Le sel de nos bouches - Hervé Genot - E-Book

Le sel de nos bouches E-Book

Hervé Genot

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Beschreibung

Joan est peintre, Valentin est musicien. Ils ont la trentaine. Tous les deux ne vivent que de leur art, c’est là leur seule ambition, sans compromis, c’est-à-dire vivre chichement dans l’espoir des jours meilleurs. Joan est une écorchée vive, instable, en proie à de violents accès de colère. Valentin lui, a confiance en l’avenir, accueillant le jour nouveau comme un présent. À l’instar d’une masse d’air froid et d’une masse d’air chaud qui se rencontrent, les orages se forment, menacent et finissent toujours par se produire.

Valentin joue dans les bars et restaurants de la région avec son groupe. Il fait la connaissance d’un producteur qui lui propose un concert dans une belle salle pour commencer. Joan, elle, décide d’exposer. Valentin se propose d’aller travailler à l’usine pour quelque temps et rapporter un peu d’argent pour préparer l’exposition. Un jour, alors que rien ne présageait un tel événement, Joan et Ingrid disparaissent sans explications. Valentin et Sven partent à leur recherche. Ce livre, en forme de mini-intrigues, raconte la vie, les démons, la folie ordinaire, les trahisons de ce petit monde d’artistes, la manière que ces hommes et ces femmes ont de se compléter si c’est possible. Comme une multitude de lignes qu’on croit parallèles pour finalement découvrir qu’il n’en est rien.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Hervé Genot est installé à Nice depuis trente ans. Passionné de littérature et d’écriture, il publie un premier recueil de poèmes à l’âge de 22 ans principalement inspiré par un voyage en Polynésie Française. En 2019, il publie la biographie de son père. Musicien, auteur-compositeur-interprète, il se produit dans différentes formations dans toute la France depuis vingt ans. Le sel de nos bouches est son premier roman.

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Hervé Genot

Le sel de nos bouches

 

 

« Reste sur tes gardes et le pire pour toi

ne sera qu’un jour ordinaire. »

Anonyme

I

Bien calé sous le parasol, je regardais la mer tranquillement, un café à portée de la main. Le soleil était à la verticale, la chaleur torride. De là où j’étais, j’entendais, d’un côté, le doux gazouillis du réfrigérateur, et de l’autre celui des cigales dans les genêts. Jusque-là, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, et pourtant n’est pas Candide qui veut. Il devait être deux heures de l’après-midi et je venais juste de me lever. Les soirées étaient difficiles en ce moment. J’avais mis un caleçon vert pomme et mon seul projet de la journée était d’aller me baigner dans une heure ou deux. Jusque-là tout allait vraiment bien.

Elle est arrivée les bras chargés de paquets. À l’expression de son visage, j’ai tout de suite compris que je commençais à m’endormir.

– Merde ! Qu’est-ce que tu fous ? elle a gémi.

– Bah… Rien de précis.

Songeur, je me suis gratté une oreille et j’ai passé une main sur ma barbe de quatre jours. J’ai pensé que dix secondes auparavant, j’étais un homme libre, que je n’avais pas de femme, que la mer était bleue et que le ciel était limpide. Mais tout ça c’était révolu. Elle a posé ses paquets devant le frigo et elle est revenue me voir les mains sur les hanches :

– Et mes toiles ? Et mes tubes ? Tu les as achetés ? !

Avant de lui répondre, j’ai cru opportun de glisser un regard plus amer encore que mon café qui refroidissait tranquillement dans sa tasse. J’en attendais un conseil mais il ne m’a pas entendu.

– Merde… j’ai dit.

– T’assure pas une bille. Tu crois pas que j’ai assez de boulot ? Qu’est-ce que t’as fait ce matin ?

– Pas grand-chose. Si, j’ai bu deux cafés.

Elle a passé une main légère dans ses cheveux. Au loin, sur la mer, je distinguais une voile blanche minuscule et le Cap, plus à l’ouest, qui s’étirait majestueusement dans l’eau. Elle aurait été ma mère, je crois qu’elle m’aurait collé une baffe. Je me suis levé, j’ai attrapé ma tasse et je l’ai vidée d’un trait.

– Ok ! j’ai dit, ok, j’ai oublié. J’y vais.

