À se tordre - Alphonse Allais - E-Book

À se tordre E-Book

Alphonse Allais

0,0

Beschreibung

Alphonse Allais se considérait comme un auteur pour commis voyageurs. On n'a cessé de colporter ses bons mots, du calembour épais (Monsieur Lecoq-Hue) aux réflexions cyniques (' à la suite d'une chute de cheval,j'avais perdu tout sens moral'), en passant par les considérations absurdes (' Angéline rappelait d'une façon frappante La Vierge à la chaise de Raphaël, moins la chaise'). C'était pourtant un 'grand écrivain' qui 'créait à chaque instant' (Jules Renard). André Breton a rendu justice à son 'humour noir', tandis qu'Umberto Eco l'a étudié comme l'un des maîtres du récit. En publiant 'A se tordre', son premier recueil, une collection de 'classiques' le fait entrer dans le Panthéon des Lettres et le consacre premier comique du XIXème siècle.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 168

Veröffentlichungsjahr: 2019

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



À se tordre

Pages de titreUn philosopheFerdinandMœurs de ce temps-ciEn bordéeUn moyen comme un autreCollageLes petits cochonsCruelle énigmeBoisflambardPas de suite dans les idéesLe comble du DarwinismePour en avoir le cœur netLe palmierLe criminel précautionneuxL’embrasseurLe pendu bienveillantEstheticUn drame bien parisienMam’Zelle MissLe bon peintreLes zèbresSimple malentenduSancta SimplicitasUne bien bonneTruc canailleIronieUn petit « fin de siècle »Allumons la bacchanteTenue de fantaisieAphasieUne mort bizarreLe railleur puniExcentric’sEn voyage simples notesLe chambardoscopeLe temps bien employéFamilleComfortAbus de pouvoirPage de copyright

1

À se tordre

Alphonse Allais

2

Un philosophe

Je m’étais pris d’une profonde sympathie pour ce grand flemmard

de gabelou que me semblait l’image même de la douane, non pas de

la douane tracassière des frontières terriennes, mais de la bonne

douane flâneuse et contemplative des falaises et des grèves.

Son nom était Pascal ; or, il aurait dû s’appeler Baptiste, tant il

apportait de douce quiétude à accomplir tous les actes de sa vie.

Et c’était plaisir de le voir, les mains derrière le dos, traîner

lentement ses trois heures de faction sur les quais, de préférence ceux

où ne s’amarraient que des barques hors d’usage et des yachts

désarmés.

Aussitôt son service terminé, vite Pascal abandonnait son pantalon

bleu et sa tunique verte pour enfiler une cotte de toile et une longue

blouse à laquelle des coups de soleil sans nombre et des averses

diluviennes (peut-être même antédiluviennes) avaient donné ce ton

spécial qu’on ne trouve que sur le dos des pêcheurs à la ligne. Car

Pascal pêchait à la ligne, comme feu monseigneur le prince de Ligne

lui-même.

Pas un homme comme lui pour connaître les bons coins dans les

bassins et appâter judicieusement, avec du ver de terre, de la crevette

cuite, de la crevette crue ou toute autre nourriture traîtresse.

Obligeant, avec cela, et ne refusant jamais ses conseils aux

débutants. Aussi avions-nous lié rapidement connaissance tous deux.

Une chose m’intriguait chez lui c’était l’espèce de petite classe

qu’il traînait chaque jour à ses côtés trois garçons et deux filles, tous

différents de visage et d’âge.

Ses enfants ? Non, car le plus petit air de famille ne se remarquait

3

sur leur physionomie. Alors, sans doute, des petits voisins.

Pascal installait les cinq mômes avec une grande sollicitude, le

plus jeune tout près de lui, l’aîné à l’autre bout.

Et tout ce petit monde se mettait à pêcher comme des hommes,

avec un sérieux si comique que je ne pouvais les regarder sans rire.

Ce qui m’amusait beaucoup aussi, c’est la façon dont Pascal

désignait chacun des gosses.

Au lieu de leur donner leur nom de baptême, comme cela se

pratique généralement, Eugène, Victor ou Émile, il leur attribuait une

profession ou une nationalité.

Il y avait le Sous-inspecteur, la Norvégienne, le Courtier,

l’Assureur, et Monsieur l’abbé.

