Une femme au bord du Rhône - Florence Fréguin-Schneider - E-Book

Une femme au bord du Rhône E-Book

Florence Fréguin-Schneider

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  • Herausgeber: Encre Rouge
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2023
Beschreibung

Nicolas Leduc a disparu !

Ces simples mots replongent le commandant Frank Amelin du SRPJ de Lyon dans la seule enquête irrésolue de sa carrière : le meurtre d’une femme au bord du Rhône deux ans auparavant.
Mais l’assassinat et la disparition sont-ils vraiment liés, ou Frank projette-t-il ses espoirs sur un événement qui n’a aucun rapport ?
L’enquête s’enlise et les suspects se multiplient. Toute la perspicacité du SRPJ, épaulé par les gendarmes de l’Ain, suffira-t-elle pour résoudre cette affaire aux multiples ramifications ?
Suivez l’équipe du commandant Amelin dans une nouvelle course contre la montre à l’issue incertaine… Le compte à rebours a commencé !

Ce troisième opus vous entraînera de Lyon et Charbonnières à Bourg-en-Bresse, en passant par Trévoux, le Beaujolais et la Dombes mystérieuse.


À PROPOS DE L'AUTRICE 

Florence Fréguin-Schneider est cadre dans un grand groupe international.
Elle a fait ses études à Lyon où elle vit actuellement avec son mari. La femme au bord du Rhône est le troisième opus de sa série d’enquêtes en région lyonnaise publiée chez Encre Rouge.





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Seitenzahl: 365

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Cet ouvrage a été composé par les

Éditions Encre Rouge

®

174 avenue de la Libération – 20600 BASTIA

Mail : [email protected]

Florence Fréguin-Schneider

Du même auteur :

La série ‘Enquête en région lyonnaise’ :

Une poupée de chiffon blanc – Décembre 2020

Une petite fille dans la nuit – Novembre 2021

La femme au bord du Rhône – Septembre 2023

Du même auteur :

Origines (Florence et Alexandra Schneider) – Avril 2020

AVERTISSEMENT

Ce roman est une œuvre de pure fiction. Tous les noms des personnages, lieux et événements sont nés de l’imagination de l’auteur ou utilisés de manière fictive.

Toute ressemblance avec des événements, des personnes, existants ou ayant existé, ne serait que pure coïncidence, indépendante de la volonté de l’auteur.

1

Février 2007.

Nicolas ouvrit un œil et essaya de distinguer ce qui se trouvait alentour.

Il faisait noir. Il faisait froid.

Il tenta de se redresser et poussa un gémissement en sentant la morsure du métal autour de ses poignets et de ses chevilles. Il était attaché.

Le cliquetis métallique lui indiqua qu’il était enchaîné. Il se mit à quatre pattes et tâta la paroi derrière lui ; un mur en pierre, humide ou peut-être juste glacé.

Sa tête le lançait. Ses liens, à peine assez longs pour lui permettre de se tenir accroupi, émirent un bruit sinistre lorsqu’il leva le bras pour palper son crâne meurtri : une belle bosse, les cheveux poisseux, il avait saigné abondamment.

Ses pupilles s’habituant peu à peu à l’obscurité, il constata qu’il était dans une cave.

De son côté, un sol en terre battue sur lequel était posé un matelas rayé. C’était tout.

À cinq-six mètres de lui, la cave se voûtait et, le long du mur incurvé, il entrevit des casiers. La plupart étaient vides, mais les plus proches de l’escalier contenaient des bouteilles. Du beaujolais, sans aucun doute.

L’escalier. En pierre lui aussi. Une volée de marches patinées par le temps s’enfonçant dans la pénombre, au point qu’il ne pouvait en discerner le sommet.

Assis sur le matelas couvert de taches dont il refusait d’imaginer la provenance, il continua son exploration visuelle. Derrière les casiers, il aperçut des étagères chargées de caisses et de cartons poussiéreux.

Il s’accroupit de nouveau et tordit le cou en arrière pour voir d’où venait la lueur. Un gémissement lui échappa, tandis qu’il retombait étourdi sur sa couche. Il se sentait nauséeux et faible. Mais il avait eu le temps d’apercevoir une lucarne à moins de deux mètres au-dessus de lui, ouverture par laquelle une clarté diffuse pénétrait dans la pièce. La lune ? Il faisait nuit ? À quand remontait son enlèvement ? Le front plissé, il chercha dans sa mémoire une bribe de souvenir : rien. Comment s’appelait-il ? Comment avait-il atterri là ? Pourquoi l’avait-on capturé, enfermé, ligoté ?

La peur l’envahit. Une peur intense, sournoise, paralysante, qui transpirait par tous les pores de sa peau. Son épiderme se couvrant de sueur glacée, il frissonna. Et s’il allait mourir ici ? Sans même savoir pourquoi. Sans même se rappeler son nom…

Dans sa panique, il perçut un son ténu et s’immobilisa, l’oreille aux aguets. En haut de l’escalier, une clé tournait dans la serrure…

2

Un jour plus tôt.

Il faisait froid. Le sol crissait sous les pas. La brume étendait ses langues blanches sur l’eau immobile, noyant le paysage d’un gris blafard. Une odeur de terre mouillée l’accompagnait ; on pouvait la respirer, humide et glacée, elle se muait en gouttelettes au contact des muqueuses.

Nicolas se moucha, sauta de la tractopelle et contempla le bief et la pêcherie qu’il venait de curer{1}. Il était satisfait.

L’étang avait été mis en assec l’an dernier, du maïs y avait été semé, et cette année il fallait préparer le terrain pour l’évolage, la mise en eau qui permettrait d’offrir le lieu pour trois ou quatre années aux pêcheurs venus de Lyon.

Les collègues préféraient travailler en bande. Mais au goût de Nicolas, ils passaient bien trop de temps à jacasser au lieu de bosser. Le quadragénaire, lui, appréciait la solitude. Il aimait ce boulot, seul au petit matin, modeler le paysage de la Dombes{2} à coups de pelle lui donnait l’impression d’être un architecte de la nature.

