Amédée Pifle, reporter - René Pujol - E-Book

Amédée Pifle, reporter E-Book

René Pujol

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Beschreibung

Amédée Pifle se leva précipitamment, non sans donner un rude coup de talon sur la cheville de son voisin. Celui-ci se prit aussitôt le pied à pleines mains, comme pour défendre un trésor personnel convoité par des vandales, et son visage exprima une douleur profonde. - Je vous demande pardon, balbutia Pifle. En quatre enjambées, il traversa le salon d'attente et se rua devant l'huissier solennel. Or, le tapis avait un pli, un petit pli de rien du tout. Ce fut pourtant ce bourrelet minuscule que Pifle heurta du fin bout de sa semelle.

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Sommaire

CHAPITRE PREMIER : LES CAPRICES DE LA DESTINÉE

CHAPITRE II : LES DÉBUTS DU BARON COCODÈS

CHAPITRE III : LES ROSES ET LES ÉPINES

CHAPITRE IV : NOIR SUR BLANC

CHAPITRE V : LA VOIE SACRÉE

CHAPITRE VI : LES HOMMES DIFFÈRENT

CHAPITRE VII : LA RENOMMÉE

CHAPITRE VIII : LA GLOIRE

CHAPITRE IX : LE SECRET DE LA TECHNIQUE

CHAPITRE X : LES FONCTIONS PUBLIQUES

CHAPITRE XI : MONSIEUR LE DÉLÉGUÉ

CHAPITRE XII : INTERMEZZO

CHAPITRE XIII : LES JEUX DE LA POLITIQUE

CHAPITRE XIV : LE LABYRINTHE

CHAPITRE XV : LE RECORD

CHAPITRE XVI : LE RÈGNE

CHAPITRE XVII : LES AILES

CHAPITRE PREMIER

LES CAPRICES DE LA DESTINÉE

L’huissier à chaîne cria d’une voix aiguë :

– Monsieur Amédée Pifle !…

Amédée Pifle se leva précipitamment, non sans donner un rude coup de talon sur la cheville de son voisin. Celui-ci se prit aussitôt le pied à pleines mains, comme pour défendre un trésor personnel convoité par des vandales, et son visage exprima une douleur profonde.

– Je vous demande pardon, balbutia Pifle.

En quatre enjambées, il traversa le salon d’attente et se rua devant l’huissier solennel.

Or, le tapis avait un pli, un petit pli de rien du tout. Ce fut pourtant ce bourrelet minuscule que Pifle heurta du fin bout de sa semelle.

Il eut l’impression qu’une force irrésistible lui pesait soudain sur la nuque. Ses longs bras exécutèrent un bref « strudgeon » dans l’espace, son poing droit rencontra fortuitement le nez de l’huissier, et Pifle plongea résolument, la tête en avant, confondant sans doute le parquet avec une piscine.

C’est ainsi que M. Garnytoque, directeur de la Gazette Gauloise, vit Amédée Pifle entrer à plat ventre dans son bureau. Quoique fait aux originalités des journalistes, il témoigna d’une légère surprise, car Pifle s’arrêta le nez dans la corbeille à papier.

– Je vous demande pardon… répéta Pifle.

M. Garnytoque esquissa un geste vain pour l’aider à se relever.

– Ne vous êtes-vous pas blessé ?…

– Du tout !… du tout !…

En réalité, il semblait à Pifle que ses rotules venaient d’éclater et qu’un fourneau s’était allumé dans chacune de ses paumes. Mais on l’eût haché en menus morceaux sans lui faire avouer ces illusions.

C’était un grand jeune homme osseux qui paraissait avoir plus de bras et plus de jambes que le Français moyen. Il avait une bonne figure aux yeux clairs, au front vaste, au nez peut-être un peu pointu et des cheveux taillés si ras qu’on voyait comment ils étaient plantés.

– Asseyez-vous, dit aimablement M. Garnytoque.

Pifle était sûr, absolument sûr, qu’il y avait un siège derrière lui. Il s’assit donc avec la conviction qu’il mettait à tout faire. Or, le siège n’était pas derrière lui. Ce qui se trouvait à la place du siège, c’était le chapeau de Pifle, qui fut instantanément transformé en galette de feutre noir.

