Affinités - Xina Tiefer - E-Book

Affinités E-Book

Xina Tiefer

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Beschreibung

Lorsqu’Angèle, divorcée, la quarantaine bien entamée et mère de deux enfants, saute le pas pour s’inscrire sur un site de rencontres, elle enclenche sans le savoir un jeu de manipulation qui prend la forme d’une vengeance. Un mystérieux Guetteur tisse une toile destructrice en s’incrustant dans les failles de la micro-technologie et entraîne dans sa machination une dizaine de personnages dont les destins se croisent à leur corps défendant. Sur fond d’une Genève fictive politiquement aussi instable que sa météorologie, ils vont tous œuvrer dans les décors mouvants du bassin lémanique, mus comme des marionnettes par la force du chantage, de l’intimidation ou de leur ego surdimensionné… Qui pourra sortir vainqueur de cette partie d’échecs programmée ?


À PROPOS DE L'AUTEURE


Née à Genève en 1964, Xina Tiefer a débuté par l’écriture poétique. Enseignante depuis 1985, elle se joint à une association littéraire privée à laquelle elle contribuera jusqu’à sa dissolution vingt ans plus tard. Elle y explore de nouveaux genres. Ses textes sont confrontés à l’avis éclairé d’une dizaine de membres, dont le regretté Alain-Pierre Pillet... L’idée d’un premier roman découle directement de cette expérience.

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Xina Tiefer

@ffinités

 

Qui a dit que la coïncidence était juste la façon qu’a Dieu de rester anonyme ?

Le Chardonneret, Donna Tartt

 

En amour, il n’y a pas de coïncidence. Ce n’est qu’un mot que ceux qui n’aiment pas, les tristes âmes du quotidien, utilisent pour justifier les effets du destin.

Je crois que je t’aime, Thomas B. Reverdy

I. Haute pression

 

Angèle

 

Penchée sur son ordinateur, Angèle hésitait à sélectionner la touche fatidique. « Inscrivez-vous ».

Puis, d’un clic de souris, elle se lança. Au moins pour tester. Elle verrait bien ce qu’elle en ferait après.

Dans un premier temps, il lui fallait trouver un pseudonyme. Surtout pas son prénom : Angèle, ça faisait tarte. Qu’est-ce qui avait pris ses parents de l’affubler d’un tel patronyme ?

Il respirait à plein nez les romans réalistes du XIXe siècle. Angèle ! Et pourquoi pas Gervaise ou Nana ? Elle s’assimilait ainsi aux lavandières, aux petites mains, aux cafetières de Zola… ou aux catins. Pire encore, aux nonnes défroquées ! Sœur Angèle… Pourquoi pas Célestine ou Chérubine ou encore Ludivine (cette dernière, particulièrement dévergondée) ? Elle imaginait déjà l’écho de pureté déchue, les relents de faute originelle qui ne tarderaient pas à attirer tous les pervers de la toile…

Angèle… Comment donner vie à un tel prénom tout en le masquant ? Elle arrangea systématiquement les lettres dans le désordre : ELEGNA – pas si mal, mais un peu collant sur la fin –, AGNELE – catastrophique offrande bêlante prête à subir le sacrifice d’Abraham ! –, ELEGAN – version féminine de Méléagan, ou assertion crâneuse ? –, GNAELE – pas très mélodieux, mais énigmatique, en tout cas –, NAGELE – en supprimant la dernière lettre, ça ferait aiguille en allemand, preuve d’une certaine finesse et pourquoi pas d’un côté piquant. Et tant pis si les internautes du site n’étaient pas tous de chevronnés germanistes : celui-ci ferait l’affaire.

En plus, elle goûtait l’allusion subtile à cette époque reculée où on la surnommait le cure-dents en raison de sa maigreur accentuée par des dérives anorexiques. Depuis, elle était passée maître en anarchie alimentaire : oscillant entre rituels et abstinences autopunitives, elle avait toutefois acquis une silhouette moins décharnée qui lui conférait de dos l’allure d’une jeune fille de 17 ans. Du cure-dent à l’aiguille, il n’y avait qu’un fil !

Elle inscrivit donc, sous pseudonyme, Nagel_G_64. Comme l’âge s’afficherait automatiquement, nul besoin de tergiverser pour l’année de naissance.

Elle enregistra les banalités informatives traditionnelles : domaine de métiers, famille, date de naissance, état civil, niveau d’études. Jusque-là, rien de bien compromettant. Touche « enter » et exécution. Origine, langues parlées, religion : « enter » Désir d’enfants « niet et enter ». Consommation de tabac, consommation d’alcool : Ouh là ! Admettons dans la moyenne décontractée, épicurienne, mais pas dépendante… « enter » et exécution.

« Afin de vous mettre en relation avec vos affinités, nous vous prions de compléter les rubriques suivantes… »

S’ensuivit une avalanche de questions avec suggestions de réponse restrictives. Pire que dans les tests de revues ! Un vrai profil à l’emporte-pièce – et ils croyaient ainsi mettre en relation deux âmes sœurs ? Ce n’était pas gagné d’avance.

Un exemple flagrant : « votre péché mignon ». Impossible de cocher le roman à l’eau de rose et une paire d’escarpins, alors que vous auriez eu envie d’ajouter encore les bottes cuissardes, les sandales à semelles compensées, les sacs à main de marque, les jeans moulants stretch, les blousons en cuir, les romans-fleuves, les sagas familiales, la série complète des œuvres d’Asimov ou de Ken Follett et le Chanel 5.

Même démarche pour « vos plats préférés ». Comment faire comprendre que l’on est tout autant attirée par la cuisine exotique que par les recettes de chefs, et encore plus par les recettes de chefs exotiques ?

Après de multiples hésitations, Angèle obtint néanmoins un profil qui correspondait moyennement à l’idée qu’elle se faisait d’elle-même. Une aventurière casanière indépendante sportive intellectuelle mère de famille en mal d’amour… ou de sexe ?

Restait à franchir l’incontournable étape de la photo. Elle opta pour l’exploitation des ressources de la caméra intégrée de l’ordinateur : bref, facilement maîtrisable, ajustable moyennant quelques effets avantageux. Au bout d’une demi-heure et de plusieurs dizaines de clichés pris en rafale, elle sélectionna l’un d’entre eux et l’enregistra, puis actionna immédiatement le bouton « photo masquée ».

Enfin, Angèle aborda l’étape ultime du message « Ce que vous dites de vous… »

Qu’attendait-elle ? Espérait-elle vraiment quelque chose de ces rencontres organisées par des voies techniques, alors que ce principe même allait à l’encontre de sa nature profonde, de son envie de spontanéité, de ses facultés à saisir la balle au bond, de sauter sur l’occasion, à pieds joints dans l’impromptu… et de se vautrer dans les échecs sentimentaux.