J’ai passé un tee-shirt en vitesse, pris mes clefs au vol et je suis sorti de la maison les cheveux encore ébouriffés. Pendant ce temps, Joan remplissait le frigo de nourriture. Une chose était sûre, avec elle, je ne mourrai jamais de faim ni de soif à moins de négocier une grève au nom des concubins martyrs. Régulièrement, elle prenait les billets que je déposais sur l’étagère et elle s’occupait du reste.

J’étais déjà devant la voiture quand elle est arrivée en courant. Elle m’a saisi un bras et j’ai failli tomber à la renverse.

– T’oublies pas quelque chose ? elle m’a demandé.

J’ai pas eu le temps de répondre qu’elle m’avait déjà passé une main autour du cou. Elle s’est collée contre moi et elle m’a embrassé sauvagement.

– T’as pris la liste ?

 

J’ai commencé à rouler dans un nuage de poussière, en sifflotant et en cherchant à tâtons un CD dans la boîte à gants. J’ai jeté un œil en direction de la mer, elle était toujours là. J’étais sûr d’une chose : Joan était une fille formidable.

À vrai dire, ce n’était pas une corvée d’aller chercher du matériel pour elle. J’éprouvais même une certaine joie à transporter ses pinceaux, ses toiles et autres dissolvants. C’était concret, particulièrement vivant à mes yeux. Je savais qu’un jour sur le tissu, il y aurait des portraits, des paysages ou que sais-je encore ? Et puis c’était Joan tout entière que j’aidais. J’étais un peu son mécène et parfois il m’arrivait de penser que je l’inspirais.

 

Elle s’occupait de tout à la maison et cette maison elle vivait, elle était bel et bien habitée. Cette fille était une maniaque de la propreté, pas de l’ordre, mais de la propreté. Je pouvais toujours installer un bordel innommable sur la table, il fallait pourtant que la maison soit propre, qu’il y ait toujours dans l’air une vague odeur de produit d’entretien, qu’elle soit aérée, que les draps soient blancs, que les oreillers soient frais, que cette baraque respire. Parfois je me disais que j’étais un gros con de macho. Un symbole du sacro-saint modèle patriarcal qui veut que madame soit derrière les fourneaux histoire de la fermer. J’avais du mal à m’en défaire.

Malgré tout je n’étais pas un fanatique de l’aspirateur, mais il m’arrivait assez souvent de l’aider et généralement ça finissait par une bataille d’eau ou d’oreillers. On était quitte pour tout recommencer.

 

J’avais mis un moment avant de lui dire de venir habiter chez moi. J’avais plutôt été méfiant au début. Des Joan, j’en avais vu défiler deux ou trois et ces histoires-là m’avaient rudement compliqué l’existence. Je m’étais rendu compte à cette époque, que partager ma vie revenait en quelque sorte à donner les trois quarts du gâteau à l’autre. Surtout quand, au bout du compte, je voulais reprendre ce qui m’appartenait. Cette Joan-là n’était pas comme les autres. C’est un peu comme si on avait conclu un marché tacite. Elle avait pris pension chez moi. En échange, elle tenait la maison et surtout elle peignait, à ma grande satisfaction, même si je n’avais pas forcément l’œil averti du peintre.

 

Je suis sorti de la boutique les bras encombrés de paquets et le montant de la facture en travers de la gorge. C’était pas donné tous ces trucs-là. Être artiste était une chose, être riche en était une autre. J’ai balancé les sacs sur la banquette arrière. La chaleur devenait insupportable et j’adorais ça, mais j’avais trop soif pour résister à une bière bien fraîche.

Je me suis jeté dans le premier bar venu. J’ai abaissé le bras comme si je tenais la manette et le type a compris tout de suite. Le doux liquide a coulé dans ma gorge avec une telle facilité que je n’ai pas pu m’empêcher de commander un autre verre. Au dehors la ville grouillait et d’une manière générale les gens me paraissaient heureux.

Ici, c’était l’été toute l’année. Le vent, et il y en avait souvent, était tiède et chargé d’un sable fin qui vous arrachait la gorge. Ou bien il transportait une douce odeur d’ambre solaire dans un été perpétuel. En vérité, les gens riaient parce qu’il y avait du soleil à faire exploser tous les thermomètres et il était plutôt difficile d’être triste avec un climat pareil. Enfin… Moi je fonctionnais comme ça.

