Amour à mort - Arria Romano - E-Book

Amour à mort E-Book

Arria Romano

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Beschreibung

Un coup de foudre vite rattrapé par leurs fantômes... 

Elena est une jeune femme rêveuse qui croit au grand amour. Quand elle croise le regard d’Aurelio, un richissime homme d’affaires venu s’installer à Venise, c’est le coup de foudre immédiat entre eux. Ils se marient rapidement après leur rencontre et filent le parfait amour les premiers mois de leur mariage… Mais très vite, les fantômes d’Aurelio viennent assombrir le tableau et sèment le trouble chez Elena.

Arria Romano, l’auteure de la célèbre saga U.S. Marines, vous plonge cette fois-ci dans Venise et ses ponts romantiques. La relation passionnelle entre Elena et Aurelio et le mystère autour de ce dernier vous procureront des frissons dont seule Arria Romano a le secret. 

À PROPOS DE L'AUTEURE

Arria Romano a étudié l’histoire militaire à la Sorbonne et est passionnée de littérature et d’art. Elle écrit depuis quelques années des romans historiques et des romances, qu’elles se vivent au passé, au présent ou même nimbées d’un voile de magie… Tant que l’amour et la passion restent le fil rouge de l’intrigue.

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Prologue

Venise, été 1958

Confortablement installée sur la chaise capitonnée d’une gondole, Elena appréciait le paysage pittoresque qu’offrait sa chère et romantique Venise, surplombée d’un ciel vespéral où le soleil laissait traîner ses derniers feux rougeoyants. Ses boucles épaisses et cuivrées gonflaient sous le souffle délicat d’une brise en se nichant dans l’échancrure de sa robe vert sapin, alors que ses mains, fines et racées, caressaient avec indolence la surface grisonnante du rio del Piombo. L’odeur familière de la Sérénissime, riche de senteurs contrastées, étourdissait ses sens affûtés en incurvant ses lèvres d’un sourire léger, insouciant, tandis que le chant rauque et amoureux du gondolier la berçait aussi doucement qu’une comptine pour enfant.

Pourtant, l’atmosphère régnante n’avait rien d’enfantin, mais se prêtait plutôt au flirt et à l’amour par la présence des couples alentour, enlacés sur les petits ponts de la ville ou au creux des gondoles qui suivaient et précédaient celle qui la baladait. Elena pensait percevoir les murmures que les amants s’échangeaient et en fut elle-même étourdie.

Rêveuse, la jeune femme ferma les yeux, désormais en proie au désir d’entendre des paroles enflammées glisser sur son cou, sa poitrine, dans le creux de ses oreilles, dans la profondeur de sa bouche… Puis soudain, une sensation étrange la saisit et lui fit aussitôt rouvrir les yeux. Elle avait l’impression d’être cajolée de loin par une main invisible, par un voile magnétique que la brise du soir semblait accentuer. Sa peau se mit à la brûler en même temps que d’étranges picotements se faisaient sentir sur sa nuque, sa gorge et son ventre, jusqu’au cœur de cette féminité scellée depuis toujours. D’instinct, Elena posa une main sur l’un de ses genoux couverts par le bas de sa robe, puis crispa le satin vert avec fermeté, décidée à contrôler une envie de se toucher, de suivre le chemin que traçait sur elle la main invisible.

Sans en avoir réellement conscience, Elena renvoyait une image gracieuse, ponctuée de lasciveté et de pureté mêlées, tantôt aguicheuse et envoûtante, tantôt candide et inaccessible. C’était par cette beauté équivoque qu’elle était fascinante.

Tout à coup, comme si un aimant avait attiré son regard, elle découvrit dans l’ombre d’un vieux palais, à moitié éclairée par la lumière crépusculaire, une paire d’yeux étincelants, à la couleur imperceptible mais à la clarté troublante. La jeune femme se raidit sous l’invasion d’un sentiment indescriptible, alors que son regard ne pouvait se détacher de celui de l’inconnu en costume foncé, nonchalamment appuyé sur le pont del Pistor qu’elle s’apprêtait à passer en gondole. L’homme ne la quittait pas des yeux et semblait hypnotisé par elle.

Bouleversée par cet étranger, Elena ne voyait plus que lui et crut un instant que Venise et ses habitants s’étaient effondrés autour d’elle. Dans son champ de vision, ne restait plus que cet homme à la stature imposante, élégamment vêtu.

Lorsque la gondole qui la promenait commença son passage sous l’arcade du pont où se dressait l’inconnu, le cœur de la jeune femme se mit en transe. La présence de plus en plus palpable de l’homme mettait ses sens en désordre. Elle le sentit d’abord au-dessus de sa tête, crut deviner ses mouvements sur le pont, puis le vit de nouveau quand la gondole finit de glisser sous la passerelle en s’éloignant vers un autre canal. L’homme avait changé de position pour la poursuivre de son regard intense et grâce aux derniers rayons du soleil, elle découvrit un portrait séduisant aux traits antiques, couronné de cheveux noirs et rendu inoubliable par des yeux dépareillés : l’un était aussi gris qu’un ciel ombragé et l’autre avait la couleur des pains d’épices.

Elena et l’inconnu se dévisagèrent, minutieusement, inlassablement. La jeune femme aurait aimé que le temps s’arrêtât sur ce moment mystique où seul comptait cet homme dont elle ignorait tout, mais qui venait d’éblouir son existence tel un éclair foudroyant, que l’apparition vive et brutale marquera jusqu’à la fin de ses jours.

Malheureusement, la gondole poursuivit son chemin et quelques instants plus tard, elle le perdit de vue.

Chapitre 1

Sestiere di Cannaregio, Venise

19 juillet 1958

D’un œil hagard, j’observais à travers la fenêtre de la cuisine la circulation dense du quartier. J’étais complètement perdue dans mes pensées, hantée par le regard vairon de l’inconnu du pont.

— Elena ! Mon Dieu ! Où as-tu la tête ? Tu ne vois pas que le canard est en train de brûler ? s’écria ma mère en pénétrant dans la pièce.

Elle se hâta vers le four duquel s’échappait un début de fumée et me bouscula au passage.

— Désolée, je ne l’avais pas remarqué…

Je disposai un sous-plat sur le comptoir en céramique à l’attention du rôti fumant qu’elle venait d’extraire. À moitié cramé sur le dessus, le canard ne disait rien qu’y vaille. Ma mère grimaça, contrariée, puis leva ses yeux sombres et parfaitement maquillés vers moi. Je lus dans son regard de braise que je n’étais qu’une incapable, une véritable tare, mais je ne tiquai pas, trop habituée à lire dans ses iris ce dédain chargé de haine dont elle me couvait depuis mon enfance.

