À vendre ou à louer - Valentine de le Court - E-Book

À vendre ou à louer E-Book

Valentine de le Court

0,0

Beschreibung

Qui n’a pas rêvé de posséder les clefs des plus beaux appartements de Paris pour y vivre sans attaches ? Jean-Baptiste, agent immobilier, y retrouve ses conquêtes d’un soir et jouit de cette vie nomade et sans accrocs jusqu'au jour où le destin surgit dans l'une de ses garçonnières, sous les traits d’une inconnue agonisante, qu’il sauve in extremis et qui s’évapore aussitôt.
Le monde de Jean-Baptiste déraille alors inexorablement et il se retrouve bientôt pris au piège entre chantages, enlèvements et le charme vénéneux d’une journaliste ambitieuse.
Au cœur d’une conspiration diabolique, il est contraint de retrouver l’inconnue à tout prix pour sauver sa vie, et peut-être celle de beaucoup d’autres.
L’auteur touche ici, dans ce roman à suspense – d'aucuns diront thriller –, à des questions éthiques et de société.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Valentine de le Court est Belge et juriste. D’aucuns prétendent qu’elle a usé dix-sept paires de chaussures sur des parquets de danse, c’est dire si elle peut parler avec expérience de choses futiles!
Explosion de particules est son premier roman.
Ont suivi Vacances obligatoires en famille et Une maison bruxelloise.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 397

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



À vendre ou à louer

Valentine de le Court

À vendre ou à louer

Roman

© Éditions Mols, 2020

Collection Autres Sillons

www.editions-mols.eu

À tous les fanatiques de la Tardanne.

La société est un grand moulin où, sans cesse, des hommes broient des hommes pour le compte d’une Humanité prochaine.

Edmond Thiaudière

CHAPITRE IPROLOGUE

Les collègues, Jean-Baptiste ne commence à les apprécier qu’après plusieurs verres. Sobre, leur conversation l’insupporte. Du foot, de la politique et encore du sport. Surtout cet abruti de Bruno. Quelle merde les discussions de mecs! Il cesse de les écouter et savoure infiniment le plaisir d’être serré à une petite table, entouré de visages rieurs. À cet instant-là, c’est presque comme avoir des amis.

Bouillonnante de mozzarella, brillante de chorizo, la pizza s’étale, indécente, entre le couteau et la fourchette. Jean-Baptiste engloutit cette nourriture régressive à grandes bouchées. Un estomac rempli de nourriture italienne standardisée lui procure une impression brûlante d’humanité. Il fait descendre le tout à larges lampées de vin rouge, cuvée du patron. Son teint rosit à la lueur des bougies qui tremblotent dans des verres écarlates.

Ses compagnons parlent de plus en plus fort et les rires deviennent gras. Après un limoncello offert par la maison et un Italian coffee, ceux que leurs femmes n’ont pas appelés plus de quatre fois pour exiger leur retour au bercail se mettent en route vers un bar.

La nuit est encore à ses débuts mais le bar de la rue Princesse déborde déjà de corps jeunes qui se pressent autour du comptoir. Les femmes s’agglutinent pour fumer le long du trottoir défoncé par le passage des scooters. Jean-Baptiste embrasse le patron, néglige la queue, commande une bouteille et six verres, dépose un billet sur le zinc, n’attend pas la monnaie.

Il salue au passage ses vieux comparses de sorties nocturnes, évite scrupuleusement, par sa technique de slalom de dos, une ex-hargneuse et une ancienne target trop sérieuse et rejoint sa bande.

Ses collègues ont déjà bien progressé vers l’objectif: trois jeunes filles les ont rejoints et discutent, en leur soufflant au nez une haleine chargée de champagne et de tabac mentholé. Émoustillé, Bruno trémousse son arrière-train adipeux.

Ce genre de filles là n’intéresse pas Jean-Baptiste. Trop gâtées, trop convenues, des femmes compliquées qui veulent des sentiments, des dîners, des soupirs. La gent féminine lit trop de romans. Même à l’heure du tout numérique. Une plaie pour les consommateurs d’un soir. Très mauvais pour le réalisme des relations homme-femme. Il jauge l’assemblée tel un cow-boy qui, à l’aube, choisit la première vache à marquer.

Cible verrouillée. Une femme, petite, fesses bombées admirables, cheveux frisés, courts (on ne peut pas tout avoir), nez mutin, yeux verts, peau veloutée. Un vrai raton-laveur, avec un sourire permanent sur une dentition de fille de dentiste. Entourée de copines, comme elles le sont toujours. Jean-Baptiste tend l’oreille et surprend leur conversation.

— C’est ma tournée les filles, lance une blonde décoiffée.

— Attends ma biche, je t’accompagne, répond sa voisine, grande perche brune.

Sa proie est condamnée à rester seule sur le trottoir, sa cigarette Vogue est à peine entamée. Les clopes fines sont l’apanage des filles faciles, a toujours affirmé son père. Jean-Baptiste l’aborde dès que ses amies s’éloignent. Le créneau est serré.

— Si je vous pose une question que personne ne vous a jamais posée, lui déclare-t-il, vous acceptez de me laisser vous offrir un verre?

— C’est déjà gagné dans ce cas.

Il en reste sans voix. Juste un instant. Une femme avec de la répartie, c’est Noël avant l’heure.

— On dirait bien.

Il dégaine un verre et incline sa bouteille.

— Même sans question j’aurais accepté. Je ne dis jamais non, le vendredi soir.

— Pour un verre ou en général?

Elle sourit, la blancheur de ses dents détonne sur ses lèvres foncées. Le verre plein, elle le porte à la bouche.

— Donc, vous abordez les inconnues, dit-elle en se passant la langue sur les lèvres. Vous êtes serveur ici?

— Non, mais j’apprends vite, on ne sait jamais, si je devais me recycler un jour.

— Tu m’as bien l’air d’être le genre de personne à toujours retomber sur tes pattes. Oh, on se tutoie, au fait.

Sur ces mots, elle avale le verre d’un trait, écrase sa cigarette du pied droit, tourne les talons et disparaît dans la foule. Jean-Baptiste en reste les bras ballants.

Personne ne lui prête la moindre attention. Ses collègues ont l’air très occupés avec les autres filles. L’une d’elle a posé la main sur l’épaule de Bruno. Grande, anguleuse, genre mannequin raté. Une girafe.

Son ex est toujours là. Elle l’a vu. Il mime une sorte de vague rictus navré et repère son joli raton-laveur. Accoudée au comptoir, elle a rejoint ses amies et rit aux éclats en avalant des shoots d’un liquide vert vif. Il lui touche l’épaule, prêt à lui lancer quelques mots bien sentis.

