans la pièce et tapa sur l’épaule de son ami : 

⸺ Alors Franck, qu’est-ce que t’as fait de la poupée blonde ? 

⸺ La journaliste ? Franck haussa un sourcil moqueur. Elle est repartie, pourquoi ?

⸺ Quoi ?!? Son collègue prit un air chagriné. Tu l’as laissé repartir ? T’aurais pu l’inviter au pot ! T’as vu sa paire de nichons ? 

Franck se mit à rire : 

⸺ Tu veux que je te dise un truc, vieux ? Je les ai vus de près. Ils sont faux. Aussi faux que la jambe du vieux Bill !  

Bill était un infirme, unijambiste, qui leur servait parfois d’indic’.

Joël n’eut pas le temps de répliquer car un groupe de collègues déboula dans la pièce en faisant tinter les bouteilles. Un joyeux tintamarre emplit bientôt la salle, tandis que le reste du bâtiment se vidait peu à peu. Franck aurait bien filé à l’anglaise, mais Alexandra l’avait à l’œil. Profileuse, débarquée de Paris avec un diplôme tout neuf obtenu à Quantico, elle avait été imposée à Franck Amelin quatre ans plus tôt, au grand dam de ses subordonnés, machos s’il en est, le fidèle Joël en tête. Après des débuts difficiles au sein de l’équipe, Alexandra s’était bien adaptée et les hommes les plus récalcitrants à son arrivée ne juraient plus que par elle aujourd’hui. 

C’était maintenant à Anne Jamblun de faire ses preuves. Elle ne travaillait pas à plein temps avec le SRPJ et n’aidait l’équipe du commandant Amelin qu’en tant que consultante, mais ses relations avec Franck étaient déjà électriques. Il reconnaissait sa valeur professionnelle, mais son côté dépressive chronique et ses idées noires l’insupportaient sérieusement. Il faut dire que, deuxième femme de l’équipe, elle contrastait avec la joyeuse Alexandra qui ne laissait pas sa part au chien quand il s’agissait de déconner avec ses collègues mâles.

Alexandra s’arrêta à la hauteur de Franck et lui murmura à l’oreille :

⸺ Allez, encore dix minutes et tu pourras filer ! Tu devrais porter un toast à Anne, elle a vraiment bien bossé sur cette affaire. 

⸺ Je sais, soupira Franck que ce genre de civilités horripilaient. 

Il tapa néanmoins dans ses mains et leva son verre :

⸺ À Anne, sans qui cette enquête aurait sans doute piétiné encore des semaines, consentit-il à dire en esquissant ce qui pouvait passer pour un sourire.

⸺ À Anne, reprirent en chœur les officiers présents en levant leur verre à leur tour.

Anne sourit et remercia en rougissant légèrement. Elle ne se sentait pas vraiment à sa place dans cet environnement masculin et elle se demandait si Alexandra était aussi à l’aise qu’elle le paraissait.

Après le pot, Franck, Alexandra, Joël et Xavier décidèrent d’aller manger une entrecôte dans un restaurant de la Presqu’île{4} réputé pour sa célèbre sauce maison, dont la recette était tenue secrète depuis des générations. Ils proposèrent à Anne de les accompagner et, à leur grand étonnement, elle accepta. Jérôme refusa comme souvent de les suivre, préférant rejoindre sa femme Marie-Hélène et sa joyeuse marmaille. Marié depuis quinze ans et père de trois enfants, Jérôme était le seul chargé de famille de la bande. Alexandra, Joël et Franck, unis comme les doigts de la main, le chahutaient sur sa condition de père de famille et désespéraient de le voir s’encanailler un peu.

Ludovic Mirardeau, le technicien de scènes de crime qui travaillait souvent avec eux, avait lui aussi décliné l’invitation, préférant rejoindre sa tendre épouse qui, depuis qu’elle lui avait passé la bague au doigt, le menait à la baguette au point qu’il n’osait plus sortir sans elle. En réalité, il aurait bien passé un peu de temps avec la bande, mais cela donnerait à Nina un trop bon prétexte pour lui faire une scène.

Peu avant minuit, Franck déposa Anne devant l’immeuble où elle logeait, rue Dumenge, non loin de sa maison. En pénétrant chez lui, il fut accueilli par le chat qui réclama sa pâtée et des caresses avec force ronronnements.

* * *

Une heure du matin.

Dans la chambre éclairée par la lune filtrant de la fenêtre mansardée, seule la respiration régulière de la dormeuse troublait le silence. Les cheveux roux étalés sur l’oreiller formaient comme un halo autour du visage pâle. 