Je me suis assis derrière le volant de la voiture et dans une chaleur suffocante, j’ai roulé une cigarette. Je crois que j’aurais donné ma guitare et mon ampli avec pour une décapotable. J’ai ouvert toutes les vitres en grand et j’ai déboîté sagement.

 

Je roulais lentement et le vent qui s’engouffrait me caressait le visage en répandait une agréable odeur de thym tiède. Je savourais d’autant plus ces moments de solitude que j’appréhendais systématiquement mes retours à la maison. À chaque fois je me posais cette question : « Qu’est-ce qu’elle va encore inventer ? » Joan était un oiseau imprévisible et elle rythmait parfois ma vie avec un peu trop de brutalité. À tel point qu’il m’arrivait de regretter le bon vieux temps du célibat, bercé par les mille gestes finement calculés au fil des jours, que rien ne pouvait bousculer. Dieu que la vie était douce, un peu raide parfois le soir venu, mais qu’elle était douce cette vie-là que rien ne pouvait dérégler vraiment.

À part elle peut-être.

 

Elle n’a pas bronché quand je me suis planté devant elle avec tous ses machins dans les bras. Elle peignait les fesses à l’air, uniquement vêtue d’un tee-shirt, assise sur son tabouret au fond de la pièce. Derrière elle au travers de la baie vitrée la lumière du dehors plongeant dans ses cheveux. Elle avait l’air soucieuse. Elle suçait le bout de son pinceau en regardant son œuvre. Je me suis avancé vers elle et j’ai tout laissé sur la table de fortune qui lui faisait office d’atelier.

Je me suis ensuite offert le luxe de poser mes mains sur ses épaules et, de là où j’étais, je pouvais voir quelques rayons mordorés riper sur ses cuisses. Elle a levé la tête pour me regarder, l’air absente et j’ai hésité entre la tendresse et la fermeté. Finalement, au bout d’un quart de seconde, j’ai opté pour la deuxième solution. Je n’ai même pas pensé à regarder son tableau.

Parfois, il n’était pas aussi facile que ça de passer à l’acte. Je lui ai retiré son pinceau de la bouche, j’ai laissé traîner mes mains jusqu’à ses hanches et je les ai remontées en lui arrachant son tee-shirt. Je l’ai fait pivoter, je me suis mis à genoux et j’ai plongé mon nez dans son ventre. Elle a poussé un soupir délicieux et j’ai pensé que la vie, depuis que Joan vivait chez moi, était un véritable conte de fées. Ça durait depuis quelques mois et le pire de tout c’est que je commençais à y croire.

II

Bien entendu, c’est toujours Fred qui mettait le plus de temps à s’accorder. En revanche, dès qu’il était parti on ne pouvait plus l’arrêter. C’était le soliste, discipliné, scolaire un peu coincé avec de temps en temps des éclairs de génie. Sa manière de faire nous déconcertait. Je commençais à m’impatienter, le bar était bondé, c’était pire que dans un métro aux heures de pointe et presque tous les regards s’étaient posés sur nous. C’était l’endroit le plus branché de la ville, au bas mot deux cents personnes tous les soirs en permanence dans la salle.

– Tu le trouves ton La ? j’ai demandé.

Il m’a fait un signe de la main, tout concentré qu’il était sur son accordeur. On attendait plus que lui. La foule n’était pas encore en délire mais pas loin, à cause sûrement de tout cet alcool qui circulait dans les veines. Je ne parle pas du reste, des autres produits.

Nous étions en super forme et pour ma part, c’est vers ces heures-là, dix heures du soir, que j’émergeais. En vérité ma journée de travail débutait là, à l’aube de la nuit, si l’on peut dire, et si on ne voulait pas se faire virer il fallait assurer tous les soirs. Et quatre soirs par semaine on assurait. J’en étais même surpris. C’était un engagement fou, aucun groupe de la région n’avait le même.

J’avais déjà un peu tourné et par expérience je savais qu’un groupe c’était plutôt difficile à maîtriser. Un musicien, ça allait, mais ce n’était pas à proprement parler un groupe, deux, ça pouvait bien coller, trois, si on était soudé comme les cinq doigts de la main, je voulais bien y croire, quatre et plus ça tenait de l’exploit.