À sa grande surprise, elle l’accueille comme un vieil ami et lui tend un verre minuscule. Sans réfléchir, il avale la boisson poivrée d’un trait. Sa gorge s’enflamme, il tousse et crache. Elle le regarde, se mordant la lèvre inférieure, les yeux coquins. Puis lui attrape le menton et l’embrasse, au milieu de la musique tonitruante et de ses amies qui applaudissent, excitées comme des collégiennes en goguette.

— On va ailleurs?

Murmure délicieux d’une femme qui prend les choses en main. Jean-Baptiste hésite un instant, par manque d’habitude. Et si c’était une cinglée? Il jette un coup d’œil aux autres, dehors, introuvables. Ils ont quitté le bar pour un autre peutêtre, sans le prévenir.

— D’accord, dit-il en déposant un baiser à la commissure de ses lèvres. Tu aimerais prendre un verre?

— Oui, répond-elle, chez toi ou chez moi?

Elle n’a pas froid aux yeux. C’est excitant.

— J’habite tout près, lui promet-il.

Essentiel d’ailleurs, la proximité géographique. Combien de fois une fille n’avait-elle pas changé d’avis en dernière minute? Jean-Baptiste connaît toutes les techniques pour déjouer ce revirement de fin de soirée: parler sans arrêt, détourner l’attention et éviter qu’elle ne réfléchisse ou qu’une vieille morale désuète ne reprenne le dessus, juste avant la fermeture de l’ascenseur.

À deux pas d’ici, le petit appartement, qu’il venait de rentrer en Airbnb, serait parfait. Il repense à la vieille dame qui le lui a confié. Merci madame Froberville de faciliter, à votre insu, la vie sexuelle des jeunes célibataires parisiens.

— Passons juste par la voiture, propose-t-il, j’ai un truc à reprendre dans mon coffre. Elle est garée en face.

Ils marchent à la lueur blafarde des lampadaires. Sa conquête est jolie, même sous la lumière crue. Il aimerait passer la main comme un peigne dans ses cheveux, voir si elle glisserait entre les boucles serrées.

Vite, meubler le silence qui s’est installé depuis qu’il a repris son sac de voyage et son trousseau de clefs. Ils discutent musique. Sujet non polémique. Elle parle de son métier aussi. Elle est infirmière. Jolie profession.

En chemin, Jean-Baptiste lève les yeux. Devant le numéro trois, de la musique sort du toit. Des voix parlent fort, s’interrompent. Une fête. Il comprend immédiatement. L’appartement est occupé ce soir. Madame Froberville a une nuée de petits-enfants. L’un d’entre eux a dû s’installer sans prévenir.

La jeune fille n’a rien remarqué. Surtout faire semblant que tout est normal. Où aller? Il faut une solution de repli dans le quartier. Sa conquête ne va pas tarder à prendre peur, quelqu’un qui ne sait plus où il habite, c’est suspect. Eurêka. L’hôtel particulier, à trois rues d’ici. Il est deux heures du matin, les Kazakhs qui l’ont loué pour la soirée ont dû plier bagages.

— Oups, je parlais tellement que j’ai pris le mauvais chemin, tu me troubles décidément, euh…

— Alice.

— Jean-Baptiste.

Elle rit, presque saoule. L’air est tiède, elle est en baskets, elle s’en fiche de marcher encore et l’enlace. Il l’embrasse dans les cheveux. Elle sent la noix de coco. Tiens, il avalerait bien un Bounty. La drague donne faim.

Elle raconte des anecdotes de malades aux urgences, des cancans salaces avec les bouteilles de verre coincées dans des endroits inavouables. Elle est drôle et elle lui caresse les fesses au travers de son jean. La nuit sera exquise. Il lui pose des questions indiscrètes. Elle répond sans détour. Une super nana.

— Alors, dis-moi, tu es célibataire depuis…

— Oh je ne sais pas, le week-end dernier peut-être? elle rit à nouveau.

Ils ont l’alcool gai et cette ivresse légère les mène jusque devant la belle demeure, le joyau de son portefeuille immobilier. Cette dernière est sombre, silencieuse.

— C’est magnifique. C’est chez toi?

— Chez un ami, ment Jean-Baptiste, il me prête une chambre au quatrième. Il n’utilise pas tout l’espace.

— Sympa.

— Ne faisons pas de bruit, il ne faut pas le réveiller, d’accord?

Aucune lampe n’est allumée. Parfait, la maison semble vide. Ils tâtonnent dans le hall, trébuchent dans l’escalier, se raccrochent l’un à l’autre, se grignotent les lèvres, pouffent en silence. S’embrassent encore. La langue d’Alice pique un peu le tabac.

Jean-Baptiste tend l’oreille, il n’entend rien. La fête des Kazakhs a dû tourner court.

Tous les deux font pas mal de tapage. Ils gloussent en glissant leurs mains sous leurs vêtements. Au niveau du deuxième étage toutefois, Jean-Baptiste perçoit un son étouffé. Puis, quelques instants plus tard, une porte qui claque au rezde-chaussée. Un départ tardif?

Serrés l’un contre l’autre sur le palier à la lueur de la lampe de poche du portable, ils restent immobiles. Sans un bruit, Jean-Baptiste tend l’oreille, ce sont des gémissements qui proviennent d’une des pièces qui donnent sur le couloir étroit. Il sourit, complice, à sa conquête.

La fête n’a donc pas été annulée et elle prend un tour plutôt coquin. Un retour à la mode des soirées « Eyes wide shut » peut-être.

— Ils prennent du bon temps on dirait.

C’est de bon augure. Jean-Baptiste descend la main vers les fesses d’Alice.

— Sympa les potes, dit-elle avec un clin d’œil.

Il lui prend la main pour continuer l’ascension vers le dernier étage. Il existe de petites chambres d’amis meublées là-haut. Elle résiste.

— Bon, on monte? s’impatiente Jean-Baptiste qui commence à sentir la fatigue. On ne va pas rester plantés là comme des radis dans l’escalier froid.

— Ils ne font pas l’amour. C’est différent comme halètement.

Elle s’écarte de lui, sérieuse tout à coup.

— Les infirmières sont expertes en coït maintenant?

— C’est ma spécialité, répond-elle avec aplomb, ça et les plaintes pour harcèlement sexuel, tais-toi maintenant. Encore une minute et je te suis.

Elle repousse sa main qui tente de lui toucher la cuisse.

— C’est trop bizarre. Allons jeter un œil.

— Tu es folle, Alice.

— Je veux en avoir le cœur net. Désolée. J’ai l’impression que quelqu’un souffre là-dedans.

