Au loin, l'incendie - Hervé Genot - E-Book

Au loin, l'incendie E-Book

Hervé Genot

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Beschreibung

Sven, écrivain et journaliste au passé romanesque, la cinquantaine passée, a sombré lentement dans les affres de l’alcool. Aidé par sa fille, il accepte de se faire désintoxiquer. À son retour de cure, il retrouve sa belle maison en bord de mer, dévastée. Quelques jours plus tard, il reçoit par mail une forte demande de rançon, en échange du silence sur les conditions d’acquisition de son patrimoine, pas tout à fait claires…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Hervé Genot vit à Nice depuis plus de trente ans. Passionné de littérature et d’écriture il publie un premier recueil de poèmes à l’âge de vingt ans, principalement inspiré par son séjour en Polynésie Française. En 2019, il publie la biographie de son père. Musicien auteur-compositeur-interprète, il se produit au sein de différentes formations dans toute la France, depuis le début des années 2000. "Au loin, l’incendie" est son deuxième roman.

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Hervé Genot

Au loin, l’incendie

Du même auteur

– Le sel de nos bouches, roman

5 Sens Editions, 2021

 

« La vie c’est ce qui arrive

quand on avait prévu autre chose… »

John Lennon

I

J’ai cinquante-deux ans et je me croyais plus fort que ça. J’ai cinquante-deux ans et je n’ai pas vu arriver la bête. Je n’ai pas voulu la voir s’immiscer dans ma vie de bobo à mi-chemin entre l’insouciance d’une jeunesse que je ne voulais pas vouloir disparaître totalement et mes rigidités aussi envahissantes que vaines. Une bête comme ça n’entre pas chez vous avec pertes et fracas, elle passe par les interstices de la forteresse, les trous minuscules, les faiblesses, la négligence quotidienne. Elle est comme de l’eau, en quantité plus ou moins considérable, sous la forme la plus pernicieuse qui soit. C’est de l’humidité. Indélogeable. Il suffit d’assécher elle reviendra toujours. Pour l’éradiquer il faut déployer des moyens considérables. Des moyens bien au-dessus de mes capacités. La bête est partout. Tout le temps.

Depuis un an environ je fais un test tous les matins. Je prends une feuille de papier et j’écris la question suivante : « Suis-je capable d’écrire ce matin ? » Une phrase simple et innocente. Presque une phrase d’enfant. Le résultat est invariable depuis le premier jour. L’écriture est convulsive, nerveuse, incontrôlée, avec des envolées hors des lignes en bas ou en haut. Des points trop appuyés qui ont perforé le papier ou d’autres qui ont dérapé et qui se sont transformés en virgule. Il me semble que même un enfant n’est pas capable d’un tel carnage. Moi, homme de lettres, ou plutôt ce qu’il en reste, après le café matinal, je ne sais pas écrire proprement. Je souffre lors de l’exercice, j’arrête de respirer, je me concentre au maximum de ce qu’il m’est possible de me concentrer, je grimace, arque bouté sur le stylo, l’épaule cassée, les rides creusées, la langue pincée au bord des lèvres. De rage je froisse les pages, je jette le stylo à l’autre bout de la pièce. Je me dis c’est pas possible, je n’en suis pas là quand même. Alors de guerre lasse, parce que le démon à l’intérieur de moi tambourine comme un roi, je me dirige vers le frigo, je bois deux bières d’affilée et tout rentre dans l’ordre.

Le calme s’empare alors de moi, mes nerfs se détendent, mon cerveau s’anime, les idées jaillissent, le désir d’activité aussi. J’oublie mon infortune et la journée peut s’étirer jusqu’au soir. Je peux m’atteler à la rédaction de mes articles, à mon dernier livre ou encore engager une conversation cohérente. J’oublie le temps de ma journée ma condition d’homme vulnérable. J’oublie ou plutôt je cache à moi-même et aux autres ma maladie. C’est très confortable mais de courte durée. Lorsque je suis au journal, je partage volontiers quelques verres à midi dans un de ces bons restaurants du centre en compagnie de quelques complices portés sur la chose de manière à rendre invisible ou presque la fragilité. Alors je me transforme, je deviens joyeux, volubile, émotif. Bref vivant. J’ai installé un système imparable pour que la bête ne manque de rien. Elle se vautre dans mon corps, partout, dans ma tête, dans mes muscles, dans mes organes, au fil de ma peau, le long de toutes mes terminaisons nerveuses, jusqu’au bout de mes cheveux. Elle se marre. Cette saloperie se marre tout le temps et moi je l’engraisse consciencieusement.

