Au diable Cendrillon - Maria Domeni - E-Book

Au diable Cendrillon E-Book

Maria Domeni

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Beschreibung

Six amies, six destins croisés, six jeunes femmes qui ont tant à se partager !

Au diable Cendrillon présente les récits croisés de six amies dans le début de la trentaine.
Entre amours désabusés, galères professionnelles, alcool, voyage, maternité, obsession de la minceur, sexualité positive et espoirs déchus, nos héroïnes en voient de toutes les couleurs.

Dans ce cinglant portrait de la génération Y, elles érigent l’imperfection en art de vivre et s’accrochent à leur amitié faite de cette insolence joyeuse qui caractérise les femmes d’aujourd’hui.

Découvrez cette romance haut en couleur, où l'imperfection et la légèreté sont érigées en art de vivre.

EXTRAIT

Fanny se sent mal à l’aise. Elle a pourtant toujours aimé les tournages, les ambiances de plateau, les strass et les paillettes. Mais aujourd’hui quelque chose a changé. Elle est retournée vivre chez sa mère, a fêté ses vingt-huit ans en tête à tête avec son chat. Sa mère avait déserté l’appartement pour fuir à Venise avec son dernier amant en date. Venise, banal. Dans deux ans, elle aura trente ans, voilà le vrai problème. Fanny se rend compte à quel point sa situation de pseudo-actrice-figurante pour des séries télé et des spots publicitaires ne peut pas continuer. À vingt ans c’est cool, à trente : pathétique. Elle doit se trouver un autre rêve, elle a passé l’âge de devenir une future Marion Cotillard. Sa cigarette s’est consumée entre ses doigts, la chaleur du mégot la tire de ses pensées, elle l’écrase violemment contre le béton.
— Je dois trouver autre chose, je peux pas rester chez ma mère comme une ado attardée.
Fanny se parle à elle-même en regardant ses pieds. Mais quoi ? Elle n’a jamais réussi à garder un emploi plus de six mois ; secrétaire, vendeuse, serveuse, elle a tout essayé et laissé tomber dès la première confrontation avec un supérieur. Prétentieuse, elle partait la tête haute, persuadée qu’il ou elle regretterait son comportement le jour où il ou elle verrait son nom placardé dans tout Paris. Il ou elle, tous, se sentiraient honteux d’avoir un jour mal parlé à une star de renommée internationale. Fanny a plaqué ses jobs les uns après les autres sans jamais une once de remords, comme les hommes. Alimentaires. Ne pas regarder derrière : rien de constructif, ne pas regarder devant : trop effrayant. Et le présent, elle en fait quoi ? Rien. Fanny profite, prend son plaisir où elle peut et comme elle peut, dans le sexe, l’alcool, la drogue financée par quelques cachets d’intermittent et surtout une longue liste d’amants. Elle s’allume une autre cigarette, elle est décidée à changer, reste à trouver comment.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Maria Domeni a écrit Au diable Cendrillon entre deux voyages, en souvenirs de ses années et amies parisiennes, avec nostalgie et un humour parfois grinçant. Il s’agit de son premier roman.

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1

Comment font ces filles qui couchent le premier soir ?

Laure observe Saïd, ses yeux de biche la fascinent. Comment un homme peut-il avoir des cils aussi longs ? Il a mis du khôl, ce qui renforce la douceur de son regard. Il parle, elle n’écoute pas. Elle a envie de lui, elle voudrait qu’ils finissent la nuit ensemble. Elle contemple ses yeux. Elle a envie de l’embrasser, de lui dire qu’elle le trouve beau. Il continue de parler. Elle n’écoute pas. Elle aimerait trouver le courage d’exprimer ce qu’elle ressent, lui dire droit dans les yeux son désir : elle veut lui faire l’amour, là, tout de suite, maintenant. Elle se tait, il la fascine. Il parle toujours. Ils attendent leur commande. Pour elle, un cheeseburger salade, pour lui, une entrecôte accompagnée de frites. Elle ne peut s’empêcher de fixer ses yeux, elle sent le désir monter en elle. Il parle toujours :

— Tu en penses quoi ?

Il la fixe intensément, elle se rend compte qu’il ne parle plus, il réitère sa question :

— Tu en penses quoi ?

La question la tire violemment de ses pensées. Elle en pense quoi de quoi ? Panique. Elle tente de se rappeler quelques mots saisis au hasard : « football », « Brésil », « coupe du monde », qu’est-ce qu’elle s’en fout. Réponse banale :

— Je ne sais pas, j’ai jamais vraiment aimé le foot.

Son avis, de toute façon, n’a pas l’air de compter. Il se remet à parler. Il l’a invitée au restaurant par principe. Il parle pour parler. Ça fait partie du jeu. L’homme n’est pas un animal, enfin pas tout à fait, difficile de sauter directement sur quelqu’un sans devoir se plier à certains codes sociaux. Heureusement Mai 68 a simplifié les choses. Il le sait, elle le sait. Ils dînent par principe. Les plats arrivent. Elle fixe son cheeseburger avec l’envie soudaine de le manger avec les doigts comme au fast-food. Elle jette un regard autour d’elle, le décor ne s’y prête pas, typique brasserie parisienne, où couteaux et fourchettes tintent, tous avalent petite bouchée après petite bouchée en continuant leur conversation. À ce rythme, sans parler la bouche pleine, son cheeseburger sera froid sans qu’elle soit encore parvenue à la moitié. Elle réprime un sourire. Laure fixe de nouveau son cheeseburger et tente d’opérer avec sa fourchette et son couteau une intervention périlleuse ; une petite bouchée, certes, pas seulement de pain ou de viande ou de fromage, mais d’un peu de tout en une seule fois. Opération compliquée, elle est concentrée.

