Vie en transit - Loïc Trujillo - E-Book

Vie en transit E-Book

Loïc Trujillo

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Beschreibung

Rencontres et mélanges des culturesLors de ses voyages au Népal, en passant par l'Inde et en France, Loïc Trujillo réalise une série de reportages sur le thème du détachement par des interviews aussi diverses que les différentes cultures qu'il côtoie. De ces rencontres, et des photographies qu'il réalise en voyage, naît Vie en transit, carnet de voyage polyphonique où se mêlent l'intime et l'universel, où l'autre est toujours source d'inspiration et d'élévation...Un carnet de voyage source de réflexionsEXTRAITJANVIER 2013 | Je viens de quitter Judicaële, une amie proche. Je l’ai rencontrée pour la première fois au printemps 2010. Elle avait souhaité que je lui explique ma démarche, aujourd’hui objet de ce livre. La vie, soudainement, allait apporter avec elle une série de nouvelles collaborations au travers de mon métier, dans des directions jamais imaginées auparavant. Mon long cheminement entrepris en 2006 trouvait à présent un écho et un intérêt auprès de quelques personnes.Pourtant, je me souviens, il y a quatre ans, un 14 novembre 2008 exactement, je revenais de mon dernier séjour en Inde. J’allais clôturer la première partie d’un projet photographique commencé deux ans plus tôt autour de la notion de détachement, qui devait révéler, modifier et confirmer mon approche de vie. Je revenais par le RER B, changement Châtelet — Les Halles. J’arrivais lentement au terminus, la buée sur les vitres couvrait subtilement le nom des stations. Je n’avais aucune idée de ce qu’allait être mon avenir. A PROPOS DE L’AUTEURLoïc Trujillo est photographe et graphiste ; après avoir travaillé dans l’univers caritatif, il termine actuellement un travail photographique intitulé l'Autre, pour une entreprise internationale se préparant aux défis du 3e millénaire et réalise parallèlement un reportage sur quelques hameaux dans le sud-ouest de la France, encore influencés par l’agriculture locale.

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Lors de ses voyages au Népal, en passant par l'Inde et en France, à partir de l'année 2007, Loïc réalise une série de reportages, sur le thème du détachement par le biais d’interviews de personnalités aussi diverses que les différentes cultures qu’il côtoie. De ces interviews, et des photographies qu’il réalise en voyage, naît Vie en transit, carnet de voyage polyphonique, où se mêle l’intime et l’universel, où l’autre est toujours source d’inspiration et d’élévation.

Sommaire

Introduction

Vie en transit

Djraj Lohani Upadhya

Manjul Nepal

Peter Kunwar

Pramada Shah

Kiran Manandhar

Sandrine Jobbin

Denise Massol

Louis Vialettes

Thierry Robin

Yvon Achard

Reza Deghati

Albert Jacquard

Hemant Sarna

Vinod Sharma (Lala)

Matthieu Ricard

Swami Vijayânanda

Tsering Phuntsok

Tsering Tashi (photographie)

Enseignements rudimentaires de langue anglaise (photographie)

Soname Wangmo (photographie)

Soname Tsering (photographie)

Kunchok Gyamtso (photographie)

Tsering Tashi (photographie)

Tsering Lhalung (photographie)

Thup Ten Jinpa (photographie)

Manifestant (photographie)

Chapelet oublié (photographie)

Lobsang Palden

Tsering Dorjee Dekhang

Jacques Vigne

Lalu Majhi

Prière du matin (photographie)

Collecte des cendres (photographie)

Satî (photographie)

Propriétaire de bateaux (photographie)

Dormeur (photographie)

Caste des Dom au travail (photographie)

Tourisme funéraire (photographie)

Réunion solennelle (photographie)

À la recherche de bijoux... (photographie)

Stockage de paille (photographie)

Stockage du bois (photographie)

Sâdhu en prière (photographie)

Raphaël Didjaman

Patrick Petit-Jean

Père Alain J. Richard

Paul Watson

Nicolas Vanier

Caroline Simonds

Sœur Marie Dominique

Remerciements

Loïc Trujillo est photographe et graphiste ; après avoir travaillé dans l’univers caritatif, il termine actuellement un travail photographique intitulé l'Autre, pour une entreprise internationale se préparant aux défis du 3e millénaire et réalise parallèlement un reportage sur quelques hameaux dans le Sud-Ouest de la France, encore influencés par l’agriculture locale d’autrefois, vouée à disparaître.