Très mauvaise idée, de ramener une jeune infirmière obnubilée par sa conscience professionnelle. La prochaine fois, promis, il se choisira une copine faisant une carrière purement égocentrée, la mode par exemple. Il bougonne et la suit dans le couloir du deuxième étage.

Le parquet craque, la moquette ne suffit pas à adoucir le bruit de leurs pas. Le gémissement s’est fait de plus en plus diffus. Ils l’entendent à peine. Puis plus du tout.

— C’est fini, ils se sont endormis, partons Alice.

— Je ne vois aucune lumière sous les portes.

— Justement, ils ne veulent pas de public. Viens maintenant, s’impatiente Jean-Baptiste.

Alice ne l’écoute pas, elle ouvre les portes les unes après les autres. Tourne les commutateurs. Les chambres sont vides. La troisième porte dévoile une salle de bains. Lumière jaune, murs sombres, blancheur choquante de la faïence.

Sur le sol, une boîte de fard à paupière d’une marque de luxe git, éclatée. La poudre s’est répandue partout. Des traînées brunes et vertes se dessinent sur le sol humide, au milieu de traces de chaussures d’homme. Une vraie palette de peintre dépressif.

Une baignoire trône, à l’ancienne, au milieu de la pièce. Le rideau de douche est à moitié arraché. Une jambe blafarde, marbrée de bleu, pend par-dessus le rebord du bain.

Jean-Baptiste ne peut détacher les yeux des ongles peints. Rose vif.

NOTES PERSONNELLES

Un coton dans chaque main, je me démaquille lentement. Les morceaux de tissu se colorent de brun rouge, puis de noir quand j’ôte la poudre foncée qui décore mes paupières.

L’éclairage autour du miroir est indiscret. Sans fond de teint, je peux deviner quelques rides au coin de mes yeux. Heureusement, c’est invisible avec un bon sérum et une lumière douce.

Démaquillant, nettoyage, crème hydratante, fluide correcteur. Les cotons souillés s’accumulent dans la corbeille.

Quelle humoriste avait répondu en interview à Ardisson que son secret de jeunesse était l’obscurité? Ils avaient ri, les autres. Les hommes.

Les bougies sont les meilleures amies des femmes dans la quarantaine. Après, il ne reste que les diamants.

Je regonfle un peu mes cheveux. J’adore la couleur qu’Osvaldo donne à ma chevelure. Je masse mon visage du bout des doigts, je tire ma peau vers les oreilles et retrouve un instant mes vingt ans.

Une version de mes vingt ans. Je suis plus belle aujourd’hui. Un bon dentiste et un chirurgien plastique hors de prix m’ont débarrassé à tout jamais de ces dents de la chance et de ce nez qui me rappelait Papa à chaque instant.

J’arrange mon col cheminée en dénudant une épaule. Un peu fragile et forte à la fois. Juste comme j’aime.

Sur la table basse, une pile de feuillets à relire. Au boulot.

Depuis l’adolescence, je n’arrive pas à me concentrer sur le travail quand j’ai un problème sentimental. Ça m’énerve. Rien n’a changé. Je me souviens de ces partiels catastrophiques quand mon copain de l’époque m’avait trompée. Je fliquais son Italienne dans les couloirs de la fac. Mon cerveau était démeublé de toute autre pensée que celle de mon amoureux en train d’enlacer cette fille que je prétendais vulgaire parce qu’elle était sublime. Comment s’appelait-elle encore? Giulia?

C’est la troisième fois que je relis ce passage, il ne s’imprime pas, je ne comprends rien. Je ne fais que penser au futur; que vat-il m’arriver? Que vont-ils dire, tous, quand ils vont l’apprendre? Lui, le parangon de vertu, toujours au premier rang des manifestations pour la famille.

Et vis-à-vis de lui, comment réagir? Impossible d’en parler aux parents. Je n’ai plus l’âge d’aller pleurer dans leurs jupes et puis, engoncés dans leur bourgeoisie provinciale, je sais qu’ils cracheraient leur mépris, à l’abri dans leur armure d’honnêteté jamais mise à l’épreuve. Ils le jugeraient sans appel, ni avocat. Est-il défendable?

Pourquoi ne m’a-t-il rien dit? Quelle trahison. Pas la manière dont il a agi, je puis tout comprendre, mais de me l’avoir caché. Il doit savoir que la bombe va être lâchée. Il ne peut l’ignorer. Les gens parlent toujours et il existe tant de jaloux.

Il aurait dû anticiper, il est impardonnable.

Je ne pardonnerai pas.

C’est étrange de tenir un journal. Surtout à mon âge. Mais bon, mon psy a beaucoup insisté. Il est persuadé que cela pourrait m’aider.

D’un doigt, je rabats l’écran de l’ordinateur portable sur le clavier. La fermeture fait un bruit sec. Ces mails qui s’accumulent sont une plaie. Pourquoi suis-je en copie de tous ces détails qui ne me concernent pas? La diarrhée des copies à tous vents frappe ma messagerie depuis des années. C’est de pire en pire.

Je n’en puis plus de leurs disputes d’égo professionnel. Comme si je n’avais pas assez de contrariétés. Je m’en occuperai une autre fois, quand je n’aurai pas la tête si lourde de soucis bien plus graves que leurs querelles de gamins quémandant l’affection. Mon crâne va exploser de migraine.

Sur le mur d’en face, l’écran plat offert par Biggie l’année dernière. J’ai dû l’allumer deux fois en neuf mois. Je n’aime la télévision que quand elle parle de moi.

Il est temps de m’habiller, je risque d’être en retard. J’espère qu’on ne me parlera pas de lui toute la soirée. J’ai réservé le taxi, à quelle heure déjà? Ah oui, vingt heures. Très bien. En baissant le regard vers mes vêtements, je surprends ma main caressant mon estomac. Qu’est-ce qu’elle fait là, celle-là? Elle joue sur mes abdos, flatte mon ventre plat, presque creux. La plus jolie partie de mon corps. Celle dont je suis la plus fière.

Devant le miroir en pied du dressing, je pousse l’estomac au maximum en avant. Mes torsions ne changent presque rien. Malgré mes efforts idiots, impossible de gâcher ma silhouette de danseuse.

C’est fou que, des années plus tard, il m’en reste quelque chose. Que ma morphologie reste modelée par mes efforts du passé. C’est d’ailleurs ce que Biggie me dit le plus souvent: quelle grâce, dans chacun de tes gestes.