— Tu as des frères et sœurs ?

Elle relève la tête.

— Hein ?

— Des frères et sœurs ?

Question plus intime que son avis sur le foot.

— Oui, on est cinq, j’ai deux sœurs et deux frères, tous plus petits, et toi ?

Rhétorique de politesse. Elle se moque de savoir combien de frères et sœurs il peut bien avoir. Mais ils doivent continuer leur conversation, ne pas laisser le vide s’installer ; leur gêne augmenterait.

— On est huit.

La surprise doit se lire sur son visage, car Saïd s’empresse d’ajouter :

— Quatre filles, quatre garçons, comme toi je suis l’aîné.

Premier point commun ; un début. Elle a réussi à couper son cheeseburger ; du pain, de la viande, du fromage, de la salade et même un bout d’oignon, en une bouchée. Elle se demande si le morceau n’est pas trop gros. Elle se sent ridicule. Elle sourit. Regarde sa fourchette, se dit qu’elle n’arrivera jamais à avaler tout ça sans ressembler à un hamster. Elle lutte contre le fou rire, il ne la regarde pas, il se bat, armé de son couteau, contre son entrecôte. Elle profite de la situation, enfourne sa bouchée et tente de mâcher le tout en gardant la bouche fermée. Saïd s’attaque aux frites avec ses doigts ; cette observation, bizarrement, la rassure. Elle réussit à déglutir sans s’étouffer.

La conversation continue sur un mode plus intime. Elle lui parle de sa famille, de son enfance en province, de ses frères et sœurs qui lui manquent, parfois. Elle lui avoue son besoin de rentrer, souvent. Paris l’oppresse. Il lui raconte son enfance en banlieue, lui parle de son père, de la honte qu’il éprouve depuis que sa mère a dû, elle aussi, trouver un travail de femme de ménage pour affronter les difficultés de la famille. Histoire classique d’une provinciale venue faire ses études à Paris, histoire classique d’un jeune de banlieue issu de l’immigration. Ils rient. La glace est brisée. Ils commandent le dessert. Elle avale son île flottante en lui parlant de son travail, elle est monteuse dans une boîte de production qui ne compte pas plus de trois employés en plus des deux patrons. Il lui raconte qu’il a passé un bac pro plomberie sans trop savoir pourquoi. Maintenant il est magasinier dans une grande surface.

Leur dîner terminé, ils se regardent en silence. De nouveau, cette question : comment font les filles qui couchent le premier soir ? Prise au piège entre son désir et sa conscience, Laure a le sentiment que c’est trop tôt, mais « trop tôt » pour quoi ? Pour lui ? Pour elle ? Elle ne s’attend pas non plus à ce que ce soit l’amour fou, là, tout de suite, alors ? Pourquoi cette gêne ? Pourquoi ce frein à ses propres pulsions ? Peur de passer pour une fille facile ? Ridicule, aujourd’hui tout le monde se donne à tout le monde, égalité hommes-femmes. Juste quelques règles à respecter, pour la forme. Il l’a invitée au restaurant, ils ne se sont pas sautés dessus dès leur première rencontre il y a deux jours. D’ailleurs, théoriquement, il ne s’agit plus de leur premier soir. Ils fêtaient l’anniversaire d’une amie commune, il lui a fait une blague, elle a ri, il lui a demandé son prénom, elle lui a répondu, il lui a demandé son numéro, elle le lui a donné. Le lendemain, il a envoyé un SMS :

Saïd : Un dîner demain soir ?

Elle a répondu :

Laure : OK, où ? Quelle heure ?

Ils sont au restaurant, ils se regardent, elle lui sourit, il lui sourit. Le serveur apporte l’addition, il la prend.

— Laisse, c’est pour moi.

Elle riposte pour la forme. Il paie. Ils sortent, marchent en silence. Aucun ne sait comment envisager la suite.

— Tu m’accompagnes à l’arrêt de bus ? a-t-elle dit, comme elle aurait pu dire autre chose, juste pour briser le silence.

Il acquiesce. Elle voit le bus arriver, ils sont encore loin de l’arrêt ; spontanément, elle se retourne vers lui, lui dit merci, l’embrasse sur la joue, court et saute dans le bus. Il reste abasourdi.

Elle s’assoit dans le bus, se sent lâche, mais paradoxalement soulagée. Laure se rend soudain compte qu’elle a laissé Saïd planté au milieu du trottoir. Prise de remords, elle sort son téléphone et tape un SMS :

Laure : À bientôt.

Elle hésite avec des points de suspension et un point d’interrogation, puis opte plutôt pour un smiley clin d’œil.