– Je vous demande pardon… répéta Pifle pour la troisième fois.

M. Garnytoque daigna sourire. En somme, le trouble de Pifle était flatteur. Ce garçon était ému d’approcher le directeur de la Gazette Gauloise, un des plus importants messieurs de Paris.

M. Garnytoque était rond. Ronde était sa tête et rond son ventre. Cette rondeur lui donnait l’air aimable, mais ce n’était qu’une apparence. Très autoritaire, il avait des colères brusques et ne tolérait pas la plus timide objection.

– Vous êtes monsieur Amédée Pifle ?… demanda-t-il.

– Oui, monsieur le Directeur.

– Bon, bon… Et vous m’êtes recommandé par le député Chapotard ?

– Oui, monsieur le Directeur.

M. Garnytoque se renversa dans son fauteuil.

– J’ai horreur des recommandations, dit-il.

Tout de suite, Pifle pensa qu’il n’y avait, en effet, rien de plus horrible que les recommandations.

M. Garnytoque reprit :

– Mais Chapotard est un de mes vieux ennemis politiques… Je lui dois beaucoup… Par affection pour lui, je ferai quelque chose pour vous… Qu’est-ce que vous désirez ?…

Pifle émit, d’une voix tremblante :

– Je voudrais entrer à La Gazette Gauloise…

Les traits de M. Garnytoque traduisirent la stupeur. Les désirs de Pifle étaient cependant exprimés tout au long dans la lettre de M. Chapotard, mais M. Garnytoque était diplomate.

– Oh ! oh !… fit-il simplement.

Et ce « oh ! oh ! » signifiait :

– Jeune homme, vous n’y allez pas avec le dos de la cuiller !… Entrer à La Gazette Gauloise ?… Vous rendez-vous compte de ce que vous demandez là ?… Des anciens ministres m’ont vainement sollicité pour obtenir cette grâce… Nous sommes le journal de l’élite et nos rédacteurs sont triés sur le volet !… Non, non… demandez-moi ce que vous voudrez, la lune, par exemple, ou un permis de chemin de fer, mais pas ça !…

Pifle, confus, baissa humblement la tête.

– Entrer à La Gazette Gauloise !… dit M. Garnytoque avec une ironie qui n’était pas exempte d’amertume. Décidément, Chapotard ne sera jamais sérieux !… Pour nourrir une telle ambition, monsieur Pifle, vous devez être un homme extraordinaire ?… un nouveau Jules Vallès ?… un Rochefort ?… un Veuillot ?… Ou bien vous avez des idées originales sur la Constitution de 1875 ?… Ma parole, c’est à mourir de rire…

Pour mourir de rire, M. Garnytoque avait l’air bien lugubre, et Pifle ne fut pas loin de croire que M. Chapotard s’était rendu coupable d’un forfait inexpiable ou d’une plaisanterie de mauvais goût.

– Je vous demande pardon…

Dans la vie courante, Pifle savait d’autres mots que ces quatre, mais aujourd’hui, il était incapable d’en prononcer d’autres.

– Je suis idiot !… pensait-il.

– Quels sont vos titres ?… demanda M. Garnytoque.

– Je sors de l’école des Chartes…

Le directeur poussa une espèce de hennissement :

– Le public s’en moque, monsieur !… Je parle de vos titres dans le journalisme !…

Pifle était ambitieux, mais d’une franchise de miroir de Venise.

– Je n’en ai pas, répondit-il. Mais si vous me faites l’honneur de m’accepter, monsieur le Directeur, vous n’aurez pas de rédacteur plus dévoué, plus travailleur, plus…

– Assez !… coupa M. Garnytoque. Vous ne faites pas trop de fautes d’orthographe ?…

Pifle ouvrit et referma la bouche sans pouvoir articuler un son.

– Vous écrivez lisiblement ?… je vais donc vous enrôler… C’est une folie de ma part, mais j’espère que vous ne me la ferez pas trop regretter… C’est inouï !… Vous n’êtes pas journaliste et vous voilà rédacteur à La Gazette Gauloise !… Il n’y a pas, c’est inouï !…

Un immense orgueil gonfla Pifle. Deux larmes discrètes embuèrent ses yeux.