— Nom d’un chien ! Avec ce truc immangeable, ta tante prendra un malin plaisir à m’humilier, fulmina-t-elle. Mais qu’est-ce que tu faisais ? Je t’ai seulement demandé de surveiller la cuisson du canard et ça, tu n’as pas pu le faire !

— J’étais distraite, cela peut arriver à tout le monde, non ?

— Mais tu es tout le temps distraite ! Quel malheur d’avoir mis au monde une écervelée comme toi !

— Il a fallu que tu sois bien mauvaise pour mériter un tel châtiment, rétorquai-je, caustique.

— Ne sois pas insolente avec moi, Elena.

Adossée contre le rebord de l’évier, la belle quadragénaire brune à la mise en plis impeccable et aux formes plantureuses qu’était ma mère me toisa d’un air menaçant. Depuis toujours, je m’obligeais à chercher une ressemblance entre elle et moi, mais arrivais perpétuellement à la même conclusion : nous étions diamétralement opposées, autant par nos apparences que par nos personnalités.

— Au lieu de me lorgner bêtement, tu ferais mieux d’aller chercher du jambon de Parme, j’en ai besoin pour les bruschette, exigea-t-elle. Et ne traîne pas, ton frère aura besoin de toi pour décorer le bateau.

Aussitôt ordonné, je quittai la cuisine, rejoignis le salon pour saisir ma bourse et un panier, puis désertai cette maison que je trouvais davantage asphyxiante à mesure que les minutes s’égrenaient. Paradoxalement, plus je mûrissais, moins je puisais dans la patience pour supporter le caractère exécrable de ma mère et sa propension maladive à se considérer comme l’incarnation humaine de la perfection. Car, malheureusement, depuis sa jeunesse, elle développait une psychopathologie, connue du commun des mortels mais souvent jugée avec légèreté et goguenardise : le narcissisme.

Rien – et surtout pas moi – ne lui arrivait au petit orteil.

Un soleil éblouissant m’accueillit lorsque je franchis le seuil de l’entrée, m’arrachant un sourire d’apaisement. Loin de ma geôle, tout me paraissait vaporeux. À grandes goulées, je respirai l’air, et d’un pas feutré, longeai les ruelles menant au pont del Cavallo. Nous étions en début de matinée, les Vénitiens étaient réveillés depuis l’aube, tandis que les touristes commençaient à affluer dans les venelles de la Sérénissime. Ces derniers, des Russes, des Autrichiens, des Français, des Américains, des Espagnols et d’autres originaires des quatre coins du Monde, circulaient souvent par ici afin de découvrir la statue équestre de Bartolomeo Colleoni.

Je serpentais entre la multitude d’étrangers, désireuse de la fuir pour songer sereinement aux yeux vairons de l’homme que j’avais aperçu cinq jours plus tôt. Depuis l’instant où nos prunelles s’étaient croisées, elles s’imposaient à moi tel un spectre, une obsession. C’était complètement insensé, j’étais obnubilée par lui, cet inconnu qui m’avait ensorcelée grâce à la force de son regard. J’espérais le retrouver de toute mon âme, sans y croire réellement, car jamais encore je ne l’avais vu dans ma ville. J’étais persuadée qu’il ne s’agissait que d’un passant ou bien d’une ombre qui ne reviendrait qu’en songe. Parfois, je me demandais même si je ne l’avais pas créé. Fantasmé.

Cette rencontre fortuite avait perturbé mon sommeil. Il ne se passait pas une nuit, une heure, une seconde où je ne rêvais de lui. Sans cesse, je m’amusais à lui trouver un nom, un âge ou une passion. Je me questionnais sur ce qu’il détestait et sur ce qu’il faisait. Quelquefois, l’idée insupportable qu’il pût être marié frôlait mon esprit et me rendait ivre de jalousie, alors je tentais de faire descendre ce sentiment amer avec un verre de vin. Puis, je continuais en inventant des scènes où nous étions les seuls protagonistes, tout en imaginant le timbre de sa voix et les mots qu’il pourrait me dire. Quand j’étais éreintée, je devenais fiévreuse et m’affolais de cette passion folle dont je désirais me libérer.

— Elena !

Je tressautai. Cette voix, je la connaissais, elle appartenait à Luciano Lotto, un jeune gondolier de mon âge qui ne cessait d’épier le moindre de mes gestes depuis que nous nous connaissions, soit depuis quinze ans.

Je tournai la tête vers lui. Grand, brun, l’œil bleu et le sourire éclatant, il était réputé pour avoir la plupart des jeunes Vénitiennes à ses pieds, mais malgré son charme canaille et ses manières de bourreau des cœurs, cette réputation ne se confirmait pas en ma présence. Je le considérais comme un ami d’enfance, un camarade avec lequel j’avais partagé plus de punitions que de sourires enjôleurs.

Luciano avait quitté sa gondole pour la terre ferme et s’acheminait vers moi, enthousiaste. Lorsqu’il arriva à ma hauteur, il me saisit à la taille et plaqua deux baisers sonores sur ma joue.

— Comment vas-tu ?

— Ça va à peu près, répondis-je en le repoussant gentiment pour instaurer un écart entre nous. Et toi ?

— Très bien ! Je suis content de te voir, puisque ça faisait quelques jours que tu n’étais pas sortie de chez toi. J’ai demandé à Paolo ce que tu avais, il m’a dit que tu étais un peu souffrante.

Paolo, mon petit frère, était une personne très perspicace et particulièrement sensible à mes états d’âme. Étant mal-aimée par une mère infernale, j’avais toujours considéré la naissance de mon cadet comme une aubaine. Mon frère était à mes yeux une source dans laquelle je pompais l’amour que m’interdisait ma mère, un ange qui abolissait d’un souffle mes idées noires, un héros qui bataillait contre mes démons intérieurs.

— J’ai des insomnies, rien de grave.

Rien de grave ? Ma pauvre fille, tu frises la démence.

— Tant mieux ! Vous avez décoré votre bateau ?

— Non, pas encore.

— Nous, oui. Actuellement, mes sœurs sont en train de préparer le festin. Elles nous concoctent des bruschette, de la frittata et des zaletti veneziani. Et vous, qu’est-ce que vous allez manger ?

— Canard rôti, crustacés et bruschette. D’ailleurs, il faut que je me dépêche d’acheter le jambon de Parme, sinon ma mère va encore s’impatienter. On se voit plus tard. Ciao !