Juliette observe les escaliers avec désespoir. Pourquoi ils n’ont pas mis des escalators à cette station. LA station de métro où ELLE vit. Elle se jure que pour son prochain appartement, elle prêtera attention à ce genre de détails. Elle jette un regard à sa valise qui lui semble de taille disproportionnée. Juliette se décide sur la meilleure façon de l’empoigner et commence, lentement, à monter les marches.

Victoire jette un rapide coup d’œil à sa montre : 11 h 30. Elle est en avance. Elle ralentit sa marche. Prend le temps d’observer à la dérobée son reflet dans les vitrines des magasins. Elle a minci, elle se sent bien, elle se sent belle. De profil, son ventre paraît presque plat. Encore quelques efforts et le petit bourrelet, qui l’obsède tant, aura disparu. Depuis deux mois, déjà, elle suit un régime strict. Bon, elle s’est accordé quelques écarts, mais le résultat est là : elle a perdu huit kilos. Elle s’est pesée ce matin, à jeun évidemment. Cinquante-huit kilos, elle se sent plus légère, plus libre aussi. Encore cinq kilos et elle sera en paix avec son corps, elle en a l’intime conviction. Elle sourit à son reflet. Auto-encouragement fondamental si elle veut réussir à tenir deux mois de plus ce régime draconien. Pas facile de supprimer le chocolat, le fromage, les pâtisseries, les hamburgers, les chips, le beurre et autres aliments néfastes pour sa silhouette. Parfois, elle en rêve la nuit. Au réveil, elle culpabilise ; pour punir son inconscient, elle ne se permet, pour petit déjeuner, qu’une tasse de thé.

Victoire arrive à la boutique avec une demi-heure d’avance, sa collègue l’accueille en souriant :

— T’as bonne mine, ma chérie !

— Merci.

— T’es en avance.

— Je sais, je suis venue à pied, je n’avais aucune idée du temps, finalement c’est pas si loin, ça m’a pris seulement vingt minutes.

— Faut croire que marcher t’a fait du bien, t’es rayonnante.

Galvanisée par les propos de sa collègue, Victoire descend se changer dans la réserve en souriant. En l’enfilant, elle sent que le pantalon de son uniforme tombe légèrement sur ses hanches, elle est persuadée que deux mois auparavant il lui serrait la taille. Elle sourit, décidément, c’est une bonne journée.

« Si tu jouis c’est que je suis dans ta... »

— Putain, Tara, coupe le son !!!

Laure hurle depuis son lit, Tara entrouvre la porte, passe sa tête dans l’embrasure et lui lance :

— Qu’est-ce que tu fous là, je pensais pas que t’étais rentrée dormir, t’avais pas rendez-vous hier soir ?

Elle lui fait un clin d’œil, Laure lui jette son oreiller, Tara claque la porte. Laure l’entend rire, elle crie de nouveau :

— Coupe le son, Tara, Booba au réveil c’est pas possible !

Tara ne coupe pas le son mais baisse un peu le volume. Elle entrouvre de nouveau la porte.

— Je te prépare un café ?

Laure fixe le plafond de sa chambre. Pourquoi je suis dans mon lit ? Tara réitère sa question :

— Hey, Cendrillon, un café ?

Laure daigne enfin tourner la tête vers elle et acquiesce. Elle n’a aucune envie de sortir de son lit, rien que l’idée du carrelage froid de la cuisine sous ses pieds lui donne un frisson. Il fait chaud sous sa couette. Finalement, l’odeur du café aidant, elle se décide à rejoindre Tara dans la cuisine, prête à affronter toutes ses questions : « Alors ? Ta soirée ? T’as mangé où ? T’as mangé quoi ? C’est lui qui a payé, j’espère, c’était bon ? Vous avez parlé de quoi ? Tu vas le revoir ? Il te plaît ? » Sans oublier la fatidique question : « Pourquoi t’es rentrée ? Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Laure s’assoit l’air renfrogné, Tara verse du café dans un mug qu’elle lui tend. Laure saisit la tasse en évitant de regarder sa colocataire dans les yeux. Au lieu de la poser sur la table, elle la garde entre les mains, la chaleur la réconforte, elle fixe le fond de la tasse en soufflant sur le café brûlant, la vapeur lui réchauffe le visage. Tara, accoudée à l’évier, la regarde attentivement, elle attend que Laure se décide à lui adresser la parole. Laure réfléchit à ce qu’elle peut lui raconter : la soirée fut vraiment loin d’être croustillante, elle se décide pour la vérité avec une pointe d’ironie.

— Il m’a invitée dans une brasserie près d’Opéra, j’ai pris un cheeseburger, on a parlé, il a payé, j’ai pris le bus de nuit et je suis rentrée. Passionnant !!!

— Et ?

— Et quoi ?

— Bah je ne sais pas, moi, il n’a pas essayé de t’embrasser ? Est-ce qu’il te plaît, au moins ?

Tara, t’es vraiment chiante avec tes questions. Laure garde sa réflexion pour elle.

— Je sais pas.

— Comment ça, tu sais pas ?

Laure décide de couper court à l’interrogatoire.

— Je sais pas, on doit se revoir, je te raconterai.

— OK.

Tara lève les yeux au ciel en soupirant, elle se retourne vers l’évier et se met, bruyamment, à nettoyer la vaisselle.

— Tu fais quoi aujourd’hui ?