– Merci, monsieur le Directeur !…

– Vos parents seront contents, hein ?…

– Ravis, monsieur le Directeur !…

– Et vous ?…

– Oh ! moi…

Mais pourquoi donc, cet après-midi-là, ne trouvait-il pas les mots ?

– Le journalisme, continua M. Garnytoque, est une profession difficile… Êtes-vous perspicace, audacieux, modeste, travailleur, infatigable, scrupuleux, économe, retors, chevaleresque avec prudence, menteur avec une âme loyale ?… Si vous n’êtes pas tout cela, jeune homme, je vous dis nettement : n’entrez pas dans la carrière !…

Pifle hocha la tête énergiquement :

– Je suis tout cela !… déclara-t-il. Ne vous fiez pas aux apparences, monsieur le Directeur. Sous des dehors quelconques, je suis un homme de fer !…

M. Garnytoque leva l’index :

– N’oubliez pas qu’il faut être modeste !…

– Je le suis au suprême degré !…

Et Pifle regarda autour de lui, prêt à pulvériser quiconque eût mis en doute sa modestie.

– Il vous arrivera, dit M. Garnytoque, de tenir entre vos mains les destinées de Paris… de la France, peut-être ! Chaque ligne imprimée dans la Gazette a son importance ; tournez donc sept fois votre plume dans l’encrier avant d’écrire !

– Je le ferai !… dit Pifle, cambrant le torse.

En une seconde, il aperçut les ambassadeurs des puissances étrangères le couvrant d’or pour essayer de le corrompre, le président du Conseil se roulant à ses pieds pour obtenir la suppression d’une nouvelle et le gouverneur de la Banque de France se faufilant dans son cabinet par une porte secrète pour l’entretenir des difficultés financières.

– Je vous donnerai cinq cents francs par mois, dit M. Garnytoque.

Pifle eut un éblouissement. Ce n’était pas un mathématicien de la force d’un Pascal, mais il payait sa chambre deux cent cinquante francs. Il lui resterait donc huit francs par jour pour manger, se transporter, fréquenter les cafés littéraires et s’habiller de neuf au moins deux fois l’an.

– C’est joli, n’est-ce pas ?… dit M. Garnytoque. À votre âge, je gagnais cent francs.

– C’est très joli, dit Pifle en exagérant son enthousiasme. Vous êtes bon, monsieur le Directeur !…

– Oui, dit M. Garnytoque et j’encourage les jeunes… Maintenant, parlons un peu de la tâche qui vous sera dévolue.

Pifle avait longuement réfléchi à cela. Il avait l’intention d’écrire d’abord des chroniques étincelantes, puis des articles de fond – de ceux qui changent en deux temps l’orientation politique d’un pays – et enfin, un peu plus tard, l’éditorial quotidien de La Gazette Gauloise. Comme il l’avait affirmé à deux reprises, pour la modestie il ne craignait personne.

Le directeur expliqua :

– La rubrique sportive de mon journal est inexistante… Leponant, qui en est titulaire, est un paresseux. Je le mets aux informations, et je vous installe à sa place… C’est un poste fort envié… Cela vous va-t-il ?…

Pifle eut des difficultés à avaler sa salive.

– Mais… je sors de l’école des Chartes…

M. Garnytoque asséna un violent coup de poing sur la table.

– Je vous ai dit que le public s’en moque !… Vous m’avez l’air d’un petit prétentieux, jeune homme !

– C’est que je me suis mal fait comprendre, osa balbutier Pifle. Je ne suis pas prétentieux du tout…

– Ah ! bon… dit le directeur, apaisé. Résumons-nous… Vingt-cinq louis pour la rubrique sportive… Ça va-t-il ?

Pifle comprit que son sort se jouait. Il articula péniblement :

– Oui, monsieur le Directeur… Ça va.

Sa désillusion était cruelle. Passer de la politique aux sports lui semblait une déchéance. Mais comment discuter avec ce diable de M. Garnytoque ?

Le directeur lui décocha une œillade soupçonneuse :

– Vous êtes sportif, au moins ?…

Les cheveux de Pifle se hérissèrent. En fait de sport, il ne connaissait que le jeu de la marelle et le billard. Toutefois, ce n’était pas le moment de tergiverser.