Allait-elle vraiment jouer les calculatrices et sélectionner des profils d’étalons susceptibles de convenir à ses exigences impossibles ? Serait-elle franchement capable d’entrer dans le jeu de la séduction de quadragénaires nécessairement tous divorcés ou de quinqua séparés ou veufs, sachant que l’univers lui avait proposé autrefois plein de petits jeunes coups d’un soir, avides de la considérer avec ce désir intense qu’ils vouent aux femmes dites mûres qu’on surnomme les couguars girls ?

Autrefois…

Avant un mariage qui avait progressivement émoussé le fil de la séduction.

Elle vagua un moment dans ses souvenirs. Après des débuts enchanteurs marqués par une attirance magnétique bouleversante, ils avaient butiné avec fougue les joies d’une vie semée de rendez-vous impromptus, de sorties festives, de siestes coquines. En ce temps-là, elle se sentait reine de beauté, ambassadrice de la sensualité, de la féminité assumée. S’étant très vite – trop ? – entendus pour mener vie commune, ils s’étaient acclimatés à l’érosion pernicieuse de la magie par le quotidien. Sans s’en rendre compte, ils avaient versé dans un étouffement inéluctable, dérivant vers une organisation factuelle : la répartition des tâches, les horaires, les courses alimentaires… Même les moments intimes semblaient devoir se référer à un planning. Le mariage puis la naissance des enfants l’avaient gentiment reléguée dans un rôle de nounou et de femme de ménage dont elle n’avait le sentiment de s’échapper qu’en s’accrochant désespérément à son travail. Les tensions étaient apparues, discrètes d’abord, puis de plus en plus violentes. Un jour, elle ne s’était plus reconnue et avait demandé le divorce.

Alors, quant à la rédaction du message, objectif numéro 1, écarter tous ceux qui voudraient se marier ou remarier, se caser, installer une nouvelle bobonne à la maison, ou similaires.

« Tout simplement j’aime la vie et je partagerais bien un petit bout de la mienne… »

Il s’agissait de s’affirmer comme une personne positive, ouverte, mais jalouse de son autonomie et de son temps : très bien trouvé, le « petit bout de la mienne ».

« … en dehors des contingences terrestres… »

Eh oui ! Angèle est une femme qui a des obligations auxquelles elle tient. Côté famille, pas question d’accorder moins d’attention aux enfants et encore moins de mettre le travail en sourdine. Ce qui vous reste, Monsieur, c’est le temps des à-côtés. Voilà qui était posé.

« Je n’attends pas le prince charmant, mais un peu de connivence et de bons moments. »

Ouvertement, elle se montrait partante pour des sorties culturelles, restaurants fins, cinéma, musique, voire plus si entente ; sous-entendu, elle savait très bien s’envoyer en l’air avec n’importe qui, mais avec beaucoup de distinction et sous l’apparence d’une relation plus profonde. Cela pourrait paraître un peu garce, mais elle assumait pleinement.

C’était sa minute d’autodérision.

Votre profil est complété à 100 %.

Bonne nouvelle ! Angèle venait de perdre environ 90 de ses précieuses minutes.

Elle venait de mettre un doigt dans l’engrenage. La mécanique était enclenchée… Elle verrait bien ce que l’avenir lui proposerait.

 

Le Guetteur

 

Il travaillait avec des moteurs de recherche extrêmement sophistiqués qu’il avait développés lui-même et était devenu expert de la traque.

Il sortait rarement de son appartement, car le monde s’offrait à lui de manière si naïve qu’il eût été presque impoli de faire un détour pour accéder à la réalité.

Cette semaine, il s’était donné pour objectif de trouver la proie parfaite, celle qu’il pourrait conditionner à ses désirs, tourmenter à loisir, mettre à genoux devant son omniscience, réduire en esclavage, écraser dans sa dépendance…

Il avait déjà sélectionné toute une série d’acteurs, personnages outils qu’il manipulerait à sa guise. Maintenant, il lui fallait LA victime, celle qui œuvrerait inconditionnellement pour lui, avec lui…

Les sites de rencontre constituaient son terrain de chasse favori. Les gens s’offraient à l’étalage, telles des marchandises, et, bon démiurge, il pouvait les instrumentaliser à sa guise.

Il pianotait négligemment sur son clavier en surfant entre les profils quand les indicateurs virèrent au vert.

 

Angèle

 

Dès le lendemain, Angèle constata que sa messagerie était surencombrée de courriels en provenance d’Affinities.

Le service internet ultra-complet qu’elle payait à prix d’or s’était avéré, pour une fois, utile à cet effet. Elle bénit le ciel d’avoir pensé à créer la deuxième adresse de messagerie personnelle que lui autorisait son fournisseur de réseau afin d’éviter toute intromission trop hâtive de ces intrus dans les autres domaines de sa vie privée ou professionnelle.

Certes le site jouait le rôle de filtre, mais quelle tête ferait son directeur ou certains collègues – et encore plus ses enfants ! – s’ils découvraient par-dessus son épaule la liste interminable de messages à l’intitulé d’un célèbre site de rencontres ? Déjà qu’il lui avait semblé parfois remarquer une lueur de concupiscence dans certains regards…

Elle découvrit avec curiosité les intitulés des premiers messages. Rien que de très banal. Elle fut toutefois stupéfaite par la quantité de mâles célibataires apparemment intéressés par son profil.

« DC247 vous souhaite la bienvenue. »

« Lolo_spot souhaite découvrir votre photo. »

« Vous plaisez à Henri8. »

« Affinities vous propose une sélection de célibataires. »

« Rubeli vous a envoyé un message. »

« Lendemain007 vous a dévoilé sa photo. »

Elle classa tous les mails dans un dossier « à conserver ». Elle les consulterait le soir, une fois les enfants endormis, lorsque son heure, son vrai temps libre, commencerait.

 

Roger

 

Roger s’ébroua au-dessus de l’évier, constellant d’eau glacée le miroir qui lui renvoyait une image ravagée de lui-même et réveillant une sourde migraine qu’il avait cru dompter au réveil avec une aspirine.

Un joueur de cloches carillonnait dans son crâne et derrière ses tempes, les neurones étaient en train de retaper la façade à grands coups de marteau.

Même fraîchement rasé, il n’avait rien du vainqueur, ce matin. Sa cinquantaine bien sonnée lui revenait douloureusement.

Tout avait commencé par ce rendez-vous manqué. Sur le site, la femme correspondait parfaitement à ses souhaits. Cultivée, mais pas trop, libre sans paraître femme libérée, franche, ouverte sans coquetterie, prudente dans ses propos. Un je-ne-sais-quoi dans sa présentation l’avait séduit. Peut-être son âge – un peu jeune pour lui – ou ses mensurations avouées – une sylphide ! – ou encore ses goûts éclectiques, un peu touche-à-tout, mais sans dispersion ni obsession particulière. Elle n’avait pas dévoilé sa photo, mais lui avait décrit sa tenue, en détail, avec juste une petite allusion coquine à des dentelles.

Quelqu’un de taillé sur mesure pour lui.