À Élie, Juliette, Antoine et Olivia

Loïc Trujillo mange la vie avec une immense écoute. Son cœur a de l'appétit pour tout ce qui est humain. Ses yeux arrêtent le temps pour qu'on y plonge corps et âme. Son goût pour la rencontre me donne envie d'errer sur la terre sans peur et sans autre but que de connaître… l'autre.

Caroline Simonds

Introduction

JANVIER 2013 | Je viens de quitter Judicaële, une amie proche. Je l’ai rencontrée pour la première fois au printemps 2010. Elle avait souhaité que je lui explique ma démarche, aujourd’hui objet de ce livre. La vie, soudainement, allait apporter avec elle une série de nouvelles collaborations au travers de mon métier, dans des directions jamais imaginées auparavant. Mon long cheminement entrepris en 2006 trouvait à présent un écho et un intérêt auprès de quelques personnes.

Pourtant, je me souviens, il y a quatre ans, un 14 novembre 2008 exactement, je revenais de mon dernier séjour en Inde. J’allais clôturer la première partie d’un projet photographique commencé deux ans plus tôt autour de la notion de détachement, qui devait révéler, modifier et confirmer mon approche de vie.

Je revenais par le RER B, changement Châtelet — Les Halles. J’arrivais lentement au terminus, la buée sur les vitres couvrait subtilement le nom des stations. Je n’avais aucune idée de ce qu’allait être mon avenir. C’est paradoxalement quand on est dans l’inconnu que l’on est le plus en vie. On est alors voué à la plus grande humilité, jusqu’à toucher le sol, jusqu’à demander pardon.

On est si peu de chose !

Je savais, néanmoins, qu’il me fallait rester concentré et persévérer dans mes choix, les affirmer. J’avais en ma possession une cinquantaine d’interviews sur la notion de détachement de personnes de différents horizons, que je venais de réaliser au Népal, en Inde et en France. Chacune s’était interrogée à ce sujet à un moment de l’existence afin de trouver en elle les ressources nécessaires pour se relever et affronter la vie. Étendre cette réflexion au Népal et à l’Inde était pour moi une évidence. La grande tradition bouddhiste et hindouiste propose une compréhension, vécue parfois, très différente de la nôtre.

C’était en 2006 qu’était née en moi, et sans doute bien en amont dans mon enfance, l’envie d’obtenir des réponses à ce sujet, afin d’affronter mes inquiétudes liées à un tournant de vie. Le mot « détachement » revenait sans cesse à mon oreille. Je le vivais au quotidien du fait d’une santé défaillante. Depuis petit, j’avais appris à me détacher de douleurs articulaires généralisées d’une grande violence, à être indifférent malgré le handicap et la fatigue qu’elles pouvaient générer. Ce chemin initiatique me montrait inconsciemment la voie à suivre.

Il était également nécessaire que je parvienne à me défaire d’un certain regard que j’avais sur le monde. Un monde où je suis le témoin impuissant des nombreuses inégalités et injustices s’amplifiant chaque jour davantage. Un monde où les équilibres sont précaires et où la solidarité est parfois remplacée par la charité, où il paraît plus ardu de s’y engager, d’avancer, de trouver sa place.

Je comprenais que ce travail était indispensable pour vaincre mes peurs et angoisses, pour construire mes propres fondations.

Être détaché : être conscient de ses émotions, de ses attachements, de ses peurs, de sa sensibilité, de son regard, de ses jugements, de ses traumatismes et de son ego, puis, de cet état de conscience, parvenir à obtenir la distance nécessaire pour ne pas en souffrir si tel est le cas. La difficulté subsiste dans la définition de ce « Je » et dans la capacité à établir cette distance, ce recul, pour parvenir à se connecter à son « être ». C’est un long apprentissage et les chemins amenant à cette unicité sont multiples : artistique, religieux, contemplatif, ou encore méditatif.