Décidément, Tara a envie de parler, dans un effort monumental, Laure serre les dents pour ne pas lui envoyer une réplique sèche pouvant envenimer à jamais leur cohabitation. Ce matin, elle voulait du silence, boire son café en silence. Au moins, le café, elle n’a pas eu à le préparer. Elle sourit.

— Merci.

— Pour ?

— Pour le café.

Depuis dix bonnes minutes, Doris fixe la table où elle a déversé, dans un geste de rage, tous les comprimés. Prendra ? Prendra pas ? Elle se sent bien. Elle sait que son état est passager, elle doit continuer son traitement. Mais elle se sent vraiment bien, elle lutte. Déjà six mois et sûrement à vie. Comment peut-on prendre ces gélules indigestes à vie ? Pourquoi son cerveau n’est pas normal ? Pourquoi elle ?

Doris se lève, attrape un verre et laisse couler l’eau du robinet. Au bout d’un moment, une éternité, elle se décide à le remplir. Elle retourne à la table, de nouveau son regard fixe les comprimés. Elle s’assoit. Dehors, il pleut. Une profonde inspiration, une longue expiration ; deux gélules, elle les porte à sa bouche et tente de les noyer dans une grande gorgée d’eau. Elle les sent passer dans sa gorge. Elle grimace. Les larmes lui montent aux yeux. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Elle en veut aux médecins, psychologues et psychiatres, elle en veut à sa mère, à son père et même à ses amis qui ne comprennent rien à son état, elle en veut au monde entier. Elle ravale ses larmes et balaie la table de sa main, les comprimés en roulant sur le sol font écho à la pluie, elle trouve ça beau, se calme et se dirige vers la douche.

Enfin à la maison ! Juliette laisse sa valise dans l’entrée et se jette sur son sofa. Enfin seule ! Un mois chez ses parents… Certes, les petits plats de maman, les amis d’enfance, la piscine, les montagnes, le soleil auraient pu lui faire passer des vacances magnifiques. Mais les prises de tête avec son beau-père, les roucoulades de sa génitrice, lui ont donné constamment la vague impression de déranger. Elle balaie du regard son minuscule studio. Oui, elle est vraiment heureuse d’être enfin chez elle : à Paris. La montagne, c’est beau, mais un mois c’est suffisant. Ses pensées vont vers Laure, la pauvre n’a pu prendre qu’un week-end au mois d’août. Elles ont tout de même trouvé le temps de se voir et, comme pendant leur adolescence, elles ont passé une journée à barboter au bord de la piscine en parlant des heures de tout et de rien, mais surtout de rien ! Impossible pour Juliette de se remémorer sur quoi portaient leurs propos. Quinze ans qu’elles se connaissent et pourtant elles ont toujours autant à se raconter. Elles ont étudié au même lycée à Grenoble. Après le bac, elles sont parties ensemble à Paris, poussées par la même envie de changement, d’indépendance, la même envie de fuir les montagnes oppressantes, leurs familles étouffantes.

Juliette attrape son téléphone perdu au fond de son sac, Laure décroche dès la première sonnerie.

— T’es rentrée ?

Sa joie sincère laisse Juliette sans voix.

— Allô ? T’as le temps demain pour un café ?

— Je finis à 17 heures, on peut se retrouver devant le McDo de République vers 17 h 30 ?

— Ça marche, à demain poulette.

— À demain.

Ni bonjour ni politesse, aucun besoin de s’éterniser au téléphone, elles savent que, demain, elles resteront des heures autour d’une bière vide dès les premières minutes à se parler, parler, parler de tout et de rien, mais surtout de rien.

Juliette reste pensive. Laure est sa meilleure amie, c’est une certitude, elles sont liées depuis trop longtemps déjà pour que quoi que ce soit puisse les séparer. Pourtant, ces derniers temps, son amie lui paraît lointaine, soucieuse, distante. Juliette souffre de sentir qu’une partie de Laure lui échappe. Laure est belle, intelligente, douée et passionnée par son travail. Pourtant, elle a toujours l’air de se perdre dans des réflexions sans fin. Elle l’aime, elle voudrait la voir libre, épanouie et heureuse. Pourtant il lui semble que son amie s’interdit le droit au bonheur. Lâcher prise, voilà ce qu’elle doit apprendre, malheureusement, toujours sur la défensive, elle ne semble pas vouloir changer. Rarement entièrement présente dans une conversation, une activité, une soirée, son esprit l’entraîne ailleurs. La seule fois où Juliette a perçu son amie cent pour cent présente fut le jour où elle l’a aidée à réaliser un montage vidéo pour un exposé. Au moins, elle a trouvé sa voie. Revoir son amie concentrée sur l’ordinateur, soucieuse du moindre détail, lui pince le cœur. Décidément, malgré les années, Laure restera toujours un mystère, Juliette ne l’en aime que plus.

Un coup d’œil rapide à sa montre, un coup d’œil rapide à la porte d’entrée, aucun mouvement. Une heure déjà qu’elle est cachée derrière le panneau publicitaire de l’abribus. Elle a froid. C’est l’automne parisien ; les journées restent belles, mais le soleil ne chauffe plus. Elle aurait dû prendre une veste. Fanny se trouve ridicule, elle voudrait pouvoir rire de la situation, mais des larmes lui piquent les yeux.