Au Bird on était quatre parfois cinq avec Sven au saxophone ténor et on venait tous pour la même chose : la musique. Le sang coule dans les veines, la musique aussi. C’est un flot régulier, une sensation, un partage, une fusion, une pulsation surtout. On rêvait. Pour dire toute la vérité, les gens ne venaient pas vraiment pour les textes mais plutôt pour la musique, parce qu’il y en avait une bonne poignée sur cette terre qui aimait se déglinguer la cervelle avec une dizaine de bières, se faire bouillir les hormones à regarder fixement une paire de fesses se balancer et se ronger les ongles sur une musique colorée, puissante et rythmée. C’est pour ça que les bars nous engageaient, nous les musiciens.

Tout le monde y trouvait son compte, nous sur la scène et les autres qui devaient se saigner les cordes vocales pour parler et dire des choses qui, finalement, n’avaient pas besoin d’être vociférées, voire qui n’avaient aucun intérêt.

On jouait de dix heures du soir à deux heures du matin. À la fin de la première chanson on était déjà tous en nage. À croire qu’Edgar, le patron, n’avait jamais entendu parler de climatisation. Mais tout rentrait assez vite dans l’ordre parce qu’il avait de sacrées bonnes marques de bière.

 

C’est là que j’avais rencontré Joan. Ce soir-là, j’avais un peu forcé et elle avait dû me raccompagner chez moi. Elle avait fouillé mes poches et ouvert la porte d’entrée pendant que je lui déblatérais un pamphlet dissonant sur l’amour et la musique et les liens qui les unissaient. Et elle m’avait laissé là comme une vieille chaussette, au beau milieu de la nuit avec un rayon de lune comme compagnon.

 

Le lendemain matin, après avoir ingurgité une demi-douzaine de cachets d’aspirine, je compris qu’elle n’était pas comme les autres, que malgré son allure frivole, elle n’était pas femme à se faire attraper le premier soir. Il m’avait fallu deux semaines de verveine et de jus d’orange pour parvenir à mes fins. Ce fut là une belle première leçon.

 

Ingrid a franchi le seuil du Bird vers minuit. Je chantais la dernière chanson du premier set. On ne pouvait plus distinguer le barman derrière trois épaisses rangées de clients, agglutinés les uns contre les autres. Les verres s’entrechoquaient, des clients criaient pour commander quelque chose, les rires se mêlaient aux cris et de temps en temps on entendait, au milieu du brouhaha, une chope se briser au sol. Dehors sous la terrasse couverte faite de bois et de toile, un gros nuage gris poussière enveloppait les fumeurs.

Aux tables qui bordaient la scène, il y avait toujours une grappe de filles, disons un soir sur deux. Elles prenaient des poses, on ne savait jamais vraiment comment les interpréter. Elles ramenaient une mèche de cheveux en arrière ou elles tapotaient leur verre du bout des ongles, les yeux dans le vague. Parfois, sur un regard plus appuyé, l’un d’entre nous finissait par aller à la rencontre, à l’occasion de la pause. En général elles étaient là pour quelque chose de bien précis. Il m’arrivait d’être l’heureux élu, privilège du chanteur, celui qui lèche la scène pour en boire la sueur, mais ce n’est que très rarement que je payais l’orangeade. Un vrai musicien n’est pas un homme riche. Tous les soirs il prend son cacheton et s’en va dépenser sa peine le jour qui suit. Jusqu’au prochain cacheton. Et ainsi de suite.

 

Ingrid était une fille que l’on remarquait tout de suite parce qu’elle avait une chevelure abondante et ondulée qui descendait jusqu’au bas de ses fesses. J’adorais ça et je savais être très faible quand je voulais. On a laissé nos instruments se refroidir un peu et on s’est frayé un chemin jusqu’au bar. Au passage, Ingrid m’a attrapé un bras. Cette fille pétait la vie, elle avait sûrement les plus beaux yeux de la terre et je passe sur le reste. Je me demandais souvent comment Sven avait pu s’y prendre pour faire une telle beauté.

– Salut.

Je l’ai aussitôt accrochée à la taille.

– Tu me payes un verre ? j’ai proposé.

– T’es gonflé toi. Tu crois peut-être que je fais le trottoir pour payer mes études ?

– Ton père ne vient pas ? j’ai demandé.

– C’est un vieux con ! Il s’est enfermé à double tour dans son bureau.

– Il devait jouer avec nous ce soir…

– Il écrit.

