Arsène Lupin - Volume 2 - Maurice Leblanc - E-Book

Arsène Lupin - Volume 2 E-Book

Leblanc Maurice

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Beschreibung

Redécouvrez les exploits audacieux d'Arsène Lupin, le gentleman cambrioleur, qui a conquis le monde entier grâce à une série sensationnelle ! 

Marie Émile Maurice Leblanc est un romancier français né le 11 décembre 18641, à Rouen, et mort le 6 novembre 1941, à Perpignan. Auteur de nombreux romans policiers et d’aventures, il est le créateur du célèbre et intemporel gentleman-cambrioleur Arsène Lupin.

La série Arsène Lupin compte 17 romans et 39 nouvelles, ainsi que 5 pièces de théâtre, tous écrits de 1907 à 1941.

Ce volume contient les romans et nouvelles écrits de 1921 à 1941:

L’ÎLE AUX TRENTE CERCUEILS
LES DENTS DU TIGRE
AU SOMMET DE LA TOUR
LA CARAFE D’EAU
THÉRÈSE ET GERMAINE
LE FILM RÉVÉLATEUR
LE CAS DE JEAN-LOUIS
LA DAME À LA HACHE
DES PAS SUR LA NEIGE
« AU DIEU MERCURE »
LA COMTESSE DE CAGLIOSTRO
LA DEMOISELLE AUX YEUX VERTS
L’HOMME À LA PEAU DE BIQUE
L’AGENCE BARNETT ET CIE
LA DEMEURE MYSTÉRIEUSE
LE CABOCHON D’ÉMERAUDE
LA BARRE-Y-VA
LA FEMME AUX DEUX SOURIRES
LA CAGLIOSTRO SE VENGE
LES MILLIARDS D’ARSÈNE LUPIN


À PROPOS DE L'AUTEUR

Marie Émile Maurice Leblanc est un romancier français né le 11 décembre 1864, à Rouen, et mort le 6 novembre 1941, à Perpignan. Auteur de nombreux romans policiers et d’aventures, il est le créateur du célèbre gentleman-cambrioleur Arsène Lupin. Relégué au rang de « Conan Doyle français », Maurice Leblanc est un écrivain populaire qui a souffert de ne pas avoir la reconnaissance de ses confrères mais a toujours suscité un solide noyau d'amateurs et de quelques lupinologues.

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Arsène Lupin

Maurice Leblanc

– Volume 2 : 1921 - 1941 –

 

 

L’ÎLE AUX TRENTE CERCUEILS

 

La guerre a provoqué de tels bouleversements que bien peu de personnes se souviennent aujourd’hui de ce qui fut, il y a quelques années, le scandale d’Hergemont.

Rappelons les faits en quelques lignes :

Au mois de juin 1902, M. Antoine d’Hergemont, dont on apprécie les études sur les monuments mégalithiques de la Bretagne, se promenait au Bois avec sa fille Véronique, lorsqu’il fut assailli par quatre individus et frappé au visage d’un coup de canne qui l’abattit.

Après une courte lutte, et malgré ses efforts désespérés, Véronique, la belle Véronique comme on l’appelait parmi ses amies, était entraînée et jetée dans une automobile que les spectateurs de cette scène très rapide virent s’éloigner du côté de Saint-Cloud.

Simple enlèvement. Le lendemain, on savait la vérité. Le comte Alexis Vorski, jeune gentilhomme polonais, d’assez mauvaise réputation mais de grande allure, et qui se disait de sang royal, aimait Véronique d’Hergemont et Véronique l’aimait. Repoussé par le père, insulté même par lui à diverses reprises, il avait combiné l’aventure sans que Véronique, d’ailleurs, en fût le moins du monde complice.

Ouvertement, Antoine d’Hergemont, qui était — certaines lettres rendues publiques l’attestèrent — violent, taciturne, et qui, par son humeur fantasque, son égoïsme farouche et son avarice sordide, avait rendu sa fille fort malheureuse, jura qu’il se vengerait de la manière la plus implacable.

Il donna son consentement au mariage, qui eut lieu, deux mois après, à Nice. Mais, l’année suivante, on apprenait une série de nouvelles sensationnelles. Tenant sa parole de haine, M. d’Hergemont enlevait, à son tour, l’enfantné du mariage de sa fille avec Vorski, et, à Villefranche, prenait passage sur un petit yacht de plaisance nouvellement acheté par lui.

La mer était forte. Le yacht coula en vue des côtes italiennes. Les quatre matelots qui le montèrent furent recueillis par une barque. D’après leur témoignage, M. d’Hergemont et l’enfant avaient disparu au milieu des vagues.

Lorsque Véronique eut recueilli la preuve de leur mort, elle entra dans un couvent de Carmélites.

Tels sont les faits. Ils devaient entraîner à quatorze ans de distance l’aventure la plus effroyable et la plus extraordinaire. Aventure authentique, cependant, bien que certains détails prennent, au premier abord, une apparence en quelque sorte fabuleuse. Mais la guerre a compliqué l’existence au point que des événements qui se passent en dehors d’elle, comme ceux dont le récit va suivre, empruntent au grand drame quelque chose d’anormal, d’illogique et, parfois, de miraculeux. Il faut toute l’éclatante lumière de la vérité pour rendre à ces événements la marque d’une réalité, somme toute assez simple…

 

 

ILA CABANE ABANDONNÉE

 

Le pittoresque village du Faouët, situé au cœur même de la Bretagne, vit arriver en voiture, un matin du mois de mai, une dame dont l’ample vêtement gris et le voile épais qui lui enveloppait le visage, n’empêchaient pas de discerner la grande beauté et la grâce parfaite.

Cette dame déjeuna rapidement à l’auberge principale. Puis, vers midi, elle pria le patron de lui garder sa valise, demanda quelques renseignements sur le pays, et, traversant le village, s’engagea dans la campagne.

Presque aussitôt deux routes s’offrirent à elle, l’une qui conduisait à Quimperlé, l’autre à Quimper. Elle choisit celle-ci, descendit au creux d’un vallon, remonta et aperçut, vers sa droite, à l’entrée d’un chemin vicinal, un poteau indicateur portant la mention : Locriff, 3 kilomètres.

« Voici l’endroit », se dit-elle.

Pourtant, ayant jeté un regard circulaire, elle fut surprise de ne pas trouver ce qu’elle cherchait. Avait-elle mal compris les instructions qu’on lui avait donnés ? Autour d’elle personne, et personne aussi loin qu’on pouvait voir à l’horizon de la campagne bretonne, par-dessus les prés bordés d’arbres et les ondulations des collines. Un petit château, surgi de la verdure naissante du printemps, érigeait non loin du village une façade grise où toutes les fenêtres étaient closes de leurs volets. À midi les cloches de l’angelus se balancèrent dans l’espace. Puis ce fut le grand silence et la grande paix.

Alors elle s’assit sur l’herbe rase d’un talus, et tira de sa poche une lettre dont elle déplia les nombreux feuillets.

La première page portait, en haut, cette raison sociale :

Agence Dutreillis, Cabinet de Consultation, Renseignements confidentiels, Discrétion.

Puis, au-dessous, cette adresse :

« À Madame Véronique, modes, Besançon. »

Elle lut :

« Madame,

« Vous ne sauriez croire avec quel plaisir je me suis acquitté de la double mission dont vous avez bien voulu me charger par votre honorée de ce mois de mai 1917. Je n’ai jamais oublié les conditions dans lesquelles il me fut possible, il y a quatorze ans, de vous prêter mon concours efficace, lors des pénibles événements qui assombrirent votre existence. C’est moi, en effet, qui ai pu obtenir toutes les certitudes relatives à la mort de votre cher et respectable père, M. Antoine d’Hergemont, et de votre bien-aimé fils François, — première victoire d’une carrière qui devait en fournir tant d’autres éclatantes.

« C’est moi aussi, ne l’oubliez pas, qui, sur votre demande, et voyant combien il était utile de vous soustraire à la haine, et, disons le mot, l’amour de votre mari, ai fait les démarches nécessaires à votre entrée au couvent des Carmélites. C’est moi enfin qui, votre retraite dans ce couvent vous ayant montré que la vie religieuse était contraire à votre nature, vous ai procuré cette humble place de modiste à Besançon, loin des villes où s’étaient écoulées les années de votre enfance et les semaine de votre mariage. Vous aviez du goût, le besoin de travailler pour vivre et pour ne pas penser. Vous deviez réussir. Vous avez réussi.

« Et maintenant arrivons au fait, au double fait qui nous occupe.

