Venues d'ailleurs - Philippe Laperrouse - E-Book

Venues d'ailleurs E-Book

Philippe Laperrouse

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Beschreibung

Dans une ville de province, le journaliste Victor Hérini fait la rencontre d’Emma, une médium réputée. Sollicitée régulièrement par la police et le commandant Damien Benco pour résoudre des affaires complexes, Emma est rapidement persuadée que Victor possède lui aussi des dons de médiumnité. Pendant ce temps, une série d'attentats à l’arme blanche secoue le centre-ville. Benco fait de nouveau appel à Emma, qui convainc Victor de participer à l'enquête.

Leur investigation les mène sur la piste d’une bande de tueuses venues d’Afrique, financées par un réseau international cherchant à semer la terreur. Alors que la violence s’intensifie, l’affaire prend une tournure politique inattendue, plongeant Victor et Emma dans une course contre la montre pour déjouer les plans de ce réseau criminel.

Entre paranormal, enquête policière et tensions géopolitiques, ce thriller vous tiendra en haleine jusqu’à la dernière page.


À propos de l’auteur :

Philippe Laperrouse, 73 ans, réside dans la banlieue lyonnaise, où il est né. Retraité de la fonction publique, il a suivi des études scientifiques et économiques. Auteur prolifique, il a publié plusieurs romans, deux essais, un recueil de nouvelles historiques, ainsi que deux albums de dessins humoristiques. Il s’est également essayé à l’écriture de pièces de théâtre. En dehors de la littérature, il s’intéresse à la bande dessinée, au football et au jardinage. Toutes ses œuvres sont à découvrir sur son site d’auteur : www.monpied.net.

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Seitenzahl: 167

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Philippe Laperrouse

Venues

d’ailleurs

Polar paranormal

Illustration graphique : Graph’L

Image : Adobe stock

Éditions Art en mots

1.

24 juillet, minuit moins dix. La journée avait été chaude. Dans les allées du cimetière flottait une tiédeur agréable. Emma et Victor étaient assis côte à côte sur le bord d’une pierre tombale, dans la pénombre. C’était leur première rencontre. De sa voisine, Victor distinguait un profil finement délié, un éclat de-ci de-là dans sa chevelure lisse et surtout la luminosité de son regard.

— Je suis un médium, dit-elle. Enfin… je crois parce que mes dons ne fonctionnent pas à tous les coups.

Cet aveu brusque le surprit un peu. Victor comprendra plus tard qu’Emma va toujours droit au but, comme la grande sportive qu’elle est. Dès le départ, elle avait dit l’essentiel d’elle-même en une phrase.

Elle l’avait interpellé dans l’une de ses balades nocturnes. C’était l’une des occupations préférées de Victor. Il ne s’en vantait pas, car on aurait pu y voir une forme de perversité. Comment peut-on trouver de l’agrément à une déambulation entre des tombes ? Pourtant, il avait toujours aimé arpenter les allées d’un cimetière. C’était un lieu qui le fascinait : il présentait l’étonnante caractéristique d’être à la fois désert et très peuplé.

Emma l’avait surpris juste au moment où il s’interrogeait sur la peur que la nuit suscite chez le commun des mortels. Pourquoi craindre l’obscurité ? Elle protège autant une éventuelle victime qu’un potentiel assaillant.

— Bonsoir, avait-elle dit, je m’appelle Emma.

Victor ne put s’empêcher d’avoir une réaction idiote en lui faisant remarquer qu’elle n’avait pas le droit de se trouver dans le cimetière municipal à cette heure tardive. Elle répliqua que lui aussi était en faute, ce qui s’avérait parfaitement exact. Comme elle, il avait soudoyé le gardien, le brave Augustin, pour obtenir un double de la clé de la grille d’entrée.

— Pourquoi êtes-vous là ? demanda-t-elle. Il faut être taré pour se promener la nuit entre des rangées de tombes.

C’était la bonne question. Énoncée de manière un peu vive, mais excellente quand même. Il avait donné une réponse de premier niveau qui - il l’espérait - la satisferait.

— Je suis fasciné par le vide. Je me suis toujours demandé pourquoi nous avions le vertige en hauteur. On peut se poser la même question au sujet de tout ce qui est désert. La banquise glaciaire ou le vrai désert de sable par exemple.

— Vous envisagez un stage au Sahara ?

