A l'ombre de l'épé naissance de l'islam et grandeur de l'empire arabe - Tom Holland - E-Book

A l'ombre de l'épé naissance de l'islam et grandeur de l'empire arabe E-Book

Tom Holland

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Beschreibung

"Dans À l’ombre de l’épée", Tom Holland, spécialiste de l’Antiquité grecque, perse et romaine, raconte comment l’islam s’est imposé au VIIe siècle comme une nouvelle puissance. Cette vaste fresque dépeint l’émergence de la civilisation arabe, laquelle porta un coup fatal aux Romains et aux Perses.

Fort de ses préceptes et de ses fondements, l’islam s’est-il d’emblée imposé comme une religion conquérante ou s’est-il progressivement développé sur le terreau de l’Antiquité ? A ces questions, Tom Holland répond avec brio, d’une écriture éloquente, vive et ciselée, mêlant sens du récit, tension dramatique, et une érudition dramaturgique.

La plus ancienne biographie du Prophète date de deux siècles après la mort de Mahomet, constate l’auteur. D’où les interrogations planant sur l’exactitude historique des faits relatés. Sans manichéisme aucun, Tom Holland fait vivre ces figures qui ont marqué l’Histoire, laquelle s’inscrit dans une autre plus vaste, celle des monothéismes du monde moderne.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ecrivain et historien diplômé de l’université de Cambridge, Tom Holland, né en 1968 à Salisbury en Angleterre, vit à Londres.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Page de titre

À HillosIn memoriam.

Les portes du Paradis se dressent à l’ombre de l’épée.

APHORISME ATTRIBUÉ À MAHOMET.

Les empires

Égypte antique : 3100 av. J.-C. – 30 av. J.-C. (Égypte et Soudan actuels).

Empire maya : 2660 av. J.-C. – 1520 ap. J.-C. (Amérique du Sud actuelle).

Empire babylonien akkadien : 2334 av. J.-C. – 2083 av. J.-C., centré autour de la ville d’Akkad et ses environs (Irak actuel), il s’étend de la Mésopotamie à l’Assyrie (Irak, Syrie, Liban, Turquie et Iran actuels). Il est considéré comme la première manifestation d’un empire dans l’histoire.

Empire hittite : 1700 av. J.-C. – 1180 av. J.-C. (actuelles Turquie et Syrie).

Empire perse des Achéménides : 550 av. J.-C.-330 av. J.-C., dans la continuité des Babyloniens, premier des empires perses à régner sur une partie du Moyen-Orient, de l’Asie mineure, de la Thrace et sur les régions côtières de la mer Noire, jusqu’en Afghanistan et une partie du Pakistan actuels, au sud et au sud-ouest sur l’actuel Irak, la Syrie, l’Égypte, le nord de l’Arabie saoudite, la Jordanie, Israël et la Palestine, le Liban et le Nord de la Libye.

Dynastie mandchoue Quing (Chine) : 221 av. J.-C. – 1912 ap. J.-C.

Empire grec des Séleucides : 305-67 av. J.-C. s’étend de l’Anatolie à l’Indus, sur la Babylonie et la Mésopotamie dans la continuité des Perses achéménides.

Empire romain : 27 av. J.-C. – 476 ap. J.-C. Son territoire s’étend de la Maurétanie tingitane (Maroc) jusqu’à la Babylonie et la Mésopotamie dans la continuité des Grecs séleucides, et de la Britannie (Angleterre) jusqu’à l’Égypte.

Empire perse sassanide (2e empire perse) : 226-651.

L’islam : né en Arabie, il s’est étendu à la Perse en 636, puis à l’Irak, l’Iran, la Mésopotamie, la Syrie, la Palestine et l’Égypte (provinces de l’Empire byzantin). Sous les califes omeyyades (661-750), l’expansion se poursuit en Afrique du Nord (VIIe siècle), en Espagne (VIIIe siècle), à Gibraltar (712), à Poitiers (732), en Asie centrale (Boukaha, Kaboul), à Jérusalem (638) et au Maghreb (683). Les musulmans entrent en Inde en 711, conquièrent les actuels Ouzbékistan et Kirghizistan (712), vainquent les Chinois dans l’actuelle ville kazakhe de Taraz (751). Ils envahissent la Sicile (827), Malte (870), les Baléares (902), le trône de Delhi (1414) et Constantinople (1453).

Chronologie

– 753

Fondation mythique de Rome par Romulus.

– 586

Nabuchodonosor, roi de l’empire babylonien, met à sac Jérusalem, détruit le Ier Temple et exile les Juifs et leur prophète Daniel à Babylone.

– 539

Cyrus conquiert l’empire babylonien (capitale Babylone), fonde l’empire perse (capitale Suse), permet à tous les peuples de retourner sur leurs terres et commence la construction du IIe Temple de Jérusalem en –  515.

– 368

Début du règne de Xerxès Ier (Assuérus), roi de Perse.

– 362

Les Hébreux de Suse (empire perse) qui ne sont pas rentrés sous Cyrus sont rebaptisés « Juifs » (d’après leur origine judéenne, actuelle Palestine), et persécutés.

– 330

Alexandre le Grand conquiert l’empire perse de Darius III, dernier souverain achéménide, et fonde l’empire grec (capitale Athènes).

– 29

Virgile entame l’écriture en latin du poème l’Énéide.

– 27

Auguste est le premier empereur romain d’Occident (capitale Rome).

– 5-0.

Naissance de Jésus. Début du calendrier chrétien.

33

Crucifixion de Jésus.

70

Les Romains détruisent le IIe Temple de Jérusalem et mettent la ville à sac.

220

Mort du théologien chrétien Tertullien.

224

Ardachîr initie le règne sassanide (dynastie perse iranienne) et déplace la capitale perse de Suse à Ctésiphon.

250

Les sept dormeurs d’Éphèse, dans les traditions chrétienne et musulmane, échappent aux persécutions en se réfugiant dans une caverne.

312

Conversion au christianisme de l’empereur romain Constantin Ier.

324

Fondation de Constantinople comme nouvelle capitale de l’empire romain (future Byzance, aujourd’hui Istanbul).

325

Ier concile chrétien à Nicée (concept de Trinité de Dieu et de Dieu fait homme, contre les monophysites qui considèrent une seule substance divine).

326

Hélène, mère de l’empereur romain Constantin, découvre la Vraie Croix à Jérusalem.

363

Mort de l’empereur romain Julien lors de sa campagne en Mésopotamie.

395

Scission entre l’empire romain d’Orient (capitale Byzance) et l’empire romain d’Occident (capitale Rome).

428

Nestorius devient évêque de Constantinople.

430

Siméon le Stylite, dit Siméon l’Ancien, monte au sommet de sa colonne.

451

IVe concile chrétien à Chalcédoine pour en finir avec les monophysites.

476

Chute du dernier empereur romain d’Occident. L’Italie tombe sous la coupe des Ostrogoths.

484

Péroz Ier, empereur sassanide d’Iran, est vaincu par les Hephtalites.

505

Fondation de Dara, ville nouvelle de l’empereur romain d’Orient Justinien (règne de 527 à 565).

524

Martyre des chrétiens de Najran (actuelle Arabie saoudite).

525

Défaite et mort de Youssouf au royaume yéménite d’Himyar. L’empereur romain d’Orient Justinien épouse Théodora

28

Exécution de Mazdak, zoroastrien et fondateur du culte mède mazdéen.

529

Fermeture des écoles philosophiques d’Athènes. Révolte des Samaritains soutenus par les Arabes ghassanides (chrétiens). L’empereur romain Justinien écrase la révolte. Arethas, tribu sassanide, est couronné roi perse.

531

Règne de Khosrô Ier, de la dynastie perse sassanide. Il épouse la fille du Khagan des Turcs Istami Yabghou, mère de son futur successeur Hormizd IV.

532

L’empereur romain d’Orient Justinien est renversé par des émeutes de masse à Constantinople. Son général Bélisaire envahit l’Afrique du Nord.

536

Bélisaire reconquiert Rome et l’empire romain d’Occident.

537

Consécration de la basilique chrétienne Sainte Sophie (HaguiaSophia) à Constantinople.

540

Le Perse Khosrô Ier met Antioche (actuelle Antakya en Turquie) à sac.

541

La peste se propage en Égypte.

557

Effondrement de l’empire perse hephthalite.

565

Mort de l’empereur romain d’Orient Justinien.

570

Naissance de Mahomet à La Mecque.

579

Mort de Khosrô Ier, de la dynastie perse sassanide. Hormizd IV lui succède.