Elle n’aimait pas son prénom. Lui non plus d’ailleurs. Roger, ça faisait ringard, un peu maître d’hôtel à l’ancienne… « Roger, auriez-vous l’obligeance de faire cirer mes chaussures ? » D’ailleurs, personne n’appréciait son prénom. Seuls les parents se montraient fiers et sûrs du choix qu’ils imposaient à leur progéniture. Il s’était un peu réconcilié avec le goût douteux des siens depuis l’avènement de ce tennisman suisse qui remportait tous les grands chelems et dont les reporters sportifs s’ingéniaient à mâchouiller les « r » à l’américaine, comme du chewing-gum, alors que la fidélité aux origines bâloises devrait plutôt faire racler ces consonnes comme une maladie de gorge. Néanmoins, dans son monde de businessmen, ses collègues avaient adopté, un peu par boutade, la prononciation affectée des journalistes qui lui conférait, se plaisait-il à croire, un peu de l’aura du grand sportif.

Aura qui, en l’occurrence, ne semblait pas avoir produit les effets escomptés.

Il avait attendu un large quart d’heure, puis s’était fait une raison. La fille n’était pas venue, ne viendrait pas. On lui avait posé un lapin.

Sa fierté de cadre dynamique en avait pris un coup. Lui qui balayait d’un regard glacial les avances des secrétaires pâmées devant sa haute stature et ses yeux gris acier, surtout depuis que le service avait appris son récent divorce – et peut-être aussi en raison de l’annonce de la généreuse prime qui lui avait été versée en fin de trimestre – se voyait refuser une simple rencontre sans engagement !

Pour se donner une contenance, il s’était enfilé plusieurs verres au bar, avec un olibrius qui lui racontait ses déboires amoureux. Rien de bien passionnant, mais il avait surenchéri en offrant sa tournée, puis encore d’autres. Son interlocuteur, dont le nom lui échappait totalement ce matin, tenait franchement bien la route. Plusieurs rasades de whisky plus tard avec le gars – Desfault, Dufaut, Dufoix, Dufail… Dufaix peut-être ? – qui lui expliquait vainement les possibilités infinies des moteurs de recherche alliés aux programmes de décryptage de données, il avait un peu perdu le fil.

Un moment, un léger signal de danger s’était enclenché dans sa tête, peut-être en lien avec ces histoires de cryptage et décryptage des réseaux sécurisés. Dans le monde bancaire, l’idée que le trafic des données puisse être intercepté constituait une hantise proche de la paranoïa et l’on entretenait grassement des armées d’informaticiens pour parer à cette éventualité. Peut-être aussi parce que le mec avait les yeux trop brillants et une tendance désagréable à lui taper sur l’épaule. Il éprouvait une sainte horreur envers tout ce qui ressemblait de près ou de loin à l’homosexualité et même des gestes de mâle camaraderie pouvaient le mettre très mal à l’aise. Ou encore parce que son foie avait atteint la limite du supportable en termes d’alcool.

Comment il était rentré, il ne s’en souvenait plus très bien. L’autre l’avait raccompagné, apparemment. Il se rappelait vaguement une voiture grise et insignifiante où flottait une odeur prégnante de tabac à pipe froide.

Il s’était affalé tout habillé sur son lit et au matin, les draps étaient encore imprégnés d’exhalaisons spiritueuses. Son reflet dans le miroir portait clairement les marques de cette consommation excessive et il se frictionna vigoureusement le visage et la nuque d’une lotion revitalisante. Une sensation de brûlure interrompit ses ablutions. C’est là qu’il remarqua dans son cou, juste à la base du crâne, une curieuse estafilade. Il avait encore dû se prendre un crochet du portemanteau de l’entrée. L’ébriété comportait bien des risques ! Lorsqu’il partit au boulot, il remarqua qu’il n’avait pas non plus verrouillé la porte d’entrée.

La bise aigrelette balayant les rues encore désertes de Carouge lui fit remonter le col de son trench-coat mastic. Les platanes de la place du Marché dressaient leurs moignons gris fraîchement taillés vers le ciel bleu glacier comme pour défier les derniers frimas de l’hiver qui s’attardaient sur la Cité sarde endormie. Il hâta le pas pour attraper le tram qui s’arrêtait dans un grincement de métal torturé devant l’enseigne d’une banque concurrente.

 

Angèle

 

Sitôt les enfants couchés, Angèle alluma l’ordinateur et surfa de découverte en découverte quant au fonctionnement d’Affinities.

La pleine lune inondait son jardin de reflets argentés et baignait son bureau d’un éclat froid à l’image de ce début de printemps qui peinait à prendre ses marques derrière la porte-fenêtre.

D’abord, elle constata que les liens qu’elle tentait de suivre depuis les messages de DC247, Rubeli, ou Lendemain 007 n’accédaient jamais directement sur une page avec la personne mentionnée.

Dans un premier temps, elle était stratégiquement dirigée vers son propre profil où s’affichait une sélection de célibataires automatiquement choisis en fonction des critères du site, avec en sus une évaluation de la qualité de correspondance chiffrée en pourcentage. Elle se contenta donc d’œuvrer dans cet espace.

Elle élimina systématiquement tous les profils géographiquement trop éloignés, les hommes trop petits, les trop maigres, les trop gros et les trop vieux pour ses critères, pointant le bouton « Ce profil ne m’intéresse pas » en cascade. Ensuite, elle classa plus systématiquement certains des intéressés en fonction d’une cote supérieure à 74 %, selon leur niveau socioculturel ou d’études, en raison du travail annoncé, et suivant la bonne mine des candidats, pour ceux qui n’avaient pas masqué leurs photos – elle en demanda trois au passage.

Ceux qui obtenaient son aval dans les quatre domaines susmentionnés se voyaient gratifiés d’un « ajouter ce profil à mes favoris ». Trois domaines satisfaisants furent marqués d’un « pourquoi pas ». Les autres furent supprimés.

Elle pratiqua un ultime tri en observant plus attentivement les hobbies et péchés mignons des élus, éliminant automatiquement ceux qui avaient marqué « un massage des pieds » sous cette dernière rubrique.

En effet, de tout temps, elle avait eu horreur de toucher ou d’être touchée par des pieds. Chez elle, cette répulsion était viscérale au point que ce critère devint purement éliminatoire.

En fin de série, et deux larges heures plus tard consacrées à ces classements, elle obtint 7 « favoris » et 13 « pourquoi pas ». La lune s’était couchée et ses yeux tendus dans la pénombre à peine éclairée par l’écran fatiguaient. Elle alluma la veilleuse de son bureau et décida d’arrêter là pour ce soir, tout en faisant encore un détour par « vos messages ; boîte de réception ».

C’est là qu’elle découvrit que le marquage des favoris n’était pas si innocent, car elle avait déjà reçu quelques réactions lui révélant qu’inscrire un homme dans cette liste envoyait un signal à ce dernier : « Maxtor vous souhaite la bienvenue » « vous plaisez aussi à Maxtor » « Maxtor souhaiterait découvrir votre photo ».