– Je suis très sportif, déclara-t-il.

– Quels sports avez-vous pratiqués ?…

Pifle avait l’habitude des examens ; il ne se laissa pas démonter par la colle qu’on lui posait.

– Tous !… dit-il.

– Rugby ?… Football ?…

– Oui…

– Athlétisme ?… Natation ?… Tennis ?…

– Oui…

Il n’y a que le premier mensonge qui coûte. Pifle énuméra lui-même avec un sang-froid stupéfiant :

– Golf, polo, pelote basque, lutte, boxe…

– Escrime ?… demanda M. Garnytoque.

Pifle croisa cavalièrement ses longues jambes.

– Parbleu !… Fleuret, épée et sabre.

– Alors, réjouissez-vous : nous avons une salle d’armes au rez-de-chaussée. Vous pourrez tirer avec vos camarades… Quelques-uns sont de première force, notamment votre prédécesseur Leponant. Il sera bon de vous imposer si vous voulez qu’on vous respecte…

Pifle pâlit, mais il était lancé :

– Je sais aussi, dit-il, l’art de la bicyclette…

– Quel art ?…

– Je me tiens convenablement sur un vélocipède.

– Oh ! ça, ce n’est pas une référence, dit M. Garnytoque, peu impressionné. Et l’auto ?… Connaissez-vous l’auto ?…

– Mon Dieu… un peu.

De l’auto, Pifle ne connaissait que le petit appareil où s’inscrit la somme à payer.

– J’attache une grande importance à l’automobile, dit M. Garnytoque. Malgré mon désir d’être agréable à Chapotard, il me serait impossible de vous engager si vous n’étiez pas technicien…

– Je suis technicien, dit Pifle, la mort dans l’âme.

– Vous suivrez les meetings et vous ferez le Salon.

– Je ferai le salon ?…

– Oui… Ça vous déplait ?…

– Nullement, monsieur le Directeur.

Faire le Salon automobile, c’est rédiger les textes de publicité pendant l’exposition annuelle des véhicules à moteur. Pour Pifle, c’était épousseter les meubles, balayer le parquet et battre les tapis. Il commençait à croire que les journalistes ne sont pas aussi indépendants qu’on se plaît à le déclarer.

– Vous entrerez en fonctions demain, dit M. Garnytoque. Soyez ici à deux heures, je vous présenterai au secrétaire de rédaction.

– Merci, monsieur le Directeur.

– Allez-vous-en.

Pifle se leva pour que ses gestes aient plus d’ampleur.

Avant de vous quitter, monsieur le Directeur, je tiens à vous exprimer ma reconnaissance pour la façon dont vous m’avez accueilli… En franchissant le seuil de cette porte…

– Foutez-moi le camp !… hurla M. Garnytoque.

Pifle, effrayé, ramassa son chapeau-galette et sortit du bureau. En passant devant l’huissier, il comprit que son devoir était d’indemniser ce fonctionnaire du coup de poing de tout à l’heure.

– Tenez, mon ami, et excusez-moi, dit-il en lui glissant un franc.

Il s’aperçut alors que c’était un second huissier, beaucoup plus petit. L’autre était au bout du salon. Il avait le nez couleur d’aubergine et fixait Pifle avec une ostensible réprobation.

CHAPITRE II

LES DÉBUTS DU BARON COCODÈS

Amédée Pifle habitait cité du Midi, près de la place Pigalle. La cité du Midi est un étroit boyau bordé d’hôtels, terminé par un dispensaire et vibrant du matin au soir du vrombissement d’une scierie mécanique. Un mystérieux séisme a soulevé les pavés, si bien qu’à la nuit il est pratiquement impossible de faire trois pas sans broncher comme un vieux cheval hors de souffle. Quand il pleut, la cité du Midi se transforme en un torrent assez réussi, qui va se jeter impétueusement dans le boulevard de Clichy.

Amédée Pifle rentra chez lui. Il connaissait peu de monde à Paris, et nul ne lui paraissait plus digne de ses confidences que Mme Coulibane, sa propriétaire.

Mme Coulibane n’était plus de la première jeunesse, ce qui ne l’empêchait pas de porter les cheveux très courts et d’un blond remarquablement vénitien. Puissante, tonitruante, elle régnait en despote sur sa demi-douzaine de locataires et ne subissait que le joug de ses enfants – un fils et une fille.