« Tout d’abord, la première question. Qu’est devenu dans la tourmente votre mari, le sieur Alexis Vorski. Polonais de naissance, selon ses papiers, et fils de roi selon ses dires ? Je serai bref. Suspect, enfermé, dès le début de la guerre, dans un camp de concentration, près de Carpentras, le sieur Vorski s’est échappé, est passé en Suisse, est rentré en France, a été arrêté, accusé d’espionnage et convaincu d’être Allemand. Une seconde fois, alors qu’inévitablement l’attendait une condamnation à mort, il s’échappa, disparut dans la forêt de Fontainebleau et, en fin de compte, fut poignardé on ne sait par qui.

« Je vous raconte cela tout crûment, madame, sachant quel mépris vous aviez pour cet être qui vous avait abominablement trahie, et sachant aussi que vous connaissiez par les journaux la plupart de ces faits, sans avoir pu cependant en vérifier l’absolue authenticité.

« Or, les preuves existent. Je les ai vues. Il n’y a plus de doute. Alexis Vorski est enterré à Fontainebleau.

« Et je me permets, en passant, madame, de vous faire remarquer l’étrangeté de cette mort. Vous vous rappelez en effet la curieuse prophétie dont vous m’avez parlé et qui concernait le sieur Vorski. Le sieur Vorki, dont la réelle intelligence et l’énergie peu commune étaient gâtées par un esprit faux et superstitieux, en proie aux hallucinations et aux terreurs, avait été fort impressionné par cette prédiction qui pesait sur sa vie et qui lui avait été faite par plusieurs personnes versées dans les sciences occultes : « Vorski, fils de roi, tu mourras de la main d’un ami et ton épouse sera mise en croix. » Je ris, madame, en écrivant ces derniers mots. Mise en croix ! crucifiée ! c’est là un supplice quelque peu démodé, et je suis tranquille à votre égard ! Mais, que pensez-vous du coup de poignard reçu par le sieur Vorski conformément aux ordres mystérieux du destin ?

« Mais assez de réflexions. Il s’agit maintenant… »

Véronique laissa tomber un instant la lettre sur ses genoux. Les phrases prétentieuses, les plaisanteries familières de M. Dutreillis blessaient sa délicatesse, et puis l’image tragique d’Alexis Vorski l’obsédait. Un frisson d’angoisse effleura sa chair au souvenir affreux de cet homme. Elle se domina et reprit :

« Il s’agit maintenant, madame, de mon autre mission, la plus importante à vos yeux, puisque tout le reste n’est que passé.

« Précisons les faits. Il y a trois semaines, durant une de ces rares occasions où vous consentez à rompre la monotonie si digne de votre existence, un jeudi soir où vous aviez conduit vos employées au cinéma, un détail vraiment inexplicable vous a frappée. Le principal film, intitulé : Légende Bretonne, représentait, au cours d’un pèlerinage, une scène qui se passait sur le bord d’une route, devant une petite cahute abandonnée laquelle d’ailleurs ne servait à rien dans l’action. Elle se trouvait là, évidemment, par hasard. Mais quelque chose de vraiment anormal attira votre attention. Sur les planches goudronnées de la vieille porte, il y avait, tracées à la main, ces trois lettres : V. d’H. et, ces trois lettres, c’était purement et simplement votre signature de jeune fille telle que vous l’employiez jadis dans vos lettres familières, et telle que vous ne l’avez plus employée une seule fois depuis quatorze ans ! Véronique d’Hergemont ! Aucune erreur possible. Deux majuscules séparées par le d minuscule et par l’apostrophe. Et, qui plus est, la barre de la lettre H, ramené sous les trois lettres, servait de paraphe, exactement selon votre procédé d’alors ! !

« Madame, c’est la stupeur que provoqua en vous cette surprenante coïncidence qui vous détermina à solliciter mon concours. Il vous était acquis d’avance. Et, d’avance, vous saviez que ce concours serait efficace.

« Selon vos prévisions, madame, j’ai réussi.

« Et là, encore, je serai bref suivant mon habitude.

« Madame, prenez à Paris l’express du soir qui vous débarquera le lendemain matin à Quimperlé. Là, voiture jusqu’au Faouët. Si vous avez le temps, avant ou après votre déjeuner, visite à la très curieuse chapelle Sainte-Barbe, perchée dans le site le plus extravagant et qui fut l’occasion du film, Légende Bretonne. Puis allez à pied sur la route de Quimper. Au bout de la première montée, un peu avant le chemin vicinal qui conduit à Locriff, se trouve, dans un demi-cirque entouré d’arbres, la cahute abandonnée qui porte l’inscription. Rien de remarquable ne la caractérise. À l’intérieur, c’est le vide. Pas même de plancher. Une planche pourrie servait de banc. Comme toit un châssis vermoulu, à travers lequel il pleut. Encore une fois, il est hors de doute que c’est le hasard l’a placée dans le champ de visibilité du cinématographe. J’ajouterai, pour finir, que le film Légende Bretonne a été pris au mois de septembre dernier, ce qui fait que l’inscription remonte au moins à huit mois.

« Voilà, madame. Ma double mission est achevée. Je suis trop discret pour vous dire après quels efforts et par quels moyens ingénieux j’ai pu l’accomplir en si peu de temps, sans quoi vous trouveriez un peu ridicule la somme de cinq cents francs à laquelle je borne le prix de mon intervention.

« Veuillez agréer, je vous prie… »

 

Véronique replia la lettre et s’attarda quelques minutes aux impressions que cette lecture lui posait, impressions douloureuses comme toutes celles qui ressuscitaient les jours atroces de son mariage. Une, surtout, avait persisté, aussi forte qu’aux heures où elle se jetait, pour y échapper, dans l’ombre d’un couvent. C’était l’impression, la certitude même que tous ses malheurs, que la mort de son père, que la mort de son fils, provenaient de la faute qu’elle avait commise en aimant Vorski. Certes elle avait résisté à l’amour de cet homme et ne s’était décidée au mariage que contrainte, désespérée, et pour soustraire M. d’Hergemont à la vengeance de Vorski. Mais tout de même elle l’avait aimé, cet homme. Tout de même, au début, elle avait plié sous son regard, et de cela, de ce qui lui semblait maintenant une lâcheté impardonnable, elle gardait un remords que le temps n’avait pas affaibli.

« Allons, murmura-t-elle, assez de rêveries. Je ne suis pas venue ici pour pleurer. »

Le besoin de savoir qui l’avait sortie de sa retraite de Besançon la ranima, et elle se leva, résolue à l’action.

« Un peu avant le chemin vicinal qui conduit à Locriff… un demi-cirque entouré d’arbres… » disait la lettre du sieur Dutreillis. Elle avait donc dépassé l’endroit. Rapidement elle revint sur ses pas et aussitôt aperçut, à droite, le bouquet d’arbres qui lui avait masqué la cabane. S’étant approchée, elle la vit.

C’était une sorte de refuge pour berger ou pour cantonnier, qui s’effritait et se décomposait sous l’action des intempéries. Véronique s’approcha et constata que l’inscription, usée par la pluie et par le soleil, était beaucoup, moins nette que sur le film. Mais les trois lettres étaient visibles, ainsi que le paraphe, et elle distingua même, en dessous, une chose que M. Dutreillis n’avait point notée, le dessin d’une flèche, et un numéro, le numéro neuf.

L’émotion croissait en elle. Bien que l’on n’eût en aucune façon cherché à imiter la forme même de sa signature, c’était bien sa signature de jeune fille. Or, qui avait pu l’apposer ainsi sur une cabane abandonnée, en cette Bretagne où elle pénétrait pour la première fois ?

Véronique ne connaissait plus personne au monde. Par une suite de circonstances, tout son passé de jeune fille s’était, pour ainsi dire, effondré avec la mort de tous ceux qu’elle avait aimés et connus. Alors comment était-il possible que le souvenir de sa signature eût persisté en dehors d’elle et de ceux qui n’existaient plus ? Et puis surtout pourquoi cette inscription, là, à cet endroit ? Que signifiait-elle ?

Véronique fit le tour de la cabane. Aucune autre marque n’y était visible, pas plus que sur les arbres environnants. Elle se rappela que M. Dutreillis avait ouvert et n’avait rien vu à l’intérieur. Pourtant elle voulut s’assurer elle-même qu’il ne s’était pas trompé.

La porte était fermée par un simple loquet de bois qui tournait autour d’une vis. Elle le souleva, et, chose singulière, qu’elle n’aurait su expliquer, il lui fallut faire un effort, non pas physique, mais moral, un effort de volonté, pour tirer cette porte vers elle. Il lui semblait qu’elle allait, par ce petit geste, pénétrer dans un monde de faits et d’événements qu’elle redoutait à son insu.

« Eh bien quoi ? dit-elle, qu’est-ce qui m’arrête ? »

Elle tira brusquement.

