Voyage au pays de l'Oudjat - Sophie Turco - E-Book

Voyage au pays de l'Oudjat E-Book

Sophie Turco

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Beschreibung

Mary-Jane, adolescente réservée, mène une vie bien trop ordinaire, une vie pâle, une vie lancinante laissant en germe toutes prémices de révolte naissante. Le 15 juillet 1821, un événement viendra bouleverser les repères de la jeune fille. Un coffre, objet d’une conspiration mystérieuse, l’entraînera dans une course-poursuite au cœur de Londres. Jeté hors de son repaire, l’imaginaire de Mary Jane, plus intrépide que jamais, à bride avalée, s’élancera au pays féerique de l’Oudjat. Jetant l’ancre, un temps, en différents lieux, conversant avec des personnages fabuleux aux histoires étranges, Mary-Jane finira par entendre tout au fond d’elle retentir une mélodie aux accords enchantés. De fils tendus, chemin faisant, à cordes vibrantes, l’âme chantante, Mary-Jane, affranchie de son ancienne indolence, en cette aurore naissante, s’ouvrira à l’amour en découvrant à partir d’elle, à partir de ce qu’elle est, sa véritable place. Légèreté de ses pieds dansant, foulant, frôlant le sol ferme, le monde fait alors pour elle musique.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Sophie Turco, née en 1970 dans la ville portuaire de Marseille, est la fille d’une mère anglaise déracinée, d’un père antiquaire cherchant toujours ailleurs où jeter l’ancre, la petite-fille d’un grand-père artiste peintre au cœur fermement arrimé aux chantantes couleurs de sa Provence natale. Aujourd’hui, mère de trois garçons, elle enseigne la philosophie dans un lycée aixois.

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SOPHIE TURCO

Voyage au Pays de l’Oudjat

 

I

Au fond de l’allée, les clématites et les chèvrefeuilles retombaient avec paresse au flanc d’un vieux mur oublié où Mary-Jane s’adossait. Elle jeta un regard d’adieu sur cet écrin de verdure londonien qui, comme la plupart des jardins citadins, était assez petit. Sur deux de ses côtés, à droite et à gauche, une double haie d’ifs dissimulait de vieux murs. Au-devant s’étendait une grande pelouse avec des tapis de primevères, de lupins, de myosotis brunnera, des massifs de roses rouges et blanches, et à la droite de Mary-Jane une petite orangerie dans laquelle s’épanouissaient des plantes étranges qui ne pouvaient pas vivre dehors comme les autres plantes. Mary-Jane aimait les cactus, toutes ces plantes grimpantes qui pendaient de leurs pots accrochés au toit, mais aussi et plus particulièrement, la sensitive avec ses feuilles s’affaissant, se rétractant quand Mary-Jane les touchait. La sensibilité de cette plante était quelque chose d’extraordinaire ; elle s’émerveillait de passer le doigt sur toute sa surface et de la voir s’affaisser. En sortant de l’orangerie, une allée se contorsionnait de façon bizarre, comme si cette ligne serpentine semée de graviers blancs dans le vert tendre de l’herbe voulait se dérouler sans s’assujettir au modèle rectilinéaire. De l’orangerie à la terrasse attenante à la maison et surplombant le jardin, le chemin n’était pas des plus courts, et invitait chacun à la flânerie. Ce lieu se remplissait de bruits, la grive musicienne lançait ses notes magnifiques, un vent chaud et tourbillonnant, un vent de juillet soufflait, sifflait entre les branches. Feuilles, fleurs, brins d’herbes dansaient, chantaient. Tout autour de Mary-Jane s’animait, les menues odeurs de la vie caressaient son visage. Mary-Jane prit une grande respiration, gonfla ses poumons jusqu’à sentir une joie nouvelle l’envahir, puis expira doucement au rythme de l’agitation des arbres, des buissons, des plantes, des insectes. Libre, elle laissa ses doux et longs cheveux roux voler en tous sens capturant dans leur mouvement un pétale de fleur blanc, aussi blanc que la voile d’un bateau. Elle songea aux grands navires, à ces marins qui, toutes affaires cessantes, s’aventuraient au large à la conquête de nouveaux rivages.