590

628), soutenu par l’empereur romain d’Orient Maurice.

591

Phocas, empereur romain d’Orient de 602 à 610.

610

Mahomet reçoit sa première révélation divine.

614

Les Perses incendient Éphèse (actuelle Turquie) et investissent Jérusalem.

619

Les Perses prennent Alexandrie (actuelle Égypte).

622

du calendrier musulman.

626

Les Perses et les Avars (Mongols) assiègent Constantinople.

627

Héraclius, empereur romain d’Orient de 610 à 641, envahit la Mésopotamie (ancien empire babylonien, actuel Irak).

628

Mort de Khosrô II. La paix est signée entre l’empereur romain d’Orient Héraclius et Chahr-Baraz, souverain perse issu du clan parthe des Mihranides, autoproclamé roi après la mort de Khosrô II.

630

L’empereur romain d’Orient Héraclius rapporte la Vraie Croix à Jérusalem

632

Mort de Mahomet à Médine.

634

Les Arabes envahissent la Palestine. Bataille de Gaza.

636

Les Romains sont vaincus à Yarmouk, et se retirent de Syrie.

637

Bataille d’al-Qadissïa (Cadésie) par les rachidoun ou califes « bien guidés » et l’empire sassanide dans le cadre de la conquête musulmane de la Perse.

638

Les Arabes s’emparent de Jérusalem

639

Les Arabes envahissent l’Égypte.

642

Alexandrie tombe aux mains des Arabes.

644

Assassinat du calife Omar.

650

Les Arabes franchissent le fleuve Oxus pour la première fois.

651

Meurtre du calife Yazdgard.

656

Assassinat du calife Othman.

657

Les califes Ali et Mouawiya se livrent une bataille indécise sur les rives de l’Euphrate

658

Le calife Ali vainc les dissidents kharidjit.

661

Assassinat du calife et imam Ali. Le calife omeyyade Mouawiya est intronisé « commandeur des croyants » à Jérusalem.

674

Premier siège arabe de Constantinople.

680

Le calife Yazid Ier succède au calife Mouawiya. Bataille de Karbala. Rébellion d’Ibn az-Zoubaïr

683

Les Omeyyades mettent Médine à sac. Incendie de la Kaaba. Mort du calife Yazid Ier.

685

Abd al-Malik succède au calife Marwan. Moukhtar se rebelle contre Ibn az-Zoubaïr

686

Première mention de Mahomet sur une pièce de monnaie.

689

Les travaux de construction d’une coupole débutent sur le dôme du Rocher, à l’emplacement des deux Temples de Jérusalem construits par Salomon et Cyrus.

692

Défaite et mort d’Ibn az-Zoubaïr.

694

Al-Hajjaj est nommé gouverneur d’Irak.

702

Al-Hajjaj fonde Wasit.

705

Le calife al-Walid succède au calife Abd al-Malik. Dernière conquête arabe de Khorasan.

711

Les Arabes envahissent l’Espagne.

715

Al-Walid inaugure la Grande Mosquée de Damas en Syrie.

716-717

Deuxième siège de Constantinople.

732

Les Arabes sont vaincus par les Francs devant Poitiers.

740

Les Arabes sont vaincus par les Romains à Acroinum. L’Irak est secoué par un soulèvement anti-Omeyyade.

747

Le calife Marwan II sort d’une nouvelle guerre civile en nouveau calife omeyyade. Abou Mouslim se déclare en rébellion ouverte contre lui à Khorasan, révolte qui aboutira au renversement des Omeyyades.

750

Marwan II, vaincu, est renversé par les Abbassides.

755

Meurtre d’Abou Mouslim.

762

Fondation de Bagdad.

Carte

Acteurs principaux

EMPIRE MÈDE ET PERSE – IRANCHAHR

Ardachîr Ier (règne de 224 à 241) Fondateur de l’empire sassanide.

Péroz Ier (459-484) Combattant hepthalite, persécuteur des Juifs.

Mazdak Mystérieux prophète persan qui semble avoir prêché une forme de communisme.

Khosrô Ier (531-579) Passé à la postérité sous le nom d’Anushirvan – « âme immortelle ».

Hormizd IV (579-590) Fils de Khosrô Ier.

Bahram Chobin (590-591) Général mihranide, et premier héritier dynastique parthe à usurper le trône sassanide.

Khosrô II (590-628) Fils d’Hormizd IV. Remonté sur le trône avec l’aide des Romains, son règne vit la quasi-destruction de l’empire romain.

Charbaraz (630) Général mihranide qui conquit la Syrie et la Palestine, pour le compte de Khosrô II.

Yazdgard III (633-651) Dernier chahanchah (roi des rois) sassanide.

EMPIRE GREC

Alexandre le Grand (356 av. J.-C.-323 av. J.-C.) Il conquiert l’immense empire perse achéménide, et s’avance jusqu’aux confins du monde connu, aux rives de l’Indus.

EMPIRE ROMAIN D’OCCIDENT

Auguste (27 av. J.-C.-14 ap. J.-C.) Premier empereur romain.

Virgile Auteur de l’Énéide, grand poème épique de l’histoire du peuple romain.

Néron (54-68) Empereur romain psychotique.

Philippe (244-249) Surnommé « l’Arabe ». Présida aux célébrations du millénaire de Rome.

Trajan Dèce (249-251) Assassin de Philippe, tué par les Goths. Persécuteur des chrétiens.

EMPIRE ROMAIN D’ORIENT CONSTANTINOPLE, LA NOUVELLE ROME

Constantin (306-337) Fondateur de Constantinople, et premier César chrétien.

Hélène (c. 247/250-329/330) Mère de Constantin.

Julien (361-363) Dernier César païen.

Théodose Ier (379-392) Dernier César à avoir régné sur les deux moitiés de l’empire romain.

Théodose II (408-450) Petit-fils de Théodose Ier. Réputé pour sa piété, et pour les murailles entourant Constantinople édifiées sous son règne.

Anastase (491-518) Bureaucrate devenu empereur gestionnaire.

Justin (518-527) Paysan des Balkans qui gravit tous les échelons jusqu’à monter sur le trône impérial.

Justinien (527-565) Neveu de Justin. Rival de Khosrô Ier.

Maurice Ier (582-602) Soutien de Khosrô II. Déposé par Phocas.

Phocas (602-610) Déposé et mis à mort par Héraclius.

Héraclius Ier (610-641) Empereur de la première « croisade », fondateur de la dynastie des Héraclides.

Sergius Patricien romain. Il fut battu et tué en 634 par les Arabes devant Gaza.

PÈRES DE L’ÉGLISE CHRÉTIENNE

Pierre Principal disciple du Christ, premier pape de l’Église catholique.

Paul Premier apôtre chrétien ayant affirmé que les Gentils, s’ils se convertissaient au Christ, n’étaient pas obligés d’obéir à la Loi hébraïque.

Ignace Censément nommé évêque d’Antioche par Pierre en personne, il fut le premier chrétien à propager le terme de christianismos – le christianisme.

Basilidès Auteur au IIe siècle d’un évangile hérétique affirmant que le Christ n’était pas mort sur la croix.

Marcion Autre hérétique du IIe siècle. Il jugeait le Dieu de l’Ancien Testament inférieur au Vrai Dieu, le Père du Christ, et l’Ancien Testament dénué de valeur.

Tertullien Né à Carthage au milieu du IIe siècle, premier chrétien à définir la Trinité. Il mourut vers 220.

Arius Prêtre d’Alexandrie qui affirma que Dieu le Père avait existé avant Dieu le Fils. Ses enseignements furent condamnés pour hérésie au concile de Nicée, en 325.

Athanase Évêque d’Alexandrie qui eut un rôle majeur contre Arius au concile de Nicée, et fut le premier à définir le contenu de ce qui deviendrait le Nouveau Testament.

Cyrille Évêque de Jérusalem au IVe siècle.

Épiphane Évêque de Chypre qui, au IVe siècle, dressa une encyclopédie exhaustive des hérésies.

Jérôme Traducteur de la Bible en latin qui s’installa de façon permanente à Bethléem en Judée en 388.

Nestorius Archevêque de Constantinople qui fut condamné pour hérésie en 431 pour avoir affirmé que la relation entre l’humain et le divin dans le Christ avait été de coexistence plutôt que d’union.

Dioscore Patriarche d’Alexandrie qui contribua à la convocation du concile de Chalcédoine.

Théodoret Évêque syrien de la première moitié du Ier siècle qui s’intéressa vivement aux Arabes.