II

Mardi 7 avril.

 

Valentin est arrivé chez moi vers onze heures. Comme d’habitude il a fait crisser ses pneus un peu au-delà du raisonnable en arrivant juste devant l’entrée. Je n’ai rien dit. Après son départ, s’il me reste encore un peu d’énergie, je prendrai un balai et ratisserai une nouvelle fois l’étendue de graviers. Avant la répétition, le plus souvent, on mangeait ensemble sous la tonnelle en face de la piscine. Il faisait particulièrement chaud et aucun vent n’était prévu avant au moins deux jours. Les cigales vrombissaient. À certains moments de la journée elles étaient assourdissantes. J’avais une affection particulière pour ces petites bestioles. Invisibles et bruyantes. C’était la discrétion physique alliée à l’insolence sonore. Le tout et le rien, la promesse d’une chaleur sèche et enveloppante. Valentin était dans la piscine tandis que je décapsulais deux bières.

– T’en est où de ton bouquin ? me lança-t-il du bout du bassin.

– Je suis sur les dernières corrections. Je suis un peu à la bourre…

Il m’a rejoint sous la tonnelle trempé des pieds à la tête à peine essoufflé. J’aimais sa jeunesse. Il avait vingt ans de moins que moi. J’avais l’impression d’être son grand-père tellement je me sentais vieux parfois.

 

– T’es content de toi au moins ? C’est celui qui se passe en Amérique du Sud non ?

– Exact, en Colombie. Je me suis inspiré de ce voyage qui a fini par se terminer en véritable cauchemar.

Je me suis mis à lui raconter cette histoire incroyable. On s’est resservi un verre de ce vin rosé et frais délicieux qui chauffait les tempes et déliait les langues. Valentin aussi aimait bien picoler alors on s’entendait bien.

Je suis parti en février en free-lance, grâce à quelques précieux contacts sur place, alors que tout le monde à l’époque ne parlait que de Bettencourt. Autant dire que les FARC étaient sur les dents. Un mois après mon arrivée c’est leur porte-parole, Reyes, qui était assassiné au cours d’un bombardement et quelques jours plus tard fin mars c’est le chef et fondateur, Marulanda qui y passait. C’était une folie de partir à un moment pareil. Je me suis fait remonter les bretelles par plusieurs rédacteurs en chef pour qui je travaillais. Si j’avais rencontré un gros problème à l’époque personne ne m’aurait couvert. Aujourd’hui je n’ai plus cette insouciance. Il me reste l’audace d’écrire.

Valentin fumait une cigarette en buvant sa bière. Lui savait prendre le temps. Je ne l’avais jamais vu en situation de stress depuis dix années qu’on se connaissait. Il me reposait en quelque sorte. Il m’écoutait avec attention et j’avais compris dans nos nombreux échanges ce que le socialisme, au sens large du terme, éveillait comme étincelles dans son regard.

Je lui ai raconté comment j’avais réussi à couvrir la récolte de coca jusqu’à sa transformation en pâte base au fin fond de la jungle, et surtout à quel prix. Comment j’ai failli me retrouver dans une prison de fortune au fin fond de l’Amazonie. Peut-être à quelques pas de celle d’Ingrid Bettencourt.

– Ça remonte à quand tu dis ?

– Quinze ans… C’était en 2008. J’étais encore fou à cette époque.

Quelques morceaux de poulets grillaient sur le barbecue que Valentin tournait régulièrement. J’avais ouvert une bonne bouteille de Bordeaux puisqu’on venait de terminer le rosé. C’était trop évidemment, par une chaleur pareille, mais rien ni personne ne pouvait me retenir, pas même Valentin qui se laissait porter par mon témoignage historique, par la chaleur de l’été, ses senteurs poivrées, le poulet grillé aux herbes et la puissance d’un vin de Bordeaux tout juste débouché.