Bientôt, le 17 juillet 1821, très précisément, elle quitterait elle aussi cette terre ferme pour affronter ces grandes mers sans limites au-delà desquelles toute chose semble possible. Cet attrait du large, elle le devait à son père. Elle aimait écouter les récits de ses voyages lointains que parfois il lui contait. Petite, elle s’agenouillait en face de lui, pour mieux voir cet homme dont les gestes s’animaient d’une ardeur inhabituelle, et voir au-dessus de ce long nez deux belles lueurs bleu horizon illuminer le visage d’un homme sensible.

Un papillon blanc vint effleurer le visage de la belle rêveuse l’invitant à le suivre.

Et si je commençais une collection de papillons, se dit la jeune aventurière. Je trouverai sûrement des spécimens rares en Inde, et cela occupera bien mes journées.

Se faufilant gaiement entre les herbes à la poursuite de l’innocent papillon, Mary-Jane se retrouva en contrebas de la terrasse sur laquelle son père et sa belle-mère entretenaient une de ces discussions d’adultes convenues et lassantes en sirotant quelques gorgées de thé. Mary-Jane se plaisait à tendre l’oreille aux subtiles intonations et portait un certain intérêt à toute cette gestuelle qu’ils déployaient si savamment. Un instant, elle s’imagina être au théâtre, simple spectatrice assise en contrebas, désespérant de se voir un jour attribuer un quelconque rôle au sein de cette famille d’acteurs. Si le temps avait permis d’installer entre John et Martha une tendre et profonde complicité leur permettant de s’entendre sur un grand nombre de sujets, Mary-Jane ne pouvait s’empêcher de voir à quel point le couple Hansforth était physiquement discordant. John était un homme de belle figure et d’allure noble, l’un des plus beaux gentlemen de la haute société londonienne. Martha, petite de taille, sèche d’allure, incarnait la droiture et l’austérité mêmes. Si les femmes connaissaient plus d’une quinzaine de manières différentes d’arranger leur chevelure, Martha, elle, n’en connaissait qu’une pour disposer la sienne : un petit chignon tout simple tiré au-dessus de sa nuque raide et ne laissant surtout aucun de ses cheveux noirs au vent voler.

Le vent soufflait maintenant par rafales. John replaça tant bien que mal à l’aide de la paume de sa main les quelques mèches blondes et bouclées qui couvraient son front dégarni. Puis, il entonna d’un air condescendant :

– Je rentrerai fort tard, ce soir, chère Martha. Dînez sans moi et ne m’attendez pas.

– Quelle est donc l’affaire qui vous retient, John ? s’enquit Martha en relevant son menton. Vous n’avez quand même pas oublié qu’aujourd’hui nous fêtons les treize ans de votre fille !

– Certes, non, répondit-il en reposant sa tasse sur la soucoupe. J’ai prévu, comme je pensais vous l’avoir déjà dit, de conduire Mary-Jane chez le pâtissier Hickson. Je crois savoir qu’elle apprécie leurs plumkets. Ensuite, j’irai au Club des Nababs pour réserver le dîner. Je ne veux pas manquer cette séance. Un certain Peter Pope sera introduit. Cet homme est, à ce qu’il se dit, un coquin, non seulement par goût, mais aussi par principe, et même par intérêt et par profession.

– Cet homme fait beaucoup parler de lui, ajouta Martha avec son petit sourire pincé. C’est un gros marchand de grains, n’est-il pas ?

– C’est cela ! Un marchand de grains qui ruinerait votre santé en vous vendant pour de la farine du sel, de l’alun et des os calcinés ! Ce M. Pope moudrait le peuple encore plus menu que ces grains pour faire sa fortune !