Un cri d’horreur lui échappa. Il y avait dans la cabane le cadavre d’un homme. Et, en même temps, à la seconde précise où elle apercevait ce cadavre, elle se rendait compte de l’anomalie qui en était la marque particulière : une des mains de l’homme mort manquait.

C’était un vieillard, dont la barbe grise s’étalait en éventail, et dont les longs cheveux blancs descendaient autour du cou. Les lèvres noircies, une certaine couleur de la peau tuméfiée donnèrent à Véronique l’idée qu’il avait été peut-être empoisonné, car aucune trace de blessure n’apparaissait sur lui, sauf la plaie de son bras, coupé nettement au-dessus du poignet, et qui devait remonter déjà à quelques jours. Ses vêtements étaient ceux d’un paysan breton, propres, mais très usés. Le cadavre était assis sur le sol, la tête appuyée sur le banc, et les jambes recroquevillées.

Autant de constatations que Véronique fit dans une sorte d’inconscience et qui devaient plutôt reparaître ds sa mémoire, car, sur le moment, elle resta là, toute tremblante et les yeux fixes, en balbutiant :

« Un cadavre… un cadavre… »

Elle pensa soudain qu’elle se trompait peut-être et que l’homme n’était pas mort. Mais, ayant touché son front, elle frissonna au contact de la peau glacée.

Pourtant ce geste la sortit de sa torpeur. Elle résolut d’agir et, puisqu’il n’y avait personne dans la campagne environnante, de retourner au Faouët et d’avertir les autorités. Préalablement elle examina le cadavre afin de voir si quelque indice pouvait la renseigner sur son identité.

Les poches étaient vides. Les vêtements et le linge ne portaient aucune marque. Mais, comme elle avait un peu dérangé le cadavre pour effectuer ses recherches, il arriva que la tête pencha vers l’avant et entraîna le buste, qui s’abattit sur les jambes, découvrant ainsi le dessous du banc.

Sous ce banc elle aperçut un rouleau de papier, composé d’une feuille de papier à dessin très mince, et qui était froissée, cassée, presque tordue.

Elle ramassa le rouleau et le déplia. Mais elle n’avait pas achevé ce mouvement que ses mains se mirent à trembler et qu’elle balbutia :

« Ah ! mon Dieu !… ah ! mon Dieu !… »

De toute son énergie, elle voulut s’imposer le calme nécessaire et regarder avec des yeux qui pussent voir et un cerveau qui pût comprendre.

Tout au plus lui fut-il possible de rester ainsi durant quelques secondes. Et, durant ces quelques secondes, à travers un brouillard de plus en plus dense qui lui semblait envelopper ses yeux, elle put discerner un dessin rouge qui représentait quatre femmes crucifiées sur quatre troncs d’arbres.

Et, en avant de ce dessin, la première femme, image centrale, corps raidi sous ses voiles, figure bouleversée par la plus épouvantable des souffrances, mais figure reconnaissable, cette femme crucifiée, c’était elle ! à n’en pas douter, c’était elle, elle-même, Véronique d’Hergemont !

D’ailleurs, au-dessus de la tête l’extrémité du poteau de torture portait, selon la coutume antique, un cartouche avec une inscription fortement appuyée.

Et c’étaient le paraphe et les trois lettres de Véronique jeune fille, V. d’H : Véronique d’Hergemont !

Une convulsion la souleva des pieds à la tête. Elle se dressa, pivota et, tournoyant en dehors de la cabane, tomba sur l’herbe, évanouie.

 

Véronique était une femme bien portante, grande, vigoureuse, d’un équilibre admirable, et dont les épreuves n’avaient jamais pu atteindre la belle santé morale et la splendide harmonie physique. Il fallait des circonstances exceptionnelles et imprévues comme celles-ci, jointes à la fatigue de deux nuits en chemin de fer, pour provoquer un tel désarroi de ses nerfs et de sa volonté.

Cela ne dura pas plus de deux ou trois minutes, d’ailleurs, au bout desquelles son esprit redevint lucide et vaillant.

Elle se releva, retourna vers la cabane, saisit la feuille de papier cartonné et, certes avec une angoisse indicible, mais cette fois avec des yeux qui voyaient et un cerveau qui comprenait, elle regarda.

Les détails d’abord, ceux qui semblaient insignifiants, ou du moins dont la signification ne lui apparaissaient pas. À gauche, il y avait une colonne étroite d’une quinzaine de lignes, non pas écrites, mais composées de lettres non formées, de jambages toujours les mêmes, et qui n’avaient évidemment qu’un but de remplissage.

Cependant, à divers endroits, quelques mots étaient visibles.

Et Véronique put lire : « Quatre femmes en croix » ; plus loin : « Trente cercueils… », et, pour finir, toute la dernière ligne ainsi rédigée :

« La Pierre-Dieu qui donne mort ou vie. »

Toute cette colonne était entourée d’un cadre tracé à l’aide de deux lignes fort régulières, l’une à l’encre noire, l’autre à l’encre rouge, et il y avait, toujours en rouge, au-dessus la représentation de deux faucilles enlacées par une branche de gui, au-dessous la silhouette d’un cercueil.

La partie droite, de beaucoup la plus importante, était remplie par le dessin, dessin à la sanguine, qui donnait à toute la page, avec sa colonne d’explications adjacente, l’apparence d’une feuille, ou plutôt d’une copie de feuille de livre, — quelque grand livre d’images anciennes, où les sujets seraient traités un peu à la manière primitive avec une entière ignorance des règles.

Et c’étaient quatre femmes en croix.

Trois d’entre elles s’enfonçaient à l’horizon, de plus en plus petites, vêtues de costumes bretons, leurs têtes surmontées de coiffures galamment bretonnes, mais d’une mode spéciale qui indiquait un usage local, et qui consistait surtout dans un large nœud noir dont les deux ailes se dépliaient comme les nœuds des Alsaciennes. Et, au milieu de la page, il y avait la chose effrayante dont Véronique ne pouvait détacher son regard terrifié. Il y avait la croix principale, le tronc d’arbre dont les branches inférieures étaient coupées et le long duquel, à droite et à gauche, descendaient les deux bras de la femme.

Les mains et les pieds n’étaient pas cloués, mais fixés par des cordes qui s’enroulaient jusqu’aux épaules et jusqu’en haut des deux jambes réunies. Au lieu du costume breton, la victime portait une sorte de suaire qui tombait presque à terre, allongeant la silhouette mince d’un corps amaigri par le supplice.

L’expression du visage était déchirante, expression de douleur résignée et de grâce mélancolique. Et c’était bien le visage de Véronique, surtout tel qu’il était à l’époque de ses vingt ans, et tel que Véronique se souvenait de l’avoir vu aux heures sombres où l’on contemple dans un miroir ses yeux sans espoir et ses larmes qui coulent.

Et c’était, autour de la tête, l’onde même de ses cheveux épais roulant jusqu’à la ceinture en courbes semblables.

Et, au-dessus, l’inscription : V. d’H.

 

Véronique demeura longtemps à réfléchir, interrogeant le passé, et cherchant à relier dans l’ombre les faits actuels aux souvenirs de sa jeunesse. Mais aucune lueur ne se levait en son esprit. Les mots qu’elle lisait, le dessin qu’elle voyait, rien de tout cela ne prenait le moindre sens pour elle et ne pouvait se prêter à la moindre explication.

Plusieurs fois encore elle examina la feuille de papier. Puis, lentement, sans cesser d’y songer, elle la déchira en menus morceaux que le vent emportait. Lorsque le dernier des morceaux se fut envolé, sa décision était prise. Elle repoussa le cadavre de l’homme, ferma la porte, et, rapidement, s’éloigna vers le village, afin de donner à cette aventure la conclusion judiciaire qui lui convenait pour l’instant.

Mais quand elle revint, une heure plus tard, avec le maire du Faouët, le garde champêtre et tout un groupe de curieux, attirés par ses déclarations, la cabane était vide.

Le cadavre avait disparu.

 

Et tout cela était si étrange, Véronique savait si bien que, dans le désordre de ses idées, il lui était impossible de répondre aux interrogations qu’on lui posait, et de dissiper les soupçons et le doute que l’on pouvait avoir et que l’on avait sur la véracité de son témoignage, sur le motif de sa présence, sur sa raison elle-même, qu’elle renonça du coup à tout effort et à toute lutte. L’aubergiste était là. Elle lui demanda quel était le village le plus proche qu’elle pût atteindre en suivant la route, et si elle arriverait ainsi à une station de chemin de fer qui lui permît de retourner à Paris.

Elle retint les deux noms de Scaër et de Rosporden, commanda une voiture, qui devait la rattraper en cours de route avec sa valise, et partit, protégée d’ailleurs contre toute malveillance par son grand air d’élégance et par sa beauté grave.