La presque totalité de ses favoris avait répondu.

Elle décida de se laisser le temps de la réflexion et de consulter cette liste tête froide et reposée le lendemain.

En quittant le site, elle observa que tous ces messages internes à sa page personnelle sécurisée étaient dédoublés sur sa messagerie par des liens qui renvoyaient certes à son profil, mais pas du tout sur les messages en question.

Souhaitant éviter l’encombrement de courriels inutiles, elle les effaça tous, sauf un, provenant de l’organisme de gestion du site intitulé « Faites vos gammes ».

Lorsqu’elle en découvrit les propos, elle fut prise d’un haut-le-corps interloqué.

 

Le Guetteur

 

Les indicateurs avaient clignoté positivement. Deux tiers de ses profils fictifs avaient été consultés par la détentrice d’une nouvelle page. Les vrais aussi. La majorité des actants qu’il avait instrumentalisés avaient été présélectionnés en favoris. Il en profita pour pirater l’adresse IP qui avait été activée. Il compara les paramètres avec ceux de sa simulation cible : si proches que c’en était troublant.

Il avait ferré la bonne prise. Il découvrit la femme avec un hoquet de surprise.

Le profil féminin correspondait au-delà de ses espérances, mais il n’aurait jamais cru que ce pût être à ce point, au point qu’il hésita un instant…

Puis se ravisa : l’expérience en serait plus corsée et d’autant plus intéressante…

Un sourire ambigu se dessina sur ses lèvres à l’attention de l’écran LCD.

Il était maintenant en possession de tous les ingrédients pour tisser sa toile, et même d’un peu plus…

Le jeu pouvait commencer.

 

Angèle

 

Depuis qu’elle s’était inscrite sur le site, Angèle percevait la réalité avec un léger décalage. Elle se sentait « offerte » et avait l’impression que tout le monde se rendait compte qu’elle s’était mise sur le marché.

S’y assimilait une peur irraisonnée : celle d’être découverte…

Les regards des hommes lui semblaient plus appuyés. Ses collègues masculins faisaient preuve d’une déférence un tantinet exagérée et elle croyait parfois remarquer entre eux des sourires entendus.

Dans les restaurants qu’elle fréquentait habituellement, elle avait pu noter une attitude plus affectée des serveurs et même du patron, un vrai séducteur pourtantmarié jusqu’au trognon, qui venait depuis peu échanger systématiquement quelques mots avec elle, décrivant à son attention les plats du jour avec une sensualité nouvelle.

Les habitués également s’empressaient avec des attitudes chevaleresques, au point que l’un d’entre eux lui avança sa chaise tout en omettant celle de sa convive féminine.

Partout, dans les rues, dans les commerces, elle avait l’impression qu’une galanterie étudiée se développait autour d’elle dans l’unique but de la confondre. Comme si tout criait sur les toits qu’elle se « vendait » sur internet. Même les pigeons roucoulaient sur son passage pour dénoncer un retour de printemps attendu trop longtemps. Une douce brise balançait sa jupe fleurie en caressant ses jambes alors qu’elle longeait les Rues Basses les bras chargés des paquets du premier shopping saisonnier. Elle avait fait des folies.

Elle détaillait d’un regard presque effronté les couples s’aventurant à siroter un café sur les terrasses encore clairsemées qui avaient osé ouvrir quelques tables sous un soleil timide. Bientôt, peut-être, ce serait elle…

Il lui fallait s’avouer qu’elle se sentait différente. Rien que le fait d’avoir sauté le pas décisif l’avait convaincue de sa profonde séduction. Elle se sentait plus féminine, plus belle, plus glamour. Elle osait des tenues colorées, légèrement décolletées ; se maquillait discrètement, détachait ses cheveux et avait renoué avec son parfum préféré.

Souvent, à l’idée même de cette audace retrouvée, elle sentait ses seins plus pleins pointer sous ses vêtements et ses tétons frémissaient au contact du tissu, induisant comme un fourmillement dans son bas-ventre. Elle n’avait toutefois pas osé exécuter les gammes conseillées par le site et s’était contentée de troquer sa simple lingerie de coton contre des dessous plus affriolants. Elle fantasmait sur certains hommes qu’elle croisait, se demandant comment ce serait au lit… Elle se sentait en chasse.

Elle se révélait aussi remarquablement plus distraite et avait égaré ou mal enregistré certains de ses fichiers au travail. Elle avait dû tout recommencer.

À la maison également, il lui était impossible de remettre la main sur le livre qu’elle était en train de dévorer la veille, ce qui l’agaçait au plus haut point.

Quant au volume de partitions des Nocturnes de Chopin qui encore en fin de semaine trônait en position ouverte sur son piano, elle était incapable de trouver dans quelle pile il avait bien pu disparaître.

La femme de ménage jurait ses grands dieux qu’elle avait tout bien remis en place et le pire, c’est qu’Angèle était tout à fait disposée à la croire.

Troublée, elle subissait l’attaque d’infimes déplacements de ses repères, de micro-décalages, juste assez dérangeants pour qu’elle éprouve au fond d’elle-même le sentiment perturbant que quelque chose clochait.

 

Luigi

 

Il rectifia son nœud de cravate en se mirant devant la baie vitrée du restaurant, puis s’engouffra dans l’hôtel en faisant tournoyer le tambour de l’entrée. Hall moquetté, chasseurs en livrée, banque en acajou ciré : Luigi goûta à sa juste valeur la classe discrète et un peu surannée des lieux. Il toisa avec toute sa nonchalance naturelle le réceptionniste au visage impassible sous une casquette à liséré d’or au chiffre de l’établissement. L’homme semblait courber les épaules sous le poids des galons de sa veste. Luigi lança d’un ton détaché : « La 308, madame est déjà là. »

Le réceptionniste lui tendit une clé suspendue à une lourde ancre en laiton ouvragé – une vraie clé, pas l’une de ces cartes magnétiques qui dénaturent l’acte même de déverrouiller une porte !

Dans l’ascenseur tendu de moquette moelleuse aux tons carmin, il s’observa dans la glace : complet de coupe italienne impeccable, chemise griffée, cravate de soie et toujours cette belle petite gueule dont la virilité était accentuée par quelques fils d’argent parsemant ses boucles noires soigneusement arrangées. Toujours ce regard pers – si persuasif – qui savait faire céder n’importe quel client et avait contribué à le propulser numéro 1 au palmarès des ventes.

Luigi ne comptait cependant pas uniquement sur son physique et était bien loin d’un imbécile. Après de brillantes études commerciales et un passage remarqué dans le domaine des assurances, il avait grimpé à une vitesse fulgurante les échelons de sa boîte internationale d’import-export, ne ménageant ni sa peine ni son temps, toujours entre deux avions. Il était le type même du golden boy. De ce fait, il semblait voué à la solitude.