Le Sous-inspecteur était l’aîné, et Monsieur l’abbé le plus petit.

Les enfants, d’ailleurs, semblaient habitués à ces désignations, et

quand Pascal disait : « Sous-inspecteur, va me chercher quatre sous

de tabac », le Sous-inspecteur se levait gravement et accomplissait sa

mission sans le moindre étonnement.

Un jour, me promenant sur la grève, je rencontrai mon ami Pascal

en faction, les bras croisés, la carabine en bandoulière, et

contemplant mélancoliquement le soleil tout prêt à se coucher, là-bas,

dans la mer.

— Un joli spectacle, Pascal !

— Superbe ! On ne s’en lasserait jamais.

— Seriez-vous poète ?

— Ma foi ! non ; je ne suis qu’un simple gabelou, mais ça

n’empêche pas d’admirer la nature.

Brave Pascal ! Nous causâmes longuement et j’appris enfin

l’origine des appellations bizarres dont il affublait ses jeunes

camarades de pêche.

— Quand j’ai épousé ma femme, elle était bonne chez le sous-

inspecteur des douanes. C’est même lui qui m’a engagé à l’épouser.

Il savait bien ce qu’il faisait, le bougre, car six mois après elle

accouchait de notre aîné, celui que j’appelle le Sous-inspecteur,

comme de juste. L’année suivante, ma femme avait une petite fille

qui ressemblait tellement à un grand jeune homme norvégien dont

elle faisait le ménage, que je n’eus pas une minute de doute. Celle-là,

4

c’est la Norvégienne. Et puis, tous les ans, ça a continué. Non pas

que ma femme soit plus dévergondée qu’une autre, mais elle a trop

bon cœur. Des natures comme ça, ça ne sait pas refuser. Bref, j’ai

sept enfants, et il n’y a que le dernier qui soit de moi.

— Et celui-là, vous l’appelez le Douanier, je suppose ?

— Non, je l’appelle le Cocu, c’est plus gentil.

L’hiver arrivait ; je dus quitter Houlbec, non sans faire de

touchants adieux à mon ami Pascal et à tous ses petits fonctionnaires.

Je leur offris même de menus cadeaux qui les comblèrent de joie.

L’année suivante, je revins à Houlbec pour y passer l’été.

Le jour même de mon arrivée, je rencontrais la Norvégienne, en

train de faire des commissions.

Ce qu’elle était devenue jolie, cette petite Norvégienne !

Avec ses grands yeux verts de mer et ses cheveux d’or pâle, elle

semblait une de ces fées blondes des légendes scandinaves. Elle me

reconnut et courut à moi.

Je l’embrassai :

— Bonjour, Norvégienne, comment vas-tu ?

— Ça va bien, monsieur, je vous remercie.

— Et ton papa ?

— Il va bien, monsieur, je vous remercie.

— Et ta maman, ta petite sœur, tes petits frères ?

— Tout le monde va bien, monsieur, je vous remercie. Le Cocu a

eu la rougeole cet hiver, mais il est tout à fait guéri maintenant… et

puis, la semaine dernière, maman a accouché d’un petit juge de paix.

5

Ferdinand

Les bêtes ont-elles une âme ? Pourquoi n’en auraient-elles pas ?

J’ai rencontré, dans la vie, une quantité considérable d’hommes, dont

quelques femmes, bêtes comme des oies, et plusieurs animaux pas

beaucoup plus idiots que bien des électeurs.

Et même – je ne dis pas que le cas soit très fréquent – j’ai

personnellement connu un canard qui avait du génie.

Ce canard, nommé Ferdinand, en l’honneur du grand Français,

était né dans la cour de mon parrain, le marquis de Belveau, président

du comité d’organisation de la Société générale d’affichage dans les

tunnels.

C’est dans la propriété de mon parrain que je passais toutes mes

vacances, mes parents exerçant une industrie insalubre dans un

milieu confiné.

(Mes parents – j’aime mieux le dire tout de suite, pour qu’on ne

les accuse pas d’indifférence à mon égard – avaient établi une

raffinerie de phosphore dans un appartement du cinquième étage, rue

des Blancs-Manteaux, composé d’une chambre, d’une cuisine et d’un

petit cabinet de débarras, servant de salon.)