Maintenant je tenais fermement le bord du comptoir dans une main et de l’autre j’essayais d’agripper le barman. Dans le sillage, Richard et Fred nous avaient suivis.

– Et Joan elle est où ?

J’ai fait un vague signe de la tête pendant que le type alignait les verres sur le comptoir. Ingrid avait la fâcheuse habitude de fixer son interlocuteur au cours d’une discussion. Ça me gênait un peu. C’était pourtant un signe de franchise et de respect. La foule arrimée au bar commençait à tanguer sérieusement et il ne fallait pas se trouver mal dans un moment pareil, il fallait plutôt être lucide.

– Et il écrit quoi ? je lui ai demandé.

– J’en sais rien, il m’a même pas laissé entrer.

Elle a marqué une pause en haussant les épaules, comme si elle avait été désolée de ce qui lui était arrivé. J’imaginais qu’un écrivain appréciait le silence.

– Et puis je m’en fous.

Elle me l’avait crié dans l’oreille et dans un délicieux moment furtif j’ai senti sa poitrine généreuse se presser contre moi. Alors, dans la lumière tamisée et le bruit, je me suis servi une deuxième rasade de miel. J’avais encore deux heures de boulot devant moi, c’était vraiment pas le moment de flancher.

Je suis retourné vers la scène un autre verre à la main. C’est à ce moment qu’un type m’a accosté. Il me dépassait d’une tête. Il était plutôt gras du bide et les rides sur son visage semblaient indiquer qu’il avait déjà pas mal bourlingué. Et comme tout bourlingueur qui se respecte, à l’heure qu’il était, il était fin bourré et ses yeux se barraient dans tous les sens.

– Bien la musique… il a dit.

– Ah !… j’ai dit.

– Si, si, bien…

Il a froncé les sourcils en essayant de regarder le plafond avec un air intelligent. Je sentais qu’il avait quelque chose d’important à me dire et qu’il n’avait pas l’intention de s’en priver.

– Mmh… Et alors ? je lui ai demandé.

– Bah, c’est le chanteur… Le chanteur il est nul à chier.

Il avait l’air embêté.

Je ne sais pas si c’est la bière ou la simple vue de ce porc, mais mes oreilles se sont enflammées instantanément. J’ai essayé de dévier la conversation en lui disant qu’on ne pouvait pas plaire à tout le monde, mais le gros a insisté alors que je remontais sur la scène. Il m’a pris par l’épaule et j’ai fait volte-face d’un coup sec.

– Si, si… il m’a dit les yeux à l’envers, le chanteur c’est une vraie merde.

J’ai senti que j’allais lui en coller une malgré tous les inconvénients qui pouvaient découler d’un pareil incident. En premier lieu une tête bien au carré pour moi. J’allais l’attraper par le col de son blouson quand Richard s’est pointé.

– Stop ! Tout le monde descend ! il a dit.

Il nous a séparés et le barman est arrivé à ce moment pour faire sortir le type. J’avais le cœur qui battait un peu vite mais ça allait. Après tout il avait peut-être raison le malabar, on n’est jamais sûr d’être tout à fait compétent dans ce qu’on fait même si on y croit dur comme fer. D’un signe de la main, Ingrid m’a demandé si j’allais bien.

 

On a attaqué le deuxième set remontés à bloc. Il faisait au minimum quarante degrés dans la salle et je collais des pieds à la tête. Mais tout le monde collait. Même sans bouger. Il n’y avait qu’en chantant que j’existais, c’était con à dire mais c’était la stricte vérité et ça faisait pas très longtemps que je m’étais jeté à l’eau. J’avais pas l’intention de laisser tomber. Pour une fois que je faisais quelque chose…

Presque tous les soirs, après avoir éteint les amplis et rangé les guitares, on allait boire un dernier verre au Misty sur le front de mer. C’était l’after pour nous, un endroit plus soft, plus confidentiel. Des potes à nous y jouaient et parfois je me mettais à la guitare vers quatre heures ou j’en poussais une petite. Du comptoir on voyait la mer briller juste en dessous de la lune, c’était bien plus joli. Fred avait préféré rentrer, mais on avait l’habitude, il était mieux réglé qu’une nana. Je l’imaginais le soir, retirer soigneusement ses chaussettes, déplier délicatement les billets qu’il avait gagnés à la sueur de ses solos, les empiler sous son matelas à la manière de grand-maman et se coucher dessus, mort de fatigue mais heureux comme le diable. Ce gars-là arrivait à mettre des sous de côté. Pour moi ça tenait de la folie douce et pour rien au monde je lui aurais demandé sa recette.