Il se sentait singulièrement émoustillé par l’aspect aventureux de cette rencontre. Il en avait vu d’autres, mais là, il devait s’avouer qu’il était sous le charme du calme, luxe et volupté. Il tourna le verrou et fut accueilli dans une petite suite élégante par une ambiance de lumière tamisée, tentures tilleul tirées sur les baies vitrées.

Une voix un peu forcée pour couvrir des bruits d’eau lui parvint de la salle de bains attenante : « Mettez-vous à l’aise, j’en ai pour une minute. »

Il lança sa veste sur le dossier d’un crapaud recouvert de velours vert amande, desserra légèrement sa cravate, puis s’installa sur la couverture en peluche du lit.

Qui était la femme qui pouvait donner un tel rendez-vous ? Se servant un verre de bourbon du plateau miroir installé sur l’une des tables de nuit, il se prit à fantasmer. Sur le site, la personne avait exigé une discrétion absolue.

Il s’imaginait une femme un peu plus âgée, mais d’une certaine classe. La voix un peu tendue pouvait indiquer une mère de famille friquée frustrée qui voulait s’envoyer en l’air pour combler la libido qu’un époux en perte de vitesse n’arrivait plus à contenter. Ou bien une call-girl qui se mourait d’ennui dans la suite de son client et qui le doublait pour passer le temps ? Ou encore l’une de ces rombières qui voulait fidéliser un nouveau gigolo, avec pour lui la promesse de se faire un beau pactole à la clé ?

Tant mieux ! Car il était fauché !

Au pire, il ne ferait pas le difficile. L’état de ses finances était au plus bas : il avait flambé en Bourse et le prix de la coke avait grimpé sur le marché. Difficile de se réapprovisionner avec de la bonne neige.

La tête lui tournant un peu à cause du bourbon et de la légèreté du lunch pris en hâte dans l’avion, il s’étendit sur le lit et se prépara un petit rail sur le miroir du plateau pour se ragaillardir.

C’est là qu’apparut la silhouette à contre-jour dans l’encadrement de la porte de la salle d’eau, enveloppée dans un peignoir de satin couvrant d’exquises dentelles, pour autant que ses paupières de plus en plus lourdes lui permettent de déceler ce genre de détails.

La personne avança gracieusement, sans un mot.

Il se souvint qu’il avait songé : « Une perruque, c’est à tous les coups une perruque. »

Puis il avait sombré…

 

Angèle

 

Angèle lança le poisson cru émincé dans un mélange d’épices et de farine et secoua le ravier afin que la chair soit bien enrobée de toutes parts. Elle fit chauffer l’huile, vérifia sa température en y faisant tomber une goutte d’eau, puis jeta un à un les morceaux d’émincé dans la poêle. Mitonner des petits plats pour ses enfants était un de ses plaisirs favoris du soir.

Après des journées parfois éreintantes, elle se ressourçait avec des gestes simples, naturels, évacuant d’un coup le stress et toute évocation de travail. Elle appelait cela « switch on – switch off ».

Elle observa avec tendresse sa fille Luce en train de peiner du haut de ses douze ans sur un devoir de mathématiques, pendant que son fils inventait un nouvel épisode de la guerre des étoiles avec ses vaisseaux spatiaux lego en lui tournoyant autour avec force bruitages.

– Marc, va jouer plus loin, je fais des maths, moi !

– Mais j’ai bien le droit de jouer !

– Oui, Marc, mais pas en prenant la tête de ta sœur pour un astéroïde à détruire.

Angèle réduisit le feu de la gazinière et retourna le poisson. Elle sortit le berlingot de lait de coco du réfrigérateur, enclencha l’autocuiseur à riz thaï et chercha désespérément sa paire de ciseaux.

– Arrête ! C’est super dur de se concentrer sur ce problème avec tout ton bruit.

– Vous n’auriez pas vu mes ciseaux de cuisine ?

Ça partait un peu en vrille comme tous les soirs entre ses enfants, mais en général, son intercession suffisait à calmer le jeu.

– Est-ce que tu veux un coup de main, ma chérie ?

Angèle perça le carton du berlingot avec un couteau dentelé et en profita pour s’érafler un doigt. L’index dans la bouche, elle retira d’une main les morceaux de poisson qui prenaient des allures de beignets dans la poêle avant de les enfourner pour maintenir au chaud. Elle déglaça le fond avec un peu de sauce soja, puis mouilla abondamment avec le lait de coco qui prit la teinte fauve souhaitée au contact des épices rôties, des échalotes dorées et des lamelles de piment végétarien grillées.

Elle réduisit encore le feu, puis se pencha sur le travail de sa fille.

– Alors, explique-moi déjà ce que tu as compris de l’exercice. Après, on réfléchira à ce qu’on peut faire…

C’était un peu ainsi tous les soirs, et cette rassurante répétition ressemblait à un cérémonial commun qui contribuait à les souder.

C’est pourquoi, en écoutant un peu plus tard à table le babil de son fils Marc qui, à huit ans, développait en vrac des intérêts pour l’astronautique, la génétique, le pilotage des trains, la reproduction des abeilles, le dressage des chiens et les belles voitures allemandes hors de prix, elle se sentit un peu coupable de ne pas les avoir mis dans la confidence.

D’ailleurs, Marc essayait vraiment de lui trouver quelqu’un à son goût, même s’il s’agissait essentiellement des footballeurs photographiés sur les cartons de céréales du matin. Quant à Luce, elle était elle-même préoccupée par ses premières amourettes, qui ressemblaient pour le moment plus à des fictions qu’à une réalité proche. En quoi sa démarche différait-elle de ce genre de rêve de gamine ?

Ce léger sentiment de culpabilité ne la quittait plus.

De manière irraisonnée, elle décida de ne pas consulter ses messages ce soir-là.

Le reste de la soirée déroula son rituel sans anicroche. Comme d’habitude, son fils se releva trois fois pour des raisons de la plus haute importance, comme montrer un petit bobo surgi du néant qu’il fallait impérativement soigner, boire un verre de lait ou se renseigner sur pourquoi on ne fait plus de Zeppelins. Comme d’habitude, sa fille traîna dans la salle de bains en essayant des nouvelles coiffures et des mimiques de star devant le miroir. Comme d’habitude encore, après avoir expédié la vaisselle, Angèle fut prise de somnolence devant la télévision, ingurgita trois expressos pour tenir jusqu’à la fin du film et se trouva toute ragaillardie au moment approprié pour aller au lit avec son bouquin qu’elle avait enfin retrouvé parmi les partitions de piano – elle avait dû le poser là en cherchant les Nocturnes.

Lorsqu’elle éteignit la lumière, bien plus tard, cette question la taraudait toujours : « Est-ce qu’elle allait leur dire ? »

 

Roger

 

Depuis le dernier rendez-vous raté, Roger avait ralenti ses activités sur Affinities et s’était montré plus exigeant.

Sa fierté lui soufflait également qu’il était bien capable de trouver une compagne sans tout cet artifice.