Il écoutait la faune se réveiller, les bruits, les odeurs, les couleurs, les premiers frémissements dans les buissons, le clapotis de l’eau, le plongeon précipité d’un ragondin, l’envol d’un canard Colvert, le caquètement énervé d’une Foulque macroule, le pas malhabile d’une poule d’eau sur la surface gelée… tout ici était magnifique et paisible. Il avait appris à reconnaître les différentes espèces d’oiseaux et il en était fier.

Parfois il se demandait où était passé le gamin orphelin, le jeune homme paumé, puis le citadin aisé qu’il avait incarné un temps. Il avait vécu tellement de vies. Aujourd’hui, il était fauché mais heureux, appréciant la sérénité de cette vie et du paysage dombiste sans cesse renouvelé par la magie des changements de saison. Et lui était heureux de participer à cette magie ; il avait été tour à tour ouvrier agricole, vigneron, pêcheur… Il allait où le travail l’appelait, ne rejoignant guère plus Lyon que pour y retrouver Alice. Un jour peut-être changerait-il à nouveau de vie… Mais ce jour n’était pas encore venu.

Alice. Il allait la rejoindre ce soir. Il avait bossé dur toute la semaine, le week-end se profilait et il sifflota, songeant à la grasse matinée qu’il s’offrirait le lendemain, après s’être occupé comme il se devait de son amie une partie de la nuit.

Oui, cette vie au grand air lui convenait. Pour le moment.

Il ôta ses gants, attrapa le thermos qui dépassait du sac en toile et se versa une bonne dose de café. Le liquide noir lui brûla le gosier tandis que son arôme lui emplissait les narines. Un pur bonheur. Les mains serrées sur le gobelet fumant, il ferma les yeux pour mieux savourer l’instant.

Il portait de nouveau la timbale à sa bouche quand il entendit un bruissement, juste derrière lui.

La sensation fugitive de ne pas être seul.

Il se retourna, mais n’eut pas le temps de voir son agresseur. Un craquement sinistre, une douleur atroce à la tête, puis… le trou noir.

Nicolas bascula en avant, retenu par une poigne ferme. Le thermos et la tasse lâchés dans sa chute s’écrasèrent au sol, éclaboussant au passage son pantalon de toile kaki.

Son corps fut chargé sans ménagement sur une épaule robuste et les deux hommes s’éloignèrent du bord de l’étang, l’un portant l’autre. Puis le quadragénaire fut allongé, inconscient, dans le coffre d’une voiture qui démarra aussitôt.

À côté de l’engin de chantier, le breuvage corsé finissait de s’écouler sur le sol gelé, seule trace de la présence de Nicolas Leduc ce matin-là.

3

Vendredi soir.

Franck Amelin était de bonne humeur. Affaires récentes résolues, paperasse en ordre, la journée s’était déroulée calmement. Le commandant envisageait le week-end avec optimisme : rien de prévu, tout le champ des possibles était ouvert. Franck adorait l’imprévu !

Commandant d’un groupe d’enquêtes au SRPJ de Lyon, ce grand gaillard blond, bien élevé, célibataire, dirigeait avec bienveillance mais fermeté une équipe de choc dont le noyau dur se composait de son ami de longue date, le lieutenant Joël Assant et de la psychologue Alexandra Serrano. Jo, pur Lyonnais et dragueur invétéré, se distinguait par sa tignasse ébouriffée, son allure décontractée et son langage très imagé. Alex, belle blonde d’allure sportive, les avait rejoints en 2005 après des années passées à la PJ de Paris. Soudés comme les doigts de la main, ils formaient un trio disparate très performant.

Le reste du groupe incluait les lieutenants Xavier Durand, besogneux mais de plus en plus indiscipliné à mesure qu’il gagnait en âge, et Jérôme Berthier, père de famille comblé dont le tour de taille commençait à s’épaissir. Berthier tempérait le caractère fougueux de son coéquipier, du moins leur supérieur l’espérait-il.

Autour d’eux, le lieutenant Ludovic Mirardeau de l’Identité judiciaire, qui cachait mal un faible pour la jolie capitaine Serrano, et le médecin légiste Alain Baudran, sérieux et efficace, sur lequel Franck pouvait compter pour traiter ses demandes en priorité.

Depuis l’arrivée d’Alexandra, et de ses méthodes que Joël qualifiait de « bizarres », ils avaient résolu de nombreuses enquêtes dont certaines avaient fait la une des médias, leur procurant renommée et reconnaissance au sein du SRPJ et de la magistrature. Les chroniqueurs s’intéressaient de près à tous les sujets confiés au groupe de Franck, ce qui engendrait des colères mémorables chez celui-ci.

Le commandant, calme et posé, ne s’énervait qu’en deux types de circonstances : quand on s’en prenait à ses proches et quand un « fouille-merde », comme il appelait les journalistes, était dans les parages. Il pouvait alors utiliser un langage à faire rougir un charretier. Ceci faisait marrer son pote Joël qui, à l’inverse, avait le verbe coloré. Les deux larrons passaient ensemble, depuis l’enfance, le plus clair de leur temps libre.

Après une entrée mouvementée au sein de l’équipe lyonnaise masculine, la psy parisienne avait fait son trou et ajoutait maintenant au duo improbable une touche de féminité. Joël et elle ne cessaient de s’affronter dans des joutes verbales se terminant inlassablement par un duel Lyon contre Paris.

Si le lieutenant Xavier Durand était un brin indocile, le groupe pouvait compter sur son efficacité et sa ténacité sans faille. Lorsque Franck lui confiait une tâche, il était sûr d’obtenir un résultat rapide et fiable. Il s’entendait à merveille avec Jérôme Berthier, qu’il essayait sans succès d’encanailler un peu et qu’il entraînait parfois à commettre des entorses au règlement, pas toujours sans conséquences. Berthier – père de trois enfants et marié à un cerbère agréable à regarder mais intraitable sur la vie de famille –, s’il n’avait jamais cédé aux propositions de sorties nocturnes de son collègue, le suivait en revanche aveuglément dès lors qu’il s’agissait d’une activité professionnelle.