Donc, il y avait toute la bande sauf Fred. Comme d’habitude on a parlé musique. Richard le bassiste disait qu’on avait été mauvais, Boris proposait d’autres morceaux à jouer et Ingrid, qui nous avait rejoints, avec un sourire jusqu’aux oreilles, déclamait que c’était très bien comme ça. Elle était toujours d’accord mais je savais qu’elle s’en foutait royalement. Il y avait un peu de moquerie dans mon regard. Elle voulait s’amuser, elle voulait danser. Elle s’est mise à rire. Je la comprenais bien cette fille. On prenait la vie différemment après l’avoir rencontrée. On avait de l’air frais plein les poumons.

– Et Riviera Paradise tu voulais pas la faire ? m’a demandé Boris en me lançant une bonne claque dans le dos.

– Ouais, j’ai dit. Depuis le temps qu’on en parle…

Ça faisait deux fois déjà que ce soir des types me tapaient sur l’épaule et je commençais sérieusement à m’inquiéter. Mais Boris était plutôt du genre exubérant. Il avait du mal à dire quelque chose sans casser un verre ou se froisser un muscle. À croire que la batterie ne le défoulait pas suffisamment, il fallait toujours qu’il en raconte une bonne. Tantôt c’était un bœuf avec Clapton, tantôt c’était un dîner avec Jagger qu’il avait rencontré dans un studio quelques années auparavant à New York. Bien sûr. À New York ça fait plus chic. Le pire de tout c’est qu’il ne se contredisait jamais, toutes ses histoires se recoupaient forcément à un moment ou à un autre avec la réalité. J’avais déjà essayé de le piéger plus d’une fois. Ce qui est sûr c’est qu’il avait rencontré du beau monde. Il avait une grosse expérience de la scène et du métier en général. C’était un vrai pro. Juste un peu mytho. Richie dans ces moments-là se grattait la barbe, rêveur. Quant à moi, ce que j’aimais par-dessus tout chez lui, c’était son enthousiasme, la sécheresse avec laquelle il frappait les peaux et la sensibilité avec laquelle il faisait friser ses cymbales et autres charley. Il savait mettre de l’air dans le rythme. Il savait être percutant et puissant quand il voulait, il savait être doux, il savait être virtuose dans ses solos. À mes yeux, le reste importait peu.

Vers quatre heures, j’ai senti les lobes de mon cerveau se ramollir tout doucement. Vers quatre heures cinq, j’étais passablement éméché parce que je n’avais mangé qu’un sandwich dans toute la journée et siroté pas mal de verres.

J’avais mes périodes.

C’est Ingrid qui, la première, a sonné le départ. Un par un, on a décroché du comptoir en lâchant des billets comme si on avait gagné le gros lot. J’entendais vaguement Boris prétendre à qui voudrait bien l’entendre que Max Roach n’avait pas été un si brillant batteur, mais qu’il avait été un bon élève et c’est tout. Il y avait vraiment de quoi hurler dans la nuit ou porter plainte au syndicat des musiciens de jazz, mais en poussant la porte Ingrid m’a envoyé un effluve de miel en recommandé et j’ai pensé à autre chose. J’ai pensé à prendre ses cheveux dans mes mains pour les porter à mon visage. Et les respirer.

Au dehors l’air était tiède et quand le vent venait vers nous on pouvait, au loin, entendre les vagues. Je m’étais toujours arrangé pour vivre au bord de l’eau et pourtant ce bruit m’enchantait encore. D’autres s’y étaient habitués depuis bien longtemps. Ça voulait dire liberté, déferlantes et joie. C’était bête et enivrant de penser une chose pareille. Boris et Richie ont disparu au coin de la rue et j’ai accompagné Ingrid à sa voiture.

– Il est pas très bavard Richie… elle a dit en marchant d’un pas lent, les bras croisés sur sa poitrine.

– C’est un calme. Il en a vu d’autres tu sais…

– Vous allez tourner longtemps là-bas ?

– J’ai besoin de manger et on est plutôt bien accueillis. Si tout va bien on est parti pour trois mois.

