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Robert Cailliau

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Beschreibung

Hackers à tous les étages ! Piratages, pannes, ransomwares et virus minent le quotidien de notre société qui, depuis plus de vingt ans, mise tout sur le numérique. Il ne faut pas s’en étonner : Internet n’a pas été conçu pour être utilisé à une telle échelle. Peu sécurisée, son architecture est susceptible d’être attaquée à tout moment. Aujourd’hui, nos vies dépendent donc, dans une large mesure, d’un réseau instable et fragile. Paradoxe ? Hasard ? Volonté ? Onze nouvellistes s’interrogent…

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Une connexion vous manque et tout est dépeuplé.

Le réseau

Robert Cailliau

Je suis le produit de cette aire géographique particulière qui traverse l’Europe occidentale : de quelques kilomètres de large, elle part de Dunkerque, sur la côte atlantique, file droit vers l’est, passe juste en dessous de Bruxelles et englobe la cité belge de Tongeren, où je suis né en 1947. Arrivée à Liège, elle prend vers le sud, traverse le Luxembourg, longe la frontière française vers Strasbourg, et pénètre en Suisse à Bâle. Elle rencontre alors les Alpes, s’élargit pour les traverser en plusieurs points, dont le Tyrol, et finit sa course dans l’Adriatique. Cette zone représente, historiquement, le lieu de contact entre les langues germaniques et latines. Bâtards linguistiques, les habitants de ce couloir étroit s’expriment dans des dialectes abominables, avec des mots et des expressions empruntés à un côté comme à l’autre. Écoutez un vrai Tongrois ou un habitant de Zurich pour vous en convaincre ! Je n’ai compris que bien tard dans mon existence à quel point mes origines avaient conditionné ma vie : je ne suis d’aucun camp, ou de tous à la fois. En un sens, je suis né européen.

En 1964, j’ai donc dix-sept ans. Confronté à une grande diversité d’études universitaires possibles, je procède par élimination.Une fois écartées toutes les voies qui ne m’attirent pas, ne restent que les sciences. Je ne me voyais pas médecin, ni enseignant – passer ma vie à gérer des adolescents ? Hum, comment dire ?– me restaient donc les sciences pures ou les études d’ingénieur. Si ces dernières me parlaient a priori, elles impliquaient aussi de réussir une épreuve d’admission. Je ne voulais pas me fermer les rares portes laissées ouvertes, aussi ai-je passé, et réussi, le fameux examen d’entrée.

Je n’ai jamais regretté mon choix : le côté concret de ces études m’a vite plu. En octobre 1964, j’intégrais l’école d’ingénieurs de l’université de Gand. Cinq ans plus tard – mai 1968 était passé par là sans que les ingénieurs aient cependant eu beaucoup de temps à consacrer au mouvement – j’en sortais mon diplôme en poche.

Je compris alors que je n’avais fait que postposer le problème du choix : aucune des carrières qui se profilaient ne m’attirait vraiment : les salaires proposés étaient certes excellents, mais aucune perspective vraiment excitante à mes yeux. En attendant de trouver ma voie, j’ai accepté un poste d’assistant au laboratoire de mécanique de l’université. J’y voyais en effet une bonne occasion de pratiquer au quotidien un exercice qui m’est cher. Comme l’aurait dit un certain général romain : je viens, je vois les obstacles, et je les vaincs. Déformation professionnelle, déjà ? Non : je suis devenu ingénieur parce que résoudre des problèmes est dans ma nature.

Un petit mot à propos des études d’ingénieur : il est régulièrement question d’en supprimer l’examen d’entrée. Par ailleurs, outre les examens de fin d’année, ces études sont également émaillées d’épreuves partielles tout au long de l’année, comme à l’école secondaire. Cela fait, au total, beaucoup de contrôles de connaissances et des polémiques émergent périodiquement sur le stress que cela représente pour les étudiants. Mais le problème ne réside-t-il pas avant tout dans la manière dont on considère ces évaluations ? Tous ces tests sont autant d’indicateurs utiles, d’opportunités de corriger sa trajectoire. Ai-je envie de danser toute l’année comme la cigale, ou d’étudier dès le premier jour, en bonne fourmi appliquée ? Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le taux de réussite des études sans examen d’entréeet sans évaluations tout au long de l’année tournait, à mon époque, autour de 30 %. Chez les ingénieurs, on dépassait les 80 %…