4

Samedi.

Dans son appartement propret de la rue Jean Zay du 9e arrondissement de Lyon, Alice se rongeait les sangs.

Nicolas lui avait passé un coup de fil jeudi pour confirmer qu’il la rejoindrait pour le week-end.

Vendredi soir, ne le voyant pas rentrer, elle avait tenté de le joindre en vain. Elle s’était convaincue qu’elle avait mal compris, ou qu’il avait changé d’avis, il était si imprévisible ! Il arriverait probablement le lendemain.

Mais au fil des heures, son anxiété grandissait. Elle n’avait aucune idée de chez qui il bossait en ce moment. Il lui semblait que c’était dans les environs de Villars-les-Dombes. Elle avait retenu le nom parce qu’il y avait là-bas un joli parc zoologique, le Parc des Oiseaux, qu’elle avait visité souvent avec son père étant gamine.

Nicolas en avait pour moins d’une heure pour venir chez elle.

Elle pianota de nouveau son numéro, le répondeur se déclencha immédiatement. Elle posta un cinquième message vocal, tout en se disant que cela ne servait à rien. Peut-être n’avait-il plus de batterie ? Dans ce cas, il était inutile de lui laisser douze prières de la rappeler.

Les heures s’écoulaient, interminables, tandis qu’elle se demandait s’il n’avait pas eu un accident. Impossible de contacter sa famille : depuis le décès de sa sœur, Nicolas était seul au monde.

Elle fit le tour de leurs amis, peu nombreux, mais personne n’avait eu de nouvelles récemment.

Elle hésitait à téléphoner aux hôpitaux.

Dans la soirée, n’y tenant plus, elle contacta tous les établissements médicaux qu’elle put repérer dans l’annuaire. Elle commença par le plus proche, l’Hôpital de la Croix-Rousse, puis l’Hôpital Édouard Herriot, parce que c’était là qu’on amenait les victimes de la route. Après avoir épuisé les structures lyonnaises, elle se dit qu’elle s’y prenait mal ; s’il avait eu un pépin vers Villars, ils l’auraient transporté dans le coin. Elle essaya Bourg-en-Bresse, Mâcon, Villefranche… Partout, une réponse identique : aucun accidenté correspondant de près ou de loin au signalement de son compagnon n’avait été admis chez eux.

Alice craignait d’appeler la police. Il se pouvait que Nicolas soit en panne, son portable HS et… Elle récapitulait toutes les hypothèses, cherchant une explication plausible à l’inexplicable. Elle essayait de ne pas songer au pire, ni au fait qu’il lui était déjà arrivé de penser qu’il lui cachait quelque chose. Elle se mit à fouiller dans ses effets personnels, en quête d’un indice pouvant indiquer où il était. La trompait-il ? Elle ne savait même pas sur quoi elle espérait tomber…

La nuit d’Alice fut agitée.

Le dimanche matin, elle se résolut à aller signaler la disparition de son ami. Quoi qu’il se soit produit, Nicolas aurait trouvé un moyen de la prévenir. Ils s’entendaient bien. Aucune raison qu’il lui pose un lapin sans lui dire pourquoi. Ce n’était pas son genre. Depuis qu’elle l’avait rencontré, après qu’il eut dilapidé l’argent de son héritage, il était assez casanier ; parfois imprévisible dans ses réactions, mais pantouflard à sa façon. Il faisait des boulots à droite à gauche, passant la plupart de ses journées dehors, dormant dans des fermes, chez l’habitant ou dans des baraquements réservés aux ouvriers. Il était d’ordinaire content de venir le week-end chez elle et de profiter du confort relatif de son appartement, de son frigo bien rempli et de sa couche accueillante. Non, vraiment, il n’avait aucune raison de ne pas rentrer.

En milieu de matinée, rongée d’inquiétude, elle prit le métro Gorge de Loup jusqu’à Valmy ; une seule station, mais le bus numéro 19 étant rare le dimanche, elle rechignait à marcher vingt minutes par cette température glaciale.

À 10 h 30, elle montait les deux marches du perron et franchissait les portes vitrées du commissariat du 9e. C’était la première fois qu’elle pénétrait dans ce bâtiment ceint de grilles peu rassurantes.

L’agent Aubert leva le nez du rapport qu’il était en train de compulser pour examiner la femme qui venait d’entrer. Grande, mince, pour ne pas dire maigre, les cheveux bruns, le visage pâle et les yeux cernés, elle semblait perdue dans un manteau noir trop large pour elle. Elle triturait l’anse de son sac en regardant autour d’elle d’un air nerveux.

Elle sursauta. Des éclats de voix venaient de retentir, provenant d’une pièce dont la porte ouverte donnait sur l’accueil. Elle eut juste le temps de se pousser quand un grand échalas en jogging et baskets, casquette à l’envers sur la tête, se rua hors du bureau en vociférant. Un officier affable le suivait plus lentement ; il fixa l’agent Aubert en soupirant.

Aubert émit un rire gras :

⸺ C’est qui cet olibrius, c’est le gars qui était en cellule de dégrisement ? Il est enfin réveillé ?

⸺ Ouais, l’équipe de nuit l’a chopé hier soir, rond comme un Polonais, il insultait les clients dans le hall du Pathé à Vaise.

Aubert haussa les épaules tout en jetant un coup d’œil à la visiteuse qui n’avait toujours pas pipé mot. Il espérait que Martin allait s’en charger. Celui-ci comprit le message.

⸺ Bonjour madame, qu’est-ce qu’on peut faire pour vous ? claironna-t-il de sa voix de stentor.

Elle sembla se recroqueviller sous son large manteau. Elle était grande, mais Martin, avec son mètre quatre-vingt-douze, la dépassait d’une tête, et sa largeur d’épaules impressionnante lui donnait l’air d’un pilier du XV de France.

Il lui fit signe de le suivre et l’installa dans le bureau qu’il venait de quitter.

Vingt minutes plus tard, elle apposait sa signature au bas de sa déposition.