Elle m’a souri et de drôles d’idées me sont passées par la tête. Je commençais tout simplement à dérailler. Je prenais tranquillement les chemins de traverse, ces chemins verdoyants sur lesquels on oublie la détresse du monde et ses réalités pendant que d’autres, plus lucides, se promenaient aux côtés d’une jolie fille sans tenter un seul mot. Une onde marine, un petit vent tiède de rien du tout nous enveloppait, je n’entendais plus que les pas d’Ingrid résonner sur l’asphalte. Elle venait de s’arrêter devant sa voiture alors que je marchais toujours.

– C’est là !

J’ai fait demi-tour. Elle m’a tendu la joue et j’ai dû produire un effort surhumain pour ne pas m’empresser de l’embrasser. Il y avait aussi sur cette terre des moments qu’on ne savourait plus. Au passage, je lui ai piqué un peu de miel pour le restant de la nuit.

– Au fait c’est quoi ton shampooing ? j’ai demandé.

– Je sais pas… Un truc à la camomille je crois…

Elle a fait les yeux ronds, étonnée.

– Pourquoi tu me demandes ça ?

– Non… pour rien… Ça sent bon ce truc.

Elle s’est engouffrée dans sa voiture miniature et toute déglinguée pendant que j’enfonçais mes mains dans mes poches. Elle a démarré et je suis resté seul sur le trottoir un instant, le temps pour moi de me dire qu’avec le temps et l’âge on devenait vraiment con.

III

C’est arrivé peu de temps après que je me sois levé.

Un méchant rayon de soleil venait de se frayer un chemin entre deux lattes du volet et il venait pile éclairer le bout de mon nez. Et j’avais chaud au nez. D’ailleurs j’avais chaud partout parce que c’était l’été, un été pas comme les autres, un été radieux et sans nuages, un été à sucer des glaçons dans une chambre froide. J’ai passé mes mains dans mes cheveux et sur mon visage et je ne voyais pas clair du tout. Je me rassurais en me disant qu’un bon musicien était forcément un homme fatigué… Jusqu’à huit heures du soir. Je me suis avancé dans la grande pièce qui était à la fois la cuisine, la salle à manger, le salon et l’atelier de Joan. Le soleil nous cuisait lentement et la baie vitrée était grande ouverte. Il flottait dans l’air une odeur de café.

Elle était assise sur son tabouret, en plein travail. Je me suis avancé près d’elle et j’ai tripoté un instant ses cheveux noirs. Elle était comme absorbée par sa toile, elle était à l’intérieur d’elle et j’aurais payé une fortune pour savoir ce qu’elle ressentait dans ces moments-là. Frissonnait-elle comme un musicien ? Y avait-il au fond d’elle cette drôle de sensation planante, ce bien-être ? Est-ce qu’elle faisait don de son corps et de son esprit ? Était-ce une transe ?

J’ai plongé mon visage dans ses cheveux et je l’ai embrassée. Elle n’a pas bougé, elle retouchait son tableau, une pointe de bleu impérial par-ci, une pointe de rouge sang par-là. Il y avait tellement de violence dans ses peintures.

J’ai sorti un bol et deux carrés de sucre et je me suis servi un café. Dehors, il y avait un petit vent chaud qui faisait trotter quelques cirrus dans le ciel. Les cigales avaient repris leur concert depuis au moins deux heures et tout était calme. La seule chose qui me chiffonnait était que Joan n’avait toujours rien dit et je commençais à connaître l’oiseau. Il valait mieux rester prudent. Mais la vie était suffisamment compliquée comme ça pour ne pas s’en rajouter. J’ai laissé filer une poignée de secondes entre nous, comme une respiration dans la musique ou un peu de blanc dans un tableau. Elle a fini par rompre le silence.

– T’as passé une bonne soirée ? elle a grommelé.

– Mmh… Ouais, pas mal.

Je savais que sa question n’était qu’un prétexte, elle avait les traits tendus d’une constipée chronique, les traits des mauvais jours et elle se fichait éperdument de ma soirée.

– Remarque… Si t’es rentré à cinq heures du mat, c’est que tu as dû bien t’amuser… elle a continué.

Ça sentait le grillé et pourtant j’avais pas encore décidé de beurrer ma tartine, j’étais trop barbouillé. Par contre le café passait plutôt bien et Dieu sait si je me suis pincé les lèvres pour ne pas lui répondre.