– Oh ! quel homme exécrable, s’indigna Martha en faisant battre ses longs cils noirs et en contractant l’ensemble de ses muscles pour se donner un air véritablement scandalisé. Hier, j’ai appris que l’épicier où nous allions la saison dernière vendait des feuilles de ronce pour du thé. Ces « coquins », comme vous vous plaisez à dire, mon cher, semblent aujourd’hui détenir un bien détestable monopole. Quelle drôle d’époque, vivons-nous là ! Nous ne savons plus à qui faire confiance, n’est-il pas, John ? Je m’étonne que notre cher monarque, George IV, ne livre pas un peu plus bataille à tous ces coquins menaçant notre royaume !

– Certes, certes, ma chère, il le devrait. Personne n’ignore en ce royaume, que Sa Gracieuse Majesté, et les tories ont d’autres préoccupations. Cela étant dit, et Dieu merci, pour nous protéger, il nous reste notre bon sens, cette faculté si bien partagée !

– Il paraît, en effet, si précieux, en ces temps qui courent…

La vieille horloge qui depuis un temps immémorial trônait dans le hall sonna quatre coups et interrompit Martha.

– John, il est quatre heures. Ne serait-il pas temps que vous vous rendiez en ville ? Je vous ai fait préparer le cabriolet découvert. Il fait aujourd’hui un soleil brûlant. Heureusement, le vent rafraîchit l’air.

– Au fait, s’inquiéta soudainement John, où sont passés les enfants ?

– Ils sont, dit Martha en prenant un air abattu, chacun de leur côté. Cela est mieux ainsi. Ils ne cessent de se chamailler ! Je suis épuisée !

– Dans deux jours, Martha, Mary-Jane ne vous causera plus le moindre souci.

– Je pense en effet, souffla Martha, que ce séjour nous fera du bien à tous. Au petit déjeuner, Mary-Jane a, une fois de plus, renversé son bol de thé sur James. Je me vois contrainte de constater que ce genre de méfaits, loin d’être occasionnel, devient un évènement des plus ordinaires. Et à chaque fois, le même drame s’ensuit, mon cher John ! Ils se sont disputés. James a prétendu qu’elle l’avait fait exprès, et je pense, sans vouloir prendre la défense de mon pauvre fils, qu’il avait raison. Je vous concède que Mary-Jane est maladroite, mais enfin la chose s’étant si souvent répétée qu’elle devrait être à même maintenant de l’éviter, me semble-t-il !

– Martha, ma chère Martha, dit John d’un ton qui se voulait arrangeant, ce sont là choses courantes entre frères et sœurs. Il ne faut pas y prêter trop d’intérêt. Ils cherchent à attirer votre attention, voilà tout ! Refusez de prendre parti, et vous verrez que de guerre lasse, ils cesseront de se disputer.

– Mais, John, protesta Martha, votre fille ne laisse point de répit à James. Après le déjeuner, il était sagement en train d’étudier sa géographie dans votre cabinet de travail, lorsque Mary-Jane a fait brutalement irruption pour se coiffer devant votre fameux « miroir aux sorcières ». Je ne pense quand même pas, John, que tous les frères et sœurs se disputent ainsi, s’indigna Martha.

– Ce sont des enfants, ma chère Martha, répliqua-t-il d’un ton maussade. James n’a que quinze mois de plus que Mary-Jane. Autant dire qu’ils ont le même âge. Ce qui vous dépasse ma chère Martha, c’est que vous avez grandi sans un frère, ou une sœur, pour vous chercher querelle.

– Je suppose que vous faites allusion aux théories de ce penseur allemand, Kant qui ose prétendre qu’un arbre ne peut pousser beau et droit qu’au milieu d’une forêt, n’est-il pas ? Je peux comprendre qu’une certaine rivalité permette à chacun de se forger un caractère. Nous vivons en société, et nous devons apprendre à nous confronter à la liberté de ceux que nous coudoyons. Aussi, dit-elle d’une voix stridente, je ne puis accepter que les efforts déployés par James pour préparer sa rentrée scolaire à la si prestigieuse Westminster School soient ainsi mis à mal par sa sœur. Cette année sera importante pour lui, vous le savez, John ?