Il aimait me regarder marcher, m’asseoir, déposer mes bras sur le dos d’une chaise. Il prétendait que mes mains étaient comme deux papillons se posant sur une fleur. C’est comme ça que je lui ai plu. Il m’a répété si souvent que j’avais l’air d’une sylphide. J’aurais rêvé que cette illusion persiste…

Béjart, le corps de ballet, la discipline de fou, le pauvre yaourt, seul dîner autorisé, la faim, la faim tout le temps, la beauté, la musique, les pieds en sang, les bandages, l’émotion. C’est si loin et terriblement proche à la fois.

Mes pauvres orteils ne s’en remettront jamais tout à fait. Heureusement, dans des escarpins, personne ne s’en aperçoit jamais. Saurais-je encore faire des pointes? Je n’ose pas essayer, trop peur de tomber. De casser le joli nez qui m’a coûté mes premiers mois de salaire.

Qu’est-ce qui m’a séduit chez lui?

Je suis une incorrigible quarantenaire fleur bleue qui s’est emballée pour une virée dans une campagne perdue, une nuit dans un manoir presque en ruine doté d’une collection de bottes vertes dépareillées et, au petit matin, une voiture pleine de fleurs des champs qu’il avait cueillies juste pour moi, avant mon réveil. Empaquetée, la petite danseuse provinciale.

J’ajuste ma gaine et vérifie en me tortillant comme une contorsionniste que ma robe fluide ne laisse transparaître aucune trace de sous-vêtements. Les tenues les plus flatteuses sont celles qui laissent croire que le corps par-dessous est nu, naturel dans sa perfection.

Bien sûr tout cela est un mensonge. Les coussinets en silicones augmentent le volume de mes seins, l’huile pailletée donne un éclat juvénile. Les pendants d’oreilles allongent le cou. Tout est illusion, camouflage. Le nouvel éternel féminin.

Ma carte de crédit racle le petit tas de poudre blanche écrasée sur la table basse. Une jolie trace fine, bien droite. J’en ai besoin ce soir. J’aspire avec délice. Picore du bout des doigts les grains restants. Me passe la langue sur les gencives. Dans une minute, j’irai mieux.

Les diamants qui brillent à mon poignet et se perdent dans l’échancrure de la robe sont un prêt d’un ami diamantaire. J’adore être gâtée. Même si, dès demain, il me faudra les rendre, ce soir je serai magique. Et je vais chasser tous mes problèmes dans le flirt et le champagne. Quels problèmes d’ailleurs? Ils semblent si fugaces par rapport à la joie de la soirée qui se prépare. La douleur à la tête se dissipe, comme si je venais de dormir une nuit entière.

Le taxi est arrivé. Le chauffeur est charmant. Ils le sont toujours. Il veut bavarder. Il adore Fogiel et se demande pourquoi il a été laminé. Je n’entre pas dans le débat. J’adorerais pourtant, mais j’essaie de respecter les quatre accords toltèques depuis quelques mois. L’un d’entre eux (le plus difficile à respecter) énonce que notre parole doit être irréprochable.

Sonnerie du téléphone.

Le taximan a tendu l’oreille durant toute la conversation téléphonique. J’ai été presque muette pour qu’il ne devine rien. Je déteste les indiscrets. J’ai dû paraître froide. C’était mon agent. Il n’a pas caché le drame de la situation. Le statu quo n’est plus une solution. Je dois me désolidariser, a-t-il exigé. Il n’y a plus rien à sauver. Si tu ne le quittes pas, tu couleras avec lui, prédit-il.

Plus vite je coupe tout lien, moins je souffrirai. Peut-être. Je dois penser à ma carrière avant tout, répète mon agent. On dirait qu’il est inquiet de mon manque de réaction.

Sauver ma carrière. D’accord. Les défis ne me font pas peur. Je garde le téléphone posé sur les genoux. Je réfléchis à toute vitesse. Les pensées défilent dans ma tête comme des boîtes mannequins sur un podium. Ce n’est pas au boulot que je pense mais à notre grand projet. Ce que je lui ai réclamé toutes ces années. Et Biggie avait enfin cédé.

Ce grand projet est mort. Je ne dois pas me mentir, il faut que j’en fasse mon deuil. Jamais je ne serai la femme que j’avais imaginé devenir un jour. Il est trop tard. Je suis obligée désormais de donner du sens à ma vie autrement. Sans Lui. Surtout sans Lui.

Après tout, je n’ai qu’à m’en prendre à moi-même.

Je vais m’en sortir. Un coup de fil à Alain. Il va gérer.

Tout ira bien.

CHAPITRE IIPARIS, 7EARRONDISSEMENT

Où suis-je? Chaque matin, avant d’ouvrir les yeux, Jean-Baptiste savoure ces quelques secondes d’amnésie. Où ai-je passé la nuit? Il prolonge cette sensation le plus longtemps possible. Mais très vite, la mémoire revient.

Les draps se froissent le long de ses jambes. Le crin de cheval est le secret d’un matelas de roi. Il n’a jamais aussi bien dormi depuis des semaines. Si ce n’étaient les rideaux mal joints, il dormirait encore.

S’étirant avec bruit, Jean-Baptiste ignore à cet instant qu’il vit son ultime journée paisible. Son dernier matin avant de tomber nez à nez avec un cadavre de femme dans une baignoire.

Premier geste machinal, il saisit sa Breitling sur la table de nuit. Neuf heures. Il quitte le lit tiède et attrape une serviette. La douche est aussi luxueuse que le sommier. Lavé et parfumé, il ferme les boutons de sa chemise blanche. Son rythme est rapide et maîtrisé. Il rince la salle de bains, essuie les gouttes d’eau sur les parois de verre à l’aide d’un drap de bain, récupère son savon, défait les draps et les plie avec soin dans un joli sac de cuir. Efficace et silencieux. Il embrasse les pièces d’un regard. Impeccable.

Juste à temps. La sonnette retentit. Il vérifie son apparence dans le miroir de l’entrée et arrange ses mèches d’un geste expert juste avant d’ouvrir la porte.

Un couple entre. Entre deux âges. Surtout lui. Elle a de jolies jambes. Jean-Baptiste leur souhaite la bienvenue sur l’île Saint-Louis et leur remet un petit dossier coloré.

Son discours est bien rodé: quartier fabuleux, voisins discrets, écoles prestigieuses, moulures d’exception, état des sanitaires irréprochable. Les superlatifs s’enchaînent. Il ne craint pas les adverbes.

Énormément de charme, superbement décoré, merveilleusement rénové.

Les mots s’enchaînent sans même qu’il ait besoin d’y réfléchir. Avec les années c’est devenu un automatisme. Lui ne pense qu’à un croissant au beurre bien dodu. Et un peu à sa future commission aussi.