Je ne lui laissai même pas le temps de me répondre que je m’enfonçai déjà dans la foule en effervescence pour atteindre les commerces du Campo San Giovanni e Paolo. Je saluai machinalement les marchands qui s’affairaient à décorer leurs magasins en l’honneur de la Fête du Rédempteur, puis atteignis le seuil de l’une des meilleures boucheries de Venise.

— Bonjour, Elena, quel plaisir de te voir ! s’écria la femme du boucher.

— Moi aussi, je suis contente de vous voir, Giulietta.

— Ta mère se porte bien ? Que viens-tu acheter aujourd’hui ?

— Elle déborde d’énergie, ironisai-je. Je viens chercher du jambon de Parme pour les bruschette.

— J’en ai vendu pour beaucoup hier ! Heureusement, il m’en reste en réserve. Combien en veux-tu ?

— Un kilo, s’il vous plaît.

Elle saisit sur l’étalage un quart de jambon sec qu’elle pesa sur la balance, puis énonça :

— 1,2 kg, ça te va ?

— C’est parfait.

Elle l’enroula ensuite dans un emballage en papier et l’enfouit dans un sac en papier avant de me le tendre. Après avoir réglé, elle m’interrogea sur un ton espiègle :

— Sinon, avec Luciano, comment ça se passe ?

Surprise, je haussai un sourcil et retournai :

— De quoi parlez-vous ?

— Eh bien, de ta relation avec lui ! Tout le monde sait que vous allez vous fiancer.

De l’irritation se mêla à mon étonnement et je rétorquai, froide :

— Vous vous fourvoyez tous, je ne suis pas avec Luciano et je le saurais si c’était le cas. Puis-je savoir qui a colporté une pareille ânerie ?

— C’est le fruitier, il vous a vus vous embrasser sur la place la dernière fois, avoua-t-elle en perdant graduellement son sourire face à mon regard obscurci.

— Sur la joue, détaillai-je. Nous nous embrassions sur la joue comme le font de simples amis.

— Oh, c’est que vous êtes tellement mignons ensemble que l’on espère tous vous voir un jour main dans la main et…

— Clamer haut et fort notre amour ? Navrée, mais ce n’est pas le cas et ça ne le sera jamais.

— Je te trouve un peu dure avec ce garçon, me reprocha-t-elle. C’est quelqu’un de bien, Elena, qui pourrait te rendre heureuse et…

— Et quoi ? la coupai-je d’une voix sèche. Comment pouvez-vous savoir cela alors que vous ne me connaissez même pas ?

La commerçante garda le silence, se rendant peu à peu compte de son indiscrétion. Elle rosit légèrement, puis bredouilla une excuse avant de me regarder partir sur un ciao crispé.

Le quart de jambon dans le panier, je m’éloignai rapidement de la boucherie et m’obligeai à oublier cette conversation. Aussitôt, un rire mélodieux attira mon attention et je pivotai sur mes talons pour chercher à travers l’amas de passants l’origine de cet aria. Le son se fit percevoir à nouveau, seulement à quelques mètres de mon emplacement. Je virevoltai encore sur moi-même, jusqu’à ce que mes yeux accrochent la silhouette longiligne d’une femme en robe corolle rouge. Elle me présentait son ravissant minois et jouait avec sa crinière d’or pâle en causant à un homme.

L’homme.

Je ne le voyais que de dos. Il était de haute taille, large d’épaules, et avait le cheveu aussi noir que ses habits. Il dégageait une prestance qui interpellait et incitait les femmes de tout âge à se retourner sur son passage. Je détaillai minutieusement sa démarche souple, ainsi que le jeu de ses muscles sous ses vêtements, et lorsqu’il se tourna à moitié, mon regard s’attarda sur la netteté de son profil évoquant une statue grecque ou romaine.

Mon inconnu.

La chevelure de cet individu, ses traits, son corps et son aura ressemblaient aux siens…

Un frisson me traversa de pied en cap et l’espoir fourmilla dans mon être. Un pic d’énergie poussa en moi avec tant de puissance que je perçus la circulation effrénée de mon sang dans mes veines. Après avoir passé les anses de mon panier sur mon épaule, je bondis dans leur direction. L’affluence semblait gonfler à mesure que je me rapprochais de l’inconnu et de sa compagne. Une boule se forma dans mon ventre à la seule pensée de perdre leur trace. Je redoublai de vitesse en bousculant quelques passants et ignorai leurs protestations, la gorge nouée sur un son que je ne parvenais pas à prononcer. Comment pouvais-je l’apostropher ? « Mon inconnu ? » Je ne connaissais rien de lui !

En les voyant s’introduire dans une venelle, disparaître sous l’ombre accueillante de quelques habitations, mon pas s’accéléra en enflammant mes cuisses et j’émis dans une supplique déchirante, qui intrigua les personnes à proximité :

— Monsieur !

Mon cri résonna autour de moi, jusqu’à eux. D’un même mouvement, ils s’immobilisèrent, puis se retournèrent pour me faire face. À cet instant, mon regard rencontra celui de l’homme.

Noir encre.

Il n’était en rien comparable avec celui de mon inconnu. L’énergie se dissipa aussi vite qu’elle s’était propagée et j’eus l’impression de m’écrouler au sol tant mes jambes me parurent cotonneuses.

Le couple m’épia d’un œil perplexe, comme si je n’étais qu’une folle (ce que j’étais complètement) avant de poursuivre son chemin. Je le regardai s’éloigner avec dépit, affreusement déchantée.

Ressaisis-toi, Elena. Ressaisis-toi. Vite !

J’inspirai profondément et desserrai les poings en me giflant mentalement. Je tentai par la suite de recouvrer une allure respectable en dédaignant les regards railleurs que me décochaient les témoins, avant de reprendre le chemin de la Ca’ Cavallo, ma maison. Ma prison.

* * *

— Elena ?

Oublie-le.

— Elena ?

J’en suis incapable. Il m’obsède, me possède.

 — Elena !

Il doit être le Diable pour me hanter comme ça !

Soudain, une déflagration gronda autour de moi en me faisant bondir sur ma chaise et naturellement, je fis tomber le lampion rouge que je gardais entre les mains.

— Enfin, tu réagis ! s’exclama Paolo, exaspéré.

Assis en face de moi au centre du bateau à moteur que nous décorions, ce grand jeune homme brun me scrutait de ses yeux de félin, si semblables aux miens par leur forme en amande et leur teinte aussi verte que la peau des olives en plein soleil. Son front haut et intelligent était plissé d’inquiétude.

J’arquai les sourcils en découvrant un morceau de fil de fer et un ballon de baudruche crevé sur ses genoux.