Mon approche photographique s’est patiemment construite autour des portraits des personnes interrogées et, assez rapidement, naturellement, s’est imposée l’envie de témoigner des lieux que je traversais, à l’image du centre des réfugiés tibétains de McLeod Ganj en Inde, puis du ghât de crémation Manikarnika Ghât à Vârânasî (Bénarès) en Inde.

La vie des personnes rencontrées dans ces lieux était en transit ou y contribuait. Cette notion de transit est un aspect important à saisir dans un travail de détachement ; il suppose l’éphémère, la nécessité et la capacité à s’adapter, à être malléable, fluide, dans le but d’accueillir et de vivre l’instant présent qui peut surprendre, dérouter, déstabiliser, voire traumatiser. Nous sommes perpétuellement en transit de nous-mêmes. Comprendre cette notion, c’est accepter que les choses changent. Pour une mère et un père de famille, c’est accepter de voir leurs enfants grandir et partir. C’est aussi faire le deuil d’un être cher ou faire le deuil d’une partie de soi, être conscient que rien ne dure.

Ce parcours m’a amené, lentement, à ajuster mon regard. Je comprends aujourd’hui qu’il a régulièrement été biaisé, faute de nuances dans mon analyse et dans mes jugements. Cela a souvent engendré contradictions, conflits et frustrations intérieures.

Qu’ils soient artistes, explorateurs, entrepreneurs, médecins, moines bouddhistes ou franciscains, carmélites, sâdhus, réfugiés politiques, réfugiés tibétains, journalistes, civils et humanistes, ces rencontres m’ont démontré leur capacité à prendre leur vie en main avec courage et audace, malgré leurs difficultés de vie. Naïvement, j’espère à mon tour faire de même afin de leur témoigner ma gratitude et mon respect.

C’est avec émotion que je partage dans ce livre un peu de ces parcours de vie recueillis au fil de ce voyage intérieur mené quatre ans durant.

Un mur blanc, immaculé, infranchissable, se dresse devant moi.

Comment est-il possible d’avancer à nouveau ?

Vous êtes souvent dans mes pensées, malgré le fait de ne pas vous avoir vraiment connus. Les aléas de vos existences m’ont été rapportés par vos enfants, mes parents.

Antoine, il t’en a fallu du courage pour recommencer ta vie à quarante-cinq ans. Fuir le franquisme, l’Espagne, ta culture, ta terre, tes racines et traverser ton pays à pied pour rejoindre la France avec tes deux enfants, Hyacinthe et Manuel, puis ton épouse Olivia, ma grand-mère.

Devenir réfugié.

Et toi, Élie, Juliette, mes grands-parents maternels. Gens de la terre. Une terre qui vous a apporté le pain quotidien. Une terre que vous avez travaillée durement, avec amour, le dos courbé pour nourrir vos cinq enfants.

Vous êtes la mémoire transmise par mes parents et que je transmettrai à mon tour. Nous sommes des relais, des transmetteurs et vous êtes à l’origine de cette chaîne. Vous êtes le commencement. Me souvenir de vous est apaisant. C’est un refuge, hors du temps. Cet enracinement me permet de m’élever dans ma conscience, dans mon âme.

Est-il possible de courir sans jamais se retourner ?

Le monde d’aujourd’hui a changé, nous dit-on.

N’est-ce pas dans la nature que d’avoir des cycles ? Faut-il en avoir peur ?

Antoine, ton courage me vient à l’esprit. N’était-ce pas un signe d’intelligence que de dire à un enfant : « Ne t’en fais pas, tout ira bien », alors que tu avais comme seul bagage à ton arrivée en France, une valise en bois.

Il est évident qu’il faut beaucoup d’amour en soi pour agir ainsi.

Il est indispensable de retrouver cette force pour accomplir ce qu’il y a de plus beau en nous. Il n’y a jamais eu de fatalité, seulement des peurs. Celles-ci se multiplient à la vitesse d’Internet, des téléphones portables, des médias. Nous devons arriver à nous discipliner intérieurement dans nos émotions et nous rappeler qu’il en a toujours été ainsi.

L’homme est en transit. En permanence.