« Oui, les rassure-t-il, en effet, il reste deux ou trois meubles, les propriétaires termineront leur déménagement dans la semaine. Je ne devrais pas vous le montrer ainsi en avantpremière, mais je m’en serais voulu de vous avoir fait passer à côté d’une telle opportunité. »

Le couple n’est pas convaincu. « Je comprends », leur assuret-il. En réalité, il pense: mépriser un lieu aussi magnifique, quel manque de goût. Essayons quelque chose de moins cher. Il réfléchit vite.

— Je crois que j’ai ce qu’il vous faut. Vous avez bien encore une demi-heure à me consacrer? Un appartement ravissant, allons-y, d’accord?

Il empoigne son sac de voyage avec un sourire apaisant et les invite à le suivre à l’extérieur.

— Vous allez adorer, promet-il, en fermant à clef la double porte.

Son immense trousseau cogne dans un bruit rassurant contre le heurtoir de cuivre. Jean-Baptiste leur donne rendez-vous à une nouvelle adresse, feint l’enthousiasme et les regarde tourner le coin de la rue. Il traverse en dehors des clous et range sa valisette de cuir fauve dans le coffre de sa voiture impeccable, à droite du petit frigo garni de bouteilles d’eau minérale.

Deux heures plus tard, la visite terminée, les deux mains posées sur le volant de cuir, Jean-Baptiste regarde avec fierté l’habitacle de son coupé sport. Sièges crème, acier brillant, bois chaud. Toute sa vie dans une voiture, la liberté, le nouveau nomadisme urbain. Son existence parfaite et sans contraintes.

Le bracelet d’acier de la montre dépasse des manchettes immaculées. L’aiguille des secondes trotte avec une constance qui enchante le jeune homme.

Son portable émet un bip. Il profite d’un feu rouge, jette un œil sur l’écran. L’agence peut-être? Non. Son frère. Il lit le prénom qui s’affiche et replace le téléphone dans sa poche intérieure. Il le lira plus tard. Les messages de Guillaume n’ont jamais de caractère d’urgence. Encore moins d’intérêt. Un peu comme ceux des filles qu’il a entraînées une nuit dans un appartement à louer et plus jamais rappelées.

Le couple va prendre l’appartement. Jean-Baptiste, avec son expérience, a senti l’excitation monter chez les futurs acheteurs tandis qu’ils exploraient les lieux. C’est toujours la femme en définitive qui choisit. Peu importe les moyens, l’âge ou la culture. Si elle penche la tête, avance la lèvre, retrousse le nez comme si une odeur désagréable l’environnait, c’est fichu. Le mari ne le sait pas encore. Et l’agent immobilier abandonne son baratin, réfléchissant à toute vitesse à ce qu’il pourrait proposer d’autre.

Il a réussi à cerner ses clients au second coup. Bien sûr, ils allaient maintenant réfléchir, tergiverser, revenir avec un ami plus ou moins architecte, demander l’avis des enfants, mais au final, Jean-Baptiste en est certain, ils feraient une offre.

Content de lui, il tourne le bouton de la radio. Fin d’une chanson, jingle habituel du journal parlé, voix claire et précise qui se répand dans l’habitacle.

Grève des camionneurs depuis mardi; en colère, ils bloquent toujours les principaux accès à la capitale.

Le ministre de l’économie François Bigeault discutera ce matin en conseil des ministres de l’achat du groupe Blédinor par le consortium Uzbekurga.

Des milliers de personnes attendues demain à Paris pour manifester contre le projet de loi légalisant…

Aucun intérêt. Jean-Baptiste change de chaîne, musique classique, chanson française, un peu de techno, parfait. Il ouvre la fenêtre, s’y accoude. Il fait doux. Jamais les embouteillages parisiens ne l’ont aussi peu dérangé.

La journée se déroule à merveille. Il mérite une pause.

La tasse blanche est posée sur le zinc griffé. Enfin un premier café. Le meilleur de tous. L’odeur sombre pénètre les narines et le fait soupirer. Il déballe avec lenteur un morceau de sucre et le glisse dans le liquide brûlant. La cuillère tourne, tourne. Jean-Baptiste aime aider le petit cube à fondre plus vite, il l’écrase et l’aplatit encore jusqu’à ce qu’il ne rencontre plus aucune résistance. Alors il se brûle la langue et le palais en grimaçant.

Juché sur un tabouret en métal, il vérifie l’agenda de son portable, tout en dégustant le verre d’eau servi avec sa boisson chaude. Comme il est grisant de voir chaque heure noircie de rendez-vous. Le prochain est dans le septième arrondissement.

Il laisse quelques pièces sur le bar, enfile sa veste et rejoint sa voiture garée en double file, se fait injurier, sourit et s’installe sans se presser, musique à fond. Requinqué par la caféine, JB laisse ses pensées se dérouler au rythme de sa conduite.

Il aime pénétrer partout dans Paris telle une souris qui se faufile par les tuyaux. Il possède les codes, les clefs, tutoie les concierges et, contrairement aux rongeurs, ne passe pas par l’escalier de service ou les recoins sombres. On l’accueille, sans songer à le piéger. Si discret que les propriétaires ignorent quand il s’installe dans leurs murs pour quelques nuits.

Jean-Baptiste se regarde dans le rétroviseur, lisse ses sourcils avec le bout des doigts. Il connaît les secrets des immeubles, leurs histoires grandioses ou sordides, leurs portes dérobées. Les illustres qui y sont nés ou y sont morts. Il n’ignore rien des infiltrations qu’on tente de dissimuler derrière d’élégants cachemisères et évalue le nombre de mètres carrés d’un coup d’œil. Paris est à lui. Le plateau du jeu de sa vie. Son Monopoly privé.

Il est admis et reçu dans les antres les plus privés, les plus intimes. Comme un psy ou un confesseur, on ne doit rien lui cacher. Le plus beau métier du monde, c’est le sien.

Il bouge si souvent que les filles conquises un soir et oubliées au petit matin ne peuvent le retrouver. Il doit bien avoir fait l’amour dans tous les arrondissements. Même Sacha Guitry sans doute ne compte pas d’aussi beaux scores.

Jean-Baptiste sourit aux passants qui traversent devant ses roues. Il est presque midi quand il se gare sur le trottoir étroit de la rue Saint-Simon. Juste devant. Une chance qui n’existe que dans les films. Cinq minutes d’avance. Il parcourt ses mails. Des nouveaux biens sont entrés en portefeuille. Il a hâte de les découvrir. De s’y installer peut-être.