— Pourquoi tu as fait ça ?

— Pour attirer ton attention. Tu es bizarre ces derniers temps. Tu ne dors pas, mais tu t’attables chaque nuit pour griffonner des yeux et un visage d’homme inconnu. Tu ne manges plus, mais tu bois deux à trois verres de vin par jour. Tu ne marches plus, mais tu cours dans les ruelles à la recherche de je-ne-sais-quoi. Tu ne me regardes plus, mais tu passes tes journées à fixer le ciel comme si tu attendais l’arrivée d’un prophète. Qu’est-ce que tu as ? Parle-moi.

Mon cœur battit à tout rompre dans ma poitrine. Mon frère avait remarqué, guetté et examiné mon comportement. Il avait pénétré ma chambre pour étudier les croquis que j’avais ébauchés de mon inconnu, il avait percé mon secret et découvert ma folie.

— Et alors ? Qu’est-ce que tu en déduis maintenant ? questionnai-je en tentant de garder une voix constante, imperturbable. Tu vas me dire que je suis folle ?

— Non, pas du tout. J’essaie juste de comprendre ton mal pour t’en guérir.

— Je ne suis pas malade.

— Non, tu es bien pire que ça : obsédée par un homme. Celui des esquisses.

Je rougis malgré moi, mais ne cherchai pas vraiment à m’en cacher, car mon frère était d’une clairvoyance à toute épreuve, surtout en ce qui me concernait, et lui dissimuler mes émotions aurait été vain et ridicule.

— Qui est cet homme, Elena ?

— Si seulement je le savais…

— Ne me mens pas.

— Je te le jure, j’ignore tout de lui. Peut-être que je l’ai tout simplement inventé ? Je suis déséquilibrée, n’est-ce pas ?

— Tu sais ce que signifie vraiment le terme déséquilibré ? Je ne veux pas que tu emploies des mots aussi forts pour te définir. Tu n’es pas une déséquilibrée.

— De quoi vous causez tous les deux ? intervint soudain une voix masculine.

Paolo s’apprêtait à parler, mais se tut instantanément en entendant ce timbre de voix rocailleux. Il leva les yeux et intercepta le regard sombre de Fabrizio Filippone, un bellâtre gominé au ventre bedonnant qui se vantait d’être l’amant de notre mère depuis deux ans. Tout comme elle, il était vaniteux, fourbe et égocentrique. Il n’y avait rien de surprenant à cela, car, en parfaite narcissique, ma mère ne pouvait que s’enticher d’un homme qui lui rappelait sa propre personne et flattait sa vanité en l’utilisant comme un faire-valoir devant ses amis et collègues.

Dans la posture du cow-boy victime de paresse et de surpoids, Fabrizio se tenait sur le ponton près duquel était amarré notre bateau et nous lorgnait successivement, sa bouche retroussée sur ses dents carnassières. Mon frère et moi échangeâmes un coup d’œil entendu, puis je répliquai d’une voix plate :

— Rien qui puisse t’intéresser.

— Mais tout ce qui te concerne éveille ma curiosité, rétorqua le pseudo cow-boy en appuyant son regard ténébreux sur moi.

Je n’aimais pas ses yeux et encore moins sa façon de m’observer, ou plutôt, de me reluquer. C’était désagréable, embarrassant, révoltant.

— Tu perds ton temps, Fabrizio. Comme le dit si bien ma mère, je suis une coquille vide, bête comme mes pieds et bonne à rien, citai-je en ramassant mon lampion rouge. Crois-moi, tu ferais mieux d’être curieux pour autre chose.

Je mimais l’impassibilité alors que je tremblotais intérieurement. Ce type avait le don de déranger ma quiétude. Il m’était antipathique, voire dangereusement entreprenant lorsque j’étais seule en sa présence. Combien de fois avait-il insinué des choses salaces devant moi ou tenté de me caresser ?

— Je suis certain que t’es moins vide que tu ne le dis, objecta-t-il en dévoilant un peu plus sa dentition de loup.

— Fabrizio, notre mère est chez le voisin pour goûter son excellent Prosecco, que dirais-tu de les rejoindre ? proposa Paolo, faussement courtois.

— Hé ! Quand on parle de vin, je suis toujours partant ! se réjouit-il en passant ses pattes d’ours dans les poches de son vieux jeans. Bon, les jeunes, terminez la déco. En revenant, je veux un bateau superbe.

— Mais tu l’auras ce bateau superbe, Fabrizio, assura mon frère. Tu l’auras.

Après un dernier regard dans ma direction, celui que nous devions considérer comme notre beau-père s’éloigna de sa démarche nonchalante vers la maison attenante à la nôtre. Nous le suivîmes des yeux, puis une fois qu’il fut assez éloigné pour ne plus rien entendre de notre conversation, Paolo lui adressa un bras d’honneur en sifflant :

— Va te faire foutre, connard !

* * *

Riva degli Schiavoni

Il était 20 heures au moment où nous quittâmes la maison sur le bateau orné de ballons bleus et blancs, de fleurs bigarrées, de feuilles, de guirlandes argentées et de lampions rouges.

Comme chaque année à l’occasion de la Fête du Rédempteur, nous étions accompagnés de Francesco, le grand-frère de ma mère, de sa femme Chiara, ainsi que de leur fille, l’extravagante et splendide Silvana. Celle-ci avait revêtu une robe d’été bleu lin en jersey qui intensifiait les nuances violettes de son regard de Néréide et coiffé ses cheveux courts à la manière d’Audrey Hepburn dans Vacances romaines, alors que j’avais choisi une robe trapèze rose et coiffé mes cheveux en chignon, comme Grace Kelly le jour de son mariage avec le prince Rainier III de Monaco. J’avais énormément d’admiration pour cette actrice, que je suivais régulièrement dans les magazines people. Quant à ma mère et ma tante, elles arboraient des carrés crantés très chics, inspirés eux aussi des coiffures de stars hollywoodiennes.

Nous étions ancrés dans le bassin de San Marco, juste en face du somptueux palazzo Danieli, au beau milieu d’une centaine de bateaux aussi pimpants et parés les uns que les autres. Le tableau que dressaient les Vénitiens en cette soirée festive était époustouflant et unique. Nous aimions la Fête du Rédempteur, car cet évènement populaire nous rassemblait tous afin de célébrer la vie, et surtout, la victoire de Venise sur une épidémie de peste qui tua entre 1575 et 1576 plus de 60 000 de ses habitants. Et l’objectif de cette fête était de réunir sur les flots les familles et les amis autour d’un bon dîner, en attendant le ballet des feux d’artifice à minuit.