L’officier de police judiciaire Martin lui avait expliqué qu’il prenait note de son signalement, mais qu’il ne pouvait malheureusement rien pour elle. L’absent était majeur, ils n’étaient pas mariés, donc, aux yeux de la loi, rien ne les liait. Si son copain voulait partir sans laisser d’adresse, c’était son droit le plus strict. Pour lui, rien ne justifiait de qualifier les faits en disparition inquiétante. Du moins officiellement.

Pourtant, quelque chose le turlupinait.

La plaignante sortie, l’officier pianotait nerveusement sur la feuille posée devant lui. La signature fine et serrée d’Alice paraphait le document administratif. Martin la fixait sans la voir quand soudain, il sut ce qui l’avait interpellé.

Il se saisit du téléphone et appela le portable de son ami :

⸺  Franck, c’est Martin, du 9e. Je crois que j’ai un truc pour toi !

5

Franck avait passé la veille au soir en compagnie de Joël. Tout en échafaudant des plans pour leur anniversaire, ils avaient éclusé trois ou quatre bières et picoré des gratons, avant de se laisser tenter par un beaujolais pour accompagner l’andouillette grillée et le gratin dauphinois. Les deux compères allaient célébrer leurs quarante ans à un mois d’intervalle et ils avaient décidé d’organiser en commun une méga soirée, une fête qu’ils souhaitaient mémorable !

Alexandra, absente parce qu’elle avait promis à son frère, chef dans un grand restaurant lyonnais, de venir goûter la nouvelle carte, leur avait bien manqué. Très créative, elle leur proposait en général des idées farfelues qu’ils avouaient apprécier à leur juste valeur avant de s’en moquer ouvertement. Alex faisait alors mine de se fâcher et les échanges se terminaient en fous rires de plus en plus fréquents à mesure que le frigo se vidait et que les bouteilles vides s’entassaient.

Le coup de fil de Martin avait surpris le commandant en plein rangement. Lui qui pensait aller courir au Parc de la Tête d’Or pour se détoxifier le corps, prévoyait maintenant que la configuration de sa journée allait changer du tout au tout. Il aimait l’imprévu, il était servi !

Un sac poubelle ouvert à la main, il contempla d’un air songeur les bouteilles de bière qu’il venait d’y fourrer. Puis, au grand étonnement du chat qui se léchait mollement une patte devant la baie vitrée, il lâcha le sac et sans plus un regard pour son salon en bataille, il se rua dehors. Il lança la Mégane vers le sud, rue Joséphin Soulary. Le pont Winston Churchill franchi, il prit la bretelle en direction du boulevard des Belges, désert en ce dimanche matin.

De la Croix-Rousse à l’hôtel de police, rue Marius Berliet, il lui fallut seize minutes exactement. Un de ses meilleurs temps !

Vingt minutes après avoir déserté son appartement, il fouillait son armoire à la recherche d’un dossier vieux de deux ans, qui n’avait jamais quitté son bureau.

Il éplucha en premier la déclaration que Martin venait de lui faire parvenir : ce matin, une certaine Alice Flamand, domiciliée dans le 9e arrondissement, était passée déclarer la disparition de son ami Nicolas Leduc. L’homme, censé la retrouver vendredi soir chez elle, était injoignable et n’avait pas donné signe de vie depuis qu’il l’avait appelée jeudi pour confirmer sa venue.

Puis, installé dans la salle qu’Alexandra avait surnommée le QG, parce que son équipe l’avait annexée lors de leur première collaboration, le policier relut les rapports qu’il connaissait pourtant par cœur.

⸺ Alex ? C’est Franck. Qu’est-ce que tu as de prévu là, maintenant ?

⸺ Salut. Rien de spécial, je réfléchissais à mon prochain repas ! Mais j’ai tellement ingurgité de nourriture hier que je ferais mieux d’aller courir au lieu de penser à manger, ironisa-t-elle. Et toi, tu fais quoi ?

Toujours direct, il alla droit au but :

⸺ Ça te dirait de m’accompagner interroger un témoin ?

⸺ Un témoin ? Sur quelle affaire ?

⸺ Eh bien, ce n’est pas vraiment une affaire, enfin si mais …

Alexandra pouffa :

⸺ Une affaire qui n’est pas vraiment une affaire ? Hum, le commandant Amelin, si intègre, serait-il hors procédure ? Bon, allez, tu as piqué ma curiosité ; tu passes me prendre ou je te rejoins quelque part ?

Alice sursauta au coup de sonnette impératif et entrebâilla la porte, inquiète. Nicolas ne sonnait jamais, il avait ses clés.

Elle se trouva nez à nez avec une carte tricolore.

⸺ Bonjour madame, commandant Amelin et capitaine Serrano du SRPJ de Lyon, pourrions-nous vous parler un instant ?

Alice les laissa entrer, paniquée à l’idée de ce qu’ils allaient lui annoncer.

⸺ Il est arrivé quelque chose à Nicolas ? demanda-t-elle, s’attendant au pire.

⸺ Non madame, rassurez-vous, nous n’avons pas de mauvaises nouvelles le concernant. Il a peut-être juste été retardé, la rassura Franck, décelant le tremblement dans sa voix. Mais c’est en effet au sujet de monsieur Leduc que nous venons vous voir. Vous avez signalé son absence au commissariat du 9e ce matin, c’est bien cela ?

⸺ Euh, oui. Mais l’agent qui m’a reçue m’a dit qu’il ne pouvait pas investiguer parce que Nicolas peut s’en aller si bon lui chante.

⸺ C’est exact. Si rien ne justifie le classement en disparition inquiétante, nous ne pouvons pas enquêter. Toute personne majeure est libre de partir sans avertir ses proches.

⸺ Mais Nicolas n’avait aucune raison de vouloir me quitter ! s’écria Alice désemparée. Et pourquoi est-ce que vous venez me voir alors ? Si vous ne pouvez rien faire…

Franck jeta un coup d’œil à Alexandra, toujours silencieuse. Celle-ci hocha imperceptiblement la tête et le commandant poursuivit :

⸺ Madame Flamand. Alice. Je peux vous appeler Alice ?