Elle partit, au hasard, pour ainsi dire. La route était longue, des lieues et des lieues. Mais elle avait une telle hâte d’en finir avec ces événements incompréhensibles et de retourner vers le calme et vers l’oubli, qu’elle marchait à grands pas, sans même songer que cette fatigue était inutile puisqu’une voiture la suivait.

Elle s’éleva sur des collines, descendit dans des vallons, et elle ne pensait guère, se refusant à chercher la solution de tant d’énigmes qui se posaient à elle. C’était le passé qui remontait à la surface de sa vie, et elle en avait une peur affreuse, de ce passé, qui s’étendait de son enlèvement par Vorski jusqu’à la mort de son père et de son enfant…

Elle ne voulait songer qu’à la toute petite existence qu’elle s’était confectionnée à Besançon. Pas de chagrins là-bas, pas de rêves, pas de souvenirs, et elle ne doutait pas que, au milieu des menues habitudes quotidiennes qui l’enveloppaient dans l’humble maison choisie, elle n’oubliât la cabane abandonnée, le cadavre mutilé de l’homme, et l’épouvantable dessin qui marquait l’inscription mystérieuse.

Mais, un peu avant le gros bourg de Scaër, comme elle entendait derrière elle le grelot d’un cheval, elle vit, à l’embranchement de la route qui conduisait à Rosporden, un pan de mur qui restait d’une maison à demi écroulée.

Et sur ce pan de mur, il y avait à la craie blanche, au-dessus d’une flèche et du numéro 10, l’inscription fatidique : V. d’H.

 

 

IIAU BORD DE L’OCÉAN

 

L’état d’esprit de Véronique changea subitement. Autant elle fuyait avec décision devant la menace du péril qui lui semblait surgir pour elle du mauvais passé, autant elle était résolue à marcher jusqu’au bout sur le chemin redoutable qui s’ouvrait.

Ce revirement provenait de ce qu’une petite lueur flottait brusquement dans les ténèbres. Elle comprenait tout à coup cette chose, assez simple d’ailleurs, que la flèche indiquait une direction, et que le numéro dix devait être le dixième d’une série de numéros qui jalonnaient un trajet partant d’un point fixe pour aboutir à un autre point fixe.

Était-ce un signal établi par quelqu’un et destiné à conduire les pas d’une autre personne ? Peu importait. L’essentiel était qu’il y avait là un fil capable de mener Véronique à la découverte du problème qui l’intéressait : par quel prodige sa signature de jeune fille reparaissait-elle au milieu d’un entrelacement de circonstances tragiques ?

La voiture, envoyée du Faouët, la rejoignait. Elle monta et dit au cocher de se diriger, à une allure très lente, vers Rosporden.

Elle y arriva pour dîner, et ses prévisions ne l’avaient pas induite en erreur. Deux fois elle revit, avant des embranchements, sa signature, accompagnée des numéros 11 et 12.

Véronique coucha à Rosporden, et, dès le lendemain, reprit ses recherches.

Le numéro 12, qu’elle trouva sur le mur d’un cimetière, la lança sur la route de Concarneau, qu’elle atteignit presque, sans avoir aperçu d’autres inscriptions.

Elle pensa donc qu’elle s’était trompée, revint sur ses pas, et perdit toute une journée en investigations inutiles.

Ce n’est que le jour suivant que le numéro 13, fort effacé, lui indiqua la direction de Fouesnant. Puis elle abandonna cette direction, pour suivre toujours selon les signaux, des chemins de campagne où une fois encore elle s’égara.

Enfin elle aboutit, quatre jours après avoir quitté le Faouët, face à l’Océan, sur la grande plage de Beg-Meil.

Elle passa deux nuits au village sans recueillir la moindre réponse aux questions, d’ailleurs discrètes, qu’elle posait. Enfin, un matin, ayant erré parmi les groupes de roches à demi submergées qui entrecoupent la plage, et sur la falaise basse recouverte d’arbres et de taillis qui l’encadre, elle découvrit, entre deux chênes dénudés, un abri de terre et de branches qui avait dû servir à des douaniers. Un petit menhir se dressait à l’entrée. Sur ce menhir, il y avait l’inscription, suivie du numéro 17.

Aucune flèche. En-dessous, un simple point. Voilà tout.

Dans l’abri, trois bouteilles cassées, des boîtes de conserves vides.

« C’était là le but, se dit Véronique. On y a mangé. Des vivres places d’avance, peut-être. »

À ce moment, elle s’avisa que, non loin d’elle, au bord d’une petite baie, qui s’arrondissait comme une conque au milieu de roches voisines, un canot se balançait, un canot à pétrole dont on apercevait le moteur.

Et elle entendit des voix qui venaient du village, une voix d’homme et une voix de femme.

De l’endroit où elle se trouvait, il ne lui fut d’abord possible de voir qu’un homme assez âgé qui portait dans ses bras une demi-douzaine de sacs de provisions, pâtes, légumes secs, et qui les déposa à terre en disant :

« Alors, vous avez fait un bon voyage, m’ame Honorine ?

— Excellent.

— Et où que ça vous étiez ?

— À Paris, dame… huit jour d’absence… des courses pour mon maître…

— Contente de revenir ?

— Ma foi, oui.

— Et vous voyez, m’ame Honorine, que vous retrouvez votre bateau à la même place. Tous les jours, je venais lui faire une visite. Enfin, ce matin, je lui ai enlevé sa toile. Il file toujours bien ?

— À merveille.

— Et puis, vous êtes une fière pilote. Hein, m’ame Honorine, qui aurait dit que vous feriez ce métier-là ?

— C’est la guerre. Tous les jeunes sont partis dans notre île, les autres sont à la pêche. Et puis, plus de services de bateaux chaque quinzaine, comme autrefois. Alors je fais les commissions.

— Mais le pétrole ?…

— On en a en réserve. Rien à craindre de ce côté.

— Eh bien, pour lors, on se quitte, m’ame Honorine. Faut-il vous aider à charger ?

— Pas la peine, vous êtes pressé.

— Eh bien, pour lors, on se quitte, répéta le bonhomme. À la prochaine fois, m’ame Honorine. Je préparerai les paquets d’avance. »

Et il s’éloigna, en criant d’un peu plus loin :

— Tout de même, faites attention aux pointes de récifs qui l’entourent, votre sacré îlot. Vrai, c’est qu’il en a une mauvaise réputation ! C’est pas pour rien qu’on l’appelle l’Île aux Trente Cercueils. Bonne chance, m’ame Honorine. »

Il disparut au tournant d’une roche.

Véronique avait tressailli. Les trente cercueils ! Les mots mêmes qu’elle avait lus en marge de l’horrible dessin !

Elle se pencha. La femme, d’ailleurs, avançait de quelques pas vers le canot et, après avoir déposé d’autres provisions apportées par elle, se retournait.

Véronique la vit alors de face. Elle portait un costume breton et sa coiffe était surmontée de deux ailes de velours noir.

« Ah ! balbutia Véronique… la coiffure du dessin… la coiffure des trois femmes en croix !… »

La Bretonne devait avoir environ quarante ans. Sa figure énergique, brûlée par le soleil et par le froid, était osseuse, taillée durement, mais animée de deux grands yeux noirs intelligents et doux. Une lourde chaîne d’or pendait sur sa poitrine. Son corsage de velours la serrait étroitement.

Elle chantonnait à voix très basse, tout en portant ses paquets et en chargeant le canot, ce qui l’obligeait à s’agenouiller sur une grosse pierre contre laquelle il était amarré. Quand elle eut fini elle regarda l’horizon, où il y avait des nuages noirs. Elle parut cependant ne pas s’en inquiéter, et, défaisant l’amarre, elle continua sa chanson, mais d’une voix plus haute qui permit à Véronique d’entendre les paroles. C’était une mélopée lente, une berceuse pour enfants, qu’elle chantait avec un sourire qui découvrait de belles dents blanches.

 

Et disait la mamanEn berçant son enfant : « Pleure pas. Quand on pleure,La bonn’Vierge aussi pleure.Faut qu’l’enfant chante et riePour qu’la Vierge sourie.Croise les mains, et prieLa bonn’Vierge Marie. »

 

Elle n’acheva pas. Véronique était devant elle, le visage contracté et route pâle.

Interdite, elle murmura :

« Qu’y a-t-il donc ? »

Véronique prononça d’une voix frémissante :

« Cette chanson, qui vous l’a apprise ?… D’où la tenez-vous ?… C’est une chanson que ma mère chantait… une chanson de son pays, de la Savoie… Et jamais je ne l’ai entendue depuis… depuis sa mort… Alors… je veux… je voudrais… »

Elle se tut. La Bretonne la contemplait en silence, d’un air stupéfait, et comme si elle eût été sur le point, elle aussi, de poser des questions.