– Ah… j’ai dit, tu comptes les heures… Je croyais que tu vivais exclusivement pour ta peinture et que du reste tu t’en fichais ?…

Joan s’est levée d’un bond et elle est restée plantée devant sa toile, j’ai vu des éclairs jaillir de ses yeux.

– Laisse ma peinture où elle est tu veux. T’y comprends rien, elle a sifflé.

J’ai tout de suite senti ce terrible picotement qui vous remonte du fond du ventre et qui vous enveloppe l’appareil cardiaque. Ma respiration aussi s’est accélérée et j’avais pas du tout l’intention de me laisser démonter comme un jouet pour un gosse de deux ans. Pourtant j’ai essayé de calmer le dialogue.

– Attends, attends… À quoi tu joues là ? On peut savoir ce qui se passe ?

Elle est devenue blanche comme la pleine lune et ses mâchoires se sont contractées. Dans la lumière de la pièce je distinguais très nettement les petits muscles secs se dessiner par intermittence. Et elle était pas du style à mâcher du chewing-gum.

– Il se passe que tu traînes la nuit ! elle a grogné.

Ça sonnait presque faux et il y avait une pointe de désespoir dans le fond de sa voix. J’ai failli la croire et la plaindre ensuite. C’est vrai, traîner la nuit n’était pas ce qu’il fallait, mais je me suis ressaisi parce que j’avais donné pour ce genre de comédie. Je ne m’étais pas trompé il s’agissait bien de ça, une scène de ménage en quelque sorte. Je me suis mis à rire nerveusement mon bol de café tiède dans une main.

– J’étais avec Ingrid et les autres…

– Je sais. C’est chaque fois pareil.

Elle tripotait nerveusement un coin de sa toile et elle respirait comme une locomotive du siècle dernier. De mon côté, le bouchon de la cocotte commençait à siffler sérieusement et à s’agiter dans tous les sens.

– Tu crois quand même pas que je vais recommencer comme avant. Si j’ai arrêté de bosser c’est pour ne plus voir la gueule de mon patron, tu vois ce que je veux dire ? Si t’as l’intention de prendre sa place on laisse tomber tout de suite.

J’ai compris que cette petite histoire n’allait pas se terminer sur ces mots. Il fallait quand même que je lui explique certaines choses sur la vie des fois qu’elle aurait oublié. J’ai soupiré un bon coup, Joan était toujours enracinée devant son chevalet et elle me regardait fixement, les yeux exorbités, comme si je venais de lui annoncer l’invasion imminente des rats sur la Terre.

– Tu commences à m’emmerder Joan, ma vie elle est à moi…

J’aurais bien voulu la calmer sans avoir à lui dire des choses pareilles, lui expliquer que tout ça c’était ridicule, qu’il y avait d’autres guerres ailleurs, mais les mots ne voulaient pas sortir de ma bouche, ils restaient bien en travers, comme si on avait franchi le point de non-retour.

Maintenant elle tremblait d’une rage qu’elle s’efforçait de contenir, elle bouillonnait à l’intérieur et je sentais poindre la tempête. De temps en temps son chevalet tremblait avec elle, elle n’avait pas encore vidé son sac.

– Ma vie ! Ma musique ! Ma voiture ! Mais t’es complètement dingue !

Elle faisait de larges gestes avec ses bras, ses yeux roulaient de colère et le bateau prenait l’eau. Elle a continué :

– Tu te rends pas compte ma parole ! Je rêve… Y en a que pour toi et ta putain de guitare et moi je reste là comme une conne !

Elle avait crié dans la dernière phrase, et dans un mouvement plus ample que les autres elle a fait tomber son tableau, le côté face bien à plat sur le carrelage. Ses dernières retouches allaient à la rencontre des miettes de pain, c’était pas très réjouissant… En réalité notre discussion tournait au drame et je ne savais vraiment pas comment m’en dépêtrer. L’escalade dans les mots n’était pas mon sport favori.

Plutôt que de lui préciser que ma guitare n’était pas une putain, mais que si elle voulait je pouvais lui en présenter, j’ai joué une autre carte.

– Tu te calmes, t’es siphonnée ou quoi ?

Ses lèvres tremblaient, elle a pâli encore un peu, elle n’avait même pas pensé à ramasser sa toile.

– Ah j’suis siphonnée hein ? !