Suite logique de mon poste d’assistant, j’ai entamé une thèse de doctorat qui impliquait la récolte et le tri d’une quantité astronomique de données. Aujourd’hui, on confierait ce genre de tâche à des ordinateurs, mais à l’époque, l’université n’en possédait qu’un seul, qui occupait une salle entière. Peu maîtrisaient la programmation et personne à Gand ne s’y connaissait en théorie de l’informatique. Imaginez un monde où tout le monde serait capable de se servir d’un smartphone mais où personne ne serait capable de créer une app…

Il me revenait donc de trouver un moyen d’interagir avec cet ordinateur afin qu’il traite mes données. Mais ce que l’on appelle aujourd’hui « interface » n’existait tout simplement pas. J’en ai bricolé une, et j’ai trouvé cet exercice fascinant.

Je venais de découvrir un des ingrédients fondamentaux de la vie : la passion. Pour moi, c’était la nature de l’interface entre l’ordinateur et l’utilisateur. Pas l’interaction elle-même – je me lasse vite de tout jeu informatique – mais la façon de communiquer. Quand je regarde ma carrière, j’y retrouve, de façon obsédante, ce fil rouge : l’inter­face entre l’homme et la machine. Si ma thèse est finalement restée inachevée, la passion est restée.

En 1971, j’ai eu l’opportunité de partir étudier l’informatique à l’université du Michigan. Un an plus tard, un master en ingénierie informatique en poche, je suis rentré en Europe, cet assemblage merveilleux de péninsules. Pensez à la chance que nous avons : la mer n’est jamais bien loin, le climat n’est ni trop chaud, ni trop froid, avec juste ce qu’il faut de pluie… Et ce foisonnement de cultures… Je suis donc revenu, toujours comme assistant universitaire, mais cette fois au sein du laboratoire de systèmes de contrôle. Mon quotidien : gérer l’interaction avec les ordinateurs.

C’est là que j’ai rencontré Axel, un ingénieur confronté à un joli problème : maîtriser le courant électrique. Plus précisément : le courant d’un électroaimant contrôlant à son tour des particules au sein d’un des accélérateurs du CERN. J’avais déjà entendu parler du CERN, le laboratoire européen de physique des particules, environnement de rêve pour bien des physiciens, encore de nos jours. Le problème d’Axel constituait un projet de fin d’études parfait pour un étudiant bien encadré. Tout le monde y gagnait : le CERN, l’université, et l’étudiant, qui avait ainsi l’occasion d’obtenir son diplôme dans un cadre passionnant. Carlos, un des étudiants de mon laboratoire, a saisi l’opportunité, et nous voilà partis pour Genève pour une première visite du CERN avec Axel.

Aujourd’hui, l’accélérateur le plus célèbre du CERN est le LHC, le grand collisionneur de hadrons. Celui-ci utilise un faisceau de protons produit par une chaîne complexe d’accélérateurs moins puissants et beaucoup plus anciens. À l’époque, ceux-ci disposaient d’un système de contrôle de pointe qui ne pouvait être géré que par des ordinateurs : un rêve d’interaction homme-machine. Au moment de notre visite, un grand projet de rénovation de ce système de contrôle allait démarrer. J’ai immédiatement posé ma candidature pour y obtenir un poste temporaire. Nous étions en 1974.

Au CERN, je n’étais pas le seul à me passionner pour le développement des interactions avec les machines : une équipe s’en occupait déjà à plein temps, et accouchait régulièrement d’idées farfelues, comme Frank Beck et Bent Stumpe qui, en 1973, avaient développé les premiers écrans tactiles fonctionnels. On n’a pas idée de tout ce qui a été inventé par les esprits brillants qui s’activaient là-bas à l’époque…

Les dizaines d’ordinateurs du système de contrôle étaient reliés par un réseau informatique. Pas l’internet, mais quelque chose de comparable. Et pour programmer cette usine toute neuve, il fallait une équipe assez nombreuse. De jeunes physiciens avaient été recrutés partout en Europe et, parmi eux, un Anglais : Tim Berners-Lee. Il avait été embauché pour six mois, le temps de développer quelques applications, avec toutes les contraintes qu’implique un système complexe et sans mode d’emploi.

Même si nous ne travaillions pas précisément sur les mêmes aspects du projet, Tim et moi avons souvent pris notre pause-café ensemble. Au bout de six mois, à la fin de son contrat, il est rentré au Royaume-Uni, l’esprit rempli du potentiel emporté par la mise en réseau d’ordinateurs.