– Oui, Martha, je le sais et j’admire sa détermination.

– Et lorsque James a demandé à Mary-Jane d’aller se coiffer ailleurs, savez-vous ce qu’elle lui a répondu ?

– Je ne puis le deviner, dit John d’un ton agacé.

– Elle lui a dit, s’indigna Martha, qu’avec ce miroir elle avait le pouvoir d’atteindre toute chose sans inflexion et de voir le monde selon l’œil du Seigneur, avec sa perfection infinie.

– Oh ! Put tout juste répondre John reconnaissant aussitôt, dans les propos de sa fille, la citation de Nicolas de Cues, ce Cardinal allemand du XVe siècle, dont il se servait assez souvent lui-même pour vanter les propriétés de ce miroir auquel il était tant attaché, au grand désespoir de la pauvre Martha. Il avait eu la chance, voilà maintenant vingt ans, d’acquérir ce vieux miroir convexe chez un marchand d’art vénitien. Son confrère, lui avait réservé ce miroir, réplique parfaite de celui qui était représenté au centre même du tableau de Jan Van Eyck peignant les époux Arnolfini. Sa forme était circulaire, et sur son cadre en bois noirci, étaient peintes dix pastilles convexes elles aussi, décrivant les dix scènes de la Passion. Cet objet était censé porter bonheur aux jeunes mariés, ce qui était alors le cas de John et de Jane, sa première épouse, la mère de Mary-Jane. John, qui en honnête marchand d’art refusait de faire commerce de copies, l’offrit à Jane pour sceller à jamais leur amour.

Que le temps a passé, se dit John en lui-même.

Martha qui remarqua l’air songeur de son mari et qui connaissait si bien l’histoire de ce miroir, reprit ainsi de plus belle :

– John, protesta-t-elle, le comportement de votre fille m’inquiète ! Quel homme pourrait bien vouloir se marier avec une jeune fille qui passe son temps à se mirer dans un miroir déformant et à se pervertir l’esprit par des lectures – à ce propos, il faut qu’elle cesse de lire Roméo et Juliette, et qu’elle se montre un peu plus sociable, moins rêveuse. Elle n’a pas une seule amie. C’est une enfant vraiment bizarre. Et je vous assure John, que j’ai tout essayé. Pas plus tard qu’hier, j’ai même invité l’ennuyeuse Miss Hyam avec ses trois filles. Mary-Jane n’a fait aucun effort pour accueillir comme il se doit ses invitées. Elle est restée seule à jouer dans le jardin. Votre fille, John, ne trouvera jamais de mari !

– Allons bon ! Chère Martha, il est trop tôt, pour songer sérieusement à lui trouver un mari. Mary-Jane est très enfant pour son âge.

– Oh, répliqua d’un ton de voix sévère Martha, elle a maintenant treize ans. Si nous voulons avoir une chance de redresser la situation, il faut s’en inquiéter au plus tôt. Il est de notre devoir de garantir à cette jeune femme un avenir décent, de lui donner les moyens de fonder un foyer avec un mari la soutenant. Nous devons commencer par lui apprendre ce qui convient à son sexe et à son âge. Elle est assez grande pour le savoir.

– Certes, certes, finit-il par concéder d’une voix traînante. Mais, à ce que je sais, Mary-Jane souhaite ouvrir un cabinet de lecture. Elle gagnera sa vie, rencontrera des gens et peut-être se mariera-t-elle.

– Mais, John, s’indigna Martha, une femme ne peut et diriger une maison et travailler en même temps.

– Oui, enfin, ironisa John ! Vaut-il mieux, à votre avis, qu’elle ait un mari à plumer !