Légèrement à l’écart des autres, j’admirais le ciel obscur au-dessus de nos têtes, songeuse. Se pouvait-il que mon inconnu soit parmi nous ?

— Elena ?

Je tournai la tête et posai mon regard sur Silvana, qui tenait une bouteille dans une main.

— Tu veux un peu de vin ?

— Volontiers.

Elle me servit un verre, puis vint me rejoindre près de la poupe en s’asseyant à mes côtés, un sourire jovial peint sur sa physionomie de poupée.

— Je ne te l’ai pas encore dit, mais pendant mon séjour à Rome, j’ai rencontré un photographe de mode américain, chuchota-t-elle en me tendant le gobelet. Il m’a dit que j’avais le physique parfait pour être mannequin et a proposé de me photographier.

Je n’étais pas surprise, ma cousine répondait à tous les canons de beauté de notre époque et avait suffisamment de prestance et de personnalité pour s’illustrer dans le monde du mannequinat. L’excitation qu’elle avait peine à cacher en me faisant ces révélations me contamina et j’étais aussi impatiente qu’elle pour son shooting à venir.

— Ça ne m’étonne pas, Silvana, tu es belle comme un ange et née pour être une star. Je te souhaite d’être aussi célèbre que Sophia Loren !

Un rire céleste échappa à ma cousine et attira mon regard sur ses lèvres gourmandes, embellies par un rouge à lèvres mât.

— Qui sait ? En tout cas, tu seras mon manager si c’est le cas !

Je ris à mon tour avant de lever mon gobelet et souhaiter :

— À Silvana et sa beauté qui deviendra légendaire ! Dis-moi, quand feras-tu ce shooting ?

— Oh bientôt, le photographe – il s’appelle Derek – doit bientôt arriver à Venise. Il connaît des gens ici et a proposé de me contacter durant son séjour pour réaliser la séance photo. J’ai vraiment hâte et j’aurais besoin de ton aide pour…, elle laissa sa phrase en suspens, les yeux désormais fixés sur l’horizon, l’air stupéfait. Mon Dieu… regarde-moi cette merveille !

Je ne me fis pas prier pour regarder dans la même direction qu’elle, puis poussai une interjection d’admiration devant l’apparat d’une majestueuse barque à rames en bois d’acajou, ornementée de roses rouges, jaunes et blanches, de branches de laurier et d’olivier, ainsi que de volumineuses lanternes dorées. Elle portait en son centre une verrière de bois vêtue de lierre, sous laquelle était dressée une table rectangulaire, élégamment décorée d’une nappe de satin ivoire, de bougies incandescentes, de bouquets chamarrés et de plats opulents.

Langoureuse et altière, la barque ressemblait à une princesse devant laquelle toutes les autres se reculaient pour lui céder le passage.

Onze individus étaient installés à l’intérieur, dont un homme blond assis sur la poupe, les jambes battant l’air et les doigts grattant les cordes d’un luth, pareil à celui des musiciens de la Renaissance. La mélodie qu’il produisait était aérienne et ensorcelante comme le chant des sirènes, imposant d’abord le silence aux bateaux alentour avant de susciter des exclamations admiratives.

Le musicien tourna la tête vers son auditoire instantané et lui décocha un sourire séducteur, arrachant ainsi quelques gloussements aux femmes.

— Mais qui sont ces gens ? demanda ma cousine en levant sa paire de jumelles de théâtre en nacre vers eux, afin de mieux les étudier.

Elle prenait toujours sa paire de jumelles de théâtre pour observer les feux d’artifice de plus près et si j’avais toujours trouvé cela un peu drôle, je rêvais désormais de lui emprunter cet accessoire pour mieux voir, à mon tour, les personnes qui dînaient dans cette barque princière.

— On ne dirait pas des Vénitiens… tu les as déjà vus ? me demanda Silvana en me tendant cette fois-ci ses jumelles, que je saisis aussitôt.

La vue décuplée par les verres optiques, je balayai la petite assemblée des yeux et… retins soudain mon souffle, comme brusquement paralysée par une piqûre de méduse. Je voyais avec netteté un homme de profil, brun et de belle stature, habillé très élégamment, qui écoutait sa sublime voisine de table. Il émanait de lui un magnétisme auquel je ne pouvais pas me soustraire et avec insistance, je le considérai dans l’espoir d’attirer son attention en pesant sur lui mon regard trop curieux. Il fallait que je rencontre ses yeux, que je les scrute jusqu’à m’étourdir de leurs couleurs et de leur puissance.

— Alors, Elena ? insista ma cousine.

— Attends, il faut que je regarde encore…

Après des secondes qui me parurent des heures, l’homme que j’épiais prit enfin conscience de mon regard sur lui et d’un mouvement lent, tourna sa tête dans ma direction et… mon âme fut aussitôt perforée par ses prunelles dissemblables, ardentes et impénétrables.

C’est lui !

Le souffle écourté, je me statufiai sur place en laissant les jumelles tomber sur mes genoux, soudain étouffée par des sentiments contradictoires : je ressentais une joie ineffable, une euphorie d’enfant, mais aussi une colère sourde. Je venais de retrouver mon inconnu, l’origine d’une obsession préoccupante, mais en trop belle compagnie et ce détail me rongeait de jalousie. C’était totalement insensé et je me trouvais folle de réagir ainsi.

Ne sois pas absurde, vous ne vous connaissez même pas !

Et pourtant, au milieu de mes tourments, nous ne nous lâchions pas du regard malgré la distance qui nous séparait. Il paraissait immobile lui aussi et me fouillait, me transperçait de ses yeux, comme à l’affût d’une quelconque flamme ou faiblesse. Je ne savais pas s’il me voyait distinctement dans cette lumière déclinante, mais moi j’étais totalement hypnotisée par ses yeux, dont je ne remarquais plus vraiment les différences chromatiques. Sans les jumelles pour m’aider, ma vision de lui devenait un peu floue, mais je savais que son regard m’aspirait, me dévorait.

Inconsciemment, je cramponnai le rebord du bateau d’une main, tandis que de l’autre, je contractai le gobelet en plastique jusqu’à le faire craquer dans ma paume, sentant à peine le vin chaud couler entre mes doigts pour s’étaler ensuite sur le bas de ma robe.

— Elena ! Fais attention à ta tenue ! hoqueta Silvana en m’arrachant le verre des mains.

Je tressautai, puis décochai un coup d’œil à mon habit. Quelques gouttes de liqueur souillaient le tissu clair.

— Quelle maladroite ! Tiens, prends cette serviette et essuie-toi.