Il avait même courtisé discrètement Thérèse, l’une des secrétaires les plus appétissantes, et l’avait invitée à partager un lunch sur la pause de midi. La conversation avait été banale et la jeune femme béate d’admiration l’avait profondément ennuyé avec ses minauderies, ses enthousiasmes de gamine et son manque de culture navrant. Il avait cependant su se montrer galant, attentionné et un peu paternaliste pour ne pas se compromettre dans cette tentative avortée.

Il ne consultait plus sa messagerie personnelle que sporadiquement. Mais ce jour-ci, ce qu’il découvrit sur celle de son bureau l’inquiéta au plus haut point. Une avalanche de courriels d’un éditeur inconnu du serveur reprenait fidèlement les éléments encore non divulgués de sa stratégie d’investissement sur les stock-options en établissant une critique point par point des risques qu’il faisait courir à l’entreprise. Suivait une démonstration ingénieuse des possibilités infinies de court-circuiter son plan d’action et de tout faire basculer au profit d’une banque adverse… Cela puait le délit d’initié à plein nez, et pourtant, il n’avait même pas encore annoncé la couleur au conseil d’administration.

C’était comme si quelqu’un avait pu s’introduire dans sa tête, dans son ordinateur, ou pire, dans les deux à la fois. La menace était très réelle.

Il repensa à ce gus du bistrot qui lui avait décrit toutes ces histoires de spam, de cookies ou de ver « je-ne-sais-quoi » qui s’infiltraient partout dans la technologie numérique. Il aurait peut-être dû l’écouter d’une oreille plus attentive.

Le dernier message, anonyme également, était d’une autre nature : celle d’un chantage presque ridicule en regard des sommes énormes mises en jeu dans cette course financière… et d’un possible renversement de situation.

« Vous devez impérativement consulter et inviter les trois profils sous-mentionnés sur Affinities. Sinon, nous entamons notre contre-offensive. »

Suivaient les liens nécessaires pour découvrir Rosaroma_si, Nagel_G_64 et Lila_BB.

 

Angèle

 

Malgré le dernier conseil de la plate-forme pas tout à fait à son goût – sans être prude, elle préférait sortir « couverte » sous ses vêtements – Angèle décida tout de même de pousser plus avant l’aventure sur le site d’Affinities. Après lecture de quelques profils et messages, elle s’engagea dans les premiers pas vers un rendez-vous. Un quinquagénaire dans la finance lui semblait particulièrement intéressant : cultivé, financièrement stable, séduisant d’après la photo qu’il avait consenti de dévoiler, divorcé, mais apparemment peu désireux de renouer avec le mariage. Il avait pris le pseudonyme de Rog et elle y trouva une allusion non sans intérêt au grand maître des poisons de la série Harry Potter, amoureux secret et inconditionnel de la mère du héros.

Quelques échanges sans engagement aboutirent à la conclusion d’un rendez-vous dans un lieu neutre, discret mais sélect, de la Vieille Ville.

 

Luigi

 

Il se réveilla nu sur le lit, perclus de courbatures, avec un mal de crâne naissant. Il n’avait aucune idée de l’heure qu’il pouvait être. Sa montre connectée lui indiqua 23 h 30. Cela faisait cinq heures qu’il avait sombré, pas très au clair sur ce qui avait bien pu lui arriver.

Il retrouva ses habits soigneusement pliés sur le crapaud avec, posée bien en vue, une enveloppe à son attention. « Luigi Carmera ». Cela l’inquiéta : il était persuadé de n’avoir à aucun moment divulgué son nom de famille, mais il était vrai que son portefeuille se trouvait dans la poche de sa veste.

Il se rhabilla hâtivement, éprouvant une lancée désagréable dans la nuque en redressant son col de chemise. Encore un de ces satanés boutons qui ressortait immanquablement avec les poussées de stress. Depuis son adolescence assez perturbée du point de vue épidermique, il avait appris à ne surtout pas presser les comédons et boules de graisse en tous genres. Il y appliquerait sa pommade miracle dès que rentré chez lui. On n’y verrait plus rien le lendemain.

Enfiler son pantalon réveilla une douleur sourde bien plus au bas du dos… Il paniqua. Il vérifia le contenu de son portefeuille : rien ne manquait. Puis il porta toute son attention sur l’enveloppe et son contenu. La lettre en caractères d’imprimerie comportait des instructions très claires, péremptoires, avec une liasse de billets d’épaisseur appréciable, ainsi que des menaces tout sauf voilées.

Quand il découvrit les Polaroid, il pâlit et serra inconsciemment les fesses, ce qui induisit un élancement malvenu. Après avoir intégralement lu le courrier, il était blême.

 

Noan

 

Le Dr Noan Leguedec était très fier. Fier de son ascension sociale, de petit véto de campagne paumée bretonne à distingué spécialiste des syndromes en tous genres des animaux de compagnie de notables romands ; fier d’avoir conçu l’une des cliniques vétérinaires les plus en vue de l’arc lémanique. Très fier également d’avoir été le premier cabinet à avoir créé un stock de la puce révolutionnaire avec balise GPS incorporée pour chats et chiens, projet pour lequel il avait été sélectionné par une boîte de biotechnologies travaillant en relation avec l’EPFL.

Cette mainmise sur le produit confinait certes au monopole, puisque, au courant de l’évolution du projet, il avait court-circuité ses concurrents – il savait ne pas être le seul sur la ligne – en s’adressant directement au concepteur. La chance lui avait souri. Il avait pu acquérir l’intégralité de la première vague d’échantillonnage encore non accessible sur le marché, ce qui positionnait la Clinique du Léman dans les rangs des centres d’intervention vétérinaire les plus innovants de Suisse, en concurrence directe avec l’hôpital de Bâle. Ensuite, après une analyse précise des données, le produit serait vraiment lancé dans le grand commerce international par le biais d’une entreprise écran cotée en Bourse qui doperait ses ventes en raflant toutes les parts dans le secteur. Il avait d’ores et déjà pris des options sur les actions de cette société.

Cette puce était une vraie petite merveille. Alliée à un puissant et coûteux programme de localisation des données, elle permettrait à n’importe quel propriétaire éploré de retrouver un animal égaré en un temps record. Non seulement la bestiole serait localisée par GPS, mais encore, en cas d’inaccessibilité du système, la puce pouvait utiliser spontanément des relais extérieurs, comme des smartphones, des tablettes ou autres ordinateurs à proximité connectés à des réseaux wifi. Ainsi, une triangulation analogue à celle exploitée par la police permettrait d’effectuer tous les recoupements pour localiser l’animal en goguette.

Néanmoins, en ce soir d’inventaire, tout imbu de sa personne qu’il pût être, le Dr Noan Leguedec se montrait préoccupé. Une douzaine de ces petites merveilles avait disparu.

 

Angèle

 

Elle avait enfin recontacté Pierre.

Lequel avait accueilli l’appel avec son ironie habituelle, bienheureux de la savoir encore vivante.