— Putain, connard, tu devrais déjà être sorti, fais chier, t’es censé être au travail dans moins de trente minutes.

Fanny s’est exprimée à voix haute, la vieille dame qui attend son bus depuis dix minutes lui jette un regard en biais. Fanny se sent jugée, elle lui sourit, espérant relâcher sa propre tension. La dame détourne les yeux. Connasse, pense Fanny. Une rage violente l’envahit. La porte s’ouvre, enfin, elle le voit sortir, son ex, le beau gosse, celui à qui elle vient de consacrer, malheureusement, deux ans de sa vie. Fanny tourne la tête dans le sens opposé ; surtout, ne pas croiser son regard. Surtout, prier pour qu’il ne la voie pas, là, cachée derrière un panneau publicitaire. Des larmes de rage et d’humiliation lui brûlent les yeux. Elle fixe l’autre côté de la rue. Puis se décide à se retourner, il lui tourne le dos. Fanny le regarde disparaître à l’angle de la rue. Elle respire vite, trop vite, elle inspire et tente de calmer son cœur, elle sent l’accélération de son pouls lui battre les tempes. Elle s’adosse à la glace de l’abribus, ravale ses larmes et fouille fébrilement dans son sac à la recherche des clés.

Fanny se rue sur la porte, grimpe les escaliers en courant. Arrivée au cinquième étage, elle hésite. A-t-elle le droit de lui faire ça ? Qu’il aille en enfer, lui dicte la douleur dans sa poitrine ! D’une main tremblante de fureur, Fanny ouvre la porte et entre d’un pas décidé dans l’appartement. D’une profonde inspiration, elle refoule les souvenirs qui surgissent, malgré elle, de sa mémoire. A-t-elle été heureuse ? Elle refuse d’y penser. Son orgueil reprend le contrôle, elle se racle la gorge, sort son téléphone et appelle sa mère.

— Allô ? Maman ? Je suis dans l’appart, tu me rejoins dans quarante-cinq minutes en bas ?

Heureusement qu’elle oublie toujours de prendre un sac réutilisable avant d’aller faire les courses, il y en a une belle collection sous l’évier, Auchan, Carrefour, Franprix et même Leclerc. Fanny commence à les remplir ; les chaussures d’abord, déjà deux sacs, les fringues puis tout ce qu’elle considère lui revenant. En moins d’une demi-heure, tous les sacs sont pleins, une dizaine au total, plus sa grosse valise. Son téléphone sonne.

— Ma chérie, je suis en bas dans dix minutes.

— Parfait, je commence à descendre les sacs.

Fanny se décide pour la grosse valise en premier, le plus lourd, le plus encombrant, l’immeuble n’ayant pas d’ascenseur. Au bout du quatrième voyage aller et retour, ses jambes et ses bras commencent à lui faire mal. La fatigue et les crampes ne laissent plus de place pour la tristesse, une seule pensée l’obsède : ne pas tomber dans les escaliers. Dernier sac, elle claque la porte de l’appartement en laissant les clés à l’intérieur. La voiture est pleine, elle se laisse choir sur le siège passager. Finalement, ce fut plus facile que ce qu’elle s’imaginait.

Doris, assise à une table du Rosa Bonheur, fixe son téléphone. Une bière à peine entamée devant elle, elle se demande pourquoi ce bidule noir de merde refuse de sonner. Elle vérifie le réseau, stupide, il capte, elle n’est pas dans le métro non plus. Sa pensée la fait sourire. Fanny, pour une raison inconnue et inquiétante, est sur répondeur. Ce n’est pas dans son habitude, elle savait qu’on devait se voir vendredi soir. Elle vide sa bière en quelques gorgées seulement, sa tête tourne, Doris a déjà bu une flasque de whisky bon marché avant de sortir, chez elle, seule. Puis, poussée par un rayon de soleil et le besoin de voir du monde, elle s’est décidée pour une balade aux Buttes-Chaumont. Après avoir essayé en vain de joindre Fanny, Doris a atterri là, seule, à une table du Rosa Bonheur. Il est encore tôt, le soleil décline doucement, c’est la fin de l’automne, bientôt elle ne pourra plus profiter de l’ambiance « terrasses parisiennes de fin de journée ».

L’alcool commence à faire son effet, Doris flotte. Une pensée vague lui vient à l’esprit : cocktail alcool-médicaments égal danger. Elle la balaie d’un geste de la main.

— Est-ce que tu suces ?

Perdue dans ses pensées, elle n’avait pas prêté attention au grand brun hilare venu s’asseoir en face d’elle. Sans un sourire, Doris lui rétorque :

— Tu paies ton verre ?

Plus con comme entrée en matière, elle n’a jamais entendu, il a dû perdre un pari avec ses potes. Elle jette un coup d’œil autour d’elle, personne ne regarde, en se marrant, dans leur direction. Doris le fixe de nouveau, il lui sourit bêtement et demande :

— Tu prends quoi ?

— Un whisky.

— Coca ?

— Non.

— Glaçon ?

— Non.

— Pur ?

— Pur.

Il hausse un sourcil, marque un temps, puis :

— Va pour un whisky.