Vie en transit

SEPTEMBRE 2006 | Ma respiration s’est considérablement ralentie et mon corps allongé présume de ses dernières forces. Il m’est impossible de me lever tellement la douleur physique est omniprésente. Cette fois, j’ai la vive sensation qu’il sera très difficile de continuer le chemin. Se relever, encore et encore et encore. Je l’ai déjà tellement fait, depuis le plus jeune âge. J’éprouve une très grande lassitude. Les médicaments m’éprouvent autant que les inflammations. J’ai essayé tous les remèdes, en vain. J’ai le sentiment de traîner tout mon poids, que mon centre de gravité est lourd et assourdissant. Je me jette dans cette ultime bataille, mais rien n’y fait. Le courage, la volonté ne suffisent plus à gagner cette partie, les infimes moments de répit étant comme un retour à la vie. Je tombe tel un château de cartes. Un genou est à terre, puis deux. Je m’allonge délicatement et décide de déposer les armes. Il est vain de tenter de me redresser, plus rien n’a d’importance désormais.

Les douleurs envahissent chaque partie de ce corps, chaque articulation, chaque cellule. C’est comme s’il y avait un incendie à l’intérieur. Faire un pas de plus m’anéantit, diminue ce souffle vital. Ma concentration est faible et mes facultés intellectuelles sont au ralenti. Je suis un vieillard à l’agonie. Tout est consommé, consumé par ce feu gigantesque, dévastateur.

Je ne peux plus lutter. Je m’abandonne pour un instant. Ces douleurs ne m’appartiennent plus. J’essaie de trouver un coin secret dans lequel mes pensées pourraient s’échapper, un espace où le mal ne me suivrait pas. J’imagine que mon esprit ne se trouve plus dans ce corps. Il pourrait très bien prendre de la hauteur, se détacher tout simplement de cette enveloppe physique. Je tente l’expérience comme un ultime remède. Je dose mon placement et parviens à être indifférent, un moment. La difficulté est de parvenir à maintenir cet état tout en ne manifestant aucune résistance, aversion, excès de frustration, conflits qui attiseraient, je le sais, le feu déjà existant. Être neutre, équanime comme disent si bien les grands moines bouddhistes.

Une larme coule sur mon visage. Je n’ai pourtant aucune tristesse, mais la culpabilité de ne pouvoir en faire davantage, certainement. C’est excessivement frustrant. J’ai la sensation d’avoir atteint la limite du supportable. Je dois peut-être accepter l’éventualité d’un autre devenir, plus réduit. Il ne faut pas en avoir peur. Je lâche prise et me sens partir tout doucement dans un long sommeil. Une paix profonde m’envahit.

Mes yeux se ferment.

DÉCEMBRE 2006 | Je suis conscient que s’ajoute à cette « bonne » santé mon hypersensibilité. J’ai une difficulté à faire le vide dans un monde que je trouve, à tort ou à raison, violent. Je me demande comment est-il possible d’être serein aujourd’hui quand la perception que l’on en a tourne autour des catastrophes écologiques, de la couche d’ozone endommagée, des déchets nucléaires, des guerres, de la disparition de certaines espèces animales, des épidémies et des inégalités…

Peut-on, cependant, passer sous silence les atrocités commises un peu partout dans le monde sous prétexte de ne pas vouloir être dérangé dans son confort ? Bosnie Herzégovine, Rwanda, République Démocratique du Congo, Birmanie…

J’ai tendance à prendre en souffrance ces injustices, et les visions dont je ne peux me défaire m’abattent et me révoltent à la fois. Le spectacle est, à de rares exceptions près, le même, angoissant. Certes, je ne parviens pas à établir la distance nécessaire mais je n’y peux rien. J’ai des yeux pour voir, des oreilles pour entendre et un cœur qui bat avec effroi. Je réalise simplement cette violence accumulée, cette ignorance, ce mépris, ce cynisme.

Pourquoi est-il si difficile de s’en affranchir ?

L’être humain a comme oublié de se retourner dans sa course folle !

Je pense à Antoine, mon grand-père. Que dirais-tu aujourd’hui ? Qu’il faut se battre, que la vie n’a jamais été facile. Mais quand même, là, c’est le sentiment que tous les curseurs sont au rouge. Peut-on ne pas voir, ne pas entendre, ne pas avoir de cœur ? Il semble que cela soit possible.