Véronique répéta :

« Qui vous l’a apprise ?…

— Quelqu’un de là-bas, répondit enfin celle qu’on appelait Madame Honorine.

— De là-bas ?

— Oui, quelqu’un de mon île. »

Véronique dit, avec une sorte d’appréhension :

« L’île aux trente cercueils ?

— C’est un nom qu’on lui donne. Elle s’appelle l’île de Sarek. »

Elles demeurèrent encore à se regarder l’une l’autre, d’un regard où il y avait de la défiance, mêlée à un grand besoin de parler et de savoir. Et, en même temps, elles sentirent toutes les deux qu’elles n’étaient pas ennemies.

Ce fut Véronique qui reprit :

« Excusez-moi, mais, voyez-vous, il y a des choses si déconcertantes… »

La Bretonne hocha la tête d’un air qui approuvait, et Véronique continua :

« Si déconcertantes, si troublantes… Ainsi, savez-vous pourquoi je suis sur cette plage ? Il faut que je vous le dise. Vous seule peut-être pouvez m’expliquer… Voici… Le hasard — c’est un tout petit hasard, et au fond tout découle de lui — m’a fait venir en Bretagne pour la première fois et m’a montré sur la porte d’une vieille cabane abandonnée, au bord de la route, les initiales de ma signature de jeune fille, signature dont je me suis pas servie depuis quatorze ou quinze ans. En continuant la route, j’ai découvert encore plusieurs fois cette inscription, avec un numéro d’ordre chaque fois différent, et c’est ainsi que je suis arrivée ici, sur cette plage de Beg-Meil, et en cette partie de la plage qui était en conséquence le terme d’un trajet prévu et effectué… par qui ? je l’ignore.

— Votre signature, elle est là ? dit Honorine vivement. En quel endroit ?

— Sur cette pierre, au-dessus de nous, à l’entrée de l’abri.

— Je ne vois pas d’ici. Quelles sont les lettres ?

— V. d’H. »

La Bretonne réprima un mouvement. Sa figure osseuse trahit une profonde émotion, et elle dit entre ses dents :

« Véronique… Véronique d’Hergemont.

— Ah ! fit la jeune femme, vous savez mon nom !… vous savez !… »

Honorine lui saisit les deux mains et les garda dans les siennes. Son rude visage s’éclairait d’un sourire. Des larmes mouillèrent ses yeux, tandis qu’elle répétait :

« Mademoiselle Véronique… Madame Véronique, c’est donc vous, Véronique ?… Ah ! mon Dieu ! est-ce possible ! Bonne Vierge Marie, soyez bénie ! »

Véronique était confondue et ne cessait de dire :

« Vous savez mon nom… vous savez qui je suis… Alors vous pouvez m’expliquer toute cette énigme ? »

Après un assez long silence, Honorine répondit :

« Je ne peux rien vous expliquer… Moi non plus je ne comprends pas… Mais nous pouvons chercher ensemble… Voyons, quel était ce village de Bretagne ?

— Le Faouët.

— Le Faouët… je connais. Et cette cabane abandonnée se trouvait ?…

— À deux kilomètres de là.

— Vous l’avez ouverte ?

— Oui. Et c’est cela le plus terrible. Il y avait dans cette cabane…

— Parlez… qu’y avait-il ?

— D’abord le cadavre d’un homme, d’un vieillard, en costume du pays, avec de longs cheveux blancs et une barbe grise… Ah ! ce mort, je ne l’oublierai jamais… Il avait dû être assassiné… empoisonné… je ne sais pas… »

Honorine écoutait avidement, mais ce crime ne semblait lui apporter aucune indication, et elle dit simplement :

« Qui était-ce ? On a fait une enquête ?

— Quand je suis revenue avec des gens du Faouët, le cadavre avait disparu.

— Disparu ? Mais qui l’avait enlevé ?

— Je l’ignore.

— De sorte que vous ne savez rien ?

— Rien. Cependant, la première fois, j’ai trouvé dans la cabane un dessin… un dessin que j’avais déchiré, mais dont le souvenir reste en moi comme un cauchemar qui se renouvelle constamment… Je ne puis le chasser… Écoutez… c’était un rouleau de papier sur lequel, évidemment, on avait reporté la copie d’une vieille image, et cela représentait, oh ! une chose terrifiante… terrifiante… quatre femmes en croix ! Et l’une de ces femmes c’était moi, avec mon nom… Et les autres avaient une coiffure pareille à la vôtre… »

Honorine lui avait serré les mains avec une violence inouïe :

« Que dites-vous ? s’écria la Bretonne. Que dites-vous ? Quatre femmes en croix ?

— Oui, et il était question de trente cercueils, de votre île par conséquent. »

La Bretonne lui mit les mains sur la bouche.

« Taisez-vous ! taisez-vous ! oh ! il ne faut pas parler de tout cela. Non, non, il ne faut pas… Voyez-vous il y a des choses de l’enfer… C’est un sacrilège d’en parler… Taisons-nous là-dessus… Plus tard on verra… une autre année peut-être… Plus tard… Plus tard… »

Elle semblait secouée par la terreur, comme par un vent d’orage qui fouette les arbres et bouleverse la nature entière. Et, subitement, elle tomba à genoux sur le roc, et pria longtemps, courbée en deux, la tête entre ses mains, dans un tel recueillement que Véronique ne lui posa aucune autre question.

Enfin elle se releva et, au bout d’un instant, elle répéta :

« Oui, tout cela est effrayant, mais je ne vois pas que notre devoir en soit changé, et qu’une seule hésitation soit possible. »

Et elle dit gravement à la jeune femme.

« Il faut venir avec moi là-bas.

— Là-bas, dans votre île ? » répliqua Véronique sans cacher sa répugnance.

Honorine lui reprit les mains et continua, toujours de ce même ton un peu solennel qui semblait à Véronique plein de pensées secrètes et inexprimées.

« Vous vous appelez bien Véronique d’Hergemont ?

— Oui.

— Votre père s’appelait ?…

— Antoine d’Hergemont.

— Vous avez épousé un soi-disant Polonais nommé Vorski.

— Oui, Alexis Vorski.

— Vous l’avez épousé après le scandale d’un enlèvement et après une rupture avec votre père ?

— Oui.

— Vous avez eu de lui un enfant.

— Oui, un fils, François.

— Que vous n’avez pour ainsi dire pas connu, car il vous fut enlevé par votre père ?

— Oui.

— Et tous deux, votre père et votre fils, ont disparu dans un naufrage ?

— Oui, ils sont morts.

— Qu’en savez-vous ? »

Véronique ne songea pas à s’étonner de cette question et répondit :

« L’enquête que j’ai fait faire et l’enquête de la justice sont fondées toutes deux sur le même témoignage irrécusable, celui des quatre matelots.

— Qui vous affirme qu’ils n’ont pas menti ?

— Pourquoi auraient-ils menti ? prononça Véronique avec surprise.

— Leur témoignage a pu être acheté… Il a pu leur être dicté d’avance.

— Par qui ?

— Par votre père.

— Quelle idée ! Et puis quoi ! mon père était mort.

— Je vous répèterai : Qu’en savez-vous ? »

Cette fois Véronique parut stupéfaite.

« Où voulez-vous en venir ? murmura-t-elle.

— Un instant. Connaissez-vous les noms de ces quatre matelots ?

— Je les ai connus. Je ne me les rappelle pas.

— Vous ne vous rappelez pas que c’étaient des noms de Bretagne ?

— En effet. Mais je ne vois pas…

— Si vous n’êtes jamais venue en Bretagne, votre père y est venu fort souvent, à cause des livres qu’il écrivait. Il y a même séjourné du vivant de votre mère. Dans ces conditions il a dû entrer en relations avec des hommes du pays. Admettons qu’il ait connu depuis longtemps les quatre matelots, et que ces hommes, dévoués à lui, ou achetés par lui, il les ait engagé spécialement pour cette aventure… Admettons qu’ils aient commencé par déposer votre père et votre fils dans quelque petit port d’Italie, puis que, bons nageurs tous les quatre, ils aient fait couler leur yacht en vue des côtes. Admettons…

— Mais ces hommes existent ! s’écria Véronique avec une agitation croissante. On pourrait les interroger !

— Deux sont morts de leur belle mort il y a quelque années. Le troisième, c’est un nommé Maguennoc, un vieux que vous trouverez à Sarek. Quant au quatrième, vous l’avez peut-être vu tout à l’heure. Avec l’argent que lui a rapporté cette affaire, il a acheté un fonds d’épicerie à Beg-Meil.

— Ah ! celui-là, on peut lui parler tout de suite, dit Véronique frémissante. Allons le chercher.

— Pourquoi faire ? J’en sais plus que lui.