— Non, j’en ai trop peur. Un lieu fascinant est forcément attirant, mais il peut susciter l’appréhension aussi bien que l’apaisement, ça dépend de nous. Pour moi, je redoute les vastes étendues du Sahara qui sont des zones de mort. À l’inverse, comme ce cimetière, je peux me sentir bien dans un endroit envoûtant et ne pas le craindre. Et pas seulement un lieu. La nuit par exemple, j’aime l’obscurité, mais je n’en ai pas peur contrairement à beaucoup de gens. Et vous ? Pourquoi vous dites-vous médium ?

— Médium éclopé. J’ai des visions parfois, mais souvent ça ne marche pas : elles ne signifient rien ou alors je crois avoir des apparitions qui n’en sont pas.

— C’est étrange ! Et vous êtes étrange. Reconnaissez que lorsque vous vous présentez comme ça, il y a de quoi être sceptique ou étonné.

— Je sais… mais j’aimerais prendre le temps de vous convaincre que certains hommes ou certaines femmes peuvent percevoir au-delà de ce que leur font voir leurs cinq sens. Vous en êtes peut-être !

Il ne contrôla pas un léger mouvement de recul qu’elle ressentit clairement :

— Pourquoi moi ?

— Nous sommes dans l’obscurité. C’est le meilleur moyen d’éprouver des sentiments inhabituels. Je sens en vous quelqu’un de sensible à des impressions extra-sensorielles. Ne me demandez plus d’explication, je n’en ai pas. Pour avoir une petite chance de comprendre, il faut quitter le domaine du rationnel.

Elle entraîna Victor dans une longue démonstration qu’elle servait à tous ceux qui s’interrogeaient sur ses supposés dons. Il trouvait sa voix agréable, comme un doux murmure. Il écouta son discours avec sympathie et même intérêt.

D’après Emma, l’enveloppe humaine est affectée de vibrations, c’est indiscutable. Si on n’accepte pas ce préalable, comment justifier que certains individus attirent l’attention dès leur apparition au sein d’une foule, alors que l’arrivée d’un être quelconque dans n’importe quel lieu laisse son entourage indifférent.

Il y a pire ! Si vous ne croyez pas aux impulsions qui nous traversent, comment expliquez-vous le phénomène du « coup de foudre », si ce n’est pas l’interaction des vibrations qui émanent des deux personnes concernées ?

Là-dessus, Victor était d’accord.

— Vous avez sans doute raison, Emma, il y a des connexions mystérieuses entre deux êtres. Mais de là à y voir une force surnaturelle…

— Ce n’est jamais simple, jamais rationnel. Ces connexions se font ou pas. Il y en a même qui se font puis se défont.

Cette discussion hors du temps amusait Victor. Pour alimenter la conversation, il l’interrogea sur ce qu’elle pensait des vibrations qu’il dégageait en cet instant :

— Elles sont profondes.

— Vous dites ça pour me faire plaisir ou vous voyez quelque chose de moi qui m’échappe ?

— Non, c’est une remarque de simple bon sens. Pour se balader seul, dans les allées d’un cimetière, il faut ressentir quelque chose qui vous rapproche des esprits. Selon moi, vous émettez les sortes d’ondes qui animent tous ceux qui peuvent se connecter avec l’au-delà. Le petit problème, c’est que vous n’en avez pas conscience.

À vrai dire, Victor ne s’était jamais posé la question des esprits, mais en l’écoutant il pensa qu’elle avait peut-être raison. S’il était là, entouré de défunts, il se pouvait qu’il croie aux esprits sans oser se l’avouer ni se confier aux autres par peur du ridicule. Dans le monde du rationalisme triomphant, il y a des délires qu’il vaut mieux garder pour soi. Il essaya de détourner la conversation :

— Vous ne m’avez pas vraiment répondu : que faites-vous ici ?

— Je viens régulièrement parler avec ma mère. J’ai besoin de ses avis. Nous sommes d’ailleurs assis sur sa tombe.

Comme piqué par un insecte, il fit un geste pour se relever vivement, mais elle le retint.

— Oh pardon !

— Ne vous inquiétez pas, Victor. Maman est très accueillante. J’y pense… si vous vous intéressez vraiment au concept du vide, j’ai une adresse qui va vous passionner : une plage en Normandie. Il faut y être tôt vers cinq heures du matin. Je n’ai jamais connu un lieu aussi vide de tout. J’aimerais savoir ce que vous en dites.

À la lueur d’un rayon de lune, elle griffonna un morceau de papier qu’elle avait extrait de nulle part et elle le lui fourra dans les mains.

— Peut-être pourrions-nous poursuivre la conversation la semaine prochaine — même jour, même heure — au bistrot qui est en face de la sortie du cimetière ?