Le fils, Pierre, était musicien. C’était un beau garçon, élégant, aimable, qui s’intitulait strap-drummer. Être strap-drummer est plus honorifique qu’être joueur de tambour ou « batterie » dans un orchestre. Pierre sévissait dans un jazz-band de la rue Pigalle et s’affirmait heureux de son sort.

Jacqueline Coulibane, selon l’expression de sa robuste mère « apprenait pour être dentiste ». Amédée Pifle appréhendait toujours de la rencontrer, car il n’était pas à l’aise devant cette jeune fille moqueuse, trop jolie pour qu’on osât la regarder en face.

Il préférait causer avec Mme Coulibane, qui lui rappelait sa mère par le tempérament, sinon par le cheveu.

Justement, elle était seule. Enveloppée d’un peignoir bleu ciel, elle astiquait des chandeliers superflus destinés à l’ornement modeste d’une cheminée de plâtre.

– Qui est là ? glapit-elle en entendant claquer la porte.

– C’est moi !… répondit Pifle.

Réponse ingénue et sincère, mais peu explicite.

– Qui, moi ?… insista Mme Coulibane.

Pifle jugea l’occasion favorable pour essayer son nouveau titre :

– Amédée Pifle, rédacteur à la Gazette Gauloise !

Mme Coulibane montra sa tête à l’extrémité du couloir :

– Qu’est-ce que vous chantez ?…

– La vérité, madame Coulibane… Je sors du bureau de M. Garnytoque, directeur de la Gazette Gauloise, qui me fait un pont d’or !…

– Combien allez-vous gagner ? demanda la propriétaire.

Pifle lâcha tout à trac :

– Douze cents francs par mois.

– Mon fils, dit avec simplicité Mme Coulibane, on gagne trois mille à taper sur sa peau d’âne.

Et elle ajouta :

– Il est vrai que c’est autrement malin que de faire des articles de journaux.

Jusque-là Pifle avait eu un mépris de chartiste pour le strap-drummer. À dater de cette minute, il lui voua la haine maladive des faibles pour les forts. Il n’était pas méchant, mais s’estimait victime d’une iniquité sociale. République pourrie que celle où un tambourinaire gagne six fois plus qu’un sac à latin !

Le nouveau journaliste, vexé d’avoir raté son effet, voulut battre en retraite :

– Je vais écrire à ma famille, dit-il.

– Oui, oui !… approuva Mme Coulibane. Les pauvres gens doivent se faire un sang de tigre.

Pifle haussa les sourcils :

– Pourquoi donc ?…

– Dame !… reprit Mme Coulibane. Ce n’est pas gai pour eux de vous savoir sans métier sur le pavé de Paris. Faut faire quelque chose dans la vie…

Pifle parut vexé :

– Je sors de l’école des Chartes, dit-il.

– Je sais… Mais avouez que ce n’est pas reluisant. À quoi ça mène, ce chemin-là ?…

– Aux plus hautes fonctions, madame Coulibane !…

– Lâchez-moi la jambe avec vos hautes fonctions !… Vous qui n’êtes pas sot, vous devriez apprendre le tambour… Ça, c’est intéressant !…

Pifle se mordit les lèvres. Décidément, il perdait son temps avec cette grosse dame ignorante. Mais il voulut, malgré tout, marquer un point :

– Désormais, ne vous gênez pas si vous voulez des billets de théâtre.

– Oh ! j’en ai par mon cousin, qui est chef de claque à l’Ambigu.

– De même, je suis à votre disposition pour toutes les démarches dans les milieux officiels…

– Merci… Mon beau-frère est concierge au ministère de l’Intérieur.

Une impérieuse sonnerie retentit.

– Voilà Jacquot, dit Mme Coulibane, soudain épanouie.

Et comme Pifle esquissait un mouvement de retraite :

– Attendez !… Vous allez lui annoncer qu’on vous a embauché !

Jacqueline était plutôt exubérante. Elle se jeta au cou de sa mère, comme si elle ne l’avait pas vue depuis des mois. Puis, avec une adresse de jongleur, elle lança son chapeau vers une patère, où il resta suspendu.