⸺ Non, non ! Papa, fais pas ça !

Anne se mit à s’agiter et à crier dans son sommeil.

⸺ Maman, maman ! Pourquoi tu réponds pas ? J’ai froid, j’ai si froid, bredouilla-t-elle encore.

Comme chaque fois, elle se réveilla en sursaut, trempée de sueur, les jambes glacées, avec l’impression d’avoir inondé son lit. C’était toujours le même cauchemar qui revenait. Et chaque fois qu’elle reprenait conscience, les mêmes questions la hantaient : que s’était-il passé cette nuit-là ? Qui avait tué sa mère ? Pourquoi son père avait-il disparu ? Qui l’avait abandonnée dans le cabanon glacial du jardin de son oncle Jacques ? Son père était-il retourné à la maison après l’avoir déposée là ? Avait-il rencontré l’assassin de sa mère ? Était-il mort et enterré quelque part ?

Anne scruta les ténèbres, puis se décida à se lever. Elle alluma sa lampe de chevet et toutes les lumières sur son passage. Elle avait une sainte horreur du noir.

Elle fit chauffer une tasse d’eau au micro-ondes et y trempa distraitement un sachet de tisane, tandis que les mêmes souvenirs lancinants envahissaient son esprit.

La nuit suivant ses trois ans, elle avait été retrouvée inconsciente, transie de froid, dans la cabane qui servait de remise à outils au fond du jardin de son oncle. Oncle Jacques et tante Audrey, le frère et la belle-sœur de sa mère, habitaient à quelques rues de Paul et Julie de Cranz, ses parents. Après une semaine d’hôpital, ils avaient recueilli l’orpheline dont la mère avait été retrouvée sauvagement assassinée et dont le père avait disparu. Paul de Cranz n’avait jamais reparu ni donné signe de vie. L’enquête sur le meurtre de sa mère et la disparition de son père n’avaient rien donné et le dossier dormait désormais dans un carton au sous-sol des archives de la Préfecture de la Drôme.

La petite Anne avait grandi à l’abri du besoin, sans garder le moindre souvenir de cette nuit-là, jusqu’à l’apparition des cauchemars vers l’âge de douze ans. Jacques et Audrey Jamblun, démunis face à l’ampleur de ces terreurs nocturnes, avaient conduit la jeune Anne chez un psychothérapeute. Celui-ci avait tenté de lui faire revivre la fameuse nuit sous hypnose mais Anne, terrorisée, n’avait pas pu aller jusqu’au bout de la séance et avait refusé catégoriquement de recommencer. Elle avait appris à vivre avec ces bribes de souvenirs et avec l’idée qu’elle ne connaîtrait sans doute jamais la vérité sur les événements de cette nuit tragique. Pourtant, l’espoir que son père ne soit pas coupable du meurtre de sa mère et qu’il vive encore quelque part n’était pas complètement mort en elle, même si a priori, ces deux assertions n’allaient pas ensemble. C’était en tous cas ce que lui répétaient son oncle et sa tante les rares fois où ils abordaient le sujet.

Anne regagna sa chambre en laissant tout allumé derrière elle. Tant pis pour la note d’électricité, elle ne pourrait pas se rendormir en sachant l’appartement plongé dans le noir.

5

Mars 2009.

La silhouette sombre glissa le long du mur. La pleine lune éclairait le terrain en pente et l’homme se déplaçait de buisson en buisson, se rapprochant à pas feutrés de l’habitation. Les volets du bas n’étaient pas fermés et une lumière douce se répandait sur la terrasse carrelée. 

L’homme risqua un œil dans le salon : personne. Il vérifia l’abri voiture, la grosse berline noire n’y était pas. Chez sa mère jusqu’à jeudi, le mari… comme prévu ! Un sourire sadique éclaira furtivement le visage encagoulé.

La serrure ne lui résista pas longtemps. Une fois dans l’entrée, il huma comme un animal en chasse. Son odeur… son odeur imprégnait chaque recoin de la maison. Il fit le tour des pièces du bas en silence, l’oreille aux aguets, tous les sens en alerte. 

Il grimpa lentement le large escalier et se dirigea vers la chambre. Le bruit de l’eau qui coulait lui indiqua où était sa proie.

Il était déjà venu une fois en son absence. Il avait repéré les lieux et fouillé dans ses sous-vêtements.