Je m’exécutai.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— Je ne sais pas, marmonnai-je en épongeant ma robe.

— Et voilà qu’elle s’est encore salie ! renchérit ma mère, exaspérée. À quel âge tu vas donc apprendre à rester propre ?

— C’est inutile de lui faire ce genre de remarques, Fiorenza, me défendit ma tante, une quadragénaire au faciès rond et parsemé de taches de son, qui ne ressemblait en rien à celui de sa fille.

Ma mère renchérit, mais je ne l’entendis pas, de nouveau absorbée par la vue du somptueux bateau et de mon inconnu. Il était à cinq ou six mètres de distance, dissimulé par la semi-pénombre piquetée de petites flammes, néanmoins, ce faible éclairage ne m’empêchait pas de voir l’éclat flamboyant qui étincelait dans ses pupilles. Il s’agissait d’un flambeau qui me brûlait par-dessus les eaux ombreuses, en attisant un brasier charnel dans le noyau de mes désirs les plus refoulés.

Des fourmillements abondèrent dans mes jambes, révélant mon envie d’enjamber cet intervalle entre nous deux pour le rejoindre. Si je n’étais pas en présence d’autant de monde, j’aurais à coup sûr plongé dans la Lagune, dont on dit qu’un bain n’épargne pas une vie, afin de le retrouver. Uniquement pour le toucher, le caresser et baiser chaque centimètre carré de sa personne.

— Si je me fie à ce que je vois, tu as retrouvé l’origine de ta folie, Elena, murmura mon frère après s’être établi à mes côtés, le visage indéchiffrable.

Sa phrase s’éteignit dans la première détonation qui marqua le début des feux d’artifice.

— C’est merveilleux ! se réjouirent en chœur plusieurs Vénitiens.

Chapitre 2

Chiesa di Redentore

20 juillet 1958

Comme le voulait la coutume, le dimanche qui suivait le samedi de la Fête du Rédempteur était consacré aux célébrations religieuses, à la fin desquelles le patriarche de Venise bénissait la ville. Pour cela, les habitants traversaient le pont qui reliait la place San Marco à l’île de la Giudecca, afin d’assister à la messe solennelle dans l’église du Rédempteur.

La maison de Dieu, blanche et impérieuse, était noire de monde en cette heureuse matinée et resplendissait par les milliers de cierges allumés en l’honneur du Père, du Christ et de Venise.

Endimanchée dans une robe blanche, classique et idéale pour se rendre à l’église, je me tenais debout parmi le rassemblement des fidèles, la tête humblement inclinée vers le sol marmoréen, les mains jointes avec force et les yeux clos. J’étais parfaitement immobile, telle la statue de la Madone devant laquelle je priais. La fraîcheur du marbre ne tempérait en rien la ferveur avec laquelle j’implorais la Vierge pour retrouver mon inconnu, cet homme qui m’avait si audacieusement contemplée lors des feux d’artifice avant de disparaître de ma vue, sans laisser de trace.

Comme les autres fois, je n’avais pas pu trouver le sommeil cette nuit, et cela se trahissait dans les auréoles mauves qui cernaient mon regard. Jusqu’à cette heure encore, mon esprit était hanté par le souvenir des yeux vairons.

Ma prière s’arrêta brusquement dès l’instant où un bruit de pas se fit percevoir derrière moi. Le son était presque imperceptible sous la voix portante et captivante du prêtre, mais curieusement, je le discernais parfaitement, comme si je n’attendais que ce minuscule détail depuis le début de la messe. Je redressai légèrement la tête, décochai un coup d’œil par-dessus mon épaule gauche et découvris à quelques mètres plus loin, assis sur un banc et absorbés dans leurs prières, Paolo, ma mère, mon oncle et Silvana. Ils avaient préféré s’installer près de l’autel, tandis que moi, j’avais choisi de me retirer vers une statue de Marie afin d’y allumer un cierge.

Même si je ne remarquais personne marcher, la tonalité des pas se poursuivait et se rapprochait. Plus elle s’imposait dans mon esprit, plus mon corps se tendait. Il me semblait qu’une chaleur étourdissante m’emmitouflait. Instinctivement, un frisson parcourut mon échine lorsque le bruit cessa et ma respiration s’accéléra petit à petit, jusqu’à laisser les battements de mon cœur envahir sourdement mes oreilles.

Est-ce que je faisais un malaise ?

La chaleur se fit plus aiguë. Je me fis violence pour demeurer impassible, mais n’y réussis pas en distinguant un chuchotis, si bas que je crus tout d’abord à une hallucination avant de prendre conscience d’une présence à ma droite. Je tournai discrètement la tête et manquai de m’étouffer avec mon souffle quand mon regard embrassa un profil masculin, modèle dont se seraient inspirés les sculpteurs de l’Antiquité.

Il est là. Respire profondément. Oui, profondément.

Je clignai des yeux plusieurs fois pour m’assurer que je ne rêvais pas, puis observai la Vierge qui nous faisait face et lui souris, reconnaissante et complice. Je l’avais suppliée avec tant d’ardeur pour le revoir et voilà qu’il réapparaissait comme par magie.

Il se tenait à vingt centimètres de distance de moi, droit comme un if et la nuque courbée vers l’avant. La flamme du cierge qu’il maintenait projetait des reflets d’or sur sa chevelure noire, ainsi que sur son visage hâlé, dont l’expression m’était indescriptible. Je devinais seulement au frémissement de ses lèvres ourlées qu’il récitait une prière.

Drapé de noir et d’une fragrance ambrée, pleine de contrastes et aussi troublante par sa sensualité boisée que par sa fraîcheur subtile, mon inconnu émanait un je-ne-sais-quoi de païen, de diablement séduisant.

L’envie extravagante de me blottir contre lui, de sentir ses mains sur mon corps, sa bouche dans mon cou et de humer jusqu’à l’ivresse son parfum me chatouilla tout entière. Cependant, je n’osai faire le moindre geste ou bruit devant tant de placidité. Je demeurai coite, attendant impatiemment qu’il me fît un signe pour exprimer la passion inexplicable qu’il m’inspirait.

Le moment vint où il s’adressa à moi après avoir placé son cierge sur le bougeoir.

— Faites comme si vous étiez en train de prier, mademoiselle, je ne voudrais pas que les mauvaises langues disent que vous vous laissez distraire par un homme en pleine messe, murmura-t-il sans lâcher la statue de la Madone des yeux.

Le timbre de sa voix donnait l’impression de provenir des entrailles de la Terre tant il était profond et vibratoire. À cela s’ajoutait un accent romain qui teintait ses phrases d’une sensualité bouleversante.