— Vous savez… vous savez…

— Je sais tout ce que vous ignorez. Je puis répondre à toutes vos questions. Interrogez-moi. »

Véronique n’osait pas lui poser la question suprême, celle qui commençait à palpiter dans les ténèbres de sa conscience. Elle avait peur d’une vérité qui n’était peut-être point admissible, vérité qu’elle entrevoyait obscurément, et c’est d’un ton douloureux qu’elle bégaya :

« Je ne comprends pas… je ne comprends pas. Pourquoi mon père aurait-il agi ainsi ? Pourquoi aurait-il voulu que l’on crût à sa mort et à la mort de mon pauvre enfant ?

— Votre père avait juré de se venger…

— Contre Vorski, mais contre moi ?… contre sa fille ?… et une pareille vengeance !…

— Vous aimiez votre mari. Une fois en son pouvoir, au lieu de le fuir, vous avez consenti à l’épouser. Et puis l’injure avait été publique… Et vous connaissiez votre père, son caractère violent, rancunier… sa nature un peu… un peu déséquilibrée, selon son expression.

— Mais depuis ?…

— Depuis !… depuis !… les remords sont venus avec les années, avec la tendresse qu’il portait à l’enfant… et il vous a cherché partout… J’en ai fait des voyages ! à commencer par mon voyage aux Carmélites de Chartres. Mais vous étiez partie longtemps avant… et où ? où vous retrouver ?

— Une annonce dans les journaux…

— Il en a fait une, très discrète forcément à cause du scandale. Quelqu’un a répondu. On a pris rendez-vous. Savez-vous qui est venu au rendez-vous ? Vorski. Vorski, lequel vous cherchait aussi, lequel vous aimait toujours et vous haïssait. Votre père a eu peur et n’a pas osé agir ouvertement. »

Véronique se taisait. Toute défaillante, elle s’était assise sur la pierre et gardait la tête penchée.

Elle murmura :

« Vous parlez de mon père comme s’il vivait encore aujourd’hui…

— Il vit.

— Et comme si vous le voyiez souvent…

— Chaque jour.

— Et d’autre part, — Véronique baissa la voix, — et d’autre part vous ne dites pas un mot de mon fils… Alors j’ai des idées affreuses… il n’a peut-être pas survécu ?… Peut-être est-il mort depuis ? Est-ce pour cela que vous ne parlez pas de lui ? »

Avec un effort, elle releva la tête. Honorine souriait.

« Ah ! je vous en supplie, implora Véronique, dites-moi la vérité… c’est horrible d’espérer plus qu’on ne doit… je vous en supplie… »

Honorine lui entoura le cou de son bras.

« Mais, ma pauvre dame, est-ce que je vous aurais raconté tout cela s’il était mort, mon joli François ?

— Il vit ? il vit ? s’exclama la jeune femme éperdue.

— Mais parbleu ! et ce qu’il est bien portant ! Ah ! c’est un petit gars solide, allez, et d’aplomb sur ses jambes ! et j’ai bien le droit d’en être fière puisque c’est moi qui l’ai élevé, votre François. »

Elle sentit que Véronique s’abandonnait contre elle, sous le poids de sentiments trop lourds, où il y avait certes autant de souffrance que de joie, et elle lui dit :

« Pleurez, ma bonne dame, ça vous fera du bien. Ce sont de meilleures larmes que celles d’autrefois, qu’en dites-vous ? Pleurez, pour que toute votre misère passée s’en aille. Moi, je retourne au village. Vous avez bien quelque valise à l’auberge ? On m’y connaît. Je la rapporte, et nous partons. »

 

Quand la Bretonne revint, une demi-heure après, elle aperçut Véronique debout, qui lui faisait signe de se hâter, et elle l’entendait qui criait :

« Vite !… Mon Dieu, que vous êtes longue ! Il n’y a pas une minute à perdre. »

Honorine cependant ne se pressa pas davantage et ne répondit point. Aucun sourire n’éclairait son âpre visage.

« Eh bien, nous partons ? fit Véronique en l’abordant. Il n’y a pas de retard ? Pas d’obstacle ? Quoi ? on dirait que vous n’êtes plus la même…

— Mais si… mais si…

— Alors, hâtons-nous. »

Avec son aide, Honorine embarqua les valises et les sacs de provisions. Puis, se plantant tout à coup devant Véronique, elle lui dit :

« Ainsi vous êtes bien sûre que la femme en croix représentée par le dessin, c’était vous ?

— Absolument… D’ailleurs, mes initiales au-dessous de la tête…

— C’est étrange, murmura la Bretonne, et bien inquiétant.

— Pourquoi ?… Quelqu’un qui m’aura connue… et qui s’est amusé… Il n’y a là qu’une coïncidence, une fantaisie du hasard qui ressuscite des choses du passé.

— Oh ! ce n’est pas le passé qui me tracasse. C’est l’avenir.

— L’avenir ?

— Souvenez-vous de la prédiction…

— Je ne comprends pas.

— Oui, oui, cette prédiction faite à Vorski à votre propos…

— Ah ! vous savez ?

— Je sais. Et c’est tellement atroce de songer à ce dessin et d’autres choses que vous ignorez, et qui sont beaucoup plus épouvantables. »

Véronique éclata de rire.

«  Comment ! et c’est pourquoi vous hésitez à m’emmener ?… car enfin c’est de cela qu’il s’agit ?

— Ne riez pas. On ne rit pas quand on voit les flammes mêmes de l’enfer. »

La Bretonne prononça ces paroles en fermant les yeux et en se signant. Puis elle reprit :

« Évidemment… Vous vous moquez de moi… Vous pensez que je suis une femme de ce pays, superstitieuse, qui croit aux revenants et aux feux follets. Je ne dis pas tout à fait non. Mais là… là… il y a des vérités qui vous aveuglent !… Vous en parlerez avec Maguennoc, si vous gagnez ma confiance.

— Maguennoc ?

— L’un des quatre matelots. C’est un vieil ami de votre fils. Lui aussi l’a élevé. Maguennoc en sait plus que tous les savants, plus que votre père. Et cependant…

— Et cependant…

— Cependant Maguennoc a voulu tenter le destin et pénétrer au delà de ce qu’on a le droit de connaître.

— Qu’a-t-il fait ?

— Il a voulu toucher, de la main, vous entendez, de sa propre main (c’est lui-même qui me l’a avoué), au fond même des ténèbres.

— Eh bien ! fit Véronique impressionnée malgré elle.

— Eh bien ! sa main a été brûlée par les flammes. Une plaie affreuse, qu’il m’a montrée, que j’ai vue, de mes yeux vue, quelque chose comme la plaie d’un cancer… et il souffrait à tel point ?

— À tel point ?

— Qu’il a dû prendre de sa main gauche une hache et qu’il s’est coupé la main droite lui-même… »

Véronique fut interdite. Elle se rappelait le cadavre du Faouët et elle balbutia :

— Sa main droite ? Vous affirmez que Maguennoc s’est coupé la main droite ?

— D’un coup de hache, il y a dix jours, l’avant-veille de mon départ… c’est moi qui l’ai soigné… Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce que, dit Véronique, d’une voix altérée, parce que l’homme mort, le vieillard que j’ai trouvé dans la cabane abandonnée et qui a disparu, avait eu la main droite récemment coupée. »

Honorine sursauta. Elle eut encore cette sorte d’expression effarée et cet émoi désordonné qui contrastaient avec son attitude ordinaire de calme. Elle scanda :

« Vous êtes sûre ? Oui, oui, c’est bien cela… c’est lui… Maguennoc… Un vieux à longs cheveux blancs n’est-ce pas ? et une barbe qui va en s’élargissant ? Ah ! quelle abomination ! »

Elle se contint et regarda autour d’elle, inquiète d’avoir parlé si fort. De nouveau elle fit le signe de la croix, et prononça lentement, en elle-même presque :

« C’est le premier de ceux qui doivent mourir… il me l’avait annoncé… et le vieux Maguennoc avait des yeux qui lisaient dans le livre de l’avenir aussi bien que dans le livre du passé. Il voyait clair, là où on n’y voit pas. « La première victime ce sera moi, m’ame Honorine. Et quand le serviteur aura disparu, quelques jours après ce sera le tour de son maître… » — Et son maître, c’était ? »… fit tout bas Véronique.

Honorine se redressa et serra les poings d’un air brutal.

« Je le défendrai, celui-là, déclara-t-elle, je le sauverai, votre père ne sera pas la deuxième victime. Non, non, j’arriverai à temps. Laissez-moi partir.

— Nous partons ensemble, dit fermement Véronique.

— Je vous en prie, supplia Honorine, ne vous obstinez pas. Laissez-moi faire. Ce soir même, avant le diner, je vous ramène votre père et votre fils…

— Mais pourquoi ?