Je me sens à l’étroit. Cet enfant qui est en moi disparaît petit à petit. Mon sourire se fige pour laisser place à l’inquiétude et à la peur. Je ressens chaque blessure que l’on inflige à l’homme et à notre planète. Elle a un genou à terre, le flanc blessé, à vif. Les témoignages que j’entends me donnent envie de pleurer. Rien n’y fait, aucun acte ne suffit à me rassurer. L’homme est un prédateur. Il dissimule derrière ses engagements et ses ambitions, son envie de pouvoir.

Le poids émotionnel que l’on met sur les épaules des enfants et adolescents d’aujourd’hui est énorme. Cela peut être écrasant ou bien pire. Je les trouve très courageux, malgré leur inclinaison à la dispersion, logique d’une société tournée vers l’hyperconsommation. Certains développent une grande intériorité. Ils sont l’avenir et ils en ont déjà saisi les subtilités, les pièges, la complexité et les dérives.

Il est indispensable de croire en l’Homme.

Il appartient à chacun d’être juste, responsable et sincère. Je dois pour l’heure apprendre à me détacher de ces sentiments négatifs. Cette réflexion m’intrigue et me pousse à m’interroger. Je comprends qu’il est essentiel d’agir et d’être acteur de mon propre avenir. Me détacher de ce qui m’entoure, de cette vision du monde, de mes peurs, de mes attachements, de mes ressentis, me permettra de grandir et d’aspirer à un calme intérieur.

Je dois apprendre à démonter ce mécanisme, à me défaire de ce qui m’enchaîne. À moi d’être clairvoyant afin d’exprimer les sentiments les plus vrais.

JANVIER 2007 | Mes 33 ans annoncent un nouveau cycle. Il y a eu de multiples emplois (une soixantaine), de nombreuses tentatives pour m’adapter, en permanence, avec le sentiment de ne jamais m’accomplir. J’y ai toutefois appris la patience et l’adaptabilité, au risque de me perdre.

Mon premier appareil photo acheté pour mes trente ans est le départ de cette réflexion intérieure. Je sais enfin ce que je ne veux plus faire. Il n’y aura plus de compromis. Mes espoirs sont là, renforcés malgré les nombreuses déconvenues. Mes études de photographie et de graphisme commencées il y a trois ans et terminées il y a quelque temps, me servent à échafauder mon devenir, à le sculpter d’un nouveau regard. Je découvre cet univers, avec ses codes, ses repères, son langage. C’est une boufféed’air, une chance où les possibilités de s’exprimer semblent infinies au regard de ce que j’ai pu entreprendre pendant de si longues années. L’apprentissage est néanmoins très long. Celui-ci est d’autant plus lent que je dois parfaire mes connaissances très récentes des différents outils informatiques liés à ces deux activités.

À présent, seul mon cœur me guide.

La culpabilité est pourtant grande et les actions semblent si minimes. J’y vois là les derniers résidus d’un conditionnement familial, social et culturel duquel je dois apprendre à me détacher si je veux me donner toutes les chances d’avancer. Apprendre à être soi, en conscience, en toute vérité, comme une révélation que l’on chercherait, sans masque, sans artifice, sans détour. Aller à l’essentiel.

C’est étonnant comme nos vies peuvent parfois ressembler à un oiseau en cage dont la porte serait ouverte.

Pourquoi est-il si difficile de s’envoler ?

Qui nous empêche d’être libre ?

Une marche apparaît soudainement. Le pied est posé, tel un enfant qui fait ses premiers pas. Il faut être patient, calme et sans prétention. Il faut construire jour après jour, lentement, méticuleusement, telles sont les pensées qui me viennent. Préserver cette flamme.

MAI 2007, NÉPAL, KATMANDOU | Katmandou, je t’ai imaginée durant de longs mois d’hiver. Les 24 heures d’une journée ne suffisaient pas à coucher sur papier toutes les inspirations que mon cœur me dictait. Des listes d’annotations habillaient mon quotidien et autant de questions que je partageais avec mes proches pour accoucher de la promesse que je m’étais faite.

Tout a commencé avec ce mot : détachement. J’ai tout d’abord eu la sensation que quelqu’un me l’avait murmuré à l’oreille comme par enchantement. Depuis quelque temps déjà, une voix intérieure m’invitait à y réfléchir. Mais que faire de ce mot ? Il est évident que nous avions une relation intime. Il prenait sens dans mes douleurs physiques. Avec ma volonté à rester « éveillé », je percevais toutefois une autre résonnance : un écho intérieur d’une bombe à retardement.