Plus tard, Victor saura que lorsqu’Emma fixe un rendez-vous, elle ne se préoccupe pas de la disponibilité de son interlocuteur. Un peu ébahi de son culot, il fut sur le point de décliner son invitation. Sa compagnie était divertissante, mais d’une part il avait autre chose à faire, et d’autre part, il avait de la peine à la prendre complètement au sérieux. Mais il sous-estima son potentiel d’empathie :

— Vous avez envie de me rencontrer de nouveau, mais vous n’osez pas, n’est-ce pas ?

C’était exact. En dépit des prétextes crétins qu’il était en train de s’inventer pour ne plus la revoir, il souhaitait quand même un nouveau rendez-vous… Pour Victor, la curiosité était un beau défaut, il aimait s’en prévaloir. Elle l’avait encore aisément deviné.

— Je suis médium, ne l’oubliez pas, dit-elle en souriant.

— OK pour la semaine prochaine, Emma. À propos, je me nomme Victor.

— Ça ne me convient pas du tout.

Elle lui fit savoir sans ambages qu’elle trouvait son prénom parfaitement ringard et qu’elle l’appellerait Gary.

2.

Les visites de Charles Porsifal chez son beau-père étaient une vraie corvée punitive, mais c’était le vieux qui tenait les cordons de la bourse. Elles étaient donc incontournables et pénibles pour chacun d’eux. Jézabel, la femme de Charles, avait beau se dévouer pour jouer les conciliatrices, rien n’y faisait : l’un exécrait l’autre.

Ce matin-là, comme chaque trimestre, les deux silhouettes se faisaient face dans le grand salon du château de Rouvres-les-Bois. Au début du mois d’août, la canicule imposait sa chape de plomb ; à cette époque de l’année, les épisodes de chaleur étouffante devenaient fréquents. Charles était affecté d’une obésité prononcée. Il en souffrait durement dès que le thermomètre grimpait. Dès qu’il avait mis un pied dehors, il avait senti le dos de sa chemise inondé de sueur.

Mal dans sa peau, il se sentait, en plus, mal à l’aise dans sa relation avec son beau-père. Pourtant la discussion avec ce dernier offrait à Charles une consolation mince, mais appréciable : les lourdes tentures aux fenêtres, les murs épais permettaient de ressentir un peu de fraîcheur dans l’immense salon de réception du château.

La bâtisse du XVIe siècle avait été acquise par l’arrière-grand-père d’Aymeric de Rochemon et restaurée depuis par plusieurs générations de Rochemon. Le propriétaire actuel, qui estimait avoir droit au titre de comte, poursuivait le devoir de mémoire familiale. Il rénovait sa demeure pièce après pièce en tyrannisant un bataillon d’artisans locaux.

Charles détestait cet homme à commencer par sa physionomie : plus particulièrement ce visage austère, aux yeux sans expression, et surtout sa voix grave et tranchante. Le pire, il le vivait quand son beau-père devenait odieux sans élever le ton. Ces phrases étaient énoncées calmement tout en étant tranchantes comme des lames.

L’attitude impassible et arrogante du châtelain agaçait prodigieusement son visiteur. Le comte Aymeric de Rochemon cultivait le style gentleman britannique : pantalon gris de bonne coupe, blazer bleu, chemise blanche, foulard noué dans le cou. Sa façon de tenir sa main gauche dans son dos conférait à sa démarche une élégance qui lui plaisait. Sa silhouette haute, rigide et — bien entendu — aristocratique se déplaçait à grandes enjambées devant son vis-à-vis. Dans un sens, puis dans l’autre. Charles avait du mal à supporter ce va-et-vient permanent. À chacune de ses visites, Charles avait droit à la même admonestation. Son beau-père arpentait le plancher en point de Hongrie en discourant et en agitant ses grands bras prolongés de ses longs doigts osseux qu’il pointait souvent sur sa victime. Il s’écoutait parler. De manière générale, on pouvait dire qu’Aymeric de Rochemon cultivait une esthétique de lui-même.

Le châtelain ne tenait aucun compte de ce que pourraient lui dire Charles ni la plupart de ses interlocuteurs. Sa parole était la plus intéressante et la seule légitime. En ce plein été, c’était le cas.

— Charles ! Il serait temps de réveiller le Réveil National.

Aymeric était friand de l’ironie glaçante de cette phrase, puisqu’elle lui revenait en bouche chaque fois qu’il avait des remontrances à faire à son gendre, ce qui était fréquent.