Mes poils se hérissèrent instantanément. J’obéis et contemplai la Vierge en feignant un air de pleine sérénité.

— Comment vous appelez-vous ? continua-t-il.

— Elena.

Quelques secondes s’écoulèrent, puis il me confia :

— J’ai l’impression de le savoir depuis toujours.

— Et vous, quel est votre prénom ?

— Aurelio.

Aurelio. Ce prénom gorgé de musicalité dégageait une forte virilité et lui seyait à merveille.

— Je veux vous revoir, Elena. Dans un autre lieu que celui-ci.

— Vous le désirez vraiment ?

— Depuis la fois où je vous ai vue sur cette gondole. Je vous ai cherchée durant des jours, mais vous étiez introuvable… jusqu’à hier.

Mon cœur fit une embardée. Son ton était ferme et inébranlable.

— Où ? soufflai-je.

— Je vous attendrai à partir de 23 heures sous le sotoportegode la Panada, déclara-t-il en posant discrètement sa main sur mon avant-bras nu.

Le contact direct de sa paume rugueuse sur ma peau m’embrasa in extenso. J’en ressentis des palpitations dans le ventre et ma respiration se fit plus courte. J’étudiai cette main puissante et dominatrice aux ongles irréprochables, ainsi que le dressement machinal de mon duvet sous ses doigts solides. J’avais l’impression qu’il aspirait mon énergie par ce simple touché.

— Cette rencontre ne tient qu’à vous, Elena.

Je déglutis avec difficulté, incapable de verser le moindre son.

— En attendant, je vous souhaite une agréable journée.

Délicatement, il ôta sa main de mon avant-bras et s’éloigna vers la sortie de l’église, laissant dans son sillage un voluptueux parfum d’ambre. Je crus perdre mes repères en le sentant s’éloigner et cela me déconcerta. J’avais du mal à comprendre l’attraction viscérale qu’il produisait sur moi.

Une poignée de secondes plus tard, tandis que le prêtre prêchait la dernière parole de la messe, je repris peu à peu mes esprits et, après m’être signée, pivotai sur mes talons pour repérer Aurelio parmi l’assistance. Je ne l’aperçus nulle part. Insidieusement, l’idée que cet échange pût être le fruit de mon imagination effleura mon esprit. Étais-je devenue à ce point folle pour me laisser dominer par mes fantasmes en pleine prière ? Non, cela était impossible. J’éprouvais encore avec acuité la brûlure qu’avait laissée sa main sur mon bras.

Lorsque je rejoignis les membres de ma famille, Silvana fixa sur moi un regard étonné et fit remarquer, mi-mutine, mi-curieuse :

— Tu as des étoiles dans les yeux, Elena. Un ange serait-il venu te visiter pendant que tu priais ?

— Ou serait-ce l’apparition subite d’un démon ? suggéra Paolo dans un murmure.

— Pourquoi tu dis ça ?

— C’est une simple suggestion, dit-il en haussant les épaules, avant de me décocher un regard lourd de sous-entendus.

Je subodorai ses pensées : il avait suivi mon échange avec Aurelio et je me demandais ce qu’il allait me dire une fois que nous serions seuls.

* * *

Sestiere di Cannaregio

Il était 22 heures 42. Ma mère et Fabrizio dormaient dans leur chambre et Paolo demeurait cloîtré dans la sienne. Je me hissai de mon lit et m’approchai du miroir cloué au-dessus d’une vieille commode qui me servait de coiffeuse. J’étais à la fois pâle d’épuisement et rouge d’excitation. À mes yeux, la passion était une émotion saugrenue, tantôt subversive, tantôt régénératrice.

Je passai mes doigts dans mes boucles d’un roux foncé en imaginant ceux d'Aurelio, puis les glissai sur ma nuque afin de la masser. Je voulais la dégourdir, détendre mes muscles raidis par une après-midi noyée dans les élucubrations. Je m’étais demandé si je ne commettais pas une erreur en m’apprêtant pour le retrouver, car n’était-ce pas un piège ? Qui était-il et quelles étaient ses réelles intentions ? Cet homme, n’était-il pas un loup ? Un prédateur, un manipulateur doublé d’un maquereau en quête de jeunes femmes dans lesquelles il voyait un bon apport de gain, ou bien un pervers sadique aux desseins meurtriers… ?

Mais Aurelio m’intriguait, m’excitait, m’aliénait. D’une manière indécente. Et malgré l’angoisse qui me cisaillait, je savais que je deviendrais hystérique si je ne le revoyais pas. Ce sentiment passionnel que je développais pour cet étranger m’alarmait, autant que les trames paranoïaques dont je saturais mon crâne.

Mes mains retombèrent. Je devais réfréner mon imagination trop fertile.

Calme-toi.

Je saisis sur le meuble une eau de Cologne, tout en me remémorant la phrase de Coco Chanel : « N’oubliez pas de vous parfumer là où vous désirez être embrassée ». J’en appliquai derrière les oreilles, sur la nuque et dans le creux de mes seins. Une dernière touche sur les poignets.

Je glissai ensuite mes pieds dans la chaleur d’une paire de ballerines en cuir brun, puis me drapai d’un gilet mauve, associé à un pantalon de ville noir, avant de quitter ma chambre en catimini. Il ne fallait éveiller aucun soupçon.

Quelques minutes plus tard, je sillonnai les passages menant au sotoportegode la Panada, un lieu quiet et sombre. En cette heure, les couples circulaient à la recherche d’une encoignure discrète pour s’étreindre, d’autres dînaient dans les trattorias dont regorgeaient les rues, tandis que certains chantonnaient gaillardement des airs qui m’étaient étrangers.

Bientôt, je me retrouvai écartée de toute animation, seule aux confins d’une Venise sibylline, ténébreuse et intrigante. Je me déplaçais d’une démarche fébrile, sous l’emprise d’une fièvre croissante. Mon cœur battait au rythme de mes pas. Sur les murs des bâtisses n’apparaissaient que des ombres, ces silhouettes fantastiques et insaisissables qui me donnaient l’impression d’être encerclée par une horde de spectres. Je les observai, essuyant simultanément la sueur perlant sur mes mains avec un pan de mon gilet. Qu’étais-je en train de faire ? Ces ombres, quel message me transmettaient-elles ? M’observaient-elles d’un œil indulgent et complice ou bien d’un regard avertisseur et menaçant ?