⸺ Si vous voulez.

⸺ Depuis combien de temps connaissez-vous monsieur Leduc ?

⸺ Depuis un an environ.

⸺ Où l’avez-vous rencontré ?

⸺ À mon travail. Je… je suis caissière dans une supérette, pas très loin d’ici. Il habitait le quartier et il y faisait ses courses de temps en temps. On a sympathisé, et puis de fil en aiguille…

⸺ Vous vivez ensemble ?

⸺ Oui et non. Nicolas n’a plus de logement fixe. La semaine, il loge là où il travaille, il effectue des boulots saisonniers. Et puis, le week-end, il est en général avec moi. Alors, je peux pas vraiment dire qu’il vit ici, mais il y reçoit son courrier en tout cas. Il n’a pas d’autre adresse permanente, ça j’en suis sûre, ajouta-t-elle avec conviction.

⸺ Que savez-vous de son passé ?

Prise au dépourvu, elle bégaya :

⸺ Son… son passé ? Vous… vous voulez dire son enfance ?

⸺ Oui, ses proches, son histoire, ce qu’il faisait avant de vous rencontrer…

⸺ Euh, quand je l’ai connu il vivait une passe difficile. Il ne m’a pas parlé de sa famille, je crois qu’il n’en avait plus. Je sais qu’il avait une sœur, parce qu’un jour il m’a déclaré qu’il n’était qu’un raté ; qu’il avait hérité de beaucoup d’argent d’elle et qu’il avait tout dilapidé. Mais il n’aimait pas aborder le sujet.

⸺ Avait-il des soucis ?

⸺ Financiers vous voulez dire ?

⸺ Financiers ou autres. Semblait-il préoccupé ?

Alice hésita :

⸺ Pas vraiment. Il avait pas trop de sous sur son compte courant, mais comme il ne payait pas de loyer, je suppose qu’il économisait. Il donnait de l’argent pour les courses de temps en temps, affirma-t-elle, soucieuse de préserver la réputation de son ami. Il disait toujours…

Constatant qu’ils s’étaient mis à parler de Nicolas au passé, elle se reprit :

⸺ Il dit toujours qu’un jour on partira tous les deux, qu’il m’offrira un beau voyage et que peut-être on reviendra pas, qu’on s’installera à l’autre bout du monde... C’est un joli rêve, ajouta-t-elle les yeux dans le vague. 

Franck laissa le silence se prolonger. Il était sûr qu’elle avait encore des choses à révéler. Elle continua :

⸺ Des fois… il rentre avec les mains ou la figure abîmée. Je vois bien qu’il s’est battu. Quand je lui pose la question, il assure que c’est rien, que les gars ont le sang chaud dans la Dombes.

⸺ Dans la Dombes ? releva Franck.

⸺ Oui, c’est par là-bas qu’il bosse la plupart du temps. Dans le Beaujolais aussi, mais moins souvent ; il y a fait les vendanges l’année dernière.

⸺ Quels autres types de boulots lui connaissez-vous ?

⸺ Oh je sais pas trop ! Il répare des objets, il nettoie des étangs, je crois, des trucs avec la pêche, il a participé à une construction en pisé…

Franck reposa la question :

⸺ Et donc vous n’avez rien noté de spécial ces derniers temps ? Il n’a pas paru plus préoccupé ? Il ne s’est pas battu plus souvent, plus violemment ?

⸺ Ben non, j’ai beau réfléchir, je ne vois pas. Le week-end dernier, il était tout à fait comme d’habitude, de bonne humeur même, je dirais.

⸺ De meilleure humeur que d’ordinaire ?

La femme fit la moue.

⸺ Non. Vraiment, j’ai rien vu de différent, il était comme d’habitude, répéta-t-elle. Mais pourquoi vous me posez toutes ces questions ? Vous allez le rechercher finalement ?

Franck battit en retraite. Il ne voulait pas pénaliser l’enquête future, si enquête il devait y avoir.

⸺ Nous prenons juste des renseignements. Au cas où. Voici ma carte. Si un détail important vous revient ou si monsieur Leduc réapparaît, je vous prie de m’en faire part, d’accord ?

Alice haussa les épaules. Elle ne croyait pas une seconde que l’absence de son ami intéressait le SRPJ et elle était sûre qu’ils l’oublieraient aussitôt le seuil de sa porte franchi.

Elle prit néanmoins le bristol avec les coordonnées du commandant et remercia les policiers tout en les guidant vers la sortie.

6

⸺ Tu en penses quoi ? demanda Franck à Alexandra sitôt qu’ils furent dehors.

⸺ Elle avait l’air sincèrement inquiète...

Son collègue fronça les sourcils et la coupa :

⸺ Oui, ça je suis d’accord, mais je voulais dire… Leduc ! C’est quand même bizarre que nous le retrouvions sur notre chemin…

⸺ Sacrée coïncidence, oui ! Je pensais ne plus jamais entendre parler de lui après ce qu’il s’est passé il y a deux ans. Mais il avait mal viré apparemment. Tu te rends compte, perdre tout ce fric en un an ? Mais qu’est-ce qu’il a traficoté ? Sa copine n’a pas eu l’air de penser qu’il souffrait d’une addiction quelconque… Le jeu ?

⸺ Non, elle n’a rien dit à ce sujet. Mais nous vérifierons ça, il s’est peut-être fait interdire de casino avant leur rencontre.

⸺ Ah bon, parce qu’on a une affaire maintenant ? Je croyais que ce n’était pas une disparition inquiétante, le taquina Alexandra.

⸺ Ah ah ! ricana Franck. Ce n’en est peut-être pas une au regard de la loi, mais tu avoueras que c’est pour le moins intrigant !

⸺ On est bien d’accord !

⸺ Alors allons voir Martin, c’est à côté. Et investiguons un peu, ça ne mange pas de pain. Demain à la première heure, j’appellerai Alice Flamand, et si Leduc est toujours aux abonnés absents, j’avertirai le commissaire et le procureur.