Pourquoi gâcher à tout prix ces moments de légèreté et de félicité, dans un bel endroit, en bonne compagnie, sous un soleil réconfortant ? Il ne s’agissait que de prolonger l’instant et de remettre à plus tard les vrais sujets. Tout n’était qu’une question de priorité. On pouvait s’enfoncer la tête dans le sable jusque-là pour se couper de l’extérieur. On pouvait se pavaner à la façon d’une star sauf qu’on pataugeait dans la boue. Parfois on ne veut rien d’autre que cette unité.

– T’es resté fou à ta façon… me dit-il en retournant les pilons.

– Un peu plus fatigué qu’à trente ans… j’ai répondu.

J’ai regardé mon verre, les reflets rubis du puissant élixir sur les parois. Je me suis dit que tout n’était pas perdu, que j’arrivais encore à apprécier les bonnes choses.

– Et puis il faudrait que je picole moins… j’ai continué, mais j’ai du mal.

Nous en avions souvent parlé parce que nous étions des amis. Je n’aurais pas supporté ce genre de discussion dans d’autres circonstances. J’avais mon amour-propre à défendre. Je ne voulais pas déposer les armes. Nous avions déblayé le terrain.

– T’en est où ? il m’a demandé concentré sur les morceaux de poulet.

– Je n’arrive pas à écrire le matin avant d’avoir bu quelque chose. Le café ne passe pas et je tremble. Parfois je vomis. Je suis un peu sur les nerfs quoi… Je t’en avais parlé.

– Je ne me souviens pas. C’est pas terrible. Tu es jeune.

– Merci.

– Tu comptes faire quoi ?

– J’en sais rien à vrai dire. Arrêter pour moi revient à sauter dans un précipice. Genre base-jump sans parachute. C’est trop d’angoisse, je vais pas supporter ça.

Le poulet était servi, j’étais ivre comme il fallait, juste avant le fameux point de non-retour que tous les alcoolos de la terre connaissent. Ce moment improbable où les dieux semblent être tous de ton côté. Alors nous avons levé nos verres à nos santés respectives. Paradoxe entre tous, une santé que je détruisais méthodiquement. On allait parler de nos dernières découvertes musicales, il me raconterait ses dernières aventures en tournée parce que c’est à peu près tout ce qui l’intéressait dans la vie, ses moments de grâce et de flottement sur scène, ses accrochages avec son ingé son, les afters, les rencontres, la fatigue… Je savais que j’allais planer pendant la répétition. D’ailleurs je planais déjà. J’adorais être dans cet état.

III

Lundi 18 mai.

 

Nous étions en route vers l’hôpital. Finalement j’avais pris ma décision assez rapidement et grâce à nos connaissances au journal, Mickaël m’avait obtenu une place pour quinze jours dans un établissement renommé de la région. En douce, j’avais bu trois bières, sans compter une bonne cuite de rigueur la veille au soir, avant qu’Ingrid ne vienne me chercher et pourtant je ne parvenais pas à me détendre, j’étais ce jeune premier qui doit prendre la parole devant cent personnes et qui ne maîtrise pas complètement son sujet. J’étais d’habitude beaucoup plus présomptueux. Elle conduisait un peu nerveusement. Elle me disait qu’elle avait mal dormi, que Joan l’avait réveillée plusieurs fois dans la nuit.

– Je ne sais pas ce qu’elle a… Elle se réveille et elle m’appelle. Elle veut que je reste un moment, que je parle avec elle.

Je devais faire un effort surhumain pour me concentrer, pour donner le change, m’intéresser un peu à ce qu’elle vivait, m’extirper de ma torpeur. J’étais comme un astronaute qui part pour Mars dans moins d’une heure.

– Tu t’investis trop pour elle, tu devrais prendre du recul, t’occuper un peu plus de toi.

On approchait de l’établissement. Je n’avais aucune envie de franchir le seuil de cette maison de dingues et pourtant j’avais fini par céder devant l’insistance de Valentin, de Mickaël et surtout d’Ingrid. Ils avaient bataillé, assez tendrement et il faut bien le reconnaître avec beaucoup de diplomatie. J’avais finalement déposé les armes. Je ne croyais pas le moins du monde aux vertus prétendues fondatrices d’un tel protocole thérapeutique, mais j’y allais le cœur léger sachant que le décrochage définitif ne surviendrait qu’après plusieurs tentatives comme c’était généralement le cas. En tout cas c’est sous cet angle que plusieurs témoins m’avaient présenté les choses. J’avais envie d’échouer. Vraiment.