Juliette est en retard. Laure piétine, elle s’en doutait, elle la connaît, pourtant elle est quand même arrivée à l’heure. Dix minutes qu’elle tourne en rond et que le connard en face la fixe en lui faisant des clins d’œil. Laure lutte contre l’envie stupide de lui tirer la langue, un bras d’honneur serait mieux, mais plus risqué. Elle se décide à poser son regard sur l’enseigne du McDo ; l’indifférence reste toujours la solution la plus simple. Ça marche, il s’en va, elle le voit s’éloigner du coin de son œil droit. Au loin, elle aperçoit Juliette mouliner des bras dans sa direction. Le feu passe au vert. Juliette court vers elle en criant :

— Désolée, ma puce !

Laure veut lui répondre « comme d’habitude », elle se retient, ravale sa mauvaise humeur et lui offre son plus beau sourire.

— Les vacances chez ta mère t’ont fait du bien, t’es magnifique !!!

— Pfff, quatre mois de cours intensifs à la fac, plus le boulot, plus le froid qui arrive et j’aurais retrouvé ma mine blafarde de Parisienne.

— T’iras t’acheter du fond de teint !

Elles s’embrassent en riant.

— Et toi ça va ? Pas trop dur l’été à Paris ?

— Chaud.

De nouveau cet air détaché, le regard absent. Juliette l’entraîne en la prenant par le bras.

— On va manger quelque chose. Je sais, il est encore tôt, mais j’ai pas déjeuné.

— OK, où ? La Patache ?

— Va pour La Patache.

Elles marchent en direction du canal en silence. Finalement, Juliette n’a pas la patience d’attendre qu’elles soient assises devant une planche de fromage, quelques cornichons et une bouteille de vin, elle se lance :

— Qu’est-ce qui se passe, Laure ?

Laure devine que Juliette ne se satisfera pas d’un « rien » lâché négligemment. Elle s’en veut de ne pas pouvoir cacher à son amie sa lassitude.

— Je sais pas, je suis fatiguée, au boulot j’ai des soucis.

— Quel genre de soucis ? Ils ne sont pas satisfaits de ton travail ?

Si seulement ça pouvait être aussi simple. Mais non, Laure aime son travail, elle est douée et ses patrons le savent. Cachée derrière son ordinateur, concentrée sur le logiciel de montage, plus rien n’existe, toute son énergie se focalise sur des bouts d’images, des chutes de sons pour les transformer en une histoire cohérente. Trouver la bonne combinaison pour réaliser un puzzle sans modèle : unique et captivant.

— Non, c’est un de mes patrons.

— Ton patron ?

Elles sont arrivées, Laure pousse la porte en bois et cherche du regard deux places libres. Elle repère une petite table, au fond, s’élance à travers le brouhaha, les gens, leurs sacs et les chaises. Juliette la suit tranquillement.

— Ça te va ?

— On a pas vraiment le choix.

À peine assise, Juliette relance la conversation :

— Ton patron ?

— Il est lourd.

— Lourd comment ?

— J’ai pas vraiment envie d’en parler là, tout de suite, ça me stresse, il me stresse, c’est tout.

Laure a lâché sa phrase en un souffle, le regard figé sur ses pieds, elle relève la tête.

— Tes vacances se sont bien terminées ?

Juliette comprend qu’elle n’aura pas droit à plus de détails pour le moment. Elle prend sa voix la plus enjouée.

— Très bien, ça m’a fait le plus grand bien de me faire chouchouter par ma mère, même si mon beau-père me saoule toujours autant.

Laure, plus détendue, étudie avec soin la carte. Juliette la laisse faire tout en sachant qu’elles prendront la même chose que d’habitude : une planche de fromage et une bouteille de vin conseillée par le serveur. Laure, tout en ne quittant pas le menu des yeux, annonce :

— J’ai rencontré quelqu’un.

Enfin une confidence, Juliette garde le silence de peur que Laure ne coupe de nouveau court à la conversation. Laure laisse tomber la carte sur la table pour plonger ses grands yeux verts dans ceux de Juliette.

— Il s’appelle Saïd, on s’est rencontrés lors de l’anniversaire de Victoire, tu te rappelles, une blonde un peu forte qui travaillait comme vendeuse avec moi ?

Juliette acquiesce d’un signe de tête, le prénom lui rappelle vaguement quelque chose, mais elle ne veut pas poser de question qui pourrait dévier la conversation vers un tout autre sujet.

— Pour le moment, on a juste dîné ensemble, on doit se revoir demain.

Le serveur arrive, comme prévu elle commande la même chose que d’habitude. Il s’éloigne. Juliette, curieuse, la relance :

— Et ?

— Et ? Et je ne sais pas.

— Comment ça, tu sais pas ?

— Je veux dire : il est plutôt beau gosse, il me plaît, mais en même temps je ne le sens pas.

— Tu te cherches un plan cul ou le grand amour ?

— Je ne sais pas, je te dis, j’ai envie de m’envoyer en l’air, et, en même temps, pas juste envie de m’envoyer en l’air, et en même temps pas non plus envie de m’engager.

— Putain, Laure t’es compliquée ! Si tu as envie de lui, fonce, tu te poseras des questions après.