Un véritable éden, la propriété de mon parrain ! Mais c’est surtout

la basse-cour où je me plaisais le mieux, probablement parce que

c’était l’endroit le plus sale du domaine.

Il y avait là, vivant dans une touchante fraternité, un cochon

adulte, des lapins de tout âge, des volailles polychromes et des

canards à se mettre à genoux devant, tant leur ramage valait leur

plumage.

Là, je connus Ferdinand, qui, à cette époque, était un jeune canard

6

dans les deux ou trois mois. Ferdinand et moi, nous nous plûmes

rapidement.

Dès que j’arrivais, c’étaient des coincoins de bon accueil, des

frémissements d’ailes, toute une bruyante manifestation d’amitié qui

m’allait droit au cœur.

Aussi l’idée de la fin prochaine de Ferdinand me glaçait-elle le

cœur de désespoir.

Ferdinand était fixé sur sa destinée, conscius sui fati. Quand on lui

apportait dans sa nourriture des épluchures de navets ou des cosses

de petits pois, un rictus amer crispait les commissures de son bec, et

comme un nuage de mort voilait d’avance ses petits yeux jaunes.

Heureusement que Ferdinand n’était pas un canard à se laisser

mettre à la broche comme un simple dindon : « Puisque je ne suis pas

le plus fort, se disait-il, je serai le plus malin », et il mit tout en œuvre

pour ne connaître jamais les hautes températures de la rôtissoire ou

de la casserole.

Il avait remarqué le manège qu’exécutait la cuisinière, chaque fois

qu’elle avait besoin d’un sujet de la basse-cour. La cruelle fille

saisissait l’animal, le soupesait, le palpait soigneusement, pelotage

suprême !

Ferdinand se jura de ne point engraisser et il se tint parole.

Il mangea fort peu, jamais de féculents, évita de boire pendant ses

repas, ainsi que le recommandent les meilleurs médecins. Beaucoup

d’exercice.

Ce traitement ne suffisant pas, Ferdinand, aidé par son instinct et

de rares aptitudes aux sciences naturelles, pénétrait de nuit dans le

jardin et absorbait les plantes les plus purgatives, les racines les plus

drastiques.

Pendant quelque temps, ses efforts furent couronnés de succès,

mais son pauvre corps de canard s’habitua à ces drogues, et mon

infortuné Ferdinand regagna vite le poids perdu.

Il essaya des plantes vénéneuses à petites doses, et suça quelques

feuilles d’un datura stramonium qui jouait dans les massifs de mon

parrain un rôle épineux et décoratif.

Ferdinand fut malade comme un fort cheval et faillit y passer.

7

L’électricité s’offrit à son âme ingénieuse, et je le surpris souvent,

les yeux levés vers les fils télégraphiques qui rayaient l’azur, juste

au-dessus de la basse-cour ; mais ses pauvres ailes atrophiées

refusèrent de le monter si haut.

Un jour, la cuisinière, impatientée de cette étisie incoercible,

empoigna Ferdinand, lui lia les pattes en murmurant : « Bah ! à la

casserole, avec une bonne platée de petits pois !… »

La place me manque Pour peindre ma consternation.

Ferdinand n’avait Plus qu’une seule aurore à voir luire.

Dans la nuit je me levai Pour Porter à mon ami le suprême adieu,

et voici le spectacle qui S’offrit à mes yeux :

Ferdinand, les pattes encore liées, s’était traîné jusqu’au seuil de

la cuisine. D’un mouvement énergique de friction alternative, il

aiguisait son bec sur la marche de granit. Puis, d’un coup sec, il

coupa la ficelle qui l’entravait et se retrouva debout sur ses pattes un

peu engourdies.

Tout à fait rassuré, je regagnai doucement ma chambre et

m’endormis profondément.

Au matin, vous ne pouvez pas vous faire une idée des cris

remplissant la maison. La cuisinière, dans un langage malveillant,

trivial et tumultueux, annonçait à tous la fuite de Ferdinand.

— Madame ! Madame ! Ferdinand qui a fichu le camp !