Il fronça les sourcils, hésitant :

⸺ Non, je vais essayer de le joindre maintenant…

⸺ Un dimanche ?

⸺ Si Leduc passait son temps dans la Dombes, il va peut-être nous falloir le concours de la gendarmerie. Alice Flamand a déclaré qu’il bossait vers Villars ces derniers temps. Le proc’ va devoir se mettre en contact avec le parquet de Bourg-en-Bresse. Le procureur de Bourg va appeler le commandant de la compagnie de Trévoux, qui va convoquer le commandant de la brigade de Villars…

Alexandra le regarda les yeux ronds.

⸺ Tout ça ? s’exclama-t-elle.

⸺ Eh oui ! Tu n’as jamais bossé avec les militaires ? Ils sont efficaces, mais un brin procéduriers…

⸺ Ouch, non, à Paris je n’ai pas tellement eu le loisir de les côtoyer, répondit la capitaine. Et la guéguerre police-gendarmerie, ça se passe comment dans le coin ?

Franck fit la moue.

⸺ Bah, ça dépend… Le commandant actuel de la compagnie de Trévoux, je ne le connais pas. Le major de Villars est super sympa, nous avons collaboré il y a trois-quatre ans et nous nous étions bien entendus. C’est un gars très pro et cool en dehors du boulot.

⸺ Tu le connais personnellement ? s’étonna la psychologue.

⸺ Personnellement c’est beaucoup dire, disons que nous avions sympathisé et passé quelques soirées à discuter, à l’époque.

⸺ Et tu crois vraiment que le proc’ va lancer le branle-bas de combat avec des éléments aussi minces ? s’enquit-elle.

⸺ Je dirais que ça dépend de comment je lui explique les choses et… j’ai quelques appuis, sourit Amelin sans en dévoiler davantage. L’enquête de 2005, le meurtre irrésolu de Catherine, et maintenant la disparition de Nicolas… Je pense que nous pouvons considérer cela comme un élément nouveau, non ? Cette affaire me reste en travers de la gorge, je ne manquerai pas la moindre opportunité de la résoudre.

⸺ Tu es conscient que cela n’a peut-être aucun rapport ? tempéra sa collègue.

Franck soupira :

⸺ Tu as sans doute raison. Mais je ne peux pas laisser tomber, Alex… Deux ans que je me demande ce que nous avons bien pu rater. Deux ans que cette histoire me pourrit la vie. Je ne veux pas rester sur un échec.

Alexandra posa la main sur le bras de son ami.

⸺ C’est le problème quand on dirige le meilleur groupe du SRPJ Franck. Taux de réussite de presque cent pour cent. Forcément, une affaire non résolue, ça fait tache.

⸺ Oui, comme tu dis, ça fait tache…

7

Samedi soir.

Nicolas n’identifia pas la voix lui ordonnant de s’asseoir face au mur.

⸺ Si tu bouges une oreille, j’te descends ! Si tu parles sans qu’on te l’ait demandé, j’te dérouille, aboya l’homme qui dévalait les marches d’un pas rapide mais pesant.

Nicolas, en un flash, reconnut la présence dans son dos de celui qui l’avait agressé près de l’étang. Il empestait la sueur et le tabac froid.

Leduc ne tenta pas de se retourner. Son cerveau carburait à toute allure : il était Nicolas Leduc. Il venait de finir de nettoyer l’étang de la Luzière vendredi matin et il buvait son café quand on l’avait attaqué par-derrière et assommé.

Rassuré d’avoir recouvré la mémoire, il entendit l’autre déposer un objet au sol. Une odeur de soupe vint chatouiller ses narines et il s’aperçut qu’il était affamé. Puis on lui enfila une cagoule sur la tête. Noire et épaisse, celle-ci l’empêchait de distinguer quoi que ce soit.

⸺ Tu la boucles, tu restes tranquille et tout ira bien, déclara l’inconnu en s’éloignant. Attends que j’aie refermé la porte pour enlever ta cagoule. Et tu la remettras à chaque fois qu’on vient te voir, compris ?

⸺ Compris, murmura le détenu d’une voix éraillée.

Son geôlier, presque en haut de l’escalier, beugla :

⸺ J’ai pas bien entendu ! Compris ?

⸺ Compris ! répéta Nicolas plus haut, saisissant qu’on cherchait à le mater.

L’homme, satisfait, referma à clé. Le silence se fit de nouveau.

Le prisonnier, dans un cliquetis de chaînes, ôta le capuchon opaque et se remit dos au mur. Un plateau en fer chargé d’un verre d’eau, d’un bol de potage odorant et d’un morceau de pain gros comme son avant-bras l’attendait. Il eut beau se dire qu’il fallait manger doucement, il engloutit ce repas frugal. La soupe chaude le réconforta, tout autant que l’idée que s’ils le nourrissaient, cela signifiait sans doute qu’ils ne voulaient pas le tuer. Le fait que son geôlier refuse qu’il voie son visage accréditait aussi cette hypothèse.

Rassuré par ces indices, repu et épuisé, il s’endormit malgré la position inconfortable imposée par les liens trop courts.

8

Lundi matin.

Joël Assant fonça sur Alexandra dès qu’il la vit déboucher de l’ascenseur. Le policier, armé de son habituel gobelet de café, passa sa main libre dans sa tignasse ébouriffée et taquina sa collègue :

⸺ Alors la profileuse, on fait des cachoteries, on enquête sans les copains ?

Elle sourit.

⸺ Ah ! Le chef t’a raconté notre escapade d’hier ?

⸺ Ouais. Et il a semé un joyeux bordel ce matin ! Le commissaire était furieux, mais Franck a réussi à obtenir une autorisation du proc’ de Bourg. La paperasse est en cours et le lieutenant-colonel de Trévoux lui a donné rendez-vous à la gendarmerie de Villars-les-Dombes.

Alexandra secoua la tête.