Ses pas le guidèrent jusqu’à la commode en bois verni. Tiroir du haut. Ses mains gantées effleurèrent la soie et le coton. Il fut tenté de retirer ses gants, juste une minute, pour sentir la douceur du tissu sur sa peau, mais il résista à cette pulsion. Il palpa son entrejambe. Son sexe gorgé de sang était tendu sous le caoutchouc. Il prit une grande inspiration. Doucement. Pas de précipitation. Profiter de l’instant présent. Il savait ce qui allait suivre… Il en avait pensé chaque minute, chaque seconde, peaufinant le moindre détail tandis qu’il observait ses habitudes, ses allées et venues et celles de son mari. 

Un feu achevait de se consumer dans la cheminée face au lit à baldaquin. Il avait chaud sous sa cagoule et la sueur perlait au-dessus de sa lèvre supérieure ; il l’essuya d’un revers de manche. 

Le silence soudain l’alerta. Le bruit de l’eau avait cessé. Il gagna le dressing où il se dissimula. Ses robes, ses chemisiers, tout ici était imprégné de sa fragrance ; elle le rendait fou.

De là où il était, il avait un angle de vue parfait sur la chambre. 

La femme sortit de la salle d’eau dans un nuage de vapeur. Elle était nue. Malgré la chaleur ambiante, ses mamelons étaient dressés comme si elle avait froid et la chair de poule marquait sa peau. Le regard de l’homme s’attarda sur sa toison pubienne. Les poils de son sexe, à peine secs, étaient d’un roux flamboyant, plus sombre que sa chevelure. Il se retint pour ne pas gémir. Dieu qu’elle était belle ! Bientôt elle serait à lui, domptée et soumise.

Elle enfila un déshabillé en soie et sortit de la chambre. Il entendit ses pas dans l’escalier. Des volets claquèrent en bas. Lorsqu’elle revint, elle tenait un livre entre ses mains. Elle se dévêtit et se glissa entre les draps frais. Il attendit patiemment, s’imprégnant des effluves de son parfum, détaillant avidement son profil, imaginant la main qui tournait les pages lui caressant le sexe, sa langue chaude parcourant son corps. Cette attente était délicieuse et insupportable à la fois.

Une demi-heure passa, une heure peut-être avant qu’elle ne se décide à éteindre. Bientôt son souffle lent et régulier se fit aussi léger qu’un murmure… Elle dormait.

L’homme sortit de sa cachette sans faire le moindre bruit et s’approcha du lit. Doucement, il fit glisser les draps de soie vers le bas, dévoilant à la lueur du feu mourant la blancheur de sa peau laiteuse. Une poupée de porcelaine. Il en avait une quand il était jeune. Il l’avait volée à une de ses cousines et la cachait dans une malle de sa chambre. Il avait teint ses cheveux en rouge avec du henné et la tenait serrée contre lui des nuits entières. C’était sa petite chérie, sa confidente. C’était tout ce qui lui restait de l’image de sa mère, partie sans lui dire au revoir, sans se retourner, sans même un regard… Le souvenir de cette poupée le fit sourire et la pression entre ses jambes s’accentua tandis que le sang s’affolait dans ses veines. 

Il déroula lentement les quatre morceaux de fil de nylon et sortit le couteau, la boîte de préservatif et deux bâillons. Il posa le tout sur le lit à sa portée et se saisit d’une main de porcelaine qu’il monta doucement jusqu’à la tête de lit. Elle ne s’éveilla pas tout de suite. Premier sommeil, le plus profond. 

Lorsqu’il saisit son deuxième poignet, elle ouvrit des yeux effrayés, poussa une exclamation étouffée et essaya de se dégager. Tout en lui maintenant le poignet d’une main, il lui montra le couteau. 

⸺ Si tu bouges, si tu cries, je te tranche la gorge, murmura-t-il d’une voix rauque. Sois gentille et je serai gentil avec toi.

Il lui attacha ensuite les jambes aux montants du lit, tout en continuant de la menacer de son arme. Puis il lui fourra un morceau de tissu en boule dans la bouche et la bâillonna avec l’autre, prenant soin de ne pas occulter ses narines délicates. 

Il posa le couteau par terre à côté du lit. Elle se mit alors à gigoter dans tous les sens, poussant des gémissements, roulant les yeux comme s’ils voulaient sortir de leurs orbites. Plus elle se débattait et plus il la dévorait des yeux. Ses seins lourds ballotaient en tous sens. Ses membres se tordaient, son corps se cabrait, dévoilant une intimité que ses jambes écartées ne pouvaient cacher. 