— Nos amis d’Afrique s’impatientent ! Ils ne vont pas supporter l’absence de résultats encore très longtemps.

Charles ignorait qui étaient « les amis d’Afrique ». Il n’avait jamais osé poser la question et il n’en ressentait pas le besoin.

Il savait « simplement » que c’était de ce côté-là que venaient les subsides qui alimentaient la vie de son microparti politique, le Réveil National. C’est Aymeric de Rochemon qui avait poussé Charles à le fonder, puis à en prendre la tête. Le gendre, pétri de culture historique, avait sauté sur l’occasion pour faire avancer les théories sociétales qu’il s’était forgées à la fac et qu’il avait entretenues par de nombreuses lectures d’écrivains aux idées réactionnaires. L’empressement de son beau-père à le propulser en politique lui avait semblé curieux, mais il s’était laissé faire comme un gamin.

Comme à chaque rendez-vous, le problème de Charles était d’émettre quelque chose qui lui permette de sauvegarder sa dignité, alors qu’il était en train de tendre la main.

— Père ! Nous sommes engagés dans une bataille de long terme. Il faut se rappeler que notre parti est jeune : deux ans seulement ! Il ne peut y avoir de succès rapides. Mais dans vingt mois, se tiendront les élections locales. Dans de nombreux départements, nos candidats sont bien placés.

Cette dernière information était destinée à rassurer le maître des lieux, mais elle était complètement fausse. Le Réveil National, composé d’une poignée de sympathisants, avait encore peu d’influence sur l’échiquier politique. Pourtant Charles voyait grand. Sa région avait été le berceau de la structure, mais dès le début, il ne doutait pas qu’elle s’étendrait à toutes les régions, en bousculant les vieilles organisations qu’il jugeait dépassées. Présentement, il se résignait à un triste constat : le Réveil National, petit parti d’extrême droite avait du mal à briller dans les bureaux de vote.

En réalité, Charles ne s’intéressait pas beaucoup aux élections ; il estimait qu’il était plutôt un théoricien. Il ne croyait pas à la démocratie des urnes. Pour faire avancer ses idées, il fallait — selon lui — opérer au ras du sol : dans les entreprises, les associations, les écoles… bref, on devait parler aux gens là où ils se trouvaient.

— Charles, vous n’allez pas assez loin, pas assez vite !

Le châtelain n’élevait toujours pas la voix. Charles savait qu’il allait lui débloquer son allocation trimestrielle, mais il devait d’abord supporter la mine dégoûtée de son hôte.

— On a besoin de chefs, Charles ! Par moment, je me demande si vous en avez le caractère !

Le gendre s’attendait à être humilié, c’était habituel. Ce cirque faisait partie de l’arsenal du vieux qui imaginait le motiver ainsi. Il s’autorisait l’arrogance de celui qui a la main sur le robinet à fric.

Aymeric de Rochemon arrêta soudain sa déambulation et sa diatribe ; il respecta un blanc dans la conversation. Pour Charles, même ses silences étaient froids et gênants. Le comte chercha l’inspiration en examinant longuement le portrait en pied de son ancêtre le cardinal de Rochemon qui conseilla plusieurs chefs d’état au XVIIIe siècle. Il murmura :

— Lui au moins, il n’aurait pas lambiné.

Puis, il sembla revenir à son visiteur :

— Charles, j’attends plus de vous ! Vous viendrez déjeuner dimanche prochain avec Jézabel !

******

En rentrant sur le chemin de son bureau, Charles Porsifal pensa qu’il ne méritait pas le mépris de son beau-père ni de quiconque. Pourtant, c’est ce qui venait de se passer. Dans les combats feutrés avec son beau-père, la seule façon de s’en tirer, c’était ne pas montrer au vieux le visage de l’amertume ou de la colère, ça lui aurait fait beaucoup trop plaisir.

Depuis qu’il était à la tête du Réveil National, il estimait avoir bien travaillé.

Deux ans plus tôt, ils n’étaient qu’une bande de six ou sept hobereaux à nourrir un grand dessein pour le pays. Ils avaient la certitude qu’une place existait pour une organisation de personnages de rang social élevé qui détenaient les vraies manettes de l’économie. Le venin démocratique permettait l’arrivée au pouvoir de n’importe qui. Il était temps d’arrêter les dégâts. Les pionniers s’étaient mis en ordre de bataille pour foncer un mouvement politique.