Sozomène Historien de Gaza qui, vers 440, publia une histoire de l’Église qui évoquait à plusieurs reprises les affaires arabes.

Siméon le Stylite, ou l’Ancien, premier des saints réfugiés au sommet de leur colonne, ou stylites.

Siméon le Jeune Le plus célèbre stylite du VIe siècle.

Paul Moine égyptien nommé par Justinien évêque d’Alexandrie.

REBELLES AUX ROMAINS

Arethas Homme-lige des Romains et roi des Ghassanides.

Julien Chef de la révolte samaritaine contre l’empereur romain Justinien.

Youssouf Assar Dhou Nouwas Roi arabe d’Himyar (Yémen) converti au judaïsme.

Néhémie Prophète juif, dernier gouverneur mandaté par la cour de Perse pour reconstruire le Temple.

Arculfe Pèlerin franciscain à Jérusalem sous le règne de Mouawiya.

EMPIRE ARABE

Mahomet (Muhammad, 571-632) Prophète de l’islam.

Abou Bakr (632-634) Selon la tradition musulmane, le premier des rachidoun (4 premiers califes), ou califes « bien guidés ».

Omar Ier (634-644) Chef de guerre et ascète influent, 2e calife de l’islam, 1er commandeur des croyants.

Othman (644-656) 3e calife de l’islam, héritier d’Omar, responsable selon la tradition islamique de la réunion des révélations de Mahomet en un seul livre.

Ali (Ali ibn Abi Talib, 656-661) Cousin et gendre de Mahomet, 4e calife de l’islam, 1erimam chiite.

Mouawiya Ier (661-680) Frère de Yazid, gouverneur de Syrie, et rival d’Ali pour la prise de contrôle de l’empire arabe, 5e calife de l’islam (1er omeyyade).

Yazid Ier (680-683) Fils et héritier de Mouawiya, 6e calife de l’islam (2e omeyyade). Tour à tour idolâtré comme homme du peuple et détesté en tant que séducteur et ivrogne, il joua un rôle majeur dans la conquête de la Syrie.

Hussein Plus jeune petit-fils favori de Mahomet, né en 626, mort en 680, 3eimam chiite.

Mouawiya II (683-684) 7e calife de l’islam (3e omeyyade).

Marwan Ier (684-685) Demi-frère du calife Othman, 8e calife de l’islam (4e omeyyade), il succède au calife Mouawiya II.

Abd al-Malik (685-705) Fils du calife Marwan Ier : l’équivalent de Constantin dans l’empire arabe, 9e calife de l’islam (5e omeyyade).

Abdoullah ibn az-Zoubaïr Vénérable compagnon de Mahomet et principal rival d’Abd al-Malik dans la deuxième guerre civile pour le contrôle de l’empire arabe.

Moussab Frère d’ibn az-Zoubaïr, qui lui confia la pacification de l’Irak.

Moukhtar Surnommé l’« Imposteur » par ses ennemis, il conduisit un mouvement révolutionnaire en Irak contre le régime d’Ibn az-Zoubaïr.

Al-Hajjaj Surnommé le « Petit Chien ». Principal lieutenant d’Abd al-Malik, et le plus brillant.

Al-Walid Ier (705-715) Fils et héritier d’Abd al-Malik qui construisit la grande mosquée de Damas, 10e calife de l’islam (6e omeyyade).

Souleiman (715-717) Fils d’Abd al-Malik et héritier du calife al-Walid qui finança le deuxième siège de Constantinople, 11e calife de l’islam (7e omeyyade).

Abou Ishaq Guerrier et érudit.

Omar II (717-720) 12e calife de l’islam (8e omeyyade).

Yazid II (720-724) 13e calife de l’islam (9e omeyyade).

Hichâm (724-743) Dernier des fils d’Abd al-Malik à devenir calife, 14e calife de l’islam (10e omeyyade).

Al-Walid II (743-744) 15e calife de l’islam (11e calife omeyyade).

Yazid III le Réducteur (744-744) 16e calife de l’islam (12e calife omeyyade).

Ibrahim (744-744) 17e calife de l’islam (13e calife omeyyade).

Marwan II (744-750) 18e calife de l’islam (14e et dernier calife omeyyade).

Abou Mouslim Né en 718, mort en 755, rebelle énigmatique soutenu par les Abbassides qui conduisit une révolte à l’extrême orient du califat, qui aboutit au renversement des Omeyyades.

I.Introduction

Je ne reprendrai dans mon récit que les sujets dont nous-mêmes en premier lieu, les générations futures ensuite, pourrions tirer profit.

EUSÈBE DE CÉSARÉE, Histoire ecclésiastique

En ce qui concerne la vie du Christ, le degré d’autorité que l’on peut accorder aux évangélistes demeure relativement limité. En revanche, nous connaissons plus ou moins tout de la vie de Mahomet. Nous savons où il a vécu, quelle était sa situation économique, de qui il est tombé amoureux. Et nous en savons beaucoup sur la situation politique et le contexte socio-économique de son temps.

SALMAN RUSHDIE.

1.Illustres inconnues

Entre deux mondes

En 525 de notre ère, Youssouf Assar Dhou Nouwas, un roi arabe demeuré fameux pour sa longue chevelure, sa piété et son caractère impitoyable, venait d’essuyer une défaite. Abandonnant le champ de bataille à sa pestilence, il chevaucha son destrier de combat à la robe blanche mouchetée de sang jusqu’aux rivages de la mer Rouge. Derrière lui, il ne l’ignorait pas, l’avant-garde des chrétiens devait déjà marcher sur son palais – pour s’emparer de son trésor et faire de sa reine leur captive. Ceux qui l’avaient vaincu n’avaient aucune raison de lui témoigner de la pitié. En effet, chez les chrétiens, ce Youssouf jouissait d’une réputation peu enviable. Deux ans plus tôt, cherchant à rallier le Sud-Ouest de l’Arabie à sa foi, il s’était emparé de leur place forte dans la région de Najran. La suite des événements avait saisi d’horreur de nombreux fidèles du Christ, et ce bien au-delà des confins du royaume yéménite d’Himyar, le royaume de la mer Rouge sur lequel Youssouf avait régné par intermittence durant un peu moins d’une décennie. Les troupes du souverain arabe avaient enfermé l’évêque et bon nombre de ses fidèles à l’intérieur de l’église locale, avant de l’incendier. Un groupe de vierges s’étaient précipitées dans les flammes, s’écriant à quel point il était doux de respirer « le parfum des prêtres qui brûlent1 ! » Une autre femme, « dont personne n’avait vu le visage, car jamais elle n’avait franchi le seuil de sa maison à la lumière du jour2 », avait arraché son voile, un geste destiné à manifester son opprobre au roi. Tout à sa fureur, Youssouf avait ordonné que l’on tue devant elle sa fille et sa petite-fille, qu’on inonde sa gorge de leur sang et qu’ensuite l’on tranche d’un coup d’épée la tête de cette femme.

Il n’était guère aisé d’accorder le pardon à de tels martyres, fussent-ils célébrés par l’Église. Une grande armée venue du royaume chrétien d’Éthiopie était entrée dans le royaume yéménite d’Himyar. Elle avait encerclé les défenseurs du royaume, les avait affrontés et mis en déroute. Après quoi, les hauts-fonds de la mer Rouge baignant les sabots de son cheval, Youssouf était arrivé au terme de sa course. Toute son obéissance aux lois édictées au prophète élu de Dieu n’avait pas suffi à sauver le monarque de la ruine. Lentement, il pressa sa monture d’avancer, fermement décidé à affronter les flots, jusqu’à disparaître enfin sous les vagues. Ainsi périt Youssouf Assar Dhou Nouwas, le dernier souverain juif qui ait jamais gouverné l’Arabie.

Après quelque six siècles de prospérité jusqu’à sa chute finale sous le règne de Youssouf, le royaume yéménite d’Himyar ne jouit pas aujourd’hui de la notoriété immédiate qui reste l’apanage de Babylone, d’Athènes ou de Rome. Cela ne doit guère nous surprendre : en ces temps reculés comme à notre époque, l’Arabie du Sud se situait en très nette périphérie des principaux foyers de civilisation. Les Arabes eux-mêmes, que les peuples de pays plus sédentaires tendaient à considérer comme des créatures bestiales – « la plus méprisée et la plus insignifiante de toutes les nations de la Terre3 » – auraient pu se formaliser de la barbarie présumée de cette région. Ainsi que le rapportait un poète arabe non sans effarement, les Himyarites refusaient d’exciser leurs épouses, « et ne répugnaient pas à manger des sauterelles ». Une telle inconduite suffisait clairement à les reléguer plus bas que terre4.