Elle devait admettre qu’elle ne montrait pas une régularité exemplaire dans l’entretien de ses relations, mais à jongler entre sa famille, le boulot, les week-ends sans enfants régulièrement repoussés par son ex – qui travaillait, lui ! – et ses nouvelles préoccupations, elle avait franchement procrastiné, comptant sur l’indulgence de celui qui représentait pour elle la plus sincère et durable de ses amitiés.

Ils se connaissaient de longue date, ayant été amants dans des temps reculés, alors qu’elle sortait à peine de son adolescence attardée, venait de couper le pesant cordon ombilical des relations familiales avec ses parents, s’était émancipée de son premier amoureux avec lequel la vie en commun s’était avérée une première expérience de couple désastreuse et destructrice.

À l’époque, elle n’avait pas compris leur relation, s’était emparée de façon épisodique des plaisirs offerts par cet homme bien plus mûr qu’elle. Égoïstement, comme un chat errant qui cherche régulièrement sa pâtée par temps froid pour s’assurer un coussin près de l’âtre à la mauvaise saison, puis disparaît dès que le printemps le pousse à miaouter sur les gouttières. À aucun moment, dans sa vingtaine papillonnante, elle ne s’était préoccupée des éventuels sentiments qu’il aurait pu éprouver à son égard. Elle avait appris bien plus tard qu’elle l’avait blessé.

Elle lui avait offert son corps, ses rires, ses enthousiasmes de gamine, puis avait disparu à l’aube de chacune de ses nouvelles amourettes. Un certain temps, ils s’étaient mutuellement lassés et lui-même s’était engagé dans d’autres relations. Lorsqu’ils se revoyaient, elle se complaisait à rendre jalouses ses conquêtes féminines en jouant le jeu de la séduction ou une connivence exagérée, mais sans méchanceté ni aucun besoin de le reconquérir. Entre-temps, elle s’était mariée, puis, après s’être désespérément efforcée de correspondre à ce dernier rêve de midinette, avait divorcé dix ans plus tard malgré deux beaux enfants qui en resteraient à tout jamais le témoignage.

Au fil des années, ils n’avaient cependant jamais brisé ce lien, le transformant en une solide amitié teintée de sensualité. Parfois, leurs soirées s’achevaient plus fougueusement et depuis tout ce temps, elle devait reconnaître que c’était sans doute l’homme qui connaissait le mieux ses moindres désirs – de fait, il n’y en avait pas d’autre depuis bien longtemps, car elle traversait actuellement un désert sentimental.

Cette intimité avait transformé l’amitié en une certaine forme de tendresse et plus qu’un ami, elle considérait Pierre comme un confident. Combien de fois avait-elle pleuré sur son épaule en évoquant la dérive de son mariage ou ses angoisses de mère indigne divorcée ? Combien de fois avait-il dû subir d’une oreille compatissante ses révélations concernant ses nouveaux amants ?

Auditeur attentif, parfois cynique, Pierre lui offrait des moments uniques qu’elle goûtait pleinement en sifflant ses excellents whiskies.

Ce soir-là pourtant, tout semblait se dérouler de travers.

D’abord cette réservation dans un restaurant qui avait lamentablement échoué, parce que le répondeur n’indiquait pas que la gargote était fermée. Ensuite, le maître d’hôtel de l’auberge « de secours » qui les avait accueillis s’était royalement empêtré dans les commandes. Enfin, la discussion ne décollait pas, comme si la connexion ne parvenait pas à se rétablir, et l’ami si fidèle lui sembla bien lointain.

Elle aurait eu envie de l’amuser, voire de l’émoustiller par ses nouvelles expériences. Elle aurait souhaité lui confier le secret de son inscription, tout en prenant le ton badin de la personne qui assure et analyse le fonctionnement de ces sites avec une certaine distance. Elle avait même envisagé de lui raconter l’après-midi coquine avec une amie dans un sex-shop où elles avaient passé pour amantes.

Mais ils en restèrent aux banalités littéraires et à la gazette de leurs connaissances communes.

Ils se quittèrent comme en froid sur le trottoir de la rue de Genève balayé par la bise noire hivernale qui avait chassé d’une gifle les premières esquisses du redoux d’avril. Angèle n’y comprenait rien, mais en ressentait un certain malaise.

 

Luigi

 

Il avait suivi les instructions à la lettre.

Installé sur la banquette au fond du café, il s’offrait un angle de vue parfait sur l’entrée. Il n’aurait pu la manquer. La femme était d’ailleurs plutôt appétissante : tant mieux, cela faciliterait le travail. Elle s’était accoudée au bar, avait commandé un cappuccino, puis s’était plongée dans la lecture d’un quotidien. Le message sur son cellulaire l’avait interrompue. Comme prévu. Il ne savait pas comment le site s’arrangeait, mais ça marchait. Après un bref regard hésitant à la ronde, elle s’était dirigée d’un pas étudié vers l’escalier qui descendait vers les sanitaires et l’isoloir téléphonique.

Il la voyait maintenant de dos, qui cherchait à se donner une contenance en lisant le mode d’emploi de l’appareil, attendant cet appel annoncé qui ne venait pas.

Ne prenant pas le temps d’apprécier la fine courbure de ses hanches, il déclencha l’interrupteur, puis s’élança, la plaquant au fond de l’isoloir, une main bâillonnant sa bouche, tout en lui murmurant à l’oreille une phrase dictée qui la figea. Il en profita pour soulever prestement sa jupe et glissa l’autre main de façon insistante entre ses cuisses. Elle portait des bas stay up fantaisie et un string, mais un string tout de même… Un peu de tissu résista ; il écarta habilement la bandelette soyeuse.

Elle se raidit lorsque ses doigts insistèrent le long de sa vulve, mais n’émit qu’un bref gémissement, comme si elle avait parfaitement compris le code. Il glissa encore un peu le long des lèvres de plus en plus humides, s’étonnant lui-même d’y prendre autant de plaisir, puis la repoussa brusquement contre l’appareil et s’enfuit par la porte de service.

Une fois dans la rue, il pianota sur son téléphone portable pour rendre compte de sa mission. Durant la communication, un picotement désagréable sous son col lui rappela ce satané bouton.

Derrière la porte, la sonnerie de l’appareil fixe retentissait dans l’isoloir.

Comment faisaient-ils ça ?

 

Roger

 

Il n’avait pas eu le choix. Il avait dû annuler son rendez-vous. La seconde intrusion dans son système ne laissait planer aucun doute : il devait agir. Et vite ! S’il ne protégeait pas ses billes dans l’immédiat, toute l’affaire pouvait capoter. Et s’il existait bien une chose qu’il ne pouvait supporter, c’est qu’un montage de cette ampleur coure au naufrage pour une simple histoire de…

De quoi, au fait ? D’un coup, il ne sut plus trop pourquoi il s’était inscrit sur ce satané site. Il haussa les épaules en se contentant de prendre un raccourci.

Une histoire de femme.

L’urgence n’était pas là.