De mon côté, je me suis intéressé à la bureautique, et notamment au développement de logiciels de traitement de texte. Un logiciel comme Word n’existait pas (et Microsoft à peine !), tout était à inventer.

Un peu partout dans le monde, on mettait alors déjà des ordinateurs en réseau, chacun à sa façon, si bien que ces réseaux n’étaient pas compatibles entre eux. Bientôt, le besoin de faire passer des données d’un réseau à l’autre a émergé, mais essentiellement aux États-Unis dans un premier temps. En Europe, l’abondance de frontières et de langues différentes cloisonnait plus encore que les problèmes techniques. Bientôt, les chercheurs américains Vint Cerf et Bob Kahn, avec l’aide du Français Louis Pouzin, ont créé un protocole, une procédure permettant de transformer de l’information (immatérielle) en flux matériel pouvant transiter sur un support physique (ondes radio, câble en cuivre, fibre optique…), et inversement, de manière standardisée. Nommé TCP/IP, ce protocole est à l’origine de l’internet tel que nous le connaissons aujourd’hui.

L’internet a fait son entrée au CERN en 1988 grâce à Ben Segal, un brillant informaticien anglais.

À l’époque, nous suivions les travaux de standardisation de l’Union Internationale des Télécommunications (UIT) qui, bien entendu, s’intéressait à la mise en réseau des ordinateurs et à l’établissement de protocoles internationaux, adaptés à la fois à l’industrie et au grand public. Alors que nous étions prêts à adopter leurs normes, les physiciens, enthousiasmés par les possibilités du réseau et agacés par les délais de l’UIT, ont insisté pour que nous mettions en place une solution temporaire, à savoir le protocole TCP/IP.

Comme souvent, le temporaire est devenu définitif même si, pendant quelques années, plusieurs protocoles ont coexisté au CERN, lesquels ont disparu en douceur au profit du TCP/IP. Seulement, l’internet ne comprenait aucune sécurisation et n’était absolument pas conçu pour le grand public, mais les scientifiques s’en fichaient : ils vivaient en vase clos, dans un monde régi par une éthique académique, où antispam et antivirus n’avaient aucune raison d’être. L’internet avait été conçu de manière très simple et naïve, dans un environnement préservé, avec un seul objectif : une parfaite compatibilité avec le matériel existant, afin d’aider le monde universitaire à communiquer plus efficacement.

En 1989, le prix Nobel de physique Carlo Rubbia est nommé directeur général du CERN. Je profite de son arrivée pour solliciter un changement de carrière : après dix ans à plancher sur des systèmes de contrôle et six à développer des logiciels de bureautique, j’ai envie de me consacrer à la lecture assistée par ordinateur : le développement de l’hypertexte. Un hypertexte peut être très complexe, mais la version la plus simple, que vous connaissez bien, est un ensemble de documents informatiques qui incluent la possibilité de passer d’une information à l’autre par l’inter­médiaire de liens (souvent symbolisés par un soulignement et une couleur bleue). Aujourd’hui, c’est monnaie courante, mais à l’époque, c’était encore dans le domaine de la recherche.

C’est aussi dans ces années-là que la conception du LHC prend de l’élan – même si sa réalisation concrète n’interviendra que près de vingt ans plus tard. Dans ce contexte, nous allions être amenés à utiliser l’informatique au maximum de ses capacités afin de faire circuler l’information. En 1989, chacun au CERN dispose d’un ordinateur dans son bureau, et certains d’entre eux, nommés postes de travail, sont très puissants. Je propose donc de réaliser une étude des possibilités d’utilisation des hyper­textes en réseau. Plusieurs réseaux internes coexistent déjà et Mike Sendall, qui supervise les essais des postes de travail, me fait savoir qu’un autre employé vient de proposer comme moi d’utiliser les hypertextes en réseau, un certain Tim Berners-Lee !

Tim était donc de retour parmi nous – nos derniers échanges dataient de près de quinze ans ! – dans un bureau distant de plus d’un kilomètre du mien. Mike me tend une copie de sa proposition, qui correspondait dans les grandes lignes à ma proposition d’étude. Enthousiasmé, je prends contact avec lui et ensemble, nous rédigeons une version plus lisible et ciblée de son document d’origine, trop technique pour être compris rapidement par nos supérieurs.

Nous obtenons alors un feu vert limité : nous travaillerons sous la houlette de Mike, dans le cadre strict de son département : les évaluations des postes de travail. Si notre projet d’inter­connexion, de « Web », échoue, il en restera au moins une évaluation en profondeur des possibilités des ordinateurs NeXT que nous utilisons.