Cinq minutes après, une nouvelle découverte la jeta hors d’elle-

même :

— Madame ! Madame ! Imaginez-vous qu’avant de partir, ce

cochon-là a boulotté tous les petits pois qu’on devait lui mettre avec !

Je reconnaissais bien, à ce trait, mon vieux Ferdinand.

Qu’a-t-il pu devenir, par la suite ? Peut-être a-t-il appliqué au mal

les merveilleuses facultés dont la nature, alma parens, s’était plu à le

gratifier.

Qu’importe ? Le souvenir de Ferdinand me restera toujours

comme celui d’un rude lapin.

Et à vous aussi, j’espère !

8

Mœurs de ce temps-ci

À la fois très travailleur et très bohème, il partage son temps entre

l’atelier et la brasserie, entre son vaste atelier du boulevard Clichy et

les gais cabarets de Montmartre.

Aussi sa mondanité est-elle restée des plus embryonnaires.

Dernièrement, il a eu un portrait à faire, le portrait d’une dame,

d’une bien grande dame, une haute baronne de la finance doublée

d’une Parisienne exquise.

Et il s’en est admirablement tiré.

Elle est venue sur la toile comme elle est dans la vie, c’est-à-dire

charmante et savoureuse avec ce je ne sais quoi d’éperdu.

Au prochain Salon, après avoir consulté un décevant livret,

chacun murmurera, un peu troublé : « Je voudrais bien savoir quelle

est cette baronne. » Et elle a été si contente de son portrait qu’elle a

donné en l’honneur de son peintre un dîner, un grand dîner.

Au commencement du repas, il a bien été un peu gêné dans sa

redingote inaccoutumée, mais il s’est remis peu à peu.

Au dessert, s’il avait eu sa pipe, sa bonne pipe, il aurait été tout

fait heureux.

On a servi le café dans la serre, une merveille de serre où

l’industrie le l’Orient semble avoir donné rendez-vous à la nature des

Tropiques.

Il est tout à fait à son aise maintenant, et il lâche les brides à ses

plus joyeux paradoxes que les convives écoutent gravement, avec un

rien d’ahurissement.

Puis tout en causant, pendant que la baronne remplit son verre

d’un infiniment vieux cognac, il saisit les soucoupes de ses voisins et

9

les dispose en pile devant lui. Et comme la baronne contemple ce

manège, non sans étonnement, il lui dit, très gracieux :

— Laissez, baronne, c’est ma tournée.

10

En bordée

Le jeune et brillant maréchal des logis d’artillerie Raoul de

Montcocasse est radieux. On vient de le charger d’une mission qui,

tout en flattant son amour-propre de sous-officier, lui assure pour le

lendemain une de ces bonnes journées qui comptent dans l’existence

d’un canonnier. Il s’agit d’aller à Saint-Cloud avec trois hommes

prendre possession d’une pièce d’artillerie et de la ramener au fort de

Vincennes.

Rassurez-vous, lecteurs pitoyables, cette histoire se passe en

temps de paix et, durant toute cette page, notre ami Raoul ne courra

pas de sérieux dangers.

Dès l’aube, tout le monde était prêt, et la petite cavalcade se

mettait en route. Un temps superbe !

— Jolie journée ! fit Raoul en caressant l’encolure de son cheval.

En disant jolie journée, Raoul ne croyait pas si bien dire, car pour

une jolie journée, ce fut une jolie journée. On arriva à Saint-Cloud

sans encombre, mais avec un appétit ! Un appétit d’artilleur qui rêve

que ses obus sont en mortadelle !

Très en fonds ce jour-là, Raoul offrit à ses hommes un plantureux

déjeuner à la Caboche verte. Tout en fumant un bon cigare, on prit un

bon café et un bon pousse-café, suivi lui-même de quelques autres

bons pousse-café, et on était très rouge quand on songea à se faire

livrer la pièce en question.

— Ne nous mettons pas en retard, remarqua Raoul.

Je crois avoir observé plus haut qu’il faisait une jolie journée ; or

une jolie journée ne va pas sans un peu de chaleur, et la chaleur est

bien connue pour donner soif à la troupe en général, et

11

particulièrement à l’artillerie, qui est une arme d’élite.

Heureusement, la Providence, qui veille à tout, a saupoudré les

bords de la Seine d’un nombre appréciable de joyeux mastroquets,

humecteurs jamais las des gosiers desséchés.