– John, faites-vous allusion à Lady Fenning ? Sachez que July est mon amie. Je ne puis tolérer ce genre de remarque de votre part ! Nous en avons déjà suffisamment discuté, et je pensais que le sujet était clos ! Essayez plutôt, cher John, rétorqua d’un ton caustique Martha, de vous préoccuper de votre fille, si vous ne souhaitez pas que l’avenir lui réserve le même sort qu’à July. Sachez, toutefois, qu’à Brighton, le bon air de la mer rend les gens plus conciliants et aimables !

– Je vous le souhaite, ironisa John. Nous voilà donc, tous deux parés d’une mission des plus délicates.

Si Martha était une femme dure portant la plupart du temps un jugement des plus sévères sur les agissements des uns et des autres, son statut de riche veuve ne la rendait point avare pour les causes qu’elle estimait nobles, utiles ou généreuses. À l’infortune de Lady Fenning, Martha fut sensible et pour la première fois John la désapprouva. Il avait été invité au dernier dîner que la pauvre Lady donna et dont tout le monde parla. Les invitations avaient été lancées pour six heures, et à neuf heures passées le ventre des convives était toujours vide. Quand enfin une maigre soupe à la tortue fut servie, elle ne fut ni chaude, ni froide, en accompagnement elle n’offrit pas de vin de champagne, le Bourgogne était aigre, le Bordeaux sentait le bouchon et le Madère semblait avoir été chauffé au bain-marie. Malgré tout l’entrain que Lady Fenning déploya pour distraire ses convives et leur faire oublier la barbarie de ce repas, certains eurent le temps de remarquer au combien Lady Fenning était sans sou ni maille. L’argenterie, portant différentes marques, était d’emprunt. Les domestiques loués à la journée ne connaissaient point les lieux et, au fil des heures, ils se montrèrent de moins en moins. Un des amis de John vit même le traiteur repartir les bras chargés de plats fumants ne pouvant accepter de faire crédit à la maîtresse de céans croulant sous les dettes et contrainte, après cette soirée, de choisir l’exil vers la France faisant répandre autour d’elle le bruit qu’elle se rendait à Brighton. Martha savait qu’après un veuvage il était difficile pour une femme ayant une maigre rente de conserver auprès d’elle ses amis. Pleine de compassion pour July qui venait alors de perdre son second mari, Martha trouva que les dépenses outrancières de cette femme avaient une certaine légitimité, et approuva même le courage de cette dernière qui en tentant de garder la tête haute fut si mesquinement humiliée. Aussi, pour que July retrouve en ce pitoyable monde en peu d’estime, elle lui offrit sans hésiter son aide et lui proposa de devenir son hôte la recueillant dans sa résidence de Brigthon. John voyait cette proposition d’un mauvais œil, et ce d’autant plus que James restant à Londres, Martha aurait tout le loisir de se laisser apitoyer et finalement dévoyer par July. Il en vint même à souhaiter que Martha lui trouve un troisième mari, et soit ainsi soulagée de ce fardeau, bien qu’en son for intérieur il trouvait cette solution peu louable plaignant l’homme qui se verrait contraint d’avoir à charge cette femme ne pouvant s’empêcher d’aller grand train par tous les diables.

 

Seule assise dans son coin, ruminant les propos de Martha, Mary-Jane enrageait. Un brouillard s’insinuait dans sa tête, rampait et s’épaississait. De colère, elle cogna ses genoux l’un contre l’autre. Elle aurait voulu se faire mal, si mal qu’elle se serait mise à pleurer. La douleur sur ses genoux meurtris lui aurait peut-être permis d’oublier une autre douleur, celle qui se cache toujours sous un épais brouillard. Elle n’eut pas mal. Ne souhaitant et ne pouvant bouger sans se faire aussitôt remarquer par Martha, il ne lui restait plus qu’une seule chose à faire : attendre que du temps passe. C’est un ver de terre qui passa devant elle. Petit. Marron. Gluant. Qu’est-ce qu’il faisait ce ver de terre entre ces herbes trop hautes pour lui ? Il serait mieux sous terre. Mary-Jane tenta de l’écraser d’un coup de talon. Elle avait suivi l’innocent papillon blanc. Elle voulait jouer, simplement jouer, profiter une dernière fois de son jardin. Elle a entendu Martha. Évidemment, elle ne l’a pas eu, le ver de terre. Il ne s’était même pas arrêté pour regarder Mary-Jane avec son petit œil noir et furieux. Est-ce que les vers de terre ont des yeux, au moins ? Forcément, puisque celui-ci avançait.