— Il y a trop de danger, là-bas… pour votre père… pour vous surtout. Rappelez-vous les quatre croix ! C’est là-bas qu’elles seront dressées… Oh ! il ne faut pas que vous y alliez !… L’île est maudite.

— Et mon fils ?

— Vous le verrez aujourd’hui, dans quelques heures. »

Véronique eut un rire brusque :

« Dans quelques heures ! Mais c’est de la folie ! Comment ! Voilà quatorze ans que je n’ai plus de fils. J’apprends tout à coup qu’il est vivant, et vous me demandez d’attendre avant de l’embrasser ! Mais pas une heure ! J’aimerais mieux risquer mille fois la mort plutôt que de retarder ce moment-là. »

Honorine la regarda, et elle dut comprendre que la résolution de Véronique était de celles qu’il est inutile de combattre, car elle n’insista pas. Pour la troisième fois elle se signa et elle dit simplement :

« Que la volonté de Dieu soit faite. »

Toutes deux prirent place au milieu des colis qui encombraient l’étroite passerelle. Honorine alluma le moteur, saisit le volant, et, avec beaucoup d’adresse, fit évoluer la barque parmi les roches et les écueils qui pointaient à fleur d’eau.

 

 

IIILE FILS DE VORSKI

 

Assise à tribord sur une caisse, et tournée vers Honorine, Véronique souriait. Sourire encore inquiet, indécis, plein de réticence, hésitant comme un rayon de soleil qui cherche à percer les derniers nuages de la tempête, mais sourire heureux tout de même.

Et le bonheur semblait la juste expression de ce visage admirable, empreint de noblesse et de cette pudeur spéciale que donnent à certaines femmes, touchées par des malheurs excessifs, ou préservées par l’amour, l’habitude de la gravité et la suspension de toute coquetterie féminine.

Ses cheveux noirs, un peu gris aux tempes, étaient noués très bas sur la nuque. Elle avait le teint mat d’une méridionale, et de grands yeux d’un bleu très clair et dont tout le globe semblait de la même couleur, pâle comme un ciel d’hiver. Elle était grande, avec des épaules larges et un buste harmonieux.

Sa voix musicale et un peu masculine se faisait légère et joyeuse pour parler du fils retrouvé. Et Véronique ne voulait parler que de cela. En vain la Bretonne essayait d’en venir aux problèmes qui la tourmentaient, et reprenait parfois :

« Voyons, il y a deux choses que je ne m’explique pas. Par qui fut établie cette piste dont les indications vous ont menée du Faouët jusqu’à l’endroit précis où j’atterris toujours, ce qui donnerait à penser que quelqu’un a été du Faouët à l’île de Sarek ? Et puis, d’autre part, comment le père Maguennoc a-t-il quitté l’île ? Est-ce volontairement ? Ou bien est-ce son cadavre que l’on a porté ? Et alors par quel moyen ?

— Est-ce bien la peine ?… objectait Véronique.

— Mais oui. Pensez donc ! En dehors de moi qui, avec mon canot, m’en vais tous les quinze jours aux provisions, soit à Beg-Meil, soit à Pont-l’Abbé, il n’y a que deux barques de pêcheurs, qui s’en vont toujours bien plus haut sur la côte, jusqu’à Audierne, où ils vendent leur pêche. Alors comment Maguennoc a-t-il pu traverser ? En outre, est-ce lui-même qui s’est tué ? Mais alors pourquoi son cadavre aurait-il disparu ? »

Mais Véronique protestait.

« Je vous en supplie… cela n’a pas d’importance pour le moment. Tout s’éclaircira. Parlons de François. Alors vous disiez qu’il était arrivé à Sarek ?… »

Et Honorine cédait aux prières de la jeune femme.

« Il est arrivé dans les bras du pauvre Maguennoc, quelques jours après qu’on vous l’avait pris. Maguennoc, à qui M. d’Hergemont avait fait la leçon, raconta qu’une dame étrangère lui avait confié l’enfant, et il le fit nourrir par sa fille, qui est morte depuis. Moi, j’étais en voyage, placée depuis dix ans chez des Parisiens. Quand je revins, c’était déjà un beau petit gars qui courait les landes et les falaises. C’est alors que je pris du service chez votre père, qui s’était installé à Sarek. Quand la fille de Maguennoc mourut, on recueillit l’enfant chez nous.

— Mais sous quel nom ?

— Sous son nom de François… François tout court. M. d’Hergemont se faisait appeler M. Antoine. L’enfant l’appelait grand-père, Personne n’y trouva jamais rien à dire.

— Et comme caractère ? demanda Véronique avec une certaine anxiété.

— Oh ! de ce côté, c’est une bénédiction ! répondit Honorine. Rien du père… et rien non plus du grand-père, comme M. d’Hergemont l’avoue lui-même. Un enfant doux, aimable, obligeant. Jamais de colère… toujours de bonne humeur. C’est par là qu’il a fait la conquête de son grand-père, et c’est ainsi que M. d’Hergemont est revenu vers vous, tellement le petit-fils lui rappelait la fille qu’il avait reniée. « Tout le portrait de sa mère, disait-il. Véronique était comme lui douce et tendre, aimante et caressante. » Et alors il a commencé à vous rechercher, d’accord avec moi, à qui, peu à peu, il s’était confié. »

Véronique rayonnait de joie. Son fils lui ressemblait ! Son fils était bon et souriant !

« Mais, dit-elle, est-ce qu’il me connaît ? Sait-il que sa mère est vivante ?

— S’il le sait ! M. d’Hergemont voulait garder le secret, d’abord. Mais je n’ai pas tardé à tout dire.

— Tout ?

— Non. Il croit que son père est mort et qu’à la suite du naufrage où M. d’Hergemont et lui, François, ont disparu, vous êtes entrée en religion sans qu’on puisse vous retrouver. Et ce qu’il est avide de nouvelles, quand je reviens de voyage ! Ce qu’il espère, lui aussi ! Ah ! sa maman, il l’aime bien, allez ! C’est toujours lui qui chante cette chanson que vous avez entendue et que son grand-père lui a apprise.

— Mon François… mon petit François !…

— Ah ! oui, il vous aime, continua la Bretonne. Il y a maman Honorine. Mis vous, vous êtes maman tout court. Et c’est pour vous chercher qu’il a hâte de devenir grand et de terminer ses études.

— Ses études ? Il travaille ?…

— Avec son grand-père, et, depuis deux ans, avec un brave garçon que j’ai ramené de Paris, Stéphane Maroux, un mutilé de la guerre, décoré sur toutes les coutures et réformé à la suite d’opérations internes. François s’est attaché à lui de tout son cœur. »

Le canot filait rapidement sur la mer paisible où il creusait un angle d’écume argentée. Les nuages s’étaient dissipés à l’horizon. La fin de la journée s’annonçait calme et sereine.

« Encore ! encore ! répétait Véronique, qui ne se lassait pas d’écouter ; voyons, comment s’habille-t-il, mon fils ?

— Des culottes courtes, qui laissent ses mollets nu, une grosse chemise, en molleton avec des boutons d’or, et un béret, comme son grand ami, M. Stéphane, mais mais un béret rouge, le sien, et qui lui va à ravir.

— Il a d’autres amis que M. Maroux ?

— Tous les gars de l’île autrefois. Mais, sauf trois ou quatre mousses, les autres, depuis que les pères sont à la guerre, ont quitté l’île avec les mères et travaillent sur la côte à Concarneau, à Lorient, laissant les vieux seuls à Sarek. Nous ne sommes plus qu’une trentaine dans l’île.

— Alors, avec qui joue-t-il ? Avec qui se promène-t-il ?

— Oh ! pour cela, il a le meilleur des compagnons.

— Ah ! et qui ?

— Un petit chien que Maguennoc lui avait donné.

— Un chien ?

— Et le plus drôle qui soit, mal fichu, ridicule, demi-barbet et demi-fox, mais si amusant, si cocasse ! Ah ! c’est un type que M. Tout-Va-Bien.

— Tout-Va-Bien ?

— François l’appelle ainsi, et aucun nom ne lui conviendrait mieux. Il a toujours l’air heureux, content de vivre… indépendant, d’ailleurs, disparaissant des heures, même des jours entiers, mais toujours là quand on a besoin de lui, quand on est triste et que les choses ne marchent pas comme on voudrait. Tout-Va-Bien déteste les larmes, les gronderies, les querelles. Sitôt qu’on pleure ou qu’on fait mine de pleurer, il s’asseoit sur son derrière, en face de vous, fait le beau, ferme un œil, ouvre l’autre à moitié, et semble si bien rire lui-même que l’on éclate de rire. «  Allons, mon vieux, dit François, tu as raison, tout va bien. Faut pas s’en faire, n’est-ce pas ?  » Et lorsque l’on est consolé, Tout-Va-Bien s’éloigne en trottinant. Son devoir est accompli. »

Véronique riait et pleurait à la fois. Longtemps elle garda le silence, s’assombrissant peu à peu et envahie par un désespoir qui submergeait toute sa joie. Elle pensait à tout ce qu’elle avait perdu de bonheur durant ces quatorze années où elle était restée mère sans enfant, portant le deuil d’un fils qui vivait. Tous les soins que l’on donne à l’être qui naît, toute la tendresse dont on l’entoure et qu’on reçoit de lui, toute la fierté que l’on éprouve à le voir grandir et à l’entendre parler, tout ce qui réjouit une mère, et l’exalte, et fait déborder son cœur d’une affection chaque jour renouvelée, tout cela elle ne l’aurait pas connu.