Pourtant, ce n’est pas à sa situation géographique seule que le royaume yéménite d’Himyar devait de végéter dans l’ombre. La période où survint le décès de Youssouf n’est pas moins obscure*. Le VIe siècle de notre ère défie toute catégorisation précise. Ce siècle semble en effet se dresser entre deux époques. S’il reste tourné vers le monde passé de la civilisation classique, il n’en est pas moins déjà orienté vers un tout autre monde, celui des Croisades à venir. Les historiens le rangent, ainsi que les siècles qui l’encadrent, dans la « fin de l’Antiquité » : une formule évocatrice de ténèbres grandissantes et du Moyen Âge qui lui succédera bientôt.

Pour quiconque a l’habitude de penser l’histoire comme un enchaînement de périodes à la fois nettement définies et strictement cloisonnées, voilà qui ne laisse pas d’être quelque peu troublant. Très au-delà des frontières du royaume himyarite de Youssouf, des empires érigés sur des fondations antiques et fabuleuses dominaient encore le Proche-Orient et la Méditerranée, comme c’était le cas depuis des siècles. Pourtant, l’âge même de ces empires ne servait qu’à démontrer combien la rupture avec les ancrages de leur passé serait profonde. Prenons par exemple la région située immédiatement au nord de l’Arabie : le pays que nous appelons aujourd’hui l’Irak. Là, sur des terres alluviales qui avaient vu l’aube de la civilisation urbaine, loyauté était due à un monarque qui était perse, tout comme son lointain prédécesseur mille ans plus tôt. Les possessions de ce monarque, comme celles de l’empire perse s’étendaient vers l’est aux frontières de l’Inde et très loin dans les terres de l’Asie centrale. Les splendeurs de la cour sur laquelle il régnait, la magnificence de ses rituels et l’immodestie de ses prétentions, tout cela aurait été parfaitement familier au souverain de Babylone. C’était pourtant un état de choses presque oublié du peuple d’Irak en tant que tel. Une amnésie endémique effaçait des souvenirs qui s’étaient maintenus des millénaires. Les Perses eux-mêmes, loin de vénérer leur glorieux héritage impérial, avaient fini par l’occulter et par le déformer.

D’autres superpuissances se gardaient de négliger leur passé à ce point. Les grandes cités de la Méditerranée, bâties en pierre et en marbre au lieu du pisé qui avait la préférence du peuple d’Irak, s’exposaient moins à finir en poussière. En l’an 525, l’empire qui les gouvernait se parait lui aussi d’un vernis de vénérable indestructibilité. Même aux yeux des Perses, Rome pouvait passer pour une puissance de premier ordre. « Dieu a voulu, admettaient-ils avec une certaine amertume, que le monde entier soit éclairé depuis son origine par deux yeux : les maîtres pleins de sagesse du royaume de Perse et le puissant empire des Romains5. » Les Romains ne dédaignaient jamais la flatterie, sans être dupes pour autant. Loin de croire que leur empire existait depuis l’aube des temps, ils savaient parfaitement que toute sa grandeur était issue du néant. Retracer le cours de son évolution conduirait par conséquent à percer les secrets de sa réussite. Alors que Youssouf disparaissait sous les flots de la mer Rouge, dans la capitale romaine, on échafaudait les plans d’un immense pillage des bibliothèques et des archives, un travail d’érudition sans précédent dont le but était de préserver le vaste legs juridique de l’empire, pour l’éternité. Il ne s’agissait pas d’une banale entreprise d’antiquaire. L’histoire avait fini par constituer l’une des nervures centrales de l’État romain, au même titre que ses armées ou son or. Elle offrait à l’empire l’assurance d’être précisément ce qu’il prétendait être : le modèle de l’ordre humain. Comment préserver le prestige de César, si ce n’est en claironnant continuellement l’ancienneté triomphante de Rome ?

À ceci près que les empires érigés par les peuples de ce temps-là n’étaient pas seulement terrestres. Si éclatant que pût paraître César à ses sujets, il n’en demeurait pas moins un simple mortel, au cœur d’un cosmos gouverné par un roi céleste. Il n’y avait qu’un monarque universel – Dieu. Au moment où Youssouf avait été tenu en échec, au début du VIe siècle de notre ère, cette prémisse demeurait pratiquement incontestée dans tout le Moyen-Orient – au point d’affecter presque tous les aspects de la géopolitique de ce temps. Quand Youssouf affrontait les envahisseurs venus d’Éthiopie, les enjeux dépassaient largement les médiocres ambitions de seigneurs de la guerre. Entre ceux qui se battaient pour la cause hébraïque et ceux qui luttaient au nom du Christ, les différences étaient profondes, au point de s’avérer inconciliables. Les deux camps s’opposaient d’autant plus qu’ils étaient convaincus l’un et l’autre que le Dieu qu’ils vénéraient demeurait le seul Dieu – monos theos en grec. La dévotion envers une conception particulière du divin était devenue une passion qui définissait les vies de millions d’individus au-delà de l’Arabie du Sud, d’un bout à l’autre du monde civilisé. En ces temps lointains où des royaumes entiers pouvaient atteindre des sommets avant de retomber et de se dissoudre comme l’écume, où même de grands empires vacillaient, aucune puissance terrestre n’eût été capable d’inspirer une telle allégeance. L’identité finissait par trouver sa définition non dans les royaumes de ce monde, mais dans les diverses conceptions du Dieu Seul et Unique : celles des « monothéismes ».

Cette évolution marqua une transformation de la société humaine aux conséquences incalculables pour le futur. De toutes les caractéristiques du monde moderne susceptibles d’être reliées à l’Antiquité – les alphabets, la démocratie ou les films de gladiateurs – aucune, peut-être, n’exerça davantage d’influence à l’échelle planétaire que l’accession, pour la première fois dans l’histoire, de formes diverses de monothéismes au rang de religions d’État. Or, en ce début de troisième millénaire de l’ère chrétienne, ce sont quelque trois milliards et demi d’individus – plus de la moitié de la planète – qui s’identifient à l’une ou l’autre de ces religions, ayant acquis leur version moderne deux cent cinquante ans avant ou après la mort de Youssouf. Dès lors, si étrangère que puisse nous paraître la période de l’Antiquité tardive comparée à d’autres époques de l’histoire, sur ce plan, elle n’en est pas moins lourde de sens. Chaque fois que des hommes ou des femmes sont poussés par la foi en un Dieu unique à penser ou à se comporter d’une certaine manière, ils attestent son influence pérenne. L’impact de la révolution dont ce temps-là fut le témoin se répercute encore de nos jours.

Ce livre a pour ambition de retracer les origines et la progression de cette révolution. Comment les modes de pensée des peuples ont-ils pu connaître une mutation aussi radicale et aussi durable, en seulement quelques siècles ? Cette histoire est humainement riche, pleine de drames, de personnages extraordinaires et souvent hauts en couleurs. Pourtant, c’est aussi une histoire qui fait peser de singulières exigences sur l’historien : en effet, elle se déroule pour l’essentiel dans une dimension qui se déploie très au-delà du monde physique. Elle est peuplée de rois, mais aussi d’anges, de seigneurs de la guerre, mais également de démons. En conséquence, les événements exposés dans ces pages ne peuvent s’expliquer que par le jeu des intérêts matériels ou des calculs politiques. Une autre dimension, illuminée par le Ciel et hantée par la damnation, vient éclipser le monde des affaires qui occupent les mortels, souvent d’une brutale cruauté. Les contemporains de Youssouf qui ont étudié sa chute, nullement naïfs dans leur analyse, comprenaient que des problèmes complexes de politiques commerciales et de rivalités à distance entre les deux superpuissances se tramaient à l’arrière-plan. Pourtant, jamais ils ne doutèrent que les sables d’Arabie n’eussent été la scène d’un drame authentiquement céleste. Les forces du Ciel et de l’Enfer s’y étaient rencontrées et affrontées. Savoir si Youssouf se rangeait dans le camp des démons ou des anges était une question d’opinion, mais ni les Juifs ni les chrétiens ne nourrissaient le moindre doute : en fin de compte, tout ce qui était arrivé là-bas émanait de Dieu. C’était l’hypothèse fondamentale de ce temps-là, et une histoire de l’Antiquité tardive qui omettrait de le reconnaître serait vouée à l’échec.