Ce mot m’indiquait qu’il était temps pour moi d’agir, d’être, d’oser, de me lancer corps et âme dans mes convictions et de rompre avec mes attachements. Il définissait la passerelle vers un autre moi.

Mon travail sur le détachement me servira à montrer l’humain dans son intériorité. Je confronterai différentes cultures sous forme d’interviews, reportages et portraits.

L’ossature de mon projet était définie. Ce rêve et ce besoin d’aventure intérieure prenaient forme. Cette fiction était en train de me donner toutes ses promesses, ultime bulle d’air qui me permettrait enfin de regarder ce monde en face, sans crainte, d’exister simplement, calmement.

Je m’autorisais à aller à la rencontre des autres, de m’ouvrir, toujours davantage, de sortir de cet isolement stérile qui ne mène à rien.

Je me souviens, Sandrine, ma « compagne de route » comme tu te plais à le dire, de ces longues marches où nous discutions sans cesse. Ton soutien était inébranlable, sans faille. Tu m’aidais beaucoup et nos échanges construisaient pas à pas cette idée. Le plus difficile était de réaliser que cet accompagnement était le témoin d’un changement, d’une rupture à venir. Qu’il est difficile de grandir ! Cette moitié qui m’a toujours habité, complété, rassuré, ne disparaissait pas, mais prenait une autre place, un autre sens.

Toute mon attention convergeait donc vers ce but que je m’étais fixé. Mon ardeur était dévorante, explosive, prémices d’une seconde naissance. Je commençais de zéro. Je me réveillais à toute heure de la nuit. Chaque seconde, chaque minute était investie. Je me surprenais à n’avoir aucun doute sur la marche à suivre. Je ne lâchais rien dans cette longue préparation malgré la fatigue et les nuits de plus en plus courtes. J’étais conscient que j’allais commencer un projet qui durerait de longues années. Le Népal en était le point de départ. Les informations glanées à droite et à gauche échauffaient ma curiosité. Mes sens étaient en alerte permanente. Il m’arrivait d’oublier de manger tellement l’envie d’avancer était grande. Les repas devenaient une contrainte, ils ralentissaient ma cadence de travail. Tout était enfin prêt pour que je me jette à corps perdu dans cette inconnue. J’avais préparé méticuleusement mes différentes interviews en notant au passage quelques procédures d’usage et des biographies sur les personnes à interroger.

Je me disais que le manque d’expérience ne devait pas conditionner mes choix. J’étais armé d’une tout autre histoire : mon vécu. Cela était amplement suffisant.

Nous nous comparons souvent et nous victimisons sur ce qui nous fait défaut. Mais il y a cependant tant de vertus qui permettent à l’homme d’avancer : le courage, la volonté, l’endurance, la ténacité, la patience, l’amour, la sensibilité… Faisons avec ce que l’on a.

La petite flamme d’hier est devenue aujourd’hui un phare, un guide. Mon avenir naîtra de mes actions présentes, rien de plus. Je l’ai déjà remarqué. Il faut juste être patient. Un pas après l’autre, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, année après année, nos actions se révèlent.

1erMAI 2007 | Qu’il est bon de voir nos actes se concrétiser. J’ai la sensation que mon cerveau va enfin pouvoir s’alléger un peu. Celui-ci me délivre depuis quelques mois un flot incessant d’informations. J’imagine que « la bête » doit sortir et que mon inconscient fait son travail.

Mes impressions sur Katmandou sont rassurantes. Je me sens comme à la maison, libre de mes faits et gestes. Ces premières fois se gravent à jamais dans ma mémoire. C’est avec une attention très particulière et un regard d’enfant que je découvre cette ville. Je me laisse bercer par le taxi qui fait le trajet de l’aéroport. Je dois me hâter. Je n’ai que trois semaines pour concrétiser les différentes interviews que je me suis fixées.