Nous ne sommes donc que deux pour développer cette idée. Heureusement, le CERN dispose d’un programme de stages longs de quelques mois à une année. J’y recrute quelques bonnes âmes, mais jamais beaucoup, et jamais de manière officielle. J’avais 42 ans, Tim 34 et les étudiants… 20, voire 22, pour les plus âgés. Je comprends très vite que je ne boxe plus dans la même catégorie que ces jeunes sans contraintes, sans attaches. Je me souviens de conversations du style :

– Tu comprends pourquoi ça produit un message d’erreur ?

– Voyons voir… Oh, mais tu travailles avec la version 13.25. On est déjà à la 13.87, tu sais.

– Ah bon ? Depuis quand ?

– Depuis lundi matin. La 13.25, c’était vendredi soir.

Ben oui, désolé, j’avais une famille… je rentrais à la maison le week-end, moi !

J’ai donc rapidement viré vers la promotion ; et le moins que l’on puisse dire était que notre idée ne galvanisait pas les foules. J’ai passé mon temps à organiser des présentations de notre projet devant les directeurs du CERN, puis dans d’autres instituts de physique et, bien plus tard, auprès du grand public. Il fallait leur faire comprendre ce que nous étions en train de créer : une possibilité de naviguer d’une information à l’autre… c’était révolutionnaire.

Cette tâche évangélique me convenait bien, elle me semblait adaptée à quelqu’un qui, comme moi, était plus âgé, plus mûr, peut-être, que les jeunes de l’équipe de développement. Mais ce n’était pas simple, car il fallait convaincre sans possibilité de démonstration, sans pouvoir montrer le résultat. À l’époque, tout dépendait d’un seul poste de travail : le serveur mis en place par Tim ! Si on l’éteignait, le Web disparaissait !

Et nous n’étions pas seuls dans la course : des expérimentations du même genre étaient en cours en Autriche, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, mais pas du tout dans le même esprit.

Pour moi, il était impératif que notre optique – un Web ouvert, parfaitement uniforme et auquel tout le monde peut contribuer – l’emporte sur un potentiel monopole privé.

Outre les considérations éthiques, le problème du monopole est que ce n’est souvent pas le meilleur système qui l’emporte, mais celui qui parvient à se répandre le plus rapidement…

J’insiste donc dès 1992 pour que nous puissions proposer rapidement un produit fini, utilisable, et que tout le monde aurait envie d’utiliser. Mais j’éprouve tellement de difficultés à obtenir du financement et de la main-d’œuvre pour notre projet – entre-temps baptisé World Wide Web ou WWW – que je propose à Mike d’aller chercher du soutien auprès de la Commission européenne. Je savais que le temps jouait contre nous : pour moi, il fallait immédiatement aller frapper au bureau du président de la Commission, Jacques Delors, et le convaincre du potentiel et de l’importance de ce projet tant qu’il était encore européen. Cette idée a été jugée parfaitement farfelue par ma direction. « La Commission, si vous voulez, mais par la voie normale, monsieur Cailliau ! » J’ai tenté ma chance, j’ai semé quelques bonnes graines de coopération avec la Commission, mais c’était beaucoup trop faible, et c’est de toute façon arrivétrop tard.

Très rapidement, le Web est sorti du CERN et en 1994, Tim est parti aux États-Unis poursuivre l’aventure sous des cieux plus accueillants en fondant le W3C, un organisme de standardisation qui se charge encore aujourd’hui de s’assurer que le Web reste une technologie compatible avec les navigateurs et systèmes d’exploitation actuels. Dire que tout cela aurait pu se passer en Europe si les bonnes personnes avaient réagi un peu plus vite…

Prenons un peu de recul. Depuis l’aube de l’humanité, deux aspects ont défini l’évolution de notre vie sociale : le transfert d’information d’une personne à l’autre et l’enregistrement de cette information pour un usage ultérieur. Un exemple : tout comme certaines autres espèces, les hommes sont capables d’expliquer à leurs enfants que certains fruits ne doivent pas être mangés, mais seul l’être humain a mis au point les moyens de transmettre cette information efficacement à toute la communauté ainsi qu’aux générations suivantes, essentiellement à travers le langage articulé. Avant l’écriture, seules la tradition orale et la mémoire des individus permettaient cela. L’oralité utilise certaines « technologies » comme les poésies en vers, apprises par cœur, chantées, avec le rythme et les rimes pour favoriser la mémorisation.