Pourtant, cela reste une histoire périlleuse à raconter, en partie à cause des failles et contradictions inévitables relatives aux sources, dont pâtissent toutes les périodes de l’histoire antique. Considérons par exemple l’histoire de la mort de Youssouf. Certaines chroniques situent sa chute au plus fort de la bataille, sans jamais évoquer le monarque s’enfonçant à cheval dans les flots. Le biais de nos sources s’avère encore plus problématique – elles sont presque toutes chrétiennes. La chronologie elle-même confine à l’imbroglio, certains historiens datant sa mort non pas de 525, mais de 520. Ce pourrait être de simples questions de détails si elles ne recelaient une complication supplémentaire, et de taille. Un historien retraçant le déploiement de ces monothéismes rivaux ne peut se dispenser d’user de termes comme « chrétien » et « juif », et pourtant, ainsi que le laisse entendre l’histoire de Youssouf, à la fin de l’Antiquité, ces mots-là ne revêtaient pas nécessairement le même sens qu’aujourd’hui. Un récit exposant entre autres épisodes les persécutions qu’un roi juif faisait subir en Arabie à des femmes chrétiennes voilées se situe clairement dans un monde très éloigné du nôtre.

C’est pour cette raison que l’histoire de l’Antiquité tardive est à la fois plus étrange et plus surprenante qu’il n’y paraît de prime abord. En effet, c’est précisément en masquant leur étonnante créativité que ceux qui l’ont façonnée avec une si stupéfiante efficacité donnèrent toute leur mesure. Au sein de chaque période, naturellement, il est des individus qui s’emploient à recomposer le passé au service du présent, mais aucun peut-être n’a su le faire avec une telle force ou avec une maîtrise aussi étourdissante que les historiens de la fin de l’Antiquité. Le suprême exploit des érudits juifs et chrétiens de cette époque aura été de réussir à façonner une histoire de leurs fois religieuses respectives qui les présente comme l’aboutissement légitime, inévitable de l’Histoire, en veillant à en exclure tout ce qui aurait pu servir à contredire une telle impression. Peu importe qui était réellement Moïse et qu’il ait ou non existé, la conception qu’en ont aujourd’hui la plupart des Juifs a subi une influence d’une portée incalculable, celle des rabbins de l’Antiquité tardive : des hommes brillants, instruits, ingénieux qui, durant des siècles entiers, ont consacré leurs efforts à démontrer que leur plus grand prophète était en fait un individu qui leur ressemblait beaucoup – et ce en dépit de la distance temporelle qui les en séparait. Dans le même ordre d’idées, peu importe qui Jésus croyait être vraiment, la conception chrétienne de sa mission et de son caractère divin, telle qu’enseignée par la vaste majorité des églises actuelles, suffit à attester les turbulences et fluctuations politiques de la Rome tardive : autrement dit, des efforts poussés des évêques et des empereurs visant à créer une foi capable de rassembler et d’unifier tout le peuple de Dieu. L’essentiel de l’architecture du judaïsme, si loin que remontent ses origines premières, et du christianisme, fut conçue à la fin de l’Antiquité.

Pourtant, du seul fait de la puissance de leurs travaux, les érudits juifs et chrétiens de cette période surent mener à bien une rénovation durable, un véritable tour de force. Ils atteignirent leur but en ne s’arrêtant pas à l’interprétation des diverses formes de monothéismes qui leur étaient propres, mais en définissant la religion en tant que telle : une lecture que des milliards d’êtres humains tiennent désormais pour acquise, qui exerce sa suprême influence, inspirant leur comportement sur cette Terre et la destinée éternelle de leurs âmes. C’est ce qui rend à la fois si cruciale, mais aussi tellement fascinante cette volonté de passer au crible les écrits de l’Antiquité tardive, en quête de preuves de ce qui ce qui a réellement pu se produire.

Une telle entreprise, cela va sans dire, n’est pas de celles où l’on s’engage à la légère. Sachant la complexité et l’ambiguïté de ces sources, on ne saurait conter l’histoire qui fait le thème de ce livre sans expliquer au préalable pourquoi elle a revêtu cette forme.

C’est pourquoi, avant de me lancer dans ce récit, je m’interromprai un instant pour exposer tout autre chose : la genèse de cette histoire.

Le plus grand récit de tous les temps

Les vainqueurs avaient les faveurs du Ciel. Même les chrétiens pourraient céder à pareille supposition – leur dieu n’était-il pas mort en criminel condamné, cloué à une croix de bois ? Point n’était besoin pour César, qui s’était d’abord incliné devant le Christ, d’attendre la mort pour recevoir la récompense qui lui était due. « Il était si cher à Dieu, si béni, si pieux et si heureux dans toutes ses entreprises que ce fut avec la plus grande facilité qu’il imposa son autorité à plus de nations que tous ceux qui l’avaient précédé – non sans conserver son pouvoir, intact, jusqu’au terme de son existence 6. » Néanmoins, au cours des siècles suivants, la confiance en cette formule – que la foi dans le Christ mènerait à la gloire terrestre – connaîtrait un certain nombre de revers. Curieusement, plus les Romains devenaient chrétiens, plus les frontières de leur empire semblaient se contracter. Les théologiens imaginèrent plusieurs explications à ce phénomène déconcertant – des explications que les chrétiens, qui n’avaient qu’à consulter les Évangiles pour connaître les vues de Jésus sur les êtres matériels et les outrecuidants, pourraient fort bien trouver convaincantes. Néanmoins, l’équation centrale – que Dieu n’accordait la grandeur terrestre qu’à ceux qui avaient l’heur de Le satisfaire – paraissait en somme trop plausible pour être simplement écartée d’un revers de main. Au lieu de quoi, plus les Romains étaient acculés à lutter désespérément pour leur survie, plus ils se trouvaient à la merci de peuples d’autres empires, des nouveaux venus pleins de morgue. L’identité de ces conquérants, qui n’avaient pas seulement privé Rome de ses provinces les plus riches, mais qui avaient écrasé les Perses, n’aurait guère pu provoquer de choc plus dévastateur chez les vaincus. En fait, l’événement était en soi si inattendu, si inconcevable, qu’à l’évidence il semblait confiner au miracle. Excepté la main de Dieu, qu’est-ce qui pourrait expliquer la conquête du monde par un peuple méprisé, considéré comme l’archétype de la sauvagerie et de la barbarie : les Arabes ?

Au début du IXe siècle, l’étroite assimilation à laquelle se livraient les doctes entre piété et puissance terrestre jouissait encore d’un ascendant considérable. Si cette notion rendait les chrétiens de plus en plus mal à l’aise, les Arabes adhéraient volontiers à une conviction dominante : ils ne devaient leurs victoires étourdissantes qu’à la faveur de Dieu. Deux siècles plus tôt, croyaient-ils, le Ciel avait offert à leurs ancêtres la bénédiction d’un flot de révélations surnaturelles : une dispensation providentielle qui l’emportait sur celles consenties aux Juifs et aux chrétiens, et qui avait lancé ceux qui s’y étaient soumis sur la voie d’un empire planétaire. En réalité, huit cents ans après la naissance du Christ, c’était en « musulmans » – « ceux qui se soumettent à Dieu » – que la plupart des Arabes avaient fini par eux-mêmes s’identifier. Le vaste agglomérat de territoires conquis par les épées de leurs ancêtres s’étendant des rives de l’Atlantique aux marches de la Chine tenait lieu de monument suprême à ce que Dieu avait exigé d’eux : islam, la « soumission », formule abrégée de ce qui était devenu, au début du IXe siècle, une civilisation à part entière.

Toutefois, les Arabes n’étaient pas les seuls à qui l’islam accordait une dignité aussi rare qu’inédite. Leur langue n’en était pas moins magnifiée. C’est en arabe, croyaient les musulmans, que, par ce geste décisif, Dieu avait révélé Ses desseins à l’humanité, pour tous les siècles à venir. Ce qui se révélait suffisamment bon pour le Tout-Puissant, cela va sans dire, devait aussi l’être pour les simples mortels. En l’an 800, l’Arabe s’était à tel point affranchi du mépris dans lequel il était tenu jadis que les accents de cette langue étaient classés au rang des musiques du pouvoir et que ses cursives étaient devenues des objets de pure beauté, peaufinées jusqu’à la perfection la plus inégalée, la plus exquise par ses calligraphes. Chez les Arabes, le mot écrit était en passe de se transformer en véritable passion collective. À sa mort, en 822, un érudit laissait une bibliothèque capable de remplir au total six cents malles. On disait qu’un autre avait péri écrasé sous une montagne de livres qui s’était écroulée sur lui alors qu’il était ivre. L’histoire n’est pas invraisemblable. Un volume de l’histoire arabe, dit-on, comptait presque quatre-vingt mille pages – ce qui devait certainement représenter un objet au poids écrasant. Dès lors, un peuple qui pouvait se vanter d’entreprises littéraires aussi titanesques avait manifestement relégué très loin de lui un temps qui avait osé le taxer de barbarie – ainsi que les Arabes eux-mêmes se plaisaient à le souligner.