Raoul et ses hommes absorbèrent des flots de ce petit argenteuil

qui vous évoque bien mieux l’idée du saphir que du rubis, et qui vous

entre dans l’estomac comme un tire-bouchon.

On arrivait aux fortifications.

— Pas de blagues, maintenant ! commande Montcocasse plein de

dignité, nous voilà en ville.

Et les artilleurs, subitement envahis par le sentiment du devoir,

s’appliquèrent à prendre des attitudes décoratives, en rapport avec la

mission qu’ils accomplissaient.

Le canon lui-même, une bonne pièce de Bange de 90, sembla

redoubler de gravité.

À la hauteur du pont Royal, Raoul se souvint qu’il avait tout près,

dans le faubourg Saint-Germain, une brave tante qu’il avait désolée

par ses jeunes débordements.

— C’est le moment, se dit-il, de lui montrer que je suis arrivé à

quelque chose.

Au grand galop, avec l’épouvantable tumulte de bronze sur les

pavés de la rue de l’Université, on arriva devant le vieil hôtel de la

douairière de Montcocasse. Tout le monde était aux fenêtres, la

douairière comme les autres.

Raoul fit caracoler son cheval, mit le sabre au clair, et, saisissant

son képi comme il eût fait de quelque feutre empanaché, il salua sa

tante ahurie – tels les preux ; sans ancêtres – et disparut, lui, ses

hommes et son canon, comme en rêve.

La petite troupe, toujours au galop, enfila la rue de Vaugirard, et

l’on se trouva bientôt à l’Odéon.

Justement, il y avait un encombrement. Un omnibus Panthéon-

Place Courcelles jonchait le sol, un essieu brisé.

Toutes les petites femmes de la Brasserie Médicis étaient sur la

porte, ravies de l’accident.

Raoul, qui avait été l’un de leurs meilleurs clients, fut reconnu

tout de suite :

12

— Raoul ! Ohé Raoul ! Descends donc de ton cheval, hé

feignant !

Sans être pour cela un feignant, Raoul descendit de son cheval, et

ne crut pas devoir passer si près du Médicis sans offrir une tournée à

ces dames.

Avec la solidarité charmante des dames du Quartier latin, Nana

conseilla fortement à Raoul d’aller voir Camille, au Furet. Ça lui

ferait bien plaisir.

Effectivement, cela fit grand plaisir à Camille de voir son ami

Raoul en si bel attirail.

— Va donc dire bonjour à Palmyre, au Coucou. Ça lui fera bien

plaisir.

On alla dire bonjour à Palmyre, laquelle envoya Raoul dire

bonjour à Renée, au Pantagruel.

Docile et tapageur, le bon canon suivait l’orgie, l’air un peu

étonné du rôle insolite qu’on le forçait à jouer. Les petites femmes se

faisaient expliquer le mécanisme de l’engin meurtrier, et même

Blanche, du D’Harcourt, eut à ce propos une réflexion que devraient

bien méditer les monarques belliqueux :

— Faut-il que les hommes soient bêtes de fabriquer des machines

comme ça, pour se tuer… comme si on ne claquait pas assez vite tout

seul !

De bocks en fines-champagnes, de fines-champagnes en

absinthes-anisettes, d’absinthes en bitters, on arriva tout doucement à

sept heures du soir. Il était trop tard pour rentrer. On dîna au Quartier

latin, et on y passa la soirée.

Les sergents de ville commençaient à s’inquiéter de ce bruyant

canon et de ces chevaux fumants qu’on rencontrait dans toutes les

rues à des allures inquiétantes. Mais que voulez-vous que la police

fasse contre l’artillerie ?

Au petit jour, Raoul, ses hommes et son canon faisaient une entrée

modeste dans le fort de Vincennes. Au risque d’affliger le lecteur

sensible, j’ajouterai que le pauvre Raoul fut cassé de son grade et

condamné à quelques semaines de prison.

À la suite de cette aventure, complètement dégoûté de l’artillerie,

il obtint de passer dans un régiment de spahis, dont il devint tout de

13

suite le plus brillant ornement.

14

Un moyen comme un autre

— Il y avait une fois un oncle et un neveu.