— T’as raison, je me pose toujours trop de questions, et au final j’arrive jamais à savoir ce que je veux tout en passant à côté de plein de trucs. J’aime ma vie comme ça, ma routine, ma coloc avec Tara, ma liberté de célibataire, je sais que c’est juste pour un temps. D’un autre côté, j’ai envie d’avoir un mec, un vrai, un du genre qui te fait bien l’amour et en même temps avec qui tu peux parler, bref un que tu ne vois pas juste pour le sexe, mais qui ne te prend pas trop la tête non plus quand tu rentres tard du boulot !

— Je crois que c’est la même envie pour toutes.

— Alors ? Pourquoi c’est si compliqué ?

Laure lance à Juliette un regard si désemparé qu’elle hésite un long moment avant d’essayer de répondre, puis, éclairée par une théorie qu’elle avait élaborée pour elle-même un soir de solitude, Juliette se lance :

— À cause de notre éducation !!! D’un côté, on avait le discours des féministes, on nous a bassinées avec de belles phrases telles que « les femmes peuvent avoir le même travail qu’un homme, les mêmes postes à responsabilités, pour nous la pilule était une chose acquise » ! Bref, on nous a fait croire à l’égalité et à la liberté, on a cru bêtement qu’on serait plus fortes, plus libres, plus indépendantes que ne l’étaient nos mères ou nos grands-mères, et en même temps, on nous emmenait au cinéma voir les films de Walt Disney, avec leurs conneries de princesses débiles qui chantent en attendant le prince charmant. Je sais pas, moi, j’ai dû voir une bonne dizaine de fois Cendrillon, forcément ça marque, ça laisse une trace ! Je me rappelle encore par cœur certaines répliques d’Aladin !!! Adolescente, en plein bouleversement hormonal, tu te crois grande, tu veux plus regarder les dessins animés, c’est pour les bébés !!! Et là ils nous sortent quoi ? James Cameron !!! LE réalisateur à la mode, alors tu fais comme toutes tes copines, tu vas au cinéma rêver devant Leonardo DiCaprio qui se prend pour Roméo ou qui se noie en bateau devant son égoïste amoureuse, Rose, et tu pleures comme une conne !!! Tu te dis, oh oui, le grand amour existe !

— En même temps, ça finit mal pour lui, aussi bien dans Roméo et Juliette que dans Titanic !

— Certes, mais tu rêves quand même, tu te dis que, là quelque part, existe un connard parfait qui viendra te sauver de ta solitude ! Puis tu deviens adulte, tu lis Marc Levy à la plage, tu rêves d’hommes tourmentés mais passionnés et le soir tu donnes ton corps au premier venu, tu vas de déception en déception parce qu’à dix-sept ans, ou même à vingt-cinq ans, et pire encore avec l’âge, un mec il veut juste baiser, pas te sauver !

— OK pour ton analyse, mais moi je fais quoi ?!

Juliette et Laure éclatent de rire. Juliette réussit néanmoins à articuler :

— Si t’as envie de lui, tu couches avec lui ! Tu te prends pas la tête, et surtout t’emmerdes Walt Disney et James Cameron qui ont bousillé nos vies sentimentales avant même qu’on s’imagine en avoir une !!!

Ses cheveux : des épines qui lui transpercent le crâne. Son estomac : un sac de nœuds qui la brûlent de l’intérieur. Elle ressent des crampes dans son bas-ventre. Elle lutte contre la nausée, cligne douloureusement des yeux, la lumière accentue la douleur violente qui la transperce du front jusqu’à la nuque. Doris, allongée nue, sur son lit, seule, tente désespérément de remettre de l’ordre dans ses souvenirs. Rien à faire, juste un brouillard dense, puis au fond, tout au fond, un grand brun qui lui sourit bêtement, un verre de whisky à la main. Dernier souvenir avant le néant.

Elle se lève, glisse sur un préservatif usagé, se rattrape au bord du lit et titube vomir dans les toilettes. Légèrement soulagée, Doris renverse sa trousse de pharmacie sur le carrelage de la salle de bain, elle trouve un Efferalgan. Elle s’agrippe au rebord du lavabo, les jambes chancelantes, la main tremblante, elle réussit néanmoins à remplir d’eau le verre à brosse à dents, se laisse de nouveau glisser sur le sol et regarde fixement l’Efferalgan effervescent se dissoudre. C’est long, trop long, sa tête cogne, Doris s’agrippe aux W.-C. et vomit de nouveau. Elle reste un moment étendue sur le carrelage froid de sa salle de bain, les cheveux gluants de sueur. Des spasmes la secouent parfois, l’Efferalgan s’est entièrement dissous.

Doris se décide à le boire, rampe vers son bureau et s’affale sur sa chaise pivotante. L’écran de l’ordinateur affiche sa page Facebook, elle se penche sur le clavier et tape : « Doris s’est fait sauter et ne se rappelle rien. » Un rictus aux lèvres, elle publie son nouveau statut. Une minute à peine après avoir appuyé sur la touche « entrée », son téléphone sonne. Elle l’attrape d’un geste maladroit et s’écroule de nouveau sur son lit.

— Putain mais t’es malade, c’est quoi ce statut ? T’es où ? T’as fait quoi hier ? T’es où ? Efface ta connerie.

— Fanny ? Pourquoi tu cries ? Putain j’ai trop mal au crâne, je suis chez moi.