Elle fixait un point imaginaire tout au bout de la route.

– Ça ne m’étonne pas de toi cette réflexion.

– Quoi qu’est-ce que j’ai dit ?

Elle crispait les mains sur le volant.

– Ton égoïsme. C’est ça ton problème. T’es seul sur terre. Tu sais ce qu’elle a enduré au moins cette fille ? Tu sais qu’elle galère depuis son accident ? T’es au courant non ? Ça fait deux ans que ça dure, peut-être qu’elle ne remarchera plus normalement… Non mais tu le sais en plus.

Joan avait eu un grave accident de voiture, un plongeon dans un ravin d’environ quinze mètres ou quelque chose dans ce goût-là. Depuis, elle s’était promis de passer son permis. En attendant, elle écumait les hôpitaux et tous les cabinets de spécialistes en psychomotricité ou je ne sais quoi d’autre. Je savais qu’elle dérouillait.

Ingrid ne me regardait plus, elle tapotait sur le volant. On venait de se garer devant l’institut. J’ai pris mon sac dans le coffre. Je ne croyais pas à ce que je venais d’entendre. Jean-Paul Dubois, dans son dernier roman, écrivait que nos gosses, quoi qu’on fasse, finissent toujours par nous chier dessus. C’est aussi simple que ça. Il n’y a que des mauvaises décisions à prendre, elles sont bonnes ou mauvaises, salutaires ou destructrices, tout dépend du camp dans lequel on se trouve.

– Non mais tu veux ma mort ou quoi ? T’as décidé de m’achever juste avant mon admission ? T’as quoi dans la cervelle ?

Elle fulminait maintenant. Elle fronçait les sourcils au soleil triomphant, le souffle court, les yeux portés par deux rails électriques loin devant elle.

– Fais pas chier.

Nous nous sommes retrouvés à l’accueil où une grande brune pincée et sans aucun doute anorexique s’est emparé de mon dossier sans nous regarder. C’était une sorte de poisson séché sur un fil. Je n’étais vraiment pas en forme.

– Asseyez-vous là, le médecin va vous recevoir, fit-elle sur un ton mécanique.

– C’est bon ? a demandé ma fille l’air excédée.

L’autre l’a regardée avec un œil blanc et vide.

Elle s’est tournée vers moi. Elle a considéré mon sac et le père que j’étais un peu démuni face à elle, elle m’a regardé en soupirant, telle une mère devant son fils et sa dernière connerie et elle a filé. Les portes automatiques se sont ouvertes sur son passage et une bouffée d’air brûlant a envahi l’accueil.

IV

Dimanche 24 mai.

 

Au début c’est l’enfer. La suffocation, la privation, l’alcool en moins bien sûr mais aussi la liberté. Celle de boire comme on veut, quand on veut, la fièvre, l’angoisse absolue, je n’étais plus que fracture. Je me suis pissé dessus plusieurs fois comme un gamin de cinq ans, je me suis réveillé dans mon vomi. Je ne m’appelais plus Sven. Je n’avais plus de nom, je n’étais plus ce fringant quinquagénaire affable et séducteur, passionné d’histoire, de politique et de romanesque. Je n’existais plus vraiment. Ça a duré plusieurs jours, je ne sais plus combien exactement, des jours longs, immenses, qui n’en finissaient pas de s’étirer au milieu d’un ennui incommensurable, avec pour seule interlocutrice une infirmière toute à sa tâche, mécanique. Elle me piquait matin et soir et j’avais juste le droit de la boucler.