La rue est minuscule et les immeubles ravissants. Au numéro trois, il a rendez-vous avec madame Froberville. Sera-t-elle déjà arrivée? Dernier étage. Escalier un peu étroit mais peinture en état correct. Ascenseur minuscule et élégant.

Derrière une porte en bois peint, il perçoit de petits pas qui glissent. C’est le meilleur moment, celui où il ignore ce qu’il va découvrir, à la manière d’un cadeau d’anniversaire bien emballé dans du papier opaque. La porte s’ouvre.

Une femme minuscule se tient devant lui, cinq centimètres de moins et c’est le nanisme. Elle le regarde, ses yeux se plissent et disparaissent derrière ses rides, elle le laisse entrer sur la foi de son sourire, moitié « gendre idéal », moitié « j’adore ma grand-mère » spécialement réservé au troisième âge.

Il a une mimique faciale pour chaque circonstance, même une grimace, destinée aux bébés, qui lui a demandé beaucoup d’efforts parce qu’il doit dissimuler sa peur qu’ils lui vomissent dessus.

La vieille dame veut donner son appartement en location de courte durée afin de payer les travaux de sa maisonnette dans le Var. Elle parle un peu de son petit-fils dont elle est très proche. Ensuite, elle le laisse se promener dans les pièces.

Jean-Baptiste scanne l’appartement. Ses yeux dansent le long des murs et des fenêtres. Il pose son diagnostic, précis, comme celui d’un chirurgien. Il aime bien ce qu’elle a imaginé: rassembler toutes les chambres de bonne de l’étage pour en faire un appartement complet.

Madame Froberville sourit. Elle lui dit que ce sont ses petits-enfants qui en ont eu l’idée. Elle-même, quand elle regarde l’ensemble des petites pièces, elle ne peut s’empêcher de penser à de multiples cellules de moine. « Est-ce que monsieur l’agent immobilier croit que ça plaira? »

— Certainement, répond ce dernier. Les toits de Paris sont visibles depuis les fenêtres, c’est rustique et plein de charme. Les gens en raffolent, enfin, les étrangers surtout. C’est la ville lumière fantasmée par les Asiatiques et les Américains.

La vieille dame semble apprécier l’idée que des Japonais traversent le monde pour gravir ses escaliers et admirer les toitures tout en buvant du thé noir dans ses tasses en porcelaine. Toute guillerette, elle lui remet les clefs; le code, il l’a déjà reçu par l’agence, n’est-ce pas?

Dans la minuscule cuisine, elle lui tend un café. Sa main blanche tremble et fait tinter la cuillère.

— Et mes petits-enfants? demande-t-elle tout d’un coup, le doigt levé comme une institutrice de livre illustré. Quand ils montent à Paris, devront-ils prendre un hôtel, alors, à partir de maintenant? Parce que justement mon petit-fils voulait…

— Pas de problème, l’interrompt Jean-Baptiste, ils viendront quand ils veulent, nous refuserons toute location pendant les dates réservées à la famille. Ne vous inquiétez pas, nous avons l’habitude.

L’appartement est charmant. Avec une touche « logis dans son jus » très recherchée. Cette nuit, se propose Jean-Baptiste, j’irais bien loger chez madame Froberville avant que ce joli pied-à-terre ne soit envahi de vacanciers.

— Je dois malheureusement vous quitter, chère madame.

Le jeune homme saisit les doigts fins de la propriétaire entre ses deux larges paumes. Il les presse à peine, de peur de les briser.

— Nous nous reverrons un de ces jours, je l’espère.

La nuque tendue, la vieille dame glousse sous le regard brillant de l’agent immobilier. La clef jointe à son imposant trousseau, Jean-Baptiste donne le bras à madame Froberville et l’aide à quitter l’immeuble sans encombre.

Libéré de ses obligations envers l’agence, Jean-Baptiste se commande un sandwich dans un bar très animé la nuit. Il se souvient y avoir passé des soirées mémorables avant l’été, c’est l’occasion rêvée de réinvestir les lieux avec des collègues ce soir.

Et si une bonne fortune se présente à lui, il n’aura pas à marcher longtemps avant de l’emmener au dernier étage du numéro trois.

Il flâne. Le prochain rendez-vous est à deux pas de là. Une ligne dans son agenda privé. L’agence n’en sait rien. Un simple coup de fil reçu avant-hier. Un inconnu qui veut quelque chose de particulier. Ça arrive parfois.

Ce quartier du septième arrondissement est très agréable. Le nez en l’air, Jean-Baptiste rêve à ces bâtiments plein de cachet dans lesquels il n’est encore jamais entré, et salue, en vieil habitué, les balcons fleuris de ceux qu’il connaît. La mémoire est étrange qui oublie tant de choses et garde pourtant le souvenir précis de chaque numéro, chaque cage d’escalier empruntée par lui depuis son arrivée à Paris.

Il s’arrête un instant, l’attention attirée par une vitrine opaque, décorée de lettres dorées. Un barbier. Une minuscule boutique décorée d’accessoires rutilants. L’établissement lui rappelle la salle de bains de sa mère, endroit magique et interdit, croulant sous les potiquets mystérieux et les pinceaux touffus.

Il pousse le lourd battant et entre. Une odeur de savon et de serviette propre lui donne une envie irrésistible de s’asseoir dans le fauteuil de cuir noir.

Jean-Baptiste vérifie l’heure à sa montre, il a un peu de temps encore. Son inconnu ne lui semble pas le genre de client qui vient à l’avance à un rendez-vous. Les riches s’offrent en général le luxe de faire attendre les autres.

Un homme, large comme une table, haut comme un buffet rustique, se tient devant lui, sa masse imposante remplissant la moitié de l’espace du magasin. Il lui sourit. Il possède la calvitie rassurante de l’artisan sans histoires. À la ceinture, il porte une longue bande de cuir qui lui tombe à hauteur des genoux.

— C’est pour la barbe?

— Oui, c’est possible tout de suite?

— Attendez cinq minutes, lui répond-il, chaque main munie d’un rasoir mousseux tandis qu’un rouquin assis devant lui disparaît sous la blancheur du savon.

Le barbier rentre les épaules et le ventre et se glisse derrière le fauteuil de son client afin de poursuivre sa tâche. Il souffle. Un magazine traîne sur une table basse. Jean-Baptiste s’installe confortablement et l’attrape. Une revue people.

— Quelle débilité ces magazines féminins, dit-il à haute voix. Je parie que tout ce que je vais trouver comme article de fond, c’est un comparatif sur les crèmes dépilatoires.

En bon commerçant, le barbier hoche la tête d’un air entendu.

— Satanées bonnes femmes.

Jean-Baptiste dissimule un sourire; malgré sa sortie machiste, l’homme est quand même abonné. L’hypocrite doit adorer ça, les potins.