Dès l’invention de l’écriture, les « sages », les anciens, ont été libérés de la tâche de tout enregistrer, de tout encrypter dans leur mémoire. Les vieux de l’époque ne devaient pas voir l’écriture, cette technologie maléfique, d’un bon œil, elle qui allait transformer tout le monde en imbéciles paresseux et sans mémoire, en bons à rien décadents (et eux, les priver de leur rôle social)… De la même manière, l’imprimerie fut décriée à ses débuts, car on imaginait que les livres bon marché allaient corrompre les esprits et diffuser largement des idées néfastes… Aujourd’hui encore, de nombreuses voix s’élèvent contre l’utilisation massive des images et des vidéos, qui transformeraient les jeunes en illettrés.

Mais tout de même, depuis le Web, quelque chose a fondamentalement changé : aujourd’hui, tout le monde peut envoyer n’importe quoi à n’importe qui, et même à des millions de personnes à la fois, sans délai ni possibilité de faire marche arrière.

Globalement, cette évolution a-t-elle été béné­fique, ou mène-t-elle irrémédiablement l’humanité à sa fin ? L’écriture a permis la stabilisation de communautés plus larges qu’une tribu. L’imprimerie a libéré le peuple de la féodalité et mené, in fine, à la démocratie. La large diffusion de l’information a permis l’émergence de grandes nations. Mais jusqu’à récemment, une certaine lenteur présidait à l’utilisation de ces grandes inventions. Elle donnait l’occasion de réfléchir à leurs implications, de changer ses habitudes, de s’adapter. La nature même du Web et, plus récemment, l’apparition du principe des réseaux sociaux ont permis de s’affranchir de cette lenteur. Pour le meilleur comme pour le pire.

La radio et la télévision avaient déjà ouvert la porte à une diffusion simultanée et à grande échelle de l’information, mais ces médias bénéficient d’une certaine régulation, de centres, de rédactions. Avec la possibilité pour chacun de s’y exprimer librement, d’y exposer des réactions viscérales, le Web, mais surtout les réseaux sociaux, ont bouleversé des habitudes millénaires.

Aujourd’hui, la priorité n’est plus dans la qualité, l’utilité du message ou la qualité du débat, mais dans sa capacité à être synthétisé sous forme de memes, dans son potentiel à devenir viral, à toucher un maximum de personnes en un minimum de temps. C’est un autre univers, une autre logique. Et l’internet s’est généralisé avant qu’on ait l’occasion d’en établir les règles : c’est le trafic sans le Code de la route…

Entendons-nous : je ne dis pas que l’information avant l’internet était objective et de qualité. Je ne dis pas qu’avant le Web, tout ce qui s’imprimait dans les journaux était important et vérifié. Mais jusqu’à récemment, avant qu’un message prenne une ampleur planétaire, qu’il bouleverse des foules entières, tout un chacun avait la possibilité de croiser les sources, de contrôler la crédibilité de l’information. Par ailleurs, tout le monde ne disposait pas des moyens techniques et financiers de diffuser des messages à grande échelle : il y avait des contrepoids, des filtres qui assuraient un certain cadre aux informations qui circulaient. Répandre des rumeurs, des mensonges, demandait des ressources. Ces freins ont disparu avec l’internet et particulièrement avec les réseaux sociaux qui ne se nourrissent que de cela : il n’y a plus de délai, plus de contraintes d’espace ou de coût. L’internet est devenu la première machine à mouvement perpétuel de l’histoire, et elle s’en prend à nos cerveaux… Déciderons-nous de la maîtriser, ou prendra-t-elle définitivement le contrôle ?

Même sans Tim et moi, cette évolution aurait eu lieu, sous une forme ou une autre. Entre le Minitel français, le Ceefax anglais et de nombreuses autres tentatives de mise en réseau de l’information en Europe comme aux États-Unis, le moment était venu pour ce type d’innovation. Je suis également convaincu que seule une techno­logie ouverte et compatible comme celle de l’internet et du Web avait sa chance, car elle résolvait dès le départ les problèmes qui minaient les autres projets – par ailleurs nettement plus sophistiqués que le nôtre. Le protocole TCP/IP, le principe des URL ou le langage HTML étaient suffisamment simples pour se répandre dans le monde entier comme une traînée de poudre.

Simples, mais aussi très naïfs, excessivement fragiles et totalement inadaptés à une société diver­sifiée et mondialisée comme la nôtre. Autant ces technologies se révèlent parfaitement adaptées à une population homogène obéissant à des règles, à une éthique, comme le monde académique, autant elle n’a pas été conçue pour la société en général, composée aussi bien de bonnes âmes que de manipulateurs, de criminels et de pirates en quête de failles à exploiter.