Il ne pensait pas que ce serait aussi fort, aussi bon. Il ouvrit sa braguette et commença à se masturber, convulsivement, au paroxysme de l’excitation. Il s’arrêta à temps et enfila un préservatif sur son sexe gonflé.

La première lacération partit d’entre les seins pour se terminer au pubis. Il faillit jouir avant d’avoir fini son tracé sanglant. Il l’enjamba, posa son sexe palpitant dans la blessure béante et s’agita d’avant en arrière, maculant le préservatif du sang de sa victime. 

Terrorisée, impuissante, elle se débattait et hurlait inutilement dans le bâillon qui l’empêchait de crier, à moitié étouffée par la boule de tissu qui s’enfonçait plus profondément dans sa gorge à chaque fois qu’elle avalait sa salive.

Il éjacula avant d’avoir tracé la deuxième entaille. Furieux de s’être laissé aller aussi rapidement, il saisit la rousse par les cheveux et se mit à l’insulter : 

⸺ Salope ! Salope ! C’est ta faute ! C’est ta faute ! Tu vas me le payer !

Le couteau serré dans sa main droite, il frappa la poitrine de la jeune femme, frappa, frappa, frappa. Encore et encore. Ivre de rage, il ne se contrôlait plus. 

Puis, épuisé, il regarda ce qu’il avait fait et une larme glissa sur sa joue. Sa poupée, sa jolie petite poupée rousse, il l’avait cassée.

Il lui faudrait en voler une autre.

6

L’homme se redressa péniblement sur un coude et s’essuya les yeux. Ses cauchemars ne cesseraient donc jamais ? Non, il l’avait mérité, il devrait expier, encore et toujours, tout au long de sa misérable vie jusqu’au jour où enfin, il pourrait la rejoindre… 

Il chercha la bouteille à côté de lui, mais ses doigts engourdis ne rencontrèrent que le vide.

Ses rhumatismes le faisaient souffrir le martyre, mais ça aussi, ça faisait partie de l’expiation. À moins de soixante ans, il avait le corps d’un vieillard.

Il grogna et parvint à se mettre debout. Le froid pénétrait le maigre barrage des cartons qui constituaient sa demeure. 

Il avait réussi à échapper à la rafle cette nuit. Hors de question d’aller dans un de ces abris miteux avec ses semblables. Pourtant, que n’aurait-il donné pour un bol de soupe chaude ! Mais non, la solitude était son refuge. Sa seule liberté.

Il palpa sa poche et un faible sourire éclaira sa face hâve. Ils étaient là : quatre euros et quarante-six centimes. Toute sa fortune. Largement de quoi se payer une petite bouteille.

Peu à peu, ses articulations se dérouillèrent et il se détendit. Il parut plus grand, plus jeune ; l’espoir faisait briller ses yeux. Une bouteille, c’était la promesse d’une bonne journée.

Le soleil de mars perçait à peine le brouillard matinal qui, semblant sortir du fleuve, venait lécher de ses langues blanches les rues encore ensommeillées. 

« Un nouveau jour commence », pensa-t-il en émergeant de ses cartons tout près de la bouche du métro Cordeliers.

7

Ce coup-ci, il ne se laisserait pas avoir. La fois précédente, cette salope lui avait gâché son plaisir. Quelle idée de lire si longtemps avant d’éteindre ! Il avait voulu profiter du spectacle, faire durer l’instant, attendre qu’elle s’endorme et créer l’effet de surprise… Il avait adoré ce moment où elle avait ouvert ses yeux de biche affolée, la pure terreur envahissant ses prunelles alors qu’elle sortait du sommeil et prenait conscience de la situation. Mais l’attente avait été trop longue, il avait mal évalué sa résistance. Il avait éjaculé comme un adolescent alors qu’il n’en était qu’au début du supplice. Il s’était senti honteux de n’avoir pas su se retenir et ça l’avait rendu fou furieux. Heureusement qu’il avait mis le préservatif.

Il rangea soigneusement les affaires dans son sac à dos noir : cordelettes de nylon, bâillons, capotes, le couteau, sa cagoule… tout y était. Prêt pour le grand final. L’apothéose serait grandiose, il en était sûr. Des semaines qu’il effectuait ses repérages en toute discrétion. Cette nuit était la bonne. La belle était seule chez elle, son mari en voyage. Il l’avait suivi ce matin jusqu’à l’aéroport pour s’en assurer. 

« À nous deux ma poupée », murmura-t-il en quittant son antre.