Au début c’est l’enfer parce que le personnel se donne un malin plaisir à considérer les patients comme des enfants irresponsables. Ce qu’ils sont. Mais ce n’est pas forcément la peine de leur rappeler. Mais ça encore ça va. Le pire c’est la première nuit. Une nuit sans sommeil, le ventre verrouillé au milieu d’une chambre aseptique. Ma chair souple et vivante s’est transformée en quelques heures en une roche volcanique spongieuse et indestructible. Je me suis mis à transpirer. C’est un peu comme si j’étais vert de rage, animé de tremblements, mais sans savoir pourquoi. Dans ma chambre dépourvue de miroirs, il y a longtemps que je ne m’étais pas regardé en face, que je n’avais pas regardé le désastre en vrai. Mes yeux étaient probablement cernés, mes paupières rougies, ma gorge asséchée, mon corps tout entier bandé comme un arc. J’avais une sourde envie de tout défoncer, la table de chevet, l’autre table en formica blanc devant mon lit, j’aurais payé cher pour avoir un cutter et lacérer tout ce qui pouvait l’être, draps, matelas, vêtements et veines pendant que j’y étais. Je passais de l’état de la furie destructrice à la tristesse la plus sincère. Je vivais le désespoir d’en être arrivé là.

Le médecin m’a prescrit quelques pilules qui n’ont pas eu les effets escomptés, les « tenez, prenez ça, ça va vous calmer », n’ont rien calmé du tout. Je ne voyais plus devant moi, comme un taureau dans l’arène possédé par la douleur. Je ne sentais plus rien, je ne mangeais plus rien. Je savais qu’il s’agissait d’une étape incontournable. Que c’était certainement le plus dur physiquement. Affamer le monstre, le rendre minuscule, microscopique, inoffensif, le neutraliser, le piétiner. Je n’ai eu droit à aucun contact de l’extérieur. Ma seule compagnie était une infirmière de jour, une de nuit et mon médecin qui est venu prendre de mes nouvelles les quatre premiers jours seulement. Avec en prime un bon vieux discours médical pontifiant et infantilisant : « C’est normal monsieur d’être comme ça… Non vous ne pouvez pas sortir, pas pour le moment, il faut être raisonnable, etc. » Ou encore : « Comment on se sent aujourd’hui ? Ça va mieux j’ai l’impression… Vous avez fait le plus dur, etc. » Parce que c’est lui qui décidait de mon état, il savait mieux que moi… J’avais le sentiment d’avoir fait l’impossible pour éviter la camisole. Apparemment mon médecin semblait très satisfait de ma mine déconfite, de savoir que je vomissais nuit et jour et que j’avais perdu cinq kilos.

Puis est venu le temps de ce purgatoire. Après une semaine passée ici, je me suis senti comme en flottement dans une dimension intermédiaire et finie, faite de résignations, de couleurs tristes et de gens inintéressants. L’objectif étant de parvenir à revoir la lumière avant de sortir sous peine d’échec thérapeutique. C’est en tout cas ce que me disait mon médecin.

Après cette déflagration intérieure, cette violente déchirure, après être passé par toutes les valeurs de gris, je me suis retrouvé dans cet espace borné, comme dans une immense salle d’attente qui, par définition, n’appartient à personne. À partir de cet instant, il s’agissait de ne plus souffrir, de se reconstruire, de se stabiliser. Le corps thérapeutique avait un outil pour parvenir à ses fins : l’approche groupale. On m’avait proposé, mais je n’avais pas beaucoup le choix, de participer à des groupes de parole, des projets pédagogiques, des activités sportives en groupe. Je devais à tout prix éviter de me retrouver seul sous peine de gamberger et de développer de drôles d’idées. Je me suis soumis à cette série d’exercices avec l’intime conviction que tout ça c’était des conneries et qu’on n’allait pas me la faire à moi parce que j’en avais vu d’autres. J’allais être cet enfant sage et docile le temps de cette cure qui n’en finissait plus alors que je venais de terminer la première semaine seulement. Je m’extirpais du chaos. Je me dégageais des décombres d’un bombardement. Je découvrais tout autour de moi une ville en ruine, une ville fumante et complètement asséchée qu’il me semblait impossible de reconstruire.

V

Jeudi 28 mai.