— Lequel qu’était l’oncle ?

— Comment, lequel ? C’était le plus gros, parbleu !

— C’est donc gros, les oncles ?

— Souvent.

— Pourtant, mon oncle Henri n’est pas gros.

— Ton oncle Henri n’est pas gros parce qu’il est artiste.

— C’est donc pas gros, les artistes ?

— Tu m’embêtes… Si tu m’interromps tout le temps, je ne

pourrai pas continuer mon histoire.

— Je ne vais plus t’interrompre, va.

— Il y avait une fois un oncle et un neveu. L’oncle était très riche,

très riche…

— Combien qu’il avait d’argent ?

— Dix-sept cents milliards de rente, et puis des maisons, des

voitures, des campagnes…

— Et des chevaux ?

— Parbleu ! puisqu’il avait des voitures.

— Des bateaux ? Est-ce qu’il avait des bateaux ?

— Oui, quatorze.

— À vapeur ?

— Il y en avait trois à vapeur, les autres étaient à voiles.

— Et son neveu, est-ce qu’il allait sur les bateaux ?

— Fiche-moi la paix ! Tu m’empêches de te raconter l’histoire.

— Raconte-la, va, je ne vais plus t’empêcher.

— Le neveu, lui, n’avait pas le sou, et ça l’embêtait

15

énormément…

— Pourquoi que son oncle lui en donnait pas ?

— Parce que son oncle était un vieil avare qui aimait garder tout

son argent pour lui. Seulement, comme le neveu était le seul héritier

du bonhomme…

— Qu’est-ce que c’est héritier ?

— Ce sont les gens qui vous prennent votre argent, vos meubles,

tout ce que vous avez, quand vous êtes mort…

— Alors, pourquoi qu’il ne tuait pas son oncle, le neveu ?

— Eh bien ! tu es joli, toi ! Il ne tuait pas son oncle parce qu’il ne

faut pas tuer son oncle, dans aucune circonstance, même pour en

hériter.

— Pourquoi qu’il ne faut pas tuer son oncle ?

— À cause des gendarmes.

— Mais si les gendarmes le savent pas ?

— Les gendarmes le savent toujours, le concierge va les prévenir.

Et puis, du reste, tu vas voir que le neveu a été plus malin que ça. Il

avait remarqué que son oncle, après chaque repas, était rouge…

— Peut-être qu’il était saoul.

— Non, c’était son tempérament comme ça. Il était

apoplectique…

— Qu’est-ce que c’est aplopecpite ?

— Apoplectique… Ce sont des gens qui ont le sang à la tête et qui

peuvent mourir d’une forte émotion…

— Moi, je suis-t-y apoplectique ?

— Non, et tu ne le seras jamais. Tu n’as pas une nature à ça. Alors

le neveu avait remarqué que surtout les grandes rigolades rendaient

son oncle malade, et même une fois il avait failli mourir à la suite

d’un éclat de rire trop prolongé.

— Ça fait donc mourir, de rire ?

— Oui, quand on est apoplectique… Un beau jour, voilà le neveu

qui arrive chez son oncle, juste au moment où il sortait de table.

Jamais il n’avait si bien dîné. Il était rouge comme un coq et soufflait

comme un phoque…

— Comme les phoques du Jardin d’Acclimatation ?

— Ce ne sont pas des phoques, d’abord, ce sont des otaries. Le

16

neveu se dit : « Voilà le bon moment », et il se met à raconter une

histoire drôle, drôle…

— Raconte-la-moi, dis ?

— Attends un instant, je vais te la dire à la fin… L’oncle écoutait

l’histoire, et il riait à se tordre, si bien qu’il était mort de rire avant

que l’histoire fût complètement terminée.

— Quelle histoire donc qu’il lui a racontée ?

— Attends une minute… Alors, quand l’oncle a été mort, on l’a

enterré, et le neveu a hérité.

— Il a pris aussi les bateaux ?

— Il a tout pris, puisqu’il était son seul héritier.

— Mais quelle histoire qu’il lui avait racontée, à son oncle ?

— Eh bien ! celle que je viens de te raconter.

— Laquelle ?

— Celle de l’oncle et du neveu.

— Fumiste, va !

— Et toi, donc

17