Parmi les noms des stars de téléréalité en première page, il n’en reconnaît aucun. Jerem, Shania, Kev. Des prénoms prédestinés au barbotage dans une piscine, sous l’œil des caméras. Tatoués, percés, décolorés, de parfaits petits clones. Leurs amours et leurs peines, qui s’étalent en gros titres, n’éveillent pas le moindre sentiment chez Jean-Baptiste, sinon l’ennui. Agacé, il tombe enfin sur un visage connu. Une photo volée au téléobjectif. Parmi un éventail d’autres.

L’article s’intitule: Les couples de Français les plus glamours. Du grand journalisme en perspective.

S’ensuit, sur une double page, une série de jeunes gens enlacés, la plupart du temps sur un tapis rouge, acteurs, chanteurs, enfants terribles de stars décédés d’overdose. Et puis, un peu flous, le ministre conservateur de l’économie François Bigeault et sa compagne la journaliste Kildine Cassari.

Il est partout, lui. Un malin. Plutôt beau, grand, la moue grincheuse mais c’est plus sérieux, pour un élu de l’État. Elle est blonde, pas trop. Plus chroniqueuse que speakerine. Très mince, pas de prime jeunesse. Assortie à lui. Un couple parfait. Il repère la coupe du costume, les chaussures italiennes. Un homme qui a le sens des détails. De droite, bien entendu.

Il tourne les pages avec bruit. Ces femmes portent toujours le cheveu long et magnifique, avec les extrémités bouclées. Sa mère, Jean-Baptiste s’en souvient, avait les cheveux raides et cela la désolait. Elle tentait de les friser à l’aide d’un fer mais rien n’y faisait; après quelques heures, sa chevelure redevenait aussi lisse qu’un miroir. Quand elle avait décidé d’abandonner sa famille pour refaire sa vie en Thaïlande avec son professeur de yoga, elle avait laissé son fer sur le bord de la baignoire. Sans doute qu’à l’autre bout du monde, ils la trouveraient belle, même sans bouclettes.

C’est son tour. On lui noue un bavoir digne d’un baleineau autour du cou. Le tissu lui descend jusqu’à mi-mollets.

Une femme traverse la boutique, un bébé sans cou dans les bras. Elle est grande et sa mâchoire pleine de dents la fait ressembler à une jument. Un petit garçon très laid avec de la morve plein le nez la suit en pleurnichant.

— Je vais au parc, chéri, à tout à l’heure, lance-t-elle à son mari.

— À ce soir, répond le barbier ventripotent en aiguisant sa lame.

L’épouse du commerçant couve ses rejetons d’un regard amoureux. Jean-Baptiste retient ses réflexions. Il est évident qu’elle ne se rend pas compte de leur laideur. L’amour d’une mère est-il instinctif? Toutes les femmes aiment-elles leurs enfants sans conditions?

Le barbier commence son rituel. Il officie avec une lenteur presque mystique. Les perles de sueur dégoulinent entre les poils des avant-bras.

Jean-Baptiste se détend, profite du massage, de la chaleur qui ouvre ses pores, de l’odeur de bergamote dont on l’enduit. Ses joues sont douces comme celles d’une femme. Dans la douceur anesthésiante de la buée chaude, ses pensées s’égarent vers le nouveau client. Celui qu’il va rencontrer dans une demi-heure. Le Kazakh. Il n’est même pas certain de pouvoir situer le Kazakhstan sur une carte. Il vérifiera en sortant de la petite boutique.

Comment sont-ils arrivés jusqu’à lui? La référence à un vague copain qui avait été enchanté de ses services. Un peu nébuleux mais la demande était trop alléchante. Les commissions d’agence plus son petit commerce annexe lui permettent de se constituer un petit pactole conséquent. Alors, il ferme les yeux sur l’origine de ses relations.

Il se caresse les joues, paie et remercie. L’air de Paris embaume en ce bel après-midi d’automne. Une odeur de feuilles mûres, de nourriture mijotée, de fleurs en fin de vie, et ce goût d’excitation qui naît au cœur de la ville chaque fin de semaine.

Jean-Baptiste a envoyé quelques messages à des collègues en leur proposant de les retrouver ce soir et descendre quelques verres. Penché sur son écran, il ne remarque pas le flot humain qui quitte la bouche de métro et le bouscule avant de courir s’enfermer dans le bus. Bruno a déjà répondu qu’il était « chaud ».

Tout en zigzaguant entre les voitures garées sur le trottoir, l’agent immobilier a pianoté, du bout d’un ongle manucuré, Kazakhstan. Quelques clichés de steppes désertiques s’affichent. Une liste d’articles aussi. Les mêmes mots reviennent: uranium, pétrole, faible densité de population. Et puis prostitution, un problème important là-bas, semble-t-il.

La rue de Varenne, enfin. La belle maison particulière se dresse devant lui dans toute sa blancheur. Deux hommes l’attendent devant la porte. Impers foncés, chaussures à bouts carrés. Cela ne peut être qu’eux. Il leur tend la main. Une poignée ferme. Un bonjour bref. Il ouvre la double porte.

Les hommes admirent la lanterne Belle Époque qui habille l’entrée de sa magnificence obèse et scintillante.

— C’est très grand, dit l’un d’eux en dodelinant de la tête. Son français est rocailleux.

— Tout à fait, vous aurez tout l’espace que vous voulez pour votre réception.

— Oh, c’est une toute petite réunion.

— La femme de ménage est comprise dans le tarif. Elle sera là demain matin pour tout nettoyer.

— Elle n’aura pas trop de travail, n’ayez pas peur, nous sommes soigneux.

— Vous êtes la personne que j’ai eue au téléphone? Jean-Baptiste est certain que son correspondant lui a raconté une histoire d’anniversaire surprise.

— Non, c’est moi.

L’homme qui vient de parler a les sourcils qui se rejoignent au bas du front. Ça lui donne l’air buté. Il passe un index ganté sur une console et vérifie l’absence de poussière.

Jean-Baptiste, impressionné par leur froideur, n’ose pas entamer son monologue de baratineur de foire. Ils n’ont pas l’allure de gens qui reçoivent des amis. Sans doute ne sont-ils que les sous-fifres d’un prince du pétrole.

— Les salons de réception sont au premier, dit-il finalement. Ils servent régulièrement pour des tournages de film. Je vous fais visiter?

— Ce ne sera pas nécessaire, nous nous débrouillerons, énonce l’homme aux sourcils épais en ouvrant la paume vers lui. Comment vous rend-on les clefs?

— Dans la boîte aux lettres, en partant. La femme de ménage possède le deuxième jeu.