 

C’était vers la fin de ma cure, trois ou quatre jours avant, je ne sais plus, je prenais part pour la quatrième fois de ma vie à un cours de yoga. Nous étions une quinzaine dans ce cours mixte. La coach en cuissard et brassière, sculptée comme une déesse au sourire gravé dans son visage de marbre avait mis une musique de circonstance, relaxante et je crois bien qu’elle avait allumé quelque part dans la grande pièce un ou deux bâtons d’encens pour l’ambiance. Dans la deuxième semaine, le programme permettait qu’on s’occupe de notre confort. Et après une semaine d’abstinence ça m’a fait un bien fou. Des gens quelque part avaient décidé de prendre soin de nous, de nous sourire, de nous installer dans un espace confortable, chaleureux et relaxant. Nous avions mué, non sans mal, du stade du patient hagard, sale et intoxiqué au stade du patient calmé à grand renfort d’anxiolytiques, docile et impeccablement manucuré. J’ai cependant vite compris qu’il y avait un prix à payer. Ces exercices il fallait les faire et les faire bien. Et ça fait mal partout surtout quand on n’a jamais fait de sport de sa vie. Notre déesse coach veillait au grain. Ces exercices consistaient essentiellement à se retrouver dans des positions assez improbables. C’est à ce moment précis, au bout de quelques minutes d’exercices que j’ai relevé la tête, parce qu’on me l’avait demandé expressément, « plus haut, allez ! faut que ça tire », que j’ai vu pour la première fois cette fille devant moi. C’était un exercice d’étirement lombaire ou quelque chose comme ça si bien qu’on était tous agenouillés et les bras devaient tantôt s’étirer, tantôt se replier, la tête devait suivre aussi, regarder loin devant, regarder loin derrière. Je me suis rapidement retrouvé à contresens. Donc nez à nez avec son cul. Il était devenu pour quelques secondes mon unique horizon, ma boussole de fortune. Il était comme une levrette offerte aux dieux. C’est à ça que j’ai pensé mécaniquement. Je suis resté comme hypnotisé sans pouvoir détourner mon regard. Je n’avais rien vu d’aussi beau et, soyons un peu honnêtes, d’aussi excitant depuis bien longtemps. Son legging noir moulait ses formes comme une seconde peau et elle semblait particulièrement à l’aise dans cet exercice. Dans un silence studieux que seule la petite musique de fond parvenait à alléger elle m’a interpellé tout haut :

– Vas-y qu’est-ce que t’as à mater mon cul comme ça toi ?

Je suis resté suspendu à mon exercice, quinze regards dirigés vers moi. J’étais un peu comme la star du moment. J’ai alors immédiatement choisi la stratégie de la sobriété et de la mesure. Une bouffée de chaleur m’a submergé. J’ai choisi de ne pas répondre. Je n’avais que ça à faire, je venais d’être pris les doigts dans le pot de confiture.

Je suis sorti de cette séance revitalisé physiquement mais ébranlé mentalement. Je n’avais pas atteint mon objectif. En revanche la fille, elle, avait clairement revendiqué son droit au traitement ainsi qu’à sa reconstruction. Son droit de femme tout simplement.

Trois heures plus tard quand je suis arrivé dans le réfectoire avec mon plateau à la main, j’avais l’impression que tout le monde me regardait comme le pervers de l’institut. En fait tout le monde s’en moquait. J’ai tout de suite repéré la fille au fond de la salle à gauche. Elle était seule à une table de quatre. Je dois dire que je n’ai pas réfléchi. Je me suis dirigé vers elle et j’allais peut-être me faire trancher la gorge mais c’était la seule solution. Je devenais acteur de ma reconstruction, j’affrontais la vie, mes travers, nos interactions plus ou moins fructueuses, nos associations plus ou moins intéressées, plutôt plus que moins d’ailleurs.

– Je peux ? je lui ai demandé sur un ton neutre.

Elle m’a fait un vague signe de la tête comme quoi ça lui était égal. Je me suis assis, particulièrement mal à l’aise. Je contemplais bêtement le contenu de mon plateau comme si celui-ci m’intéressait au plus haut point. Elle regardait ailleurs, je n’existais pas. Je devais être ce connard de plus qu’elle croisait dans sa vie, un de ces abrutis décérébrés qui pullulaient en ce bas monde.

– Je suis désolé pour tout à l’heure.

Elle semblait encore un peu affectée par cette malheureuse expérience. Agacée plus exactement.