L’obligation qu’éprouvaient ces derniers d’étudier leur passé n’avait rien de surprenant. L’ardent besoin de comprendre la raison de leur spectaculaire retour de fortune, de clarifier le processus qui l’avait permis et d’élucider ce que tout cela révélait du caractère de leur dieu, ne cessa jamais de les tenailler. Tout comme Eusèbe de Césarée, cinq cents ans plus tôt, avait recherché des réponses dans la vie d’un empereur romain, Ibn Hichâm*, un érudit originaire d’Irak qui s’était installé en Égypte au IXe siècle, eut lui aussi recours à la biographie pour tenter de percer les desseins du Ciel. Sîra, c’était le terme qu’il avait retenu pour nommer le genre qu’il s’était choisi : le « parcours exemplaire ». Ce qui intéressait Ibn Hichâm, ce n’était pas tant ce que son sujet avait accompli, que la manière dont il l’avait accompli. Il y avait une raison impérieuse à cela. Aux yeux des musulmans, le héros de la biographie d’Ibn Hichâm offrait le modèle suprême. Dieu l’avait choisi pour Lui tenir lieu de porte-parole. C’est par son intermédiaire que le Tout Miséricordieux avait révélé Ses volontés aux Arabes, et il les avait gratifiés de ces mêmes révélations qui, deux siècles avant l’époque d’Ibn Hichâm, les avaient poussés à se ruer hors de leurs déserts pour abattre les superpuissances de leur temps. « Nous sommes les auxiliaires de Dieu et les seconds de Son prophète, et nous combattrons les hommes jusqu’à ce qu’ils croient en Dieu ; qui croit en Dieu et en Son prophète aura su protéger sa vie et ses biens contre nous ; celui qui demeure incroyant, nous le combattrons sans relâche devant Dieu, et le tuer ne sera pour nous qu’une petite affaire7. » Telle était, selon Ibn Hichâm, la teneur du manifeste au ton véhément défendu par les Arabes à la veille de leur conquête du monde.

Mais qui était précisément ce « prophète » ? Ibn Hichâm s’était donné pour but de fournir une réponse. Installé en Égypte, entouré des ruines de civilisations oubliées et supplantées par d’autres, il ne considérait pas seulement sa sîra comme une simple biographie, mais comme un récit de la révolution la plus décisive de l’histoire. Le sujet de son ouvrage était un homme mort deux ans seulement avant le début du démembrement des empires romain et perse : un Arabe du nom de Mahomet. Âgé de quarante ans, une modeste carrière de marchand derrière lui, il venait de vivre – s’il fallait en croire Hichâm – la crise de l’âge mûr la plus marquante de l’histoire. Insatiable et insatisfait, il s’était mis à arpenter les terres sauvages qui s’étendaient devant sa ville natale, « et il n’était pas une pierre, pas un arbre devant lesquels il passait qui ne lui soufflait : “La paix soit avec toi, ô prophète de Dieu8” ». Mahomet en avait été très perturbé, ce qui est compréhensible. En ces lieux où il avait choisi de s’aventurer dans sa quête solitaire après son éveil spirituel, on entendait rarement des voix. La ville voisine, La Mecque, se situait dans les profondeurs du désert d’Arabie : le cirque de montagnes qui la cernait se dressait, noirci par un soleil brûlant, impitoyable, battu par les vents, stérile et vide. Pourtant, ce fut sur un versant de ces mêmes montagnes, couchant la nuit dans une grotte, que Mahomet entendit la plus saisissante de toutes ces voix. Elle lui fit d’abord l’effet d’un étau lui enserrant le corps, et il éprouva toute l’emprise d’une entité terrifiante, surnaturelle. Il y eut ensuite un simple commandement : « Récite* ! » Alors Mahomet éructa des vers entiers. Les mots qui jaillirent de sa bouche n’étaient plus qu’une exhalaison, violente et désespérée :

Récite : par le nom de ton Seigneur !

Celui qui a créé !

Qui a créé l’homme d’un caillot de sang.

Récite ! Car Ton Seigneur, le Très Noble,

C’est Lui qui a enseigné par la Plume.

Il a enseigné à l’homme ce qu’il ne savait pas9.

Mahomet parlait, mais ces mots-là n’étaient pas les siens. De qui émanaient-ils ? Initialement, dit-on, il suspecta un djinn, un esprit des déserts et des vents. Peut-être n’y avait-il là rien de surprenant. Selon Ibn Hichâm, La Mecque était une ville infestée de sorcières, hantée de démons. En plein centre de la cité s’élevait un sanctuaire bâti en pierre et en boue séchée – la Kaaba, ou Cube en arabe – à l’intérieur duquel se tenait tapie une horde de dieux redoutables, totems au pouvoir si inquiétant que des hommes venus de toute l’Arabie s’y pressaient pour leur présenter leurs respects. En plus de ces entités, chaque foyer de La Mecque possédait sa propre idole, un talisman propitiatoire auquel on venait se frotter avant un voyage. Il était dès lors tout à fait naturel qu’une ville aussi insolite, si imprégnée des parfums du sang et de la magie, offre aussi fréquemment le spectacle de ses « voyants » se roulant dans la poussière d’étroites ruelles, vomissant des révélations, possédés par les djinns jusque dans les tréfonds de leurs entrailles. Mahomet éprouva une terreur si écrasante à l’idée de subir un destin identique qu’il songea à s’ôter la vie. Il se leva, sortit de sa grotte et s’enfonça en titubant dans la nuit. Il gravit rapidement le flanc de la montagne, se dirigea vers le sommet et s’apprêta à se jeter du haut de la cime, pour se précipiter sur les rochers.

À cet instant la voix se fit de nouveau entendre : « Ô Mahomet ! Tu es l’apôtre de Dieu et je suis Gabriel. » Cela se pouvait-il réellement ? Gabriel était un ange puissant, le messager du Dieu unique vénéré par les Juifs et les chrétiens qui, en des temps anciens – disait-on – avait révélé certaines visions au prophète Daniel et annoncé à la Vierge Marie qu’elle devait porter un fils. Levant les yeux vers les cieux, Mahomet vit la silhouette d’un homme, les « pieds posés de part et d’autre de l’horizon10 » : qui d’autre cela pourrait-il être que l’ange en personne ? Redescendant du haut de la montagne, cherchant un réconfort auprès de son épouse, songeant au traumatisme dévastateur qu’il venait de vivre, il osa envisager une hypothèse proprement vertigineuse : que la voix ait énoncé la vérité. Il ne l’entendrait plus avant deux ans – mais lorsque Gabriel fut enfin de retour, que le silence fut rompu, Mahomet ne douta plus qu’il entendait, par la voix de l’ange, la parole authentique d’un dieu. Et pas de n’importe quel dieu, mais du Dieu unique, du Dieu véridique et indivisible. « Il n’est pas d’autre Dieu que lui, le Créateur de toutes choses11. »

C’est là, dans cette assertion catégorique selon laquelle il n’existait qu’une seule et unique divinité, que réside la clef d’une vision de l’univers d’une austère nouveauté : un monothéisme sans fard. Chaque révélation successive renforçait en Mahomet l’idée qu’il se faisait de l’unicité de Dieu – et, en conséquence, de ce qui Lui était dû –, jusqu’à ce qu’elle acquière un éclat de plus en plus grandiose. Le peuple d’Arabie – avec ses idoles taillées dans la pierre ou le bois ou confectionnées à partir de dattes malaxées avec du beurre rance – se bornait à reproduire ce qui, depuis l’aube des temps, avait constitué la plus grande illusion de l’humanité : que les Cieux et la Terre étaient peuplés d’une masse grouillante de divinités. Obéissant à l’ordre de cette voix « de proclamer haut et fort12 » les révélations de Dieu, Mahomet entama son prêche en forme de mise en garde. L’espèce humaine n’avait cessé de se livrer au seul péché qui soit impardonnable : le péché de chirk – la conviction que Dieu puisse être associé à d’autres êtres*. À maintes et maintes reprises toutefois, parce qu’Il était plein de miséricorde, le « Seigneur de l’univers13 » avait envoyé des prophètes dessiller le peuple afin de lui révéler sa propre folie et de le rappeler sur la voie de la vérité primordiale. Noé et Abraham, Moïse et Jésus : tous, ils avaient prêché un message unique, identique, un appel à la soumission au Dieu. Maintenant semblait-il, au gré de ces révélations de plus en plus nourries et de plus en plus nombreuses, toutes adressées à Mahomet, six siècles après Jésus, un nouveau prophète était apparu. C’était en réalité le « Sceau [ou le Dernier] des prophètes14 ». Les années passant, le divin continuant de parler à travers lui, Mahomet et la cohorte croissante de ses fidèles finirent par comprendre qu’il était le destinataire du message suprême : l’ultime révélation de Dieu.