– Bonjour, m’sieur Pifle !… dit-elle. Ça va, cette petite santé ?…

– Merci, Mademoiselle.

Mme Coulibane se croisa les mains sur le ventre :

– Le pauvre jeune homme est bien heureux !…

– Vous vous mariez ? lança la jeune fille.

Pifle devint cramoisi :

– Pas encore, Mademoiselle…

– Alors, quoi ?…

– Il a trouvé une place dans un journal.

Pifle estima qu’il valait mieux présenter la chose autrement :

– Je suis rédacteur à la Gazette Gauloise.

– Douze cents francs par mois ! fit observer Mme Coulibane avec pitié. Enfin, tant mieux s’il s’en contente…

Et elle s’en alla. Jacqueline passait un tablier amusant, en cretonne à ramages.

– Je vous félicite, m’sieur Pifle, dit-elle.

Pifle prit la figure d’un monsieur qui a beaucoup souffert :

– Ça a été dur, dit-il. Nous étions une soixantaine à briguer le poste… Pensez !… à la Gazette Gauloise !…

Elle eut un sourire non dépourvu de malice :

– Naturellement, vous allez faire les chiens crevés ?… C’est toujours par cela qu’on débute…

Pifle protesta fièrement :

– Jamais !… On m’a donné à choisir entre la politique et les sports…

– Et vous avez choisi ?…

– Les sports !…

Jacquot devint plus sérieuse :

– C’est très bien, m’sieur Pifle. Les sports, c’est plus propre que la politique.

– Oui, j’ai mes idées sur le rôle social de l’éducation physique… Il faut une race forte aux démocraties puissantes… Rappelez-vous Sparte… Athènes…

La jeune fille secoua ses boucles blondes :

– Ne pontifiez pas, m’sieur Pifle… Faites-nous plutôt des comptes rendus vivants... C’est ça qui passionne le lecteur !…

– J’essaierai, dit Pifle avec une fausse humilité.

– Et vous me donnerez des entrées pour les grandes manifestations ?…

– Pour toutes !… promit-il généreusement.

– La boxe, surtout… J’adore ça !…

– Moi aussi, dit Pifle, qui n’avait jamais vu un ring.

– Quand ma mère ne voudra pas venir, vous me raccompagnerez ?

– Avec plaisir…

– Vous allez abandonner vos grimoires, hein ?…

Pifle eut la lâcheté d’acquiescer, bien qu’il préparât un ouvrage définitif sur le grand cartulaire de l’abbaye de la Sauve-Majeure.

– Irez-vous dimanche au scuf ?… demanda Jacquot.

Pifle n’avait, de sa vie, entendu parler du scuf.

– Mon Dieu… sans doute…, dit-il.

– Alors, on se verra… J’y vais avec Pierre.

Elle lui tendit gentiment la main :

– Au revoir, m’sieur Pifle. J’ai à travailler.

Sa chambre était exiguë, mais convenablement meublée et d’une propreté minutieuse. Pifle s’assit devant sa table et repoussa ses bouquins favoris :

– Mes bons amis, leur dit-il, vous allez céder la place à des annuaires sportifs. La vie a de ces exigences. Pour cinq cents francs par mois, il faut que je prostitue ma pensée… Je déjeunerai d’une once de fromage de tête et je dînerai d’une tasse de chocolat… La gloire est à ce prix… Mais Sedaine ne fut-il pas gâcheur de mortier ?…

Il rangea les feuillets couverts d’une écriture serrée.

– Adieu, travaux ardus où je me complaisais ! Pas pour longtemps, heureusement. Je n’ai pas l’intention de m’éterniser, moi, un intellectuel, dans la brutalité physique. Si j’ose m’exprimer ainsi, ce n’est qu’un tremplin qui me permettra de sauter jusqu’aux étoiles !…

Il ouvrit l’Auto, qu’il avait acheté sur les boulevards. Dédaigneux, il commença la lecture de la chronique de tête et constata qu’elle était écrite dans une langue se rapprochant sensiblement du français. Elle était signée Michel Corday.

Une brève étude des rubriques le laissa perplexe. Il n’eut pas le courage d’aller jusqu’au bout.

– Quel argot !… fit-il.