Arménie - Tigrane Yegavian - E-Book

Arménie E-Book

Tigrane Yegavian

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Beschreibung

Un voyage littéraire et intime dans une contrée bercée par ses mythes et légendes, toujours confrontée à une situation géopolitique périlleuse...

L’Arménie est un mystère, porté par les échos d’une guerre lointaine avec l’Azerbaïdjan. Un mystère présent dans notre imaginaire à travers la mémoire du génocide, l’héritage soviétique et les cimes enneigées du mont Ararat. Récit d’un jeune auteur fier de ses origines arméniennes, cet ouvrage mêle comme jamais les senteurs et souvenirs aux témoignages d’historiens, d’intellectuels mais aussi d’Arméniens ordinaires pour restituer le périple de ce peuple trois fois millénaire. Un voyage littéraire et intime pour nous conter, cent ans après le génocide, une nation toujours confrontée au poids du mythe, des légendes et de sa précaire situation géopolitique entre l’Iran, la Russie et la Turquie.
Ce petit livre n’est pas un guide. C’est un décodeur. Il nous dit la foi viscérale et chaotique des Arméniens dans l’avenir, nourrie et occultée par le souvenir de la tragédie de 1915. Pour nous faire partager la vie, les doutes et les rêves de l’Arménie d’aujourd’hui. Afin de mieux nous la faire comprendre.
Un grand récit suivi d’entretiens avec Jean-Pierre Mahé, Levon Abrahamian et Christian Makarian.

Une cartographie intime de l'Arménie d'aujourd'hui, ses traumatismes, ses espoirs et ses rêves.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Journaliste et chercheur, Tigrane Yegavian collabore est membre du comité de rédaction de la revue de géopolitique Conflits. Infatigable voyageur et arpenteur de l’Arménie, il a pris le temps de goûter à des rencontres et des chemins de traverse, pour mieux nous faire partager ses passions arméniennes.


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Couverture

Page de titre

L’ÂME DES PEUPLES

Une collection dirigée par Richard Werly

Signés par des journalistes ou écrivains de renom, fins connaisseurs des pays, métropoles et régions sur lesquels ils ont choisi d’écrire, les livres de la collection L’âme des peuples ouvrent grandes les portes de l’histoire, des cultures, des religions et des réalités socio-économiques que les guides touristiques ne font qu’entrouvrir.

Ponctués d’entretiens avec de grands intellectuels rencontrés sur place, ces riches récits de voyage se veulent le compagnon idéal du lecteur désireux de dépasser les clichés et de se faire une idée juste des destinations visitées. Une rencontre littéraire intime, enrichissante et remplie d’informations inédites.

Précédemment basé à Bruxelles, Genève, Tokyo et Bangkok, Richard Werly est le correspondant permanent à Paris et Bruxelles du quotidien suisse Le Temps.

Retrouvez et suivez L’âme des peuples sur

www.editionsnevicata.be

@amedespeuples

Carte

« Empire de pierres qui crient, Arménie, Arménie ! Montagnes aux rauques échos d’appel aux Armes, Arménie, Arménie ! Tu voles éternellement vers les trompettes D’argent de l’Asie Tu jettes à pleines poignées la monnaie perse Du soleil, Arménie, Arménie ! […] »

AVANT-PROPOS Pourquoi l’Arménie ?

Le 24 avril 2015, les Arméniens du monde entier ont commémo ré le centième anniversaire de l’indicible et de son déni. Un siècle après avoir frôlé la mort, l’Arménie a survécu même si elle ne vit toujours pas en paix avec son passé et ses voisins turcs.

Cette terre où le sacré tutoie le profane, je n’ai fait sa connaissance que sur le tard. Né à Paris, c’est à Lisbonne que j’ai grandi. Mon père a vu le jour à Alep en Syrie, ma mère à Uccle en Belgique. J’appartiens donc à cette diaspora arménienne qui a essaimé aux quatre coins du globe, dans la foulée du génocide de 1915.

Je n’ai pas connu les étés torrides arméniens et ses longs automnes. Je me souviens juste, petit garçon, de ce tableau représentant les deux sommets enneigés du mont Ararat trônant au bout d’une grande plaine jonchée de peupliers. Je n’ignorais pas que ce symbole vivant de la nation arménienne se trouve en Turquie. Et pourtant, en le regardant, un seul détail me préoccupait : où se trouve la frontière ? À partir de quel arbre commence cette Arménie qui me paraissait alors si lointaine, presque interdite ? Je fixais pendant d’éternelles minutes ce coloris d’été indien accroché au mur de ma chambre.