– C’est bon, elle m’a dit en faisant un geste de la main toujours sans me regarder.

Ça ressemblait à un début de pardon.

– Tu sais je t’ai regardée comme ça, machinalement.

– Ouais bah mon cul c’est pas une télé, elle m’a répondu en avalant une bouchée.

Je me suis franchement mis à rire. Je trouvais cette comparaison édifiante. C’est pas parce que tu t’ennuies que tu as le droit de te rincer l’œil. Elle a souri elle aussi dans le vide. Elle avait l’air contente de sa répartie.

– Non mais c’est vrai quoi… elle a continué.

– Je suis blindé de médocs depuis une semaine. Je ne suis pas en état d’être lubrique…

Elle m’a regardé pour la première fois. Bien au fond des yeux, d’un beau regard noir intense et perçant.

– Pourquoi t’es là ? elle m’a demandé.

– Alcool, j’ai répondu simplement, et toi ?

– Pareil. Et médocs aussi, elle a murmuré en regardant son assiette vide.

Pour deux délabrés on s’en tirait pas trop mal. Je n’étais pas peu fier d’avoir dit les choses, d’avoir fait amende honorable. Dans cet hôpital on était tous à poil. Je venais d’en prendre conscience.

Nous nous sommes un peu racontés. Elle était entrée en cure quelques jours après moi, elle aussi avait profité d’une place assez rapidement parce qu’elle travaillait dans le social. Elle me racontait qu’elle était en prise avec une misère continuelle et ses dégâts collatéraux, drogue, violence, trafics. Alors pour Nassima, ça a été l’alcool le soir pour décompresser et des médicaments le jour pour tenir le coup. Et puis elle a commencé à tout mélanger. Et elle a commencé à dérailler. C’est sa sœur qui a posé le diagnostic, c’est elle qui a fait toutes les démarches.

Nous étions brisés, déstabilisés, fragilisés et pourtant je venais de me faire une copine au milieu des zombies.

Le plus dur restait à faire, reprendre en main sa vie, se tenir droit et fier et continuer à avancer. C’était marqué dans le prospectus. Lors des autres cours de yoga je me suis installé à côté de Nassima. C’était plus facile pour échanger quelques moqueries sur les uns et les autres. Ainsi je ne me sentais pas tenté.

J’ai assisté également à mes premiers groupes de parole façon « alcooliques anonymes », ces groupes dans lesquels on se jure de ne jamais entrer. Ces regroupements sordides dans lesquels on se sent minable et tout sauf audacieux, dépendant du regard des autres, de leur commisération. Là on était vraiment tout nu, seul à savoir si on allait replonger ou pas. Ces regroupements me permettaient de voir Nassima sous un autre jour encore. Elle ne fanfaronnait plus, elle était fragile, fendue en deux. Et moi j’étais dans le même état.

Pendant la deuxième semaine j’ai eu le droit à quelques appels. Valentin assez régulièrement, Ingrid au début et puis plus rien les trois derniers jours de ma cure, quelques rédacteurs du journal qui savaient. En fait tout le monde savait mais je n’étais pas intime avec tout le monde. J’appréciais à sa juste valeur la discrétion et la bienveillance qui entourait mon absence. Je n’avais pas encore perdu toutes mes illusions quant à la condition humaine.

VI

Dimanche 31 mai.

 

C’est Valentin qui est venu me chercher. Je n’avais pas réussi à joindre Ingrid et cela m’inquiétait un peu. J’avais laissé deux messages sans réponses. C’était peu habituel.

Il m’attendait dans le grand hall d’entrée climatisé. Il y avait toujours le poisson séché à l’accueil qui nous ignorait royalement.

En le regardant j’ai pensé que son coiffeur devait être en taule ou quelque chose comme ça. Quand j’ai vu sa voiture j’ai pensé que son mécanicien aussi. Je lui ai demandé s’il comptait en changer et il m’a répondu : « Tu rigoles elle est de soixante-quinze, c’est une collection ! » Et je ne voyais pas en quoi le niveau de vétusté pouvait justifier de garder un tas de ferraille, fût-il de soixante-quinze.