À une quinzaine de mètres plus loin, proche du point de rendez-vous, je perçus un bruit de pas accélérés. Très vite, une présence dans mon dos se fit ressentir. Je me glaçai aussitôt, consciente qu’il ne s’agissait pas de la chaleur d'Aurelio, et lorsque je virevoltai sur moi-même pour identifier ce traqueur, des bras costauds me capturèrent à l’improviste et m’attirèrent brutalement contre un corps à l’odeur familière. J’étouffai un cri de détresse sous le bâillon d’une main calleuse, où l’arôme d’un savon à l’huile d’olive s’était imprégné.

Paolo.

Les palpitations de mon cœur ralentirent, mais mes muscles ne se détendirent pas pour autant. La peur fit peu à peu place à l’humeur d’une femme ulcérée. Savoir qu’il m’avait pistée tel Sherlock Holmes attisait en moi une colère froide et dans la pénombre presque totale de ce quartier, nos yeux se croisèrent, se décroisèrent, puis se fusillèrent impitoyablement.

— Qu’est-ce que tu fous ici ? souffla-t-il fortement en comprimant davantage ma bouche sous ses doigts.

Je tentai de les mordre, mais n’y réussis pas.

— Non, attends, laisse-moi deviner : tu allais rejoindre ce type qui t’obsède, pas vrai ? J’ai surveillé du début jusqu’à la fin votre entretien, même si j’étais loin, mais comme tu le sais, les gestes et les émotions trahissent. À te voir cogiter toute l’après-midi, j’en ai déduit qu’il t’avait donné rendez-vous et je ne me suis pas leurré ! Ma parole, tu es devenue complètement inconsciente et imprudente ! Tu le sais ça ?

Je mâchonnai des mots contre sa peau, suffocante de courroux, et tentai de le repousser de mes mains, toutefois, ma force et ma résistance n’équivalaient pas les siennes.

— Tu joues avec le feu, Elena, un jour, tu finiras par te brûler, m’avertit-il. Quand vas-tu écouter ta raison et non ton cœur ? Tu ne le connais même pas ! Qui sait si ce type n’est pas malintentionné ? Tu y as songé ? Bien sûr que tu t’es imaginé des scénarios, mais ça a été plus fort que toi, tu es quand même sortie de la maison…

— Pourquoi tu es là ? Oh, je t’en prie, Paolo, lâche-moi ! rugis-je une fois qu’il libéra mes lèvres.

— Je ne vais pas te laisser courir à ta perte.

— À ma perte ? Non, non, tu te trompes ! Il faut absolument que je le voie. Je dois lui parler, ne serait-ce que cinq minutes.

— Mais pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a bien pu te faire pour te mettre dans cet état, Elena ? s’inquiéta-t-il en emprisonnant mon visage dans ses paumes. Dis-le-moi.

— Je n’en sais rien, mais si je le vois encore une fois, si je lui parle, j’arriverai peut-être à me libérer de son image, de sa voix, de son odeur… de lui, de tout ! Laisse-moi maintenant…

— Qu’est-ce que tu es crédule !

— S’il te plaît, Paolo !

— C’est parce que je t’aime que je t’empêche de rejoindre cet inconnu. Arrête de gesticuler comme un ver, tu gaspilles ton énergie inutilement. Maintenant, on rentre, ajouta-t-il, péremptoire.

— Non ! S’il te plaît… S’il te plaît, Paolo ! Ah, espèce de morveux intraitable, tu es en train de tout gâcher !

— Tu me remercieras un de ces quatre. Bon sang ! Tu vas arrêter de te débattre, oui ?

— Je te maudirai jusqu’à la fin de mes jours ! grognai-je à l’instant où ses bras me soulevèrent pour me jeter négligemment en travers de son épaule.

— Ça ne me dérange pas, à partir du moment où tu es loin des hommes douteux.

Sur le trajet du retour, je ne chômai pas pour pester et lui souhaiter toutes les malédictions possibles en amour. Paolo ne me répondit que par des rires moqueurs et je finis par devenir mutique, totalement épuisée par mes propres émotions.

Lorsque nous rentrâmes sur la pointe des pieds à la maison, mon frère me déposa sur un fauteuil du salon et me suggéra :

— Tu sais quoi, tu devrais brûler les croquis de cet inconnu. Ça t’éviterait de te torturer mentalement.

Je recouvrai un peu de mon énergie physique, brandis de manière intimidante mon index, le visage froncé de colère, et murmurai fortement :

— Je te préviens, si tu touches à l’un de mes croquis, je te les coupe ! Déjà que tu viens de changer mon destin…

— Je t’ai sauvée.

— Sauvée… ? Sauvée ! Rien du tout, oui ! Que va-t-il penser maintenant, quand il comprendra que je ne viendrai pas ? Il ne voudra même plus me revoir. Et moi… moi, je deviendrai littéralement folle parce que je ne saurai jamais ce qui aurait pu se passer ce soir !

— Bah, soupira Paolo en haussant les épaules, l’air désabusé, tu n’auras qu’à imaginer.

— Nom d’un chien… maugréai-je en nichant mon visage entre mes mains. Je suis à deux doigts de te mettre une raclée, mais je me contiens très fort.

Et en conséquence de quoi, dans un élan incoercible, j’éclatai en sanglots.

* * *

Le lendemain

Les yeux secs et rougis d’avoir trop pleuré, j’étudiais le ciel en songeant aux choses que j’aurais pu vivre avec Aurelio si je l’avais rejoint dans la nuit. Du regard, je suivais la métamorphose des nuages d’été qui enflaient et s’assombrissaient concurremment, annonçant ainsi une prochaine averse. Ce paysage me ramenait à ma propre tête où mes regrets s’apparentaient à ces nuées grises, annonciatrices d’une tempête qui se manifesterait par des torrents de larmes.

Un cliquetis me sortit soudain de mes réflexions. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule et aperçus Fabrizio, nonchalamment appuyé contre le chambranle de la porte du salon. Les mains croisées sur son ventre pansu et un sourire figé à la commissure des lèvres, il me numérisait avec son regard de prédateur de la tête aux pieds, sans vergogne. J’étais en tenue d’intérieur, vêtue d’un pantalon court blanc et d’une chemisette jaune pâle, qui dévoilait peut-être trop ma poitrine imposante. Je m’en rendis compte lorsqu’il laissa traîner trop lourdement sur yeux sur mes seins, avant de les descendre sur ma chute de reins. Cette inspection visuelle me dégoûtait, et bientôt, un sentiment d’insécurité me hérissa les poils.

Quel porc celui-là.

Par un triste hasard, nous étions seuls à la maison, puisque ma mère était partie visiter une grand-tante à Burano, alors que mon frère s’était absenté pour rejoindre des amis. Quant à moi, je ne travaillais malheureusement pas aujourd’hui.