Ne jamais dire aux clients qu’on a la clef soi-même. Les laisser imaginer qu’ils sont seuls maîtres à bord. Cela fait partie de leur plaisir.

— Nous aurons fini tôt, ce sera très calme. Nous n’aimons pas la musique.

Drôle de fête.

Le deuxième homme lui tend une enveloppe. Ses yeux sont d’un bleu de carrosserie métallisée. Très dérangeants. Jean-Baptiste détourne le regard, intimidé, et tente en sous-main de compter les billets. Il les froisse entre le pouce et l’index, ils semblent authentiques.

Il vérifiera tout à l’heure. Ne pas les vexer surtout.

Les deux hommes gigotent d’un pied à l’autre. Jean-Baptiste comprend qu’ils espèrent son départ. Il a empoché l’argent convenu, aucune raison de rester. En général, il devine plus ou moins ce que projettent ses locataires d’une nuit: un adultère, un enterrement de vie de garçon, un film leste, un bizutage trouble. Ici, les visages restent impénétrables.

Le professionnel en lui reprend le dessus et il se retient de poser la moindre question. Du moment qu’ils payent. Joséphine lui a promis de passer tôt le lendemain matin, tout sera impeccable et aucune visite n’y est prévue par l’agence le lendemain.

Il est insoupçonnable. Trop malin pour que sa combine soit éventée.

L’un des hommes lui dicte un numéro de téléphone, en cas de souci. Jean-Baptiste le note sous « Kazakh 7e arrond. » dans son répertoire et prend congé.

Sa bonne humeur croît d’heure en heure. L’argent facilement gagné lui donne des envies de dépenses immédiates. Quand on claque, on boit mieux et on s’amuse plus. Il a hâte de retrouver les autres et de partir en chasse. Son sport préféré.

Si son petit trafic continue ainsi, il n’est plus qu’à quelques semaines de l’acquisition de la Rolex de ses rêves. Vintage, bien sûr, les marchands sont moins regardants sur les liasses de cash dans ce genre de boutique.

La nuit tombe mollement. Jean-Baptiste est passé par l’agence, a bavardé avec quelques visages amis. De là, il a fait un détour par la salle de sport vers dix-huit heures. Très pratique cet abonnement. Au cas où une douche s’impose. Avec son mode de vie, c’est indispensable. Et puis, les rencontres peuvent y avoir de l’intérêt, professionnel ou sentimental. Ne jamais négliger une piste. Une sportive, pour l’été, c’est plutôt sympa. Sauf leurs cheveux, toujours attachés, toujours mouillés… Dommage.

Une heure après s’être douché, Jean-Baptiste s’est installé dans une pizzeria avec quelques camarades de sortie, agents immobiliers comme lui, à qui il ne confie rien mais qui lui sont indispensables: il déteste boire tout seul.

— À l’agence, les dossiers intéressants sont toujours pour les belles gueules, n’est-ce pas JB? Tu les emballes tous, les clients, avec ton baratin de beau gosse et tes godasses de millionnaire. Mais comment tu fais pour te payer tout ça, mon vieux? lui demande son collègue Bruno.

Dîner en compagnie, c’est subir les réflexions stupides de ses semblables. Il répondrait bien sur le même ton, mais il n’a pas envie de lui donner du grain à moudre, alors il fait semblant de sourire.

CHAPITRE IIIBOULOGNE

Jean-Baptiste n’ose pas approcher. Une traînée de sang zèbre le rebord de la baignoire. Coup de pinceau sur une toile immaculée. Que risque-t-il de découvrir? Les orgies de séries Netflix l’ont préparé à toutes les horreurs sur l’écran mais le font trembler à l’idée d’un carnage réel.

Alice, elle, s’incline vers le corps sans montrer de crainte. Elle appelle, les deux bras dans la cuve.

— Madame, madame, vous m’entendez?

L’infirmière plonge le visage dans la baignoire. Elle va basculer, s’inquiète Jean-Baptiste. Il ne peut quitter du regard la jambe inerte qui pend hors du bain.

— Elle ne respire pas. Vite, aide-moi à la sortir de là.

L’inconnue allongée au fond du bain a la silhouette d’une jeune femme. Ses cheveux recouvrent en partie son visage. Elle est pâle. Tandis qu’ils la tirent tous les deux de son cercueil glissant, il est frappé par ses lèvres bleues: elle est morte. Les films policiers l’ont transformé en expert des signes postmortem.

Alice dégrafe la robe verte qui l’enveloppe en arrachant deux boutons qui explosent sur le carrelage froid. Elle écarte la chevelure, tire la tête doucement en arrière et ouvre la bouche de l’inconnue.

— Appelle une ambulance. Dépêche-toi.

Sans le regarder ni attendre de réponse, elle pose les mains l’une sur l’autre au-dessus du thorax et appuie à coups rapides sur les côtes en comptant d’un ton concentré:

— Et un, et deux, et trois, et quatre…

Pétrifié dans la lumière glauque des néons, Jean-Baptiste tient son téléphone à la main. L’écran est noir. Plus de batterie.

Alice ne s’occupe pas de lui. Après trente pressions, elle souffle deux fois dans la bouche de la jeune femme immobile et reprend les poussées avec une énergie renouvelée. Comment peut-elle ne pas paniquer, ne pas pleurer? Cette femme est fichue, elle est déjà froide. Une overdose à n’en pas douter, la soirée a dû mal tourner.

C’est à cet instant, alors que Jean-Baptiste s’efforce de compter les carrelages du sol pour calmer sa respiration, qu’il entend un étrange gargouillis. La main de la femme a bougé. De manière imperceptible d’abord, ses doigts palpitent. Ils s’ouvrent et se ferment comme un oisillon qui réclame à manger. Alice relève la femme en un geste sûr. L’inconnue suffoque, s’étouffe. Alice lui parle doucement, en lui caressant le front.

— Tout va bien maintenant. Vous êtes sauvée et en sécurité. On est là pour s’occuper de vous. Vous vous sentez comment? Respirez calmement, tout va bien.

La jeune femme reprend peu à peu ses esprits, une légère couleur rouge lui revient aux joues et sa bouche prend une teinte plus naturelle. Elle regarde autour d’elle sans paraître comprendre ni où elle se trouve, ni ce qu’elle y fait.

— Comment vous appelez-vous?

— Machinka, répond-elle hésitante, le regard égaré.

Alice éponge du sang sur le bras de la jeune femme.

— La blessure est très légère, ne vous inquiétez pas. Jean-Baptiste, ordonne-t-elle, va chercher une couverture dans une chambre, elle va prendre froid.