Je n’étais pas mécontent de retrouver mes activités après cette rupture de quinze jours. Même le journal qui ne me manquait pas plus que ça, mon bouquin que je n’avais pas touché depuis, et la musique, ma récréation, le concert qu’on donnait tous les jeudis soir au « Misty » avec les copains, Richie, Valentin et Francis. J’étais la « guest star », lorsque je venais, ils adaptaient le répertoire. On reprenait des morceaux que je maîtrisais, traditionnellement plus instrumentaux. Ils me faisaient une jolie place et pour rien au monde je n’aurais manqué cette soirée libératrice. Parfois pourtant, lorsque je n’étais plus en état de prendre le volant, je décommandais, en général au dernier moment, parfois même pas. J’avais alors droit à un sermon bienveillant de Valentin le lendemain en fin de matinée. En mon absence ils avaient un répertoire plus vocal. C’était très confortable pour moi.

 

J’aurais pu reprocher à l’institut en question de nous faire sortir un dimanche en fin d’après-midi ce qui n’était pas le plus pertinent à mon sens, mais Valentin a eu l’intelligence de ne pas me laisser seul ce soir-là. Nous avons dîné ensemble chez lui avec Linda. J’adorais cet endroit. C’était une maison assez récente mais elle avait le charme des vieilles. Tous les aménagements intérieurs étaient en vieux bois, mezzanine et charpente apparente comprises. On s’y sentait bien. Je n’y allais pas souvent parce que mes amis aimaient bien ma piscine. Il m’a proposé un cocktail sans alcool pour l’apéritif. Je n’ai pas vu une seule bouteille de la soirée. Linda avait sans doute fait le ménage. Et c’était d’autant plus étonnant et tendre de sa part qu’elle venait du porno. J’avais cet a priori-là. Je ne la croyais pas attentive à ces détails, à ce genre d’exigence. Je l’imaginais encore possédée par la face émergée du monstre, les paillettes, les shootings et les salons dans les grandes capitales. Elle avait tout préparé de l’apéritif au dessert. Comme si tout avait été construit pour qu’à aucun moment il me vienne une quelconque envie de boire. Et à aucun moment dans la soirée nous avions abordé le sujet. J’étais l’ami de son amoureux, je devais recevoir le meilleur traitement. Pour elle l’équation semblait assez simple. Pas comme celles qui, selon mes croyances, avaient cours dans le milieu X c’est-à-dire, superficialité, absence de moralité, traîtrises en tout genre et producteurs libidineux. À chacune de mes rencontres avec Linda, toujours diserte sur le sujet, je repartais fort d’une culture un peu plus étendue sur le sujet. Au journal j’épatais les collègues, j’étais cet homme curieux et c’était la principale qualité d’un journaliste d’investigation. Linda, au travers de l’organisation de cette soirée, pour fêter mon retour parmi les vivants avait été très tendre à sa manière, sans effusions, sans démonstrations excessives. Elle avait voulu que je me sente bien tout simplement.

Je quittai vers minuit ma délicate hôtesse, accompagné de mille remerciements, ce que je ne faisais jamais quand j’étais fin bourré. Valentin s’était proposé de me raccompagner.

Je pensais qu’il avait rencontré une personne exceptionnelle. Linda était une très belle femme. Sa chevelure blond platine et droite contrastait avec sa peau mate couleur « café au lait ». Valentin était plutôt avare de commentaires la concernant. Je ne savais pas s’il s’agissait d’indifférence, de pudeur ou de la nécessité de se protéger.

– Comment tu te sens ? il m’a demandé sur le premier kilomètre.

– J’en ai chié. Surtout la première semaine. Mais ça va maintenant, j’ai un traitement de choc pour ne pas rechuter. Et puis j’ai un tas de boulot à rattraper.

J’ai consulté mon téléphone machinalement pendant que Valentin se garait en dérapage sur le dernier mètre en face de chez moi. J’avais reçu un message de Nassima : « Bon courage pour ton retour chez les normaux prends soin de toi. On se voit à ma sortie ? Bise. »

– Je te propose pas une bière, je lui ai dit en souriant, de toute façon j’en ai pas.

Ce n’était pas tout à fait exact mais après une si belle soirée, je me devais de le protéger. Il a fait son demi-tour sur l’allée de graviers, je l’ai salué de loin.