À peine arrivé à ma chambre d’hôtel, je m’applique à confirmer les rendez-vous de la semaine. Je regarde attentivement les dossiers préparés en France, puis d’un coup d’œil, récapitule les noms des personnes à rencontrer. La liste est prometteuse : un artiste peintre, un poète, un membre de la famille royale du Népal, un astrologue…

Je téléphone à Deepesh. Il a étudié deux années à Paris. Il est de retour depuis peu au Népal et sera mon interprète.

Le premier rendez-vous est fixé pour demain matin.

Djraj Lohani Upadhya

Astrologue

2 MAI 2007 | Une fillette m’ouvre la porte de sa maison. Nous sommes situés à Guhyeshwari, quartier sud de Katmandou. Ce lieu est calme et longe une petite rivière où figurent plusieurs temples, ce qui amène de nombreuses familles à venir se recueillir.

Nous avons rendez-vous avec monsieur Lohani. Il est très respecté dans son pays. Il est considéré comme l’un des plus grands astrologues du Népal. Nous ne sommes apparemment pas les seuls à l’attendre. Les patients viennent de la campagne avoisinante, mais aussi des différents quartiers de la ville. La consultation en cours se termine, ce qui donne l’opportunité à Deepesh de me présenter puis d’expliquer ma démarche.

J’exprime mon souhait de poser les cinq questions cardinales :

1. Quelle définition donnez-vous au détachement ?

2. Dans quelle(s) circonstance(s) le sentiment de détachement a-t-il pris naissance chez vous ?

3. De quoi ne pouvez-vous pas vous détacher ?

4. Dans quel cas le détachement est-il synonyme de fuite ?

5. Quelle image donnez-vous au détachement ?

Il me fait signe de commencer :

LOÏC TRUJILLO — Quelle définition donnez-vous au détachement ?

DJRAJ LOHANI UPADHYA — C’est un fait, l’on naît seul et l’on meurt seul. Le détachement est la maîtrise de ses émotions dans le but de se rattacher à la vie.

Il s’ensuit un long échange, sur l’humain, la vie, sur notre chemin ici bas. Il me dit avoir perdu beaucoup de son temps avant de décider de se recentrer et d’une certaine manière, se mettre au service des autres. Les réponses s’enchaînent.

L. T. — Dans quelle(s) circonstance(s) le sentiment de détachement a-t-il pris naissance chez vous ?

D. L. U — Le sentiment de détachement a pris naissance dans ma vie de jeune adulte (de 22 à 27 ans). Je m’impliquais beaucoup, tant au niveau de la vie politique de mon village que dans l’entreprise que j’avais créée. Je me suis rendu compte à ce moment que personne n’était là pour m’aider, mais bien au contraire, pour abuser de ma gentillesse. Je me suis alors détaché de ce parcours où j’avais l’impression de perdre mon temps. J’avais décidé de me recentrer.

L. T. — De quoi ne pouvez-vous pas vous détacher ?

D. L. U — Il n’est pas possible de se détacher de l’humanité dans sa justesse, de l’amour, du don de soi, même dans les situations les plus difficiles.

L. T. — Dans quel cas le détachement est-il synonyme de fuite ?

D. L. U — Le détachement est synonyme de fuite lorsque l’on trouve le prétexte de ne pas faire face à soi, à ses responsabilités et ainsi, à son karma. Lorsque nous manquons de courage, nous arrêtons de nous battre face aux difficultés de la vie.

L. T. — Quelle image donnez-vous au détachement ?

D. L. U — L’image du détachement serait le symbole de pureté, de la lumière divine, la lumière de la connaissance. C’est la connaissance de Dieu. Je le symbolise par la méditation car celle-ci conduit à l’état de paix.

Je note tant que je peux, l’enregistreur sert de sauvegarde. C’est la première étape d’une série qui s’annoncera longue. Je repense à ce jour de janvier où je t’ai rencontré, Binod, dans un petit bistrot parisien. J’étais venu t’expliquer mon projet. Tu avais dû quitter le Népal en 1995, au moment des révoltes maoïstes, laissant ta famille derrière toi. Arrivé à Paris, tu t’arrêtas à une station de métro où un ami t’attendait. Il était 23 heures, un papier t’avait été donné avec inscrit dessus l’adresse des personnes pour lesquelles tu devais travailler. Tu avais alors 15 minutes pour échanger et aller à ta nouvelle vie avec un dictionnaire en poche.