Au début, on ne pouvait même pas parler de micro parti, le Réveil National, c’était une dizaine d’intellectuels qui se réunissaient de temps à autre et produisaient quelques articles ou conférences à l’impact mesuré. Pour faire progresser ses idées, Charles s’était appliqué à agir non pas dans le tintamarre médiatique comme certains, mais dans l’ombre des réunions et des conversations de salon, ce qui était plus efficace que les agitations frénétiques sur les plateaux de télévision dont se gavaient ses principaux concurrents.

Aujourd’hui, certes les troupes étaient encore peu nombreuses. Charles ne comptait qu’une trentaine d’adhérents dans sa section locale, mais il avait des correspondants dans la majorité des départements métropolitains. Il entretenait aussi des relations dans les institutions publiques et privées, jusqu’aux plus hautes sphères de l’État. Malheureusement, ces soutiens ponctuels inspiraient de la sympathie, mais n’entraînaient pas les foules. Au moment des scrutins, Charles n’avait pas — jusqu’à cet été caniculaire — récolté les fruits de son labeur de soutier. Pour les prochaines élections cantonales, il espérait néanmoins quelques bonnes surprises.

La morgue de son beau-père était souverainement déplaisante, mais il avait raison : pour avoir des succès, il faudrait frapper plus fort. Or Charles, ayant toujours eu la violence en horreur, se sentait mal à l’aise lorsqu’il s’agissait de prendre des décisions qui pourraient être perçues comme agressives. Il se trouvait embarrassé par sa principale contradiction : il était d’une part chef d’une organisation en rébellion contre les vieilles institutions et d’autre part très réticent à toute forme d’utilisation de la force.

Comme chaque année, il allait devoir réunir son Congrès local, qu’il appelait par dérision son Comité Central. C’est-à-dire le petit bataillon de membres actifs, parmi lesquels il savait que son beau-père avait probablement infiltré un ou deux espions à sa solde.

Charles connaissait d’ores et déjà les critiques qu’il devra affronter. Dans son discours d’introduction ou de conclusion, il dira — comme d’habitude - que si quelqu’un a une idée géniale pour élargir l’électorat du parti, il était preneur, bien entendu. Mais jusqu’à maintenant, personne n’avait levé le doigt. Les adhérents s’en tenaient à des déclarations de principe sur l’immigration, le laisser-aller des institutions et de l’État, l’excès d’impôts, l’irrespect des jeunes pour les valeurs traditionnelles… La routine, quoi.

Par conséquent, Charles n’attendait rien de cette réunion. Il allait poursuivre son travail de sape en publiant ici ou là les nouvelles idées de son réseau de penseurs ou en plaçant des hommes frais dans des postes importants dans des entreprises ou des services publics. Certains le traiteront avec mépris « d’intello », incapable de se salir les mains dans des actions concrètes. C’était exact : même à la fac, il ne s’était jamais associé à des opérations coup de poing.

Malgré tout, Charles se sentait tranquille puisque personne n’enviait son fauteuil et surtout pas ses visites à Ameyric de Richmon qui terrorisaient les éventuels candidats.

3.

Victor Hérini vivait dans cette agglomération du centre de la France, dont les médias nationaux parlaient rarement. La tranquillité de ses habitants semblait être sa marque de fabrique.

Il habitait le quartier de la gare depuis quinze ans. Cette partie de la ville était sillonnée par trois grands axes : le chemin de fer, l’avenue Foch qui emportait les flots de véhicules en direction de la capitale et le tramway qui avait fait son apparition en 2000. L’ensemble aurait pu être bruyant, mais une partie des rues étaient végétalisées ce qui contribuait à donner une impression de calme. La population était celle d’une bourgeoisie moyenne, sans histoire ni excès particulier.

Le petit appartement de Victor ne dépassait pas les 25 mètres carrés de surface habitable. L’immeuble datait des années 80, il n’avait même pas le statut de HLM. Par contre, il comptait 12 étages. Victor avait toujours été surpris par le nombre de familles qu’on pouvait entasser en hauteur dans un espace restreint. L’imagination des architectes lui semblait sans limites. Son intérieur comprenait tout le nécessaire et parfois un peu plus. Il pensait souvent que si un être invisible lui apportait de quoi se nourrir, il aurait pu vivre en complète autarcie derrière sa porte. Il n’aurait pas été le seul dans ce cas. Pour lui, c’était l’effet de l’individualisation de la société.

La spécificité digne d’intérêt dans ce logement, c’était la fenêtre de la cuisine. Depuis son dixième étage, il avait vu, à gauche sur le cimetière, à droite sur la prison. Deux lieux qui lui plaisaient, pour des raisons un peu alambiquées qui tenaient sans doute à la particularité de leurs usages.