Tout le monde ne s’accordait pas avec cette idée. « La prophétie, ainsi que le faisait sagement observer Ibn Hichâm, est une charge difficile. En raison de l’opposition qu’ils rencontrent de la part des hommes dès qu’ils veulent transmettre le message divin, seuls des messagers forts et résolus peuvent porter cette parole, avec l’aide et la grâce de Dieu15. » C’était un euphémisme. Les concitoyens de Mahomet le considérèrent d’abord comme un imposteur, puis comme un provocateur et enfin comme un danger mortel. Les membres de sa tribu étaient particulièrement outragés par son message intransigeant. Les « Qouraïch », comme on les appelait, formaient un assemblage de clans qui jouissaient depuis longtemps d’un respect singulier parmi la mosaïque des tribus très dispersées d’Arabie16. Le prestige qu’ils avaient acquis en qualité de « peuple de Dieu » découlait de la fonction lucrative de gardiens de la Kaaba et de sa multitude d’idoles qu’ils s’étaient arrogée : un rôle que Mahomet, avec ses discours effrénés affirmant l’existence d’un seul Dieu, semblait déterminé à saboter. Conséquence guère surprenante, La Mecque ne tarda pas à devenir un lieu de plus en plus périlleux pour le prophète et ses adeptes. En 622, douze ans après que la première révélation lui eut été adressée depuis les Cieux, leurs vies à tous étaient très directement menacées. Un soir, Gabriel apparut au Prophète et l’avertit que la tribu des Qouraïch qui contrôlait La Mecque complotait de le tuer dans son lit : l’heure était venue de partir. Emboîtant le pas à ses disciples, dont un grand nombre avaient déjà abandonné La Mecque, il obéit et quitta discrètement la cité avant de s’évanouir dans l’obscurité. Ce moment était attendu depuis longtemps : le Prophète ne se lançait pas là dans une fuite au hasard en plein désert, mais accomplissait plutôt une migration minutieusement planifiée – l’Hijra (ou Hégire).

Cette évasion finirait par être perçue, le moment venu, comme une transformation de tout l’ordre temporel. À ce jour, l’année où elle se déroula tient encore lieu d’An Un pour les musulmans. Elle reste inscrite à leur calendrier sous les initiales AH, ou Anno Hegirae : l’« année de l’Hégire* ». Pour Ibn Hichâm, l’épisode central de la vie de Mahomet n’était pas sa première révélation, mais son départ de La Mecque. Plus qu’un simple prédicateur, il entamerait alors une série d’exploits spectaculaires au terme desquels il finirait par s’affirmer en chef d’un tout nouvel ordre politique. Sa destination, Yathrib ou Médine, une oasis au nord de La Mecque, avait un besoin extrême d’une main pour la guider. Les tribus qui vivaient là, brassage troublé de colons juifs et arabes, se livraient depuis longtemps à de féroces querelles. Pourtant, alors même que la spirale de la violence échappait de plus en plus à tout contrôle, de plus en plus d’habitants se lassaient de ce perpétuel bain de sang. À Médine, la nécessité de trouver un pacificateur se faisait sans cesse plus pressante. Un personnage neutre, digne de confiance, plein d’autorité. Une figure qui jouirait peut-être – et cela se limite à un simple peut-être – d’un accès direct à Dieu. En bref, entre Mahomet, un prophète en grand besoin d’un refuge, et Médine, une ville en grand besoin d’un prophète, il n’aurait guère pu y avoir d’accord plus parfait. Une alliance littéralement scellée dans les Cieux, selon la définition retenue par Ibn Hichâm.

Le nom même de la ville finit par être rayé de la carte, ce qui, en soi, en dit long sur ce que Mahomet avait réussi à accomplir à Médine*. Telles furent la destinée et la gloire immortelle de l’oasis qui lui avait offert un sanctuaire : elle fut commémorée comme « La ville du Prophète », ou Madinat an-Nabi – Médine. Mahomet vivrait le reste de son existence dans cette cité, y bâtissant une société qui, depuis lors, a servi de modèle aux musulmans. Le Prophète adressait un reproche limpide et vibrant de colère à ceux qui vivaient selon l’éthique meurtrière du désert. Aimer l’or « d’un amour sans bornes17 », voler les orphelins et dilapider leur héritage, se débarrasser des filles non désirées en les ensevelissant vivantes dans les sables, c’était se destiner, les mettait-il en garde, aux flammes éternelles. « Le blâme est sur ceux qui, à l’encontre de tout droit, lèsent les hommes et transgressent sur Terre. À eux un châtiment douloureux18. » Devant l’infinitude écrasante de Dieu, siégeant sur le trône de Son jugement, le chef de clan le plus hautain et le plus turbulent n’était plus qu’un infime grain de poussière. Les tribus querelleuses de Médine, submergées par le flot des révélations de Mahomet, voyaient peu à peu leurs vieux antagonismes et leurs anciennes loyautés se dissoudre face à l’insistance et à la grandeur de son message. Alors même qu’il matait leur addiction aux penchants de leurs traditions belliqueuses, le Prophète avait préservé leur sentiment communautaire. Alors que Mahomet, ainsi qu’il y avait été invité, réussirait certainement à ramener la paix dans son oasis de refuge, ce qu’il y apportait ne se limitait pas à une œuvre de paix. Le peuple de Médine se voyait offrir bien autre chose : une identité nouvelle, forgée avec le tourbillon d’atomes d’un ordre tribal pulvérisé. L’identité d’un peuple unique – formé par les membres d’une seule oumma, ou communauté.

Mahomet avait beau être le « dernier des prophètes », il ne dédaignait pas de pouvoir trouver un État. Dieu continuait de lui parler. Sa confiance ne faiblissait pas. Les obstacles qu’il rencontrait sur son chemin étaient balayés ou foulés aux pieds. Quand le fossé entre les riches et les pauvres – qui heurtait Mahomet dans le tréfonds de son être – refusait de céder, il proscrivait l’usure, sans autre forme de procès, et instaurait un système de taxation équitable. Les Juifs de Médine, déconcertés par la transformation de leur ville natale en « cité du Prophète », se permirent de manœuvrer contre lui selon les circonstances, ce qui leur valut d’être expulsés, réduits à l’esclavage ou massacrés. La tribu des Qouraïch, apprenant que Mahomet projetait un raid contre une de ses caravanes, envoya une escorte militaire au-devant du convoi en plein désert, qui fut accueillie par le Prophète et sa modeste cohorte de disciples, non loin du trou d’eau de Badr, et piteusement mise en déroute. Les anges scintillants, « leurs turbans blancs flottant dans leur sillage19 », brandirent leurs épées ardentes et firent voler les têtes quouraïchites.