– Allez, ça va…, lui dit Mary-Jane. Je ne te hais point, petit être gluant !

Le ver de terre continua son chemin. Mary-Jane eut envie d’être lui, d’avancer sans se soucier des autres. Elle aurait aimé faire de la reptation, se glisser sous la terre, ne plus rien voir, ne plus rien entendre.

– Mary-Jane, Mary-Jane ! cria Martha.

Les hurlements de sa belle-mère tirèrent Mary-Jane de sa torpeur. Elle se redressa et fut un instant éblouie par un rayon de soleil réfléchi par les graviers blancs de la terrasse. La porte d’entrée de la maison s’ouvrit, et sur les marches du perron apparut Susan, la femme de chambre, un plateau vide en main. Puis, quelqu’un, certainement James, ferma bruyamment la fenêtre du cabinet de travail de John qui se trouvait au premier étage. Derrière les carreaux, une ombre les observait. John se tenait droit comme un « i », la main gauche dans son veston, il ajusta son lorgnon de l’autre. Il portait une énorme cravate blanche bien empesée qui lui faisait un cou si roide qu’il ne pouvait faire un mouvement sans effort. Il avait toujours détesté cet accessoire de mode qui, disait-il, vous étrangle comme si vous étiez au pilori. À ses côtés, Martha comprenant que Mary-Jane avait entendu leur conversation bondit du haut de son un mètre soixante et lança à travers ses longs cils un regard noir et furieux en direction de la jeune fille.

Je suis un ver de terre, se dit à part soi Mary-Jane. Je ne vous regarde pas Martha !

– Mary-Jane ! reprit avec impatience Martha, cessez donc de traîner et de rêvasser. Votre père a fort à faire aujourd’hui, et, la saison se terminant, moi aussi. John, puisque vous amenez Mary-Jane pour son anniversaire chez le pâtissier Hickson pourriez-vous avoir l’obligeance de nous rapporter quelques bouteilles de cette merveilleuse boisson qui fait le bruit du vin de champagne quand on la débouche ? Comment s’appelle-t-elle déjà ?

– Le soda-water, répondit John. Je trouve pour ma part que cette boisson est fort insipide. Si la voiture est prête, je souhaiterais partir dès maintenant. L’après-midi est fort entamé et je dois impérativement passer au Club des Nababs. Je ramènerai Mary-Jane pour le dîner, avant de passer au Club. Sur ces bons mots, je prends congé.

Martha salua John, et franchit d’un pas résolu le seuil de la porte.

II

La discussion entre John et Martha s’étant encore poursuivie, Mary-Jane était montée dans le cab attendant de pouvoir se retrouver seule avec son père. Ce dernier absorbé par de grandes et importantes pensées, s’installa à ses côtés sans même la regarder. Ne se laissant pas par si peu décourager, Mary-Jane engagea la conversation :

– Lorsque nous serons en Inde, je commencerai une collection de papillons.

– C’est une bonne idée, répondit avec peu de passion John.

– Il doit y avoir de beaux spécimens là-bas, des papillons qu’on ne trouve pas ici, n’est-ce pas ?

– Certes, certes, admit John.

La brièveté des réponses de John vexa Mary-Jane.