— Efface-moi ça et rappelle-moi quand tu as retrouvé un semblant de cerveau !!!

Fanny raccroche brutalement, Doris fixe l’écran de son ordinateur, en haut à gauche, depuis son lit, elle aperçoit un petit carré rouge avec un chiffre qu’elle n’arrive pas à lire. Sûrement quelques likes et des commentaires stupides. La douleur devient insupportable, son crâne menace d’exploser, elle en est sûre ; elle peut déjà voir toute la matière grise de son cerveau éclabousser les murs de sa chambre. Elle s’endort.

Jour de repos : Victoire se réveille d’excellente humeur. Aucun hamburger géant, gâteau au chocolat dégoulinant ou éclair au café écœurant ne sont venus hanter ses rêves. Elle se prépare un thé et s’autorise quelques biscottes tartinées de confiture, allégée, évidemment. À peine rassasiée, mais motivée, elle prend une douche rapide, se maquille légèrement, enfile un jeans, un gros pull-over beige et dévale les escaliers en souriant. Direction le supermarché dédié aux sports, le temple des gens drogués à l’adrénaline. Elle a maigri, certes, mais maintenant il faut muscler avant que tout son corps ne ressemble à une méduse flasque échouée sur la plage. Elle sourit de la comparaison, mais son cœur se serre à l’idée de sa peau détendue par une perte de poids trop rapide. Victoire a réussi à maigrir, elle arrivera à muscler ce corps ingrat, elle en est sûre. Sa confiance boostée, elle arrive enfin à destination.

Perdue au milieu du rayon fitness, elle ne sait pour quoi opter : jogging moulant, hors de question, comme pour le minishort, elle ne se sent pas prête. Brassière, t-shirt en matière extensible, tout est mis en avant pour qu’elle comprenne que madame bourrelet n’est pas la bienvenue dans une salle de sport. Elle réussit à dénicher un pantacourt ample resserré au-dessus du genou, parfait pour cacher la cellulite sans ressembler à un sac. Pour le haut, elle hésite à se diriger vers le rayon homme pour choisir un t-shirt large, se décide finalement au rayon femme pour un polo simple, pas moulant, mais bien coupé. Fière de ses trouvailles, elle slalome dans les rayons à la recherche des « baskets running femme ». Arrivée à destination : trop de choix. Devant son air perplexe, un vendeur chaleureux, au sourire digne d’une pub pour dentifrice, s’approche.

— Je peux vous aider ?

— Euh, oui, merci.

— Vous cherchez des baskets pour quel genre d’activité ?

Excellente question, en réalité elle n’en a aucune idée, elle veut juste se mettre au sport. Elle lève les yeux sur la pub placardée droit devant elle.

— La course à pied.

— OK, ce modèle léger et confortable est le meilleur pour courir.

Victoire ne peut cacher sa surprise à la vue du prix : cent cinquante-neuf euros.

Il sourit de plus belle.

— Faut faire attention, c’est important les baskets, faut penser à protéger vos genoux, votre dos, vous pensez courir sur quel type de terrain ?

Encore une question évidente à laquelle elle ne s’attendait pas.

— Paris.

Elle sourit, il sourit.

— Votre pointure ?

— Trente-huit.

Il lui tend une paire.

— OK, je vais les essayer.

Les couleurs vives la dérangent un peu, le prix, Victoire le juge un peu excessif, mais elles sont confortables et elle en a marre d’être là.

— OK, je prends celles-là.

En arrivant aux caisses, Victoire hésite, son achat est peut-être un peu trop impulsif. Puis sa motivation renforce son sentiment : si je n’achète pas aujourd’hui, je vais laisser tomber, faut vraiment que je fasse du sport.

En sortant du magasin, Victoire a la conviction qu’elle n’ira jamais courir d’elle-même dans un parc ou sur les quais. L’hiver arrive, elle ne trouvera pas la motivation suffisante pour sortir faire un footing. Elle se connaît, elle a besoin d’être encadrée. Elle se sent stupide avec ses nouveaux achats. Son moral chute, elle hoche la tête et parle à voix haute :

— Non, je ne serai pas lâche.

À pas rapides, elle rentre chez elle, se rue sur l’ordinateur, Google, recherche : « salle de sport Paris 14e ». Elle sait qu’il faut qu’elle trouve une salle près de chez elle, sinon sa belle motivation risque de disparaître sous une nuée d’excuses : trop loin, trop fatiguée, trop froid, trop de monde dans le métro, pas envie de prendre les transports un jour de repos, etc.

Enfin la perle rare, à cinq minutes à pied de chez elle, avec jacuzzi et sauna : le paradis. Le prix est conséquent. Décidée, elle enfile ses nouvelles baskets et part s’inscrire.

Très commerciale, la jeune fille à l’entrée exhibe un corps parfait dans un ensemble en lycra genre seconde peau noire et rose et un sourire à faire pâlir les plus grandes stars américaines. Convaincue, Victoire accepte de visiter les lieux pour le principe et paie trois mois d’avance.

Satisfaite de sa journée, elle s’autorise au dîner un peu de fromage râpé dans sa « soupe de légumes du soleil grillés ».

Ses yeux, mon Dieu ses yeux, c’est pas possible, il doit mettre un mascara transparent nouvelle génération pour avoir des cils pareils