⸺ Non ? Déjà ? Il est incroyable ! Il a des relations partout et il sait frapper aux bonnes portes. Il obtient toujours ce qu’il veut en un temps record. Incroyable, répéta-t-elle.

⸺ Le proc’ de Bourg est un ami de la famille. Ami personnel de maman, énonça Joël avec ironie, ça aide !

Franck était issu d’une grande famille de la bourgeoisie lyonnaise. Il ne se vantait pas de ses origines, mais n’hésitait pas à s’appuyer sur le réseau de sa mère en cas de besoin. Celle-ci, bien que réprouvant le choix de carrière de son fils et n’omettant pas de le rappeler à chaque fois que l’occasion s’en présentait, ne pouvait, bien entendu, rien lui refuser.

Joël avala sa dernière gorgée de café et conclut :

⸺ Bref, je suis quand même vexé que vous soyez pas venu me chercher hier…

Sa coéquipière s’esclaffa :

⸺ Alors ça, c’est la meilleure ! Les fonctionnaires lyonnais qui se plaignent parce que leur patron ne les fait pas bosser le dimanche, on aura tout vu !

⸺ Fonctionnaire ? Non mais dis donc, tu te prends pour qui, la Parisienne ? Je suis un vrai gone{3} moi au moins ! Et à Lyon, les flics, ils bossent tous les jours, mademoiselle !

Une voix les interrompit. Ils se retournèrent d’un bloc et virent Franck les observer en fronçant les sourcils.

⸺ Les enfants, on cesse de se chamailler ! claironna-t-il.

Dans un bel ensemble, Alex et Joël s’exclamèrent :

⸺ Oui papaaa !

Ils pénétrèrent à sa suite dans le QG où le commandant avait déjà éparpillé des photocopies de la déclaration d’Alice Flamand. Leur collègue Jérôme Berthier accrochait le portrait du disparu sur le tableau blanc.

⸺ Bon, j’ai eu le procureur hier et il a pris le proc’ de Bourg au saut du lit, les renseigna Amelin. L’information judiciaire pour le meurtre de 2005 n’étant pas close, il est d’accord pour que nous tentions de dénicher un lien entre l’absence inopinée de Nicolas Leduc et le meurtre de sa sœur il y a deux ans. Il nous délivre une commission rogatoire pour enquêter sur les faits et gestes du bonhomme depuis. Et nous allons avoir l’appui de la gendarmerie pour découvrir ce que Leduc a traficoté dans la Dombes ces derniers mois et lancer éventuellement des recherches s’il ne réapparaît pas ou si un élément nouveau survient. J’ai rendez-vous à Villars en fin de matinée.

Joël se frotta les mains et s’assit bruyamment, balançant ses pieds sur la table et faisant grimacer sa collègue.

⸺ Cool ! C’est reparti alors l’affaire Leduc ? Décidément, cette famille ne cessera jamais de nous étonner !

⸺ Attention, précisa son chef, s’il s’avère que le bonhomme s’est éclipsé volontairement et si les dossiers ne sont pas liés, nous arrêtons tout !

⸺ On travaille avec qui ? demanda Alexandra.

⸺ Pour l’instant c’est nous quatre. Et le juge Boisseau ; je me charge de lui, j’ai l’habitude, il vient rarement sur le terrain. Nous allons nous focaliser sur le disparu. Nous explorerons deux axes en parallèle : le localiser ET établir une connexion entre son absence et le meurtre de 2005. N’oubliez pas que s’il n’y a pas de lien, il n’y a pas d’affaire ! À moins de retrouver un corps bien sûr… – Il jeta un œil au tableau – Dégotez-moi un tirage plus récent. Jérôme, ce matin tu me prépares un signalement complet et tu inscris Leduc au registre des personnes disparues. Et n’oublie pas la photo ! Joël, dès que nous avons quelque chose, nous te prévenons, et en attendant que Jérôme fasse le signalement avec Didier, épluche les fichiers avec Paulo. Je veux tout connaître de ce type. Il me faudra aussi ses derniers appels et ses relevés de carte bancaire.

⸺ Je m’en occupe ! déclara Jérôme qui prenait des notes.

⸺ Le juge Boisseau doit avoir envoyé tous les papiers, contacte-le si ce n’est pas le cas, continua son chef. Alex, toi et moi allons retourner voir son amie pour la prévenir et lui soutirer des informations. Nous transmettrons à Jo nos trouvailles : ce que portait Leduc quand il est parti de chez elle et ce qu’il a emporté comme fringues, son numéro de téléphone, l’immatriculation de sa voiture s’il en a une, les endroits qu’il fréquente et ses petites habitudes. Pendant que nous sommes dans le coin, nous passerons aussi au commissariat du 9e pour leur dire que nous avons une saisine. Puis nous nous concentrerons sur ses faits et gestes entre mars 2005 et aujourd’hui, en remontant dans le temps. Le plus important pour commencer, c’est de savoir où il était la semaine dernière et quelle est la dernière personne à l’avoir vu. On fait le point à notre retour. Bonne chasse !

Ils se séparèrent, sentant en eux la pression des débuts d’enquête, cette montée d’adrénaline qui faisait battre le cœur plus vite, cette excitation qui stimulait les neurones et activait les connexions cérébrales.

Et cette histoire-là avait une saveur particulière. Pour une fois, le sort de la victime potentielle leur importait moins que la possibilité de clôturer enfin leur seule affaire irrésolue. Ils espéraient tous les quatre que Nicolas Leduc n’avait pas juste décidé de mettre les voiles sur un coup de tête.

9

Franck et Alexandra revinrent de chez Alice Flamand avec une caisse de papiers appartenant au disparu. Anxieuse à l’idée qu’il soit arrivé un accident grave à son ami, elle leur donna tout ce qu’elle possédait.

Ils ne surent rien de plus sur ce qu’il faisait quand il s’absentait la semaine. En revanche, ils apprirent le nom de son fournisseur de téléphonie – information qu’ils transmirent aussitôt à Jérôme pour la réquisition à l’opérateur – et aussi qu’il détenait une vieille Clio blanche de seconde main dont sa copine ne se rappelait pas l’immatriculation. Il avait bien évidemment les clés et la carte grise du véhicule avec lui.