Sans vouloir faire du mauvais esprit, se dit Mary-Jane, il me semble qu’il se montre plus bavard lorsqu’il s’adresse à des adultes. C’est assez dommage, et ce d’autant plus que j’aurais aimé avoir son avis, qu’avant que nous partions il me fasse partager ses connaissances sur les papillons, la faune et la flore de ce grand pays. Je suis prête à gager qu’il se serait montré plus loquace avec James. Ah, ce gredin de frère ! Je le déteste ! Avec lui, c’est toujours la même histoire ! Si j’ai renversé mon bol ce matin, c’est parce qu’il m’avait fait un croche-patte, et bien entendu personne ne l’a vu. Il s’en sort toujours à bon compte. Il a une bonne bouille rondouillarde à souhait et ses cheveux bruns lui dessinent de belles et soyeuses boucles d’ange. Son visage est si gras qu’il peut lui-même voir les pommettes de ses joues et avec ses petites fossettes il fait fondre Martha. Il a une de ces bonnes petites têtes que les gens aiment à voir sur les épaules de leurs enfants, alors forcément Martha le croit innocent. Comment un aussi bon garçon peut-il mal se conduire ? Oui, enfin, c’est un garçon surtout ! Cela fait toute la différence !

Une fois que Mary-Jane eut fini de maugréer contre son frère, elle regarda cet homme immobile à ses côtés dont la froideur et la posture l’impressionnèrent. Il était carrément assis dans le siège, les deux pieds rapprochés comme un soldat, les mains appuyées sur les genoux, la tête haute regardant sans sourciller les rues et les passants défiler. Elle attendait que cet homme sentant qu’elle le dévisageait, la regarda à son tour lui adressant en réponse ne serait-ce qu’un sourire. Elle attendit. Ce fut son cœur qui se froissa, se chiffonna comme une vulgaire feuille de papier. La tristesse l’étreignit si fort qu’elle eut même l’impression que ce cœur léger et tout fripé pouvait au vent s’envoler sans qu’elle puisse le retenir, courir sur le sol, s’y traîner lamentablement, et même tomber dans un puits sans fond, dans un puits de chagrin. Elle songea alors à ce fameux puits au nord de Londres. Chaque fois que la famille Hansforth, passait devant, Martha leur contait la même légende :

« De ce puits, disait-elle, avec un léger tremblement de terreur, émotion feinte pour la circonstance, les enfants, il ne faut jamais s’en approcher. Il y a fort longtemps de cela, lorsque Londres s’appelait encore Londinium, la grande reine celte Boudicca avec ses deux filles chassèrent les envahisseurs romains de ce lieu. Elles sacrifièrent toutes les prisonnières romaines au dieu Andraste en les jetant dans ce puits. Depuis, il n’est pas rare d’entendre le chant de ces pauvres âmes immolées. Ces chants, qui résonnent comme de longs et profonds mugissements, attirent en son fond chaque enfant qui trop près s’approche. Et chaque fois qu’un enfant se noie, l’eau aussitôt devient couleur de sang. »

Qu’en cet instant, Mary-Jane aurait aimé être la reine Boudicca, immoler Martha et James. Qu’une si belle journée soit gâchée par ces deux êtres, Mary-Jane ne put s’y résigner ! Aussitôt, elle décida de se reprendre. Après tout, ne préparait-elle pas elle aussi de vilains tours à son frère ? Combien de fois lui avait-elle lancé des œufs de pigeon dans le dos avec ce lance-pierre qu’elle avait fabriqué et qu’elle ne quittait jamais ? Une fois même, elle lui avait lancé une grenouille. Grenouille sur la tête, il gesticulait en tous sens se demandant comment cette horrible créature avait fait pour tomber ainsi du ciel. Ce jour-là, Mary-Jane avait bien ri, poussant la plaisanterie jusqu’à lui faire croire qu’elle avait chu d’un gros nuage. Et depuis ce jour, pour le faire enrager elle le surnommait « M. Frog ». Ses souvenirs égayèrent son cœur. Son chagrin se dissipa.