Toutefois, le signe le plus spectaculaire et le plus irréfutable de la faveur de Dieu fut, en moins d’une décennie, la transformation de Mahomet de simple réfugié en maître véritable de l’Arabie. Selon Ibn Hichâm, il mena en tout vingt-sept campagnes. S’il y eut une défaite de temps à autre, et si les anges, dans l’ensemble, ne choisirent pas toujours de combattre comme ils l’avaient fait à Badr, préférant lui servir de réserve, voilà qui rend peut-être son triomphe ultime d’autant plus extraordinaire. En 632, date de sa mort en terre d’Arabie, selon la tradition, le paganisme était partout relégué dans l’ombre. Le moment le plus délectable avait été celui de la conquête de La Mecque elle-même, deux ans plus tôt. Entrant dans sa ville natale à cheval, Mahomet avait ordonné que l’on dépouille la Kaaba de ses dieux. On avait allumé un grand bûcher. Les idoles renversées avaient été confiées aux flammes. Convoquant sa progéniture autour de lui, le Diable avait poussé ce cri de détresse : « À ce jour, abandonnez tout espoir que la communauté de Mahomet ait jamais recours au chirk*20 ! » Il avait certes toute raison de hurler son dépit. Le vénérable sanctuaire, ce bastion prééminent du paganisme, était réduit à une soumission tant attendue : la soumission à l’« islam ». Toutefois, cette consécration de La Mecque au service du Dieu unique et vrai n’avait rien d’une innovation. Ce qu’avait accompli Mahomet, révéla-t-il à ses disciples, c’était de ramener ce sanctuaire à son état premier, immaculé. « Dieu a sanctifié La Mecque le jour où Il a créé le Ciel et la Terre. C’est le saint des saints jusqu’au jour de la résurrection21. »

Cette assurance procurait réconfort aux fidèles, même aux jours de tristesse qui suivirent la mort de Mahomet, deux ans plus tard. Ces propos leur laissaient entendre que Dieu ne les avait pas abandonnés. Malgré la perte de leur Prophète, l’Arabie demeurait transfigurée par le sacré. La Mecque, le « saint des saints », n’était pas la seule à se maintenir à la surface de la Terre. C’était aussi le cas de l’oumma, la communauté des croyants – pour la plus grande gloire de tous ceux auxquels le Prophète avait dispensé son enseignement. Au cours des années, des décennies, des siècles suivants, le peuple musulman se rallierait pour faire du monde entier une Kaaba : un monde conquis, purifié et sanctifié. Le jour où Ibn Hichâm s’assit pour rédiger sa biographie, les Arabes n’étaient plus les seuls à se tourner vers La Mecque pour prier. Chacun pouvait voir des peuples étrangers dont le Prophète n’avait sans doute jamais entendu parler – Wisigoths et Berbères, Sogdiens et Parthes – fouler les sables d’Arabie : autant de pèlerins qui se dirigeaient vers La Mecque. Bien qu’Ibn Hichâm ne mentionne nulle part le phénomène dans sa sîra ou biographie, la société ne manquait pas de doctes impatients de relater les conquêtes extraordinaires qui avaient suivi la mort du Prophète, très au-delà des confins de l’Arabie. Un tel attrait n’avait rien de surprenant. Aux temps troublés de leur paganisme, rien n’enchantait davantage les Arabes au verbe haut que de pouvoir se livrer à quelques rodomontades, qu’il s’agisse d’étaler d’héroïques faits d’armes, de se vanter d’un acte de banditisme retentissant ou d’une cuisante humiliation infligée à un rival. À présent, quand ils sonnaient de leurs trompettes, c’était entièrement pour la cause de Dieu. De Badr aux confins du monde, l’histoire de l’islam s’était confondue avec celle d’un triomphe militaire irrésistible. Des cités infiniment plus vastes que La Mecque avaient été prises. Des peuples infiniment plus puissants que la tribu des Qouraïch avaient été contraints de plier l’échine. L’échelle de ces victoires, remportées face à des empires anciens et à des religions vénérables, apportait assurément toutes les preuves nécessaires de la véracité des affirmations du Prophète. « C’est un signe que Dieu nous aime », ainsi que le déclarait un Arabe, tout à sa jubilation, « et qu’il est content de notre foi, puisqu’Il nous a accordé la domination sur tous les peuples et toutes les religions22 ».

Pendant ce temps, l’anxiété régnait. Même au milieu de la richesse et de la splendeur d’un si vaste empire, dont l’ampleur dépassait tout ce que Mahomet aurait pu croire possible, le peuple musulman ne parvenait pas à se défaire du sentiment pesant de sa décadence. Une génération après qu’Ibn Hichâm eut complété sa biographie, et que l’érudit eut fini écrasé sous la chute de ses volumes, un esprit universel, l’étonnant encyclopédiste al-Jahiz, pouvait considérer la trajectoire tout entière de l’islam comme la simple incarnation d’une chute mortelle. Il n’y avait véritablement eu qu’un seul âge d’or. Ceux qui avaient réellement entendu le Prophète parler, qui avaient chevauché à ses côtés, qui l’avaient servi en qualité de sahaba, ou « compagnons », ceux-là seuls pouvaient être comptés au nombre de ceux qui avaient pratiqué le « monothéisme authentique ». C’est de là que découlait naturellement leur réussite stupéfiante. C’est leur génération qui, ayant à peine inhumé le Prophète, s’était lancée à la conquête du monde – une conquête couronnée de succès, qui plus est. Les hommes qui avaient présidé à cette charge aussi glorieuse que victorieuse, une succession de chefs, les « califes », ou « successeurs » du Prophète, étaient tous des intimes notoires de Mahomet. Le premier, Abou Bakr, un vétéran aguerri, était à ses côtés lors de la fuite périlleuse vers Médine, et c’était le père de son épouse favorite ; le deuxième, Omar, était son beau-frère ; le troisième, Othman, était marié à l’une de ses filles. Le quatrième, le calife Ali ibn Abi Talib, pouvait s’enorgueillir des plus splendides lettres de noblesse : c’était le tout premier homme à s’être converti à l’islam, une démarche qu’il avait accomplie à l’âge précoce de neuf ans. C’était aussi le cousin du Prophète, qui, pour faire bonne mesure, sut finalement gravir encore un échelon pour devenir son gendre*. Ces quatre hommes avaient régné tout juste trente ans au total mais, à l’époque où écrivait al-Jahiz, ils étaient sur le point d’être intronisés par nombre de musulmans au titre de véritables modèles – ar-rachidoun, « les bien guidés ». Certes, le temps qu’ils exercèrent le pouvoir ne put égaler celui de Mahomet à Médine, mais leur âge d’or n’en fit pas moins figure de glorieux second. « Car ce temps-là, ainsi que l’écrit al-Jahiz non sans nostalgie, était exempt d’actes délictueux ou d’innovations scandaleuses, de gestes de désobéissance, de jalousie, de rancœur ou de rivalité23. » L’islam était alors encore impeccablement islamique.

Mais à chaque été doit succéder un hiver et, à un âge d’or, un âge de fer. En 661, l’ère des rachidoun connut une fin sanglante et tragique. Le calife Ali fut assassiné. Vingt ans plus tard, son fils fut fauché en pleine bataille. D’un geste moqueur, un conquérant taquina du bout de sa crosse ces lèvres qui avaient baisé la main du Prophète. Après quoi, une dynastie de despotes quouraïchites, les Omeyyades**, plantèrent profondément leurs griffes dans le califat et se l’approprièrent – scandalisant les dévots qui vivaient dans la crainte de Dieu. Les nouveaux califes buvaient du vin, entretenaient des singes domestiques, se qualifiaient non plus de « successeurs du Prophète », mais de « délégués d’Allah ». De telles outrances susciteraient la colère du Ciel, et l’an 750 vit la chute des Omeyyades, contraints de s’enfuir, pourchassés par des bataillons de la mort. Néanmoins, les taches et les souillures de leur presque cent années de pouvoir ne s’effacèrent pas si facilement. La dynastie qui leur succéda au trône califal, celle des Abbassides, eut beau revendiquer sa descendance d’un oncle de Mahomet lui-même, l’âge d’or des rachidoun ne fut jamais restauré. Au contraire, l’innovation et la division sévissaient, comme aux heures sombres qui avaient précédé la venue du Prophète. Les sectes rivales pullulaient, et les califes rivaux aussi. Entre-temps, hors des palais où les Successeurs du Prophète s’habillaient de soie et dînaient dans des assiettes en or massif, les pauvres subissaient comme jamais l’oppression de l’arrogance et de la cruauté des puissants et des riches. Une question les tenaillait tous sans relâche : comment la situation avait-elle pu se dégrader à ce point ? Et une autre, plus implacable encore : quelle était la meilleure façon d’y remédier ?

Deux siècles après l’Hégire, le dernier homme à avoir vu le Prophète vivant avait depuis longtemps disparu de la surface de la Terre. Néanmoins, confrontés à la dissidence d’une époque fragmentaire, la majorité des musulmans n’ignoraient pas qu’aucune solution véritable à quelque difficulté que ce soit ne pourrait se priver du sceau de leur prophète bien-aimé. « Vous avez dans le Messager de Dieu un excellent modèle24. » Dieu lui-même en avait informé les fidèles. Par conséquent, ébaucher son portrait, c’était ébaucher le modèle suprême : une règle de conduite propre à servir toute l’humanité, et de toute éternité. Les années passant, à mesure que s’écrivaient davantage de biographies de plus en plus détaillées, le Prophète finit par être de plus en plus vénéré. Que sa naissance ait été marquée de prodiges incontestables présageant un nouvel âge à venir, fût-ce l’apparition d’étoiles étranges dans le ciel ou les chuchotements des djinns