Je n’ai jamais eu la nationalité arménienne. Mon nom et mon prénom me suffisent comme carte d’identité. Comme tant d’autres, j’ai grandi avec la fierté d’être issu d’une histoire tri-millénaire, de faire corps avec une Église nationale dont la beauté lumineuse de la liturgie m’était pourtant moins familière que la messe catholique. Longtemps séparée de notre quotidien de famille française par le rideau de fer et l’Union soviétique. Nous nous contentions donc d’une Arménie spirituelle : vaste territoire de l’âme et du cœur. En guise de « patrie », nous avions, comme Arméniens, de quoi nous consoler avec le succès planétaire des chansons du plus illustre des Français d’origine arménienne, Charles Aznavour, ou la vue d’un papier d’Arménie1 exposé dans une vitrine de pharmacie. Figurait aussi dans notre panthéon national cette mélodie un peu mièvre du larmoyant duduk2 accompagnant le générique de Mayrig, le film d’Henri Verneuil. Le visage grave du cinéaste Sergey Paradjanov3 faisait également partie de nos références. Aborder l’Arménie sans y mettre une sérieuse dose d’affect paraissait impossible.

Et puis vint 1988. Année de révolution et de tragédie. Un mouvement conduit par des intellectuels dissidents incarna les espoirs de toute une nation. L’Arménie connut une autre secousse, tellurique cette fois, lorsqu’en décembre un violent séisme ravagea tout le Nord-Est du pays. Nous pensions que la roue de l’histoire s’était arrêtée dans le sang depuis 1915. Elle s’est alors remise brusquement à tourner à toute allure, comme pour rattraper le temps perdu.

Arméniens du Caucase et de diaspora avaient la mémoire du génocide en partage ; l’élan de solidarité consécutif au terrible tremblement de terre de cette année-là les rapprocha. Puis l’euphorie de l’indépendance céda, trois ans plus tard, le pas aux effroyables années sombres. À peine venait-il de renaître que le pays s’enfonçait dans la guerre pour porter secours à ses frères et sœurs du Haut-Karabagh, cette enclave arménienne en Azerbaïdjan. Laquelle gâcha les retrouvailles d’une diaspora orpheline en quête d’un grand récit avec cette « mère patrie » enivrée par une fièvre patriotique, encore inconsciente du prix à payer.

Pour nous, jeunes Arméniens de la diaspora, le choc fut immense. Nos rêves cognèrent soudain contre une barrière du langage, des mœurs et d’une mentalité moulées par 70 ans de soviétisme. Il nous fallut repartir de zéro, arpenter, comme touristes, cet « autre » pays. Nous étions obligés de faire la part des choses : de démystifier ce qui pouvait l’être.

Issu d’une famille originaire de l’Arménie ottomane, le terme de « mère patrie » ne me satisfait pas. Cette Arménie-là, amputée du neuf dixième de son territoire historique, demeure pourtant l’ultime refuge. J’y entrevois, avec mon épouse qui a grandi sur cette terre, un début de chemin. C’est celui-ci que j’ai emprunté dans ce livre. Pour vous faire découvrir ce pays que les traumatismes et les tragédies ont rendu furieusement humain.

1 Papier parfumé inventé au XIXe siècle par le chimiste Auguste Ponsot et le pharmacien Henri Rivier. Au cours d’un voyage en Arménie, Auguste Ponsot avait remarqué que les Arméniens faisaient brûler du benjoin pour désinfecter leurs maisons.

2 Instrument de musique arménien à anche double comme le hautbois.

3 1894-1990 : réalisateur né à Tbilissi en Géorgie soviétique, incarcéré à plusieurs reprises et considéré comme le plus grand cinéaste arménien.

À l’ombre de la montagne sacrée

L’avion longe les côtes turques de la mer Noire avant de changer son cap. Vu du ciel, le paysage quasi lunaire est fascinant de désolation. À l’extérieur des frontières de l’actuelle République d’Arménie, le plateau arménien, à l’est de l’Anatolie, est à la fois beau et terrifiant : failles sismiques, falaises abruptes, ruines d’une civilisation endormie. Le relief accidenté taille des paysages arides. Géologie de la brisure. L’avion poursuit sa descente. Soudain tout s’accélère. Majestueux, le mont Ararat offre l’éblouissant spectacle de ses neiges éternelles. En face, son petit frère l’Aragatz semble impassible. La piste d’atterrissage est maintenant toute proche. L’avion a encore le temps de survoler la centrale nucléaire de Medzamor, qui cessa son activité au lendemain de la catastrophe de Tchernobyl1, et le Saint-Siège d’Etchmiadzine2. Bienvenue en Arménie.

Passées les formalités d’usage, le premier choc a lieu sur la route qui relie l’aéroport au centre-ville d’Erevan, la capitale. Jusqu’à il y a peu, elle traversait une caricature caucasienne de mini Las Vegas. Le sexe y côtoyait l’argent sale dans un curieux mélange de kitsch et d’indigence post-soviétique immortalisé par le cinéaste marseillais Robert Guédiguian dans son film Voyage en Arménie (2006). Aujourd’hui ce décor criard a laissé la place à un défilé de magasins de meubles sans goût mais plus sobres.