Lorsque nous serons en Inde, se dit-elle, loin de Martha et de James, mon père sera probablement plus disponible. Nous pourrons alors avoir de longues et instructives discussions.

 

Le cab descendait tranquillement la Saint James Street lorsque John aperçut une de ses connaissances, Henry Berwick qui avait fait une fortune monstrueuse dans les Indes. Ce Henry Berwick était reconnaissable de fort loin en ceci qu’il marchait toujours en se dandinant et dans sa lourde allure semblait éprouver le roulis d’un bâtiment pesamment chargé sur une mer agitée. Cet homme à la face couleur d’une guinée portait la cravate blanche comme les ânes allongeant leur tête au-dessus d’un mur d’appui peint en blanc. John interpella son ami :

– Cher Henry, je me rends au Club, et si c’est bien en ce lieu que vos pas vous conduisent, sous cette écrasante chaleur, je ferai fort de vous y mener. Autant vaut que nous nous tenions compagnie que de nous livrer solitairement à nos pensées.

– Ce sera avec le plus grand plaisir, mon cher John, répondit l’homme. J’y ai là-bas quelques affaires à régler. Je ne voudrais pas manquer le dîner de ce soir où l’admission d’un certain M. Pope nous sera proposée. Il est, à ce que l’on m’a dit, un grand voyageur, enfin, entendons par là, un brodeur d’histoires, en somme un être doué d’une imagination fertile se plaisant à embellir considérablement les faits qu’il raconte. Gageons, mon cher John, que cet individu saura nous divertir. Je connais l’Inde, et j’avoue que j’éprouverai un plaisir certain à lui redresser ses propos, lui évitant ainsi trop d’égarements. Vous partez pour les Indes sous peu, à ce que j’ai appris.

– Oui, vous êtes bien renseigné, répondit John. Je pars dans deux jours, avec ma fille, Mary-Jane, que je vous présente.

– Enchanté, jeune fille, salua Henry. Je suis un fervent défendeur de la thèse selon laquelle les voyages forgent bien plus l’esprit de nos jeunes gens, que tous ces livres scolaires et ennuyeux avec lesquels nous les assommons. L’expérience avant toute instruction, mon cher John !

Face à cet homme à peu près aussi sentimental qu’une cornemuse, Mary-Jane eut le sentiment de ne pas exister, d’être totalement transparente, insignifiante, de n’être qu’un ver de terre, petit, tout petit. Cela l’agaça.

Décidément, se dit-elle,je ne comprendrai jamais rien aux manières de ces adultes si bien-pensants !

– John, reprit Henry, est-ce que la jeune fille que voici est la fille de Jane, votre première femme ? Elle lui ressemble tant. Si je ne m’abuse, elle a les mêmes cheveux, les mêmes yeux, le même regard peut-être, et surtout John, surtout, le même sourire. Ah, ce sourire ! Tant de charmes ne sauraient s’oublier !

– Oui, tout à fait ! répondit John qui rangea nerveusement ses lorgnons dans la poche de son veston. John, type parfait de l’anglais à sang-froid usait de ses mains comme d’un organe approprié pour exprimer les passions qui le tourmentaient.

– C’était une femme exquise, reprit de plus belle Henry, d’une intelligence si fine et d’une très grande beauté. N’est-il pas rare de trouver ces deux qualités réunies chez une même femme ?

– Tout à fait ! coupa net John.

– Quel malheur tout de même, insista Henry ! La science a fait tant de progrès qu’il paraît injuste que des femmes encore meurent en donnant la vie.

– Tout à fait ! dit John aussi sèchement qu’il le put.

– Jane n’a pas eu le temps de vous donner un héritier ! continua Henry.

– Certes, rétorqua John avec un sifflement très audible dans la voix, et en tapotant de ses longs doigts ses genoux. La vie, mon cher Henry, m’a tout de même donné un fils, James. La vie, voyez-vous, ne peut être toujours ingrate ! Ce fils saura, je n’en ai pas le moindre doute, reprendre mes affaires.