« Nous sommes à mi-chemin, » dit Honorine.

Elles filaient en vue des îles de Glenans. À leur droite la pointe de Penmarch, dont elles suivaient parallèlement les côtes à quinze milles de distance, dessinait une ligne plus sombre qui ne se distinguait pas toujours de l’horizon.

Et Véronique songeait à son triste passé, à sa mère dont elle se souvenait à peine, à sa longue enfance auprès d’un père égoïste et maussade, à son mariage, ah ! son mariage surtout ! Elle évoquait ses premières rencontres avec Vorski, alors qu’elle n’avait que dix-sept ans. Comme elle avait eu peur tout de suite de cet homme bizarre, le redoutant à la fois et subissant son influence, comme on subit à cet âge l’influence de ce qui est mystérieux et incompréhensible !

Puis c’était la journée détestable de l’enlèvement, et les autres qui suivirent, plus détestables encore, les semaines où il l’avait tenue enfermée, la menaçant et la dominant de toute sa puissance mauvaise. Et c’était la promesse d’union qu’il lui avait arrachée, pacte contre lequel s’insurgeaient tous les instincts et toute la volonté de la jeune fille, mais à quoi il lui semblait qu’elle devait souscrire après un tel scandale et puisque son père y consentait.

Sa pensée se cabra devant les souvenirs de son année de mariage. Cela, non, jamais, même aux pires heures où les cauchemars du passé vous obsèdent comme des fantômes, jamais elle ne consentait à ressusciter, dans le secret de son esprit, cette époque avilissante, les déboires, les meurtrissures, la trahison, la vie honteuse de son mari qui, sans vergogne, avec une fierté cynique, se montrait peu à peu tel qu’il était, s’enivrant, trichant au jeu, volant ses camarades de fête, escroc et maître chanteur, et donnant à sa femme l’impression, qu’elle conservait encore et qui la faisait frissonner, d’une sorte de génie du mal, cruel et déséquilibré.

« Assez rêvé, madame Véronique, dit Honorine.

— C’est autre chose que des rêves et des souvenirs, répondit-elle, c’est le remords.

— Des remords, vous, madame Véronique, vous dont la vie n’a été qu’un martyre.

— Un martyre qui fut une punition.

— Mais tout cela est fini, madame Véronique, puisque vous allez retrouver votre fils et votre père. Allons, voyons, ne pensez qu’à être heureuse.

— Heureuse, puis-je l’être encore ?

— Si vous pouvez l’être ! Vous allez voir ça et avant longtemps ! Tenez, voici Sarek. » Honorine prit sous son banc, dans un coffre, un gros coquillage dont elle se servait comme d’une conque, à la manière des matelots d’autrefois, et, appliquant ses lèvres à l’ouverture, gonflant les joues, elle en tira quelques notes puissantes, pareilles à des mugissements, qui emplirent l’espace.

Véronique l’interrogea du regard.

« C’est lui que j’appelle, dit Honorine.

— François ! vous appelez François !

— À chacun de mes retours, il en est ainsi. Il dégringole du haut des falaises où nous habitons, et il vient jusqu’au môle.

— Alors je vais le voir ? fit Véronique toute pâle.

— Vous allez le voir. Doublez votre voilette pour qu’il ne vous reconnaisse pas d’après vos portraits. Je vous parlerai comme à une étrangère qui vient visiter Sarek. »

On apercevait l’île distinctement, mais le pied des falaises était caché par une multitude d’écueils.

« Ah ! oui, des écueils, ce n’est pas ça qui manque ! Ça grouille comme un banc de harengs, s’écria Honorine, qui avait dû éteindre le moteur et se servait de deux petites rames très courtes. Tenez, la mer était calme tout à l’heure. Ici, jamais. » C’étaient, en effet, des milliers et des milliers de menues vagues qui s’entre-choquaient, se brisaient entre elles, et livraient aux roches d’incessantes et d’implacables batailles. Le canot semblait naviguer sur le remous d’un torrent. À aucun endroit il n’était possible de discerner un lambeau de mer bleue ou verte parmi le bouillonnement de l’écume. Rien que de la mousse blanche, comme battue par l’inlassable tourbillon des forces qui s’acharnaient contre les dents pointues des écueils.

« Et, tout autour, c’est comme cela, reprit Honorine, à tel point que Sarek n’est pour ainsi dire abordable qu’en barque. Ah ! ce n’est pas chez nous que les Boches auraient pu établir une base de sous-marins. Par précaution, des officiers de Lorient sont bien venus, il y a deux ans, pour en avoir le cœur net, rapport à quelques cavernes qui sont du côté de l’ouest et où on ne peut pénétrer qu’à marée basse. C’était du temps perdu. Rien à faire, chez nous. Pensez donc, c’est comme une poussière de rochers tout alentour, et de rochers pointus et qui mordent par en-dessous comme des traîtres. Et, bien que ce soient les plus dangereux, c’est peut-être encore les autres qu’il faut le plus craindre, les grands que l’on voit, et qui ont leur nom et leur histoire de crimes et de naufrages. Ah ! ceux-là… »

Sa voix se faisait sourde. D’une main hésitante, qui semblait avoir peur du geste ébauché, elle désigna quelques récifs qui se dressaient en masses puissantes de formes diverses, animaux accroupis, donjons crénelés, aiguilles colossales, têtes de sphynx, pyramides grossières, tout cela d’un granit noir teint de rouge, et comme trempé dans du sang.

Et elle chuchota :

« Ah ! ceux-là, ils gardent l’île depuis des siècles et des siècles, mais comme des bêtes féroces qui n’aiment qu’à faire le mal et donner la mort. Ceux-là… ceux-là… Non, il vaut mieux n’en parler jamais, ni même y penser. Ce sont les trente bêtes féroces… Oui, trente, Véronique… il y en a trente… »

Elle fit le signe de la croix, et, plus calme, reprit :

— Il y en a trente. Votre père dit qu’on appelle Sarek l’île aux trente cercueils, parce que l’instinct populaire a fini par confondre, dans cette occasion, les deux mots écueils et cercueils. Peut-être… évidemment… Mais tout de même ce sont de vrais cercueils, madame Véronique, et si on pouvait les ouvrir on y trouverait, bien sûr, des ossements et des ossements… M. d’Hergemont le dit lui-même, Sarek vient du mot sarcophage, qui est, selon son expression, la forme savante du mot cercueil. Et puis, il y a mieux… »

Honorine s’interrompit, comme si elle eût voulu penser à autre chose et, désignant un récif :

« Tenez, madame Véronique, après ce gros-là, qui nous barre la route, vous verrez, par une éclaircie, notre petit port, et, sur le quai, le béret rouge de François. »

Véronique avait écouté d’une oreille distraite toutes les explications d’Honorine. Elle se pencha davantage hors du canot pour aviser plus tôt la silhouette de son fils, tandis que, malgré elle, reprise par l’idée obsédante, la Bretonne continuait :

« Il y a mieux. L’île de Sarek, et c’est pour cela que votre père l’a choisie comme résidence, contient une série de dolmens qui n’ont rien de remarquable, mais qui ont cette particularité d’être tous à peu près semblables. Or, savez-vous combien il y en a de ces dolmens ? Trente ! trente, comme les principaux écueils. Et ces trente-là sont distribués autour de l’île, sur les falaises, juste en face des trente écueils, et chacun d’eux porte le même nom que l’écueil qui lui correspond. Dol-er-H’roeck, Dol-Kerlitu, etc. Qu’en dites-vous ? »

Elle avait prononcé ces noms de cette même voix craintive avec laquelle elle parlait de toutes ces choses, et comme si elle eût redouté d’être entendue de ces choses mêmes, animées par elle d’une vie redoutable et sacrée.

« Qu’en dites-vous, madame Véronique ? Oh ! dans tout cela il y a bien du mystère, et il vaut mieux, encore une fois, garder le silence. Je vous raconterai cela quand nous serons parties, loin de l’île, et que votre petit François sera dans vos bras, entre votre père et vous… »