Nos institutions sont inadaptées au monde numérique : celui-ci ne connaît pas de frontières alors qu’il n’existe pas de système juridique planétaire. Alors que nous sommes toujours divisés en nations, en groupes linguistiques, en ensembles culturels, une vidéo TikTok ou une story Instagram traversent ces frontières instantanément, comme en une nouvelle dimension. Notons d’ailleurs que si ces applications utilisent l’internet pour transmettre leurs informations, elles sont distinctes du Web. On confond trop souvent les protocoles qui permettent de transmettre de l’information – l’internet – avec les divers programmes qui en font usage : le Web, d’une part, mais aussi le Darknet ou les réseaux sociaux, qui ne font pas partie du Web (tout juste se présentent-ils comme des sites Web sur certaines plateformes).

Dans nos sociétés, il est devenu quasiment impossible de capturer et de juger certains criminels, qu’il s’agisse de hackers ou de fabricants de fake news. C’est le problème fondamental de l’émergence rapide d’une technologie universelle dans un monde encore largement divisé.

Autant je suis attaché à l’existence d’un Web ouvert, autant je suis convaincu que le fait de ne pas devoir payer pour l’information que l’on consomme est un problème fondamental. Le réseau aurait un tout autre visage si les micro­paiements s’étaient généralisés dès le départ. Encore une fois, le système nous a pris de court : au début des années 1990, les banques n’étaient pas prêtes et le réseau n’avait pas été conçu pour ce type d’interaction sécurisée. Le résultat ne s’est pas fait attendre : un triangle nocif s’est fait jour : lecteur – annonceur – auteur. Tout nous semble gratuit alors que tout est en réalité payé par la publicité. Le lecteur ne paie généralement pas directement l’auteur des informations qu’il consulte, et l’auteur ne doit pas payer pour diffuser son information. Au contraire : des influenceurs sont payés par les annonceurs pour les aider à vendre davantage. Autrement dit, nous ne payons pas nos informations en euros ou en dollars, mais en temps de cerveau. Pire encore : ce système a rendu les auteurs comme les consommateurs totalement dépendants des publi­citaires, qui ont dès lors, indirectement, leur mot à dire sur l’information qui est diffusée.

Ce n’est pas le plus grave à mes yeux. Aussi loin que l’on sache, homo sapiens a toujours aimé rêver, se projeter. C’est même inscrit dans la structure de son cerveau. Outre les réalisations fantastiques que cela a permis, il faut reconnaître que beaucoup d’humains préfèrent faire confiance aux mythes et aux religions plutôt que de se confronter à la réalité. Je ne dis pas que c’est une tare – c’est même certainement une nécessité – mais c’est comme l’alcool : le virtuel et la fiction doivent être consommés avec modération. Et alors que l’alcool ou les drogues conventionnelles n’ont d’effet que sur le consommateur et ses proches, la dépendance aux réseaux sociaux touche désormais une part majeure de la société…

L’humanité a connu son lot de bouleversements, mais je pense qu’aucun n’a pris une ampleur comparable en quelques décennies à peine. Vers quel monde souhaitons-nous aller ? Quelles sont les personnes, les valeurs, que nous voulons protéger ? Et de quels dangers ?

Nous n’avons malheureusement plus beaucoup de temps pour faire face collectivement à ces défis planétaires, d’autant qu’ils se combinent à d’autres défis tout aussi colossaux. À mon sens, l’humanité doit trouver aujourd’hui des pistes pour répondre à trois questions. Comment faire en sorte que les utilisateurs reprennent la maîtrise des contenus du réseau ? Comment survivre au réchauffement climatique ? Et comment réduire drastiquement la population mondiale, trop nombreuse pour des ressources en constante diminution ? Sans réponse satisfaisante à ces trois questions, je crains qu’un effondrement, entraînant la mort violente de milliards de personnes, ne soit inévitable à moyen terme.

Le Web peut être un outil formidable pour aider àtrouver ensemble, et ensuite appliquer des solutions. Le plus grand obstacle réside cependant dans la lenteur avec laquelle l’humain accepte de changer ses habitudes tant qu’il n’y est pas contraint. Et c’est là, sans doute, que chacun peut, à son échelle, décider d’apporter sa pierre à l’édifice. Venir, voir, et vaincre les problèmes, chacun à la hauteur de ses moyens…