En milieu de matinée, installés dans le QG, le commandant et la capitaine épluchaient avec minutie le contenu du carton, commentant et placardant au fur et à mesure les trouvailles les plus intéressantes sur le tableau. D’anciennes factures, un carnet de santé élimé, une photo où il figurait avec trois inconnus, un fascicule sur la gestion des étangs en Dombes, un livre sur les oiseaux, un fatras de prospectus et de documents personnels dans lequel se cachait peut-être un indice important. Selon sa compagne, Nicolas ne possédait pas d’ordinateur.

Ils recensèrent des fiches de paye et autres éléments administratifs, mais Alice avait avoué qu’il bossait parfois au noir et aussi qu’il trimballait avec lui un sac à dos dont elle ignorait le contenu. Elle leur avait fourni une photo récente où elle apparaissait avec Leduc. Le cliché avait été pris à la Vogue des marrons{4} en novembre 2006 et Alice leur avait assuré qu’il n’avait pas changé de coupe de cheveux depuis.

Joël et Jérôme avaient effectué les démarches nécessaires et lancé les recherches avec leurs collègues informaticiens ; au deuxième étage de l’Hôtel de police, les ordinateurs, guidés par Paulo et Didier, tournaient maintenant à plein régime, fouillant les fichiers de police et de gendarmerie, et partout où cela était possible, en quête de données pouvant éclairer le passé récent de Leduc.

Le tableau commençait à se remplir, mais ils n’avaient toujours pas le moindre indice concernant ses activités la semaine précédente.

⸺ J’comprends pas, marmonna Joël en se grattant le menton. Là, on est en train de brosser le portrait d’un type qui n’a pas un rond, qui n’a pas de vrai domicile, qui vit aux crochets d’une caissière de supermarché et qui effectue des petits boulots plus ou moins déclarés. Il ressemble au mec qu’on a croisé à la mort de sa sœur. Il est où le fric qu’elle lui a légué ? Il avait hérité d’un joli pactole, non ?

⸺ Exact, confirma Franck. Sa copine nous a dit qu’il avait tout dilapidé avant leur rencontre. Nous allons devoir éplucher ses comptes en 2005-2006. Tu as pu joindre sa banque, Jérôme ?

⸺ Oui, il va leur falloir du temps pour nous sortir ça. Je devrais recevoir aujourd’hui les transactions les plus récentes. Pour le reste, j’irai les voir demain.

Franck acquiesça :

⸺ Parfait ! Et le téléphone ?

⸺ Pareil, je reçois les fadettes demain.

⸺ OK. Joël et Jérôme, continuez à étudier tout ça. Alex et moi allons à Villars-les-Dombes, c’est là qu’il travaillait au moment où il s’est volatilisé selon Alice Flamand, et nous allons nous assurer du concours des gendarmes. Alex, je te laisse prendre un agrandissement et une copie de la photo de la Vogue.

⸺ Si je me souviens bien de ce que tu nous as raconté, sa dulcinée a dit qu’il lui semblait qu’il bossait vers Villars-les-Dombes. C’est super vague ! Si les bleus ont rien sur lui, tu crois qu’ils vont te regarder te balader dans le coin et montrer sa trombine à tous les paysans que tu rencontres ? ironisa Joël.

⸺ Et pourquoi pas ? répliqua Alexandra. C’est la seule piste que nous ayons. À moins que tu n’aies une meilleure idée et que tu veuilles accompagner Franck à ma place ?

⸺ Ouh là, non, sans façon ! La cambrousse, je suis allergique. C’est truffé de marécages et de moustiques, ce coin, moi j’y mets pas un orteil !

Alexandra éclata de rire. Elle n’avait jamais mis les pieds dans cette région, mais elle était bien décidée à taquiner son ami.

⸺ Et tu me traites de Parisienne ? La Dombes est un très joli coin, paraît-il. Ce ne sont plus des marécages, mais des étangs, et des moustiques au mois de février, c’est plutôt rare, tu sais. Il y a une réserve d’oiseaux magnifiques et en plus on y mange bien.

⸺ Ouais, des grenouilles et du poisson de vase ! Beurk !

⸺ Jo, t’aimes pas les grenouilles ? s’exclama Jérôme qui avait l’habitude d’entendre ses collègues se chamailler comme des mômes et suivait le débat avec amusement. Marie-Hélène me tanne pour que je l’emmène en manger avec les gosses, sauf qu’à cinq, ça coûte la peau des fesses !

⸺ Je sais pas, j’ai jamais goûté, rétorqua Joël. Et c’est pas demain que ça va changer ! Ça m’étonne pas que les étrangers nous trouvent chelous avec nos escargots et nos grenouilles. C’est trop bizarre de bouffer des trucs verts et gluants, quand même.

Jérôme le contempla d’un air perplexe. Il faillit rétorquer que cuisiné, ce n’était ni vert ni gluant, mais Alexandra lui coupa l’herbe sous le pied. Abandonnant le combat, elle gloussa :

⸺ Laisse tomber Jérôme. Les goûts culinaires de Jo se limitent aux hamburgers et à la pizza. Pour un gone qui clame que Lyon est la capitale mondiale de la gastronomie, c’est à mourir de rire !

Ils s’esclaffèrent de concert tandis que la victime de leurs sarcasmes faisait mine de se renfrogner. En réalité, il aimait bien ces joutes verbales avec sa Parisienne préférée. Pour une fois, il eut la grâce de reconnaître qu’il avait perdu la bataille. Mais elle ne perdait rien pour attendre.

10

Dimanche.

Nicolas Leduc se réveilla tout ankylosé.

Il avait dû dormir un bon moment, la lucarne au-dessus de sa tête diffusait à présent une lumière grisâtre et un rayon de soleil timide se frayait un chemin jusqu’aux casiers à bouteilles, faisant danser les grains de poussière dans l’air vicié.

Son estomac criait famine et il enrageait de ne pas pouvoir se mettre debout.