Avec ses quartiers entiers adossés aux vertigineuses gorges de la rivière Hrazdan, Erevan semble avoir pour seule et unique cohérence la pierre en tuf rosé. Et pour boussole la perspective du mont Ararat. Erevan unicolore ou presque ! Les brochures publiées jadis par l’Intourist, traduites du russe, évoquent toujours avec fierté l’architecture « moderniste » de ses musées et bâtiments publics, la beauté de ses parcs en automne où les jeunes mariés venaient poser pour la postérité. En réalité, Erevan apporte surtout aujourd’hui le témoignage d’un monde post-soviétique qui disparaît sans bruit : d’innombrables immeubles fonctionnels bâtis sous l’ex-URSS, avec leurs interminables étendoirs à linge suspendus dans le vide. Non loin de là bourgeonnent des tours modernes d’appartements vides, pâle copie d’un Dubaï sans pétrole, ni gaz… Sans histoire. Qu’ils soient de souche ou d’adoption, les Erevantsis3 sont fiers de l’ancienneté de leur ville. Les colonnes de l’antique Erebouni4 sont là pour l’attester. Mais les quartiers historiques ont disparu dans cette ville hybride et sûre où les enfants jouent jusque tard dans les rues et les vieux s’adonnent au nardi5 à l’ombre des vignes sauvages.

Cette ancienne bourgade provinciale est devenue en 1918 capitale, par accident, d’un micro-État érigé dans des conditions chaotiques à la suite de la chute de l’empire russe face aux bolcheviques. Bien qu’éphémère (deux ans et demi), cette période de première république indépendante allait bouleverser le cours de l’histoire d’un peuple privé d’État depuis 1375 et ce dans l’immédiat après-génocide.

Au dix-neuvième siècle, Erevan faisait bien pâle figure aux côtés de Bakou et Tbilissi, principaux centres arméniens du Caucase. Réveillée de sa torpeur dans les années 1930, la ville n’en résume pas moins un pays surchargé de mémoire. À l’extré mité de la longue et ombragée avenue Machtotz (ex-avenue Lénine), l’architecture originale du Maténadaran (l’Institut des manuscrits), où sont conservés les trésors du patrimoine culturel national, incarne l’intemporalité d’une culture littéraire affermie. Au-dessus, l’imposante statue de la guerrière « Mère Arménie » (qui a remplacé celle de Staline) domine. Surplombant la ville et ses symboles épée à la main, cette « madone soviéto-nationale », à la carrure guerrière, veille au grain.

Erevan vit envers et contre tout. Malgré l’heure tardive, ses terrasses ne désemplissent pas. Le jazz arménien est à l’honneur, tout comme les carrés VIP aux lourds canapés, pris d’assaut par des émigrés de retour au pays et venus faire étalage de leur apparat. Par petits groupes, des touristes iraniennes, cheveux au vent, le maquillage criard, déambulent en tenue légère. Elles sont venues en Arménie respirer une bouffée de liberté. Ce carnaval nocturne dure un été d’insouciance. Le spectacle des fontaines musicales place de la République (ex-place Lénine) jette un voile de bonne humeur sur les douleurs du quotidien.

Les « bottes de pierre »

Pays de pierre, c’est le surnom que les Arméniens donnent à leur pays dont la légende veut qu’après la création du monde, Dieu aurait choisi cet endroit pour déverser son excédent de roches.

Jugeant les toiles du grand peintre arménien Martiros Sarian (1880-1972), une universitaire russe me confia un jour qu’elle les trouvait un brin enfantines. « Autant de couleurs ne peuvent exister ainsi réunies ! » Ce n’est qu’après s’être rendue en Arménie qu’elle me confessa son erreur d’appréciation. L’Arménien intrigue autant qu’il peut fasciner : commerçant polyglotte, lettré voyageur, poète mystique ou paysan persécuté, presque cent ans après l’arrivée en Europe et dans le Nouveau Monde de cohortes de réfugiés démunis et meurtris par le génocide, les clichés et images d’Épinal sont légion. D’autant que la présence de cette communauté en France remonte bien avant l’indicible. Le premier établissement parisien où l’on servait du café fut, dit-on, ouvert en 1672 par un Arménien prénommé Pascal, à la Foire Saint-Germain. Cent ans plus tard, depuis sa retraite suisse de Môtiers, le philosophe Jean-Jacques Rousseau opta pour l’habit arménien. Attrait pour un Orient imaginaire ou volonté de revendiquer sa propre altérité ? Il lui procurait « l’aura du mage, qui l’animalise et le divinise tout à la fois »6 explique la philosophe arméno-belge Chaké Matossian.

Entre 1858 et 1859, Alexandre Dumas père arpentait le Caucase, atteint d’une fièvre romantique. « C’est en Arménie qu’était situé le paradis terrestre. C’est en Arménie que prenaient leurs sources les quatre fleuves primitifs qui arrosaient la terre. C’est sur la plus haute montagne de l’Arménie que s’est arrêtée l’Arche. C’est en Arménie que s’est repeuplé le monde détruit. C’est en Arménie enfin que Noé, le patron des buveurs de vin de tous les pays, a planté la vigne et essayé la puissance du vin. »7