Il avait voulu envoyer un message circonstancié à la belle qui devait sûrement déjà l’attendre, mais avait dû se résoudre à deux phrases lapidaires, sur l’interface du site, la batterie de l’appareil clignotant dans le rouge. Curieux ! Il était convaincu de l’avoir chargé à son habitude. Il avait espéré que le message atteindrait tout de même son but malgré le mode économie, puis cherché hâtivement le numéro fixe du bar sur internet. Le temps d’identifier le troquet parmi les sept portant le même nom sur le canton de Genève, de persuader le tenancier qu’il devait absolument joindre une cliente dont il ne connaissait pas le nom, mais qui devait être un peu menue et sans doute charmante ; le temps que le gus se laisse convaincre et lui transfère la ligne dans l’isoloir, cinq bonnes minutes s’étaient déjà écoulées.

La voix qui lui avait répondu s’était avérée d’une sonorité agréable, sexy presque, mais la personne semblait un peu désorientée, confuse… déçue peut-être ?

Il s’était répandu en excuses invoquant une attaque informatique à son travail et avait promis de reprendre contact dans les plus brefs délais.

Il avait reposé le combiné du fixe avec un soupir de soulagement tandis que les rayons du soleil rasant jouant entre d’épais nuages goudronnés soulignaient de spots blafards les toitures du quai Général Guisan alors que l’autre rive du lac se noyait déjà dans la suie du crépuscule.

Un peu expéditif, mais c’était fait.

 

Angèle

 

Elle s’engouffra dans son allée les joues en feu. Avant d’introduire la clé dans la serrure, elle tenta de réguler sa respiration, parvint à reprendre souffle et à calmer la sarabande d’idées qui s’entrechoquaient dans sa tête.

Agression ou jeu sensuel ? Tentative de viol ou fantasme assumé ?

Cela ne pouvait être vrai. Il ne pouvait pas avoir eu accès à son message. Et pourtant, tout s’était déroulé comme si le site avait voulu vérifier l’observation des consignes…

Ne pas porter de sous-vêtements…

Elle ne s’était pas débattue, n’avait même pas émis le moindre son, à part peut-être un gémissement qui ressemblait plutôt à une invite. Son corps s’était abandonné à l’étreinte et y avait répondu…

Cela faisait écho avec un vague souvenir de film…

Une femme se laissait prendre d’assaut par un inconnu dans le couloir d’un train de nuit, plaquée contre la vitre où elle s’aérait pour ruminer ses déboires amoureux, puis passait le reste de sa vie à rechercher l’homme qui lui avait procuré cet instant de plaisir presque rageur.

Elle s’était même sentie frustrée quand il s’était brusquement arraché après lui avoir murmuré à l’oreille…

Puis le téléphone avait sonné, comme par un malicieux coup du sort. Elle avait bafouillé, très peu à son avantage dans cette brève conversation où elle s’était sentie rougir à chaque mot.

Tenter de faire bonne figure avant de chercher son fiston aux activités parascolaires… Il était juste temps.

Elle inspira un bon coup tout en lissant une dernière fois sa jupe sur ses cuisses, puis releva gaillardement la tête avant d’insérer la clé dans la serrure.

Son souffle contrôlé ne dura pas longtemps.

Pimkie s’acharnait méthodiquement sur des flocons de partitions de Mozart après avoir tout aussi laborieusement fait dégringoler des étages entiers de sa bibliothèque. Deux coussins du sofa étaient éventrés et avaient vomi leurs plumes de canette dans tout le séjour.

Son appartement ressemblait au capharnaüm de La Belle et le Clochard orchestré par deux affreux siamois souhaitant se débarrasser de Lady.

Sauf que là… pas trace de chats !

 

Roger

 

Chère Nagel-G-64,

Veuillez encore une fois accepter mes excuses pour le rendez-vous manqué. Ce n’est de loin pas dans mes habitudes de ne pas respecter mes engagements. J’ai malheureusement été retenu au travail par une urgence qui ne souffrait pas de délai : une attaque informatique contre ma société.

Veuillez croire que votre compagnie m’aurait été bien plus agréable. Je tiens par ce courriel à vous assurer de tout mon intérêt pour votre personne et, si vous y êtes toujours disposée, à réparer le manquement de ce jour lors d’une nouvelle invitation. Votre réponse téléphonique n’était pas très claire et je peux comprendre votre indécision comme votre déception.

Si vous m’accordez votre pardon ou du moins le bénéfice du doute, ayez la gentillesse de me répondre par l’intermédiaire d’Affinities.

Bien à vous,

Rog

 

Ce n’était pas trop mal tourné. Sobre, sans fioritures ni mièvreries. Un brin désuet dans la formulation peut-être. Engageant sans se montrer trop engagé.

Envoyé…

 

Clinique vétérinaire du Léman

 

Des odeurs d’éther et d’antiseptique se mêlaient comme de vieux souvenirs dans son cerveau embrumé qui semblait lutter contre une migraine prête à poindre. Devant elle, dans un halo poudreux, apparaissaient des visages apparemment inquiets – elle ignorait vraiment pourquoi. Elle glissait dans une somnolence vaseuse mais confortable, balancée par un vertige sous-jacent, puis ressurgissait sur la crête d’une vague de conscience pour s’étonner du bien-être inattendu que procurait la situation. Une sorte de jouissance de l’abandon qui pourtant s’estompait progressivement, subissant peu à peu des accrocs de réalité qui surgissaient comme des pièces d’un puzzle absurde : une table métallique avec des instruments – de chirurgie ? – une lampe à sodium ou une source lumineuse analogue au-dessus de sa tête ; des silhouettes en blouses vertes ; des mines inquiètes ; un panier à chien.

Un panier à chien ! ça y est ! Elle recollait enfin les morceaux.

– Madame, madame ! ça va, elle revient…

La Clinique du Léman. La crise de son chien. Son appartement en capilotade. Le rendez-vous pris en urgence. La proposition d’assister durant l’opération à la place de Charline. L’affabilité du Docteur, la première incision pendant qu’elle maintenait le bichon maltais endormi, la pince recourbée, puis…

Plus rien.

– Vous avez dû avoir un malaise. Vous êtes à la clinique vétérinaire. Nous avons dû vous étendre sur une table d’opération. Votre chien se porte bien, on lui a retiré la puce défectueuse.

De fait, une langue râpeuse lui léchait tendrement les mains sous le regard compatissant du docteur qui, à l’opposé de la pièce, semblait un peu plus débraillé que d’habitude… et même un peu hagard.

– Pimkie, ma puce, murmura-t-elle d’une voix pâteuse.

Malgré son corps encore engourdi par sa chute de tension – elle avait dû s’effondrer à un moment ou un autre et peut-être même se heurter violemment à un meuble – elle retrouvait rapidement son sens de l’observation, peut-être même avec l’acuité accrue par cette sorte de distance que l’on acquiert en sortant d’un rêve. Ou par l’éclat inhabituel des objets lorsqu’on subit un gros mal de tête.

Un rêve agréable, mais troublant. Troublant et honteux comme la sensation que lui avait procurée l’agression de l’autre jour.