Au nom d’Alexandre - Olivier Auroy - E-Book

Au nom d’Alexandre E-Book

Olivier Auroy

0,0

Beschreibung

Alexandre exerce un métier qui n’a pas de nom : il crée des noms.

Dans sa vie, il a baptisé des parfums, des pâtisseries, des voitures, des missiles, et même le chien d’une milliardaire… On raconte aussi qu’il fut le conseiller particulier du pape dans sa quête d’identité.
Mais Alexandre est malade, et sent que sa fin est proche. L’apprenant, un éditeur intrigué par son étrange vocation, demande à une journaliste de se rendre à son chevet pour qu’il lui dicte ses mémoires. Au fil de ce récit, la jeune femme découvre l’odyssée de cet amoureux des lettres, de ce génie des mots qui a tout nommé. Ou presque. En effet, elle repère quelques zones d’ombre dans ce parcours hors du commun. Intriguée autant que fascinée par Alexandre, elle est peu à peu taraudée par une question : est-il possible qu’Alexandre ait oublié de nommer l’essentiel ?

Un roman vibrant, dans lequel la beauté des mots n'a d'égal que la beauté de l'histoire.

EXTRAIT

— J’ai la cancertitude que le crabe m’emportera avant la fin du mois.
— Au moins vous n’avez pas perdu votre sens de la formule, mon cher Alexandre.
— Et la vôtre, Professeur, quelle est-elle ? Ne m’aviez-vous pas promis un traitement plus radical ?
— La chimiothérapie ? Je pensais que vous y étiez fermement opposé…
— Plutôt mourir, en effet. J’ai passé les vingt dernières années de ma vie à pratiquer des massages capillaires dans l’espoir de retarder l’inéluctable raréfaction de mes cheveux. Je ne vais pas précipiter leur disparition dans un moment d’égarement.
— Un moment d’égarement qui pourrait vous sauver la vie, vous en avez conscience ?
— Est-ce bien nécessaire ? Et si nous mettions un terme à cet acharnement, professeur ?
— Vous allez beaucoup souffrir.
— Vous n’avez qu’à augmenter les doses de morphine.
— Je pense que le professeur a raison, ça vaut la peine d’essayer, hasardai-je.
— Fanny, si vous n’aviez pas commencé ma biographie, je vous croirais sincère.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

- « Érudit, inspiré, enlevé, cet excellent roman est un bel hommage à Littré et consorts. » - Delphine Peras, L’Express
- « Qu’est-ce qui fait d’Au nom d’Alexandre un livre absolument juste, pétillant, hilarant, émouvant et cathartique ? C’est la question qui m’a accompagné tout du long de la lecture. » - Christian Gatard, Géographie du futur

À PROPOS DE L'AUTEUR

Olivier Auroy travaille depuis plus de vingt ans dans le monde de la communication. Il est l’auteur, sous le pseudonyme de Gabriel Malika, des Meilleures Intentions du Monde et de Qatarina, publiés aux éditions Intervalles. Au nom d’Alexandre est son troisième roman.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 285

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Pour Hermann et Joseph.

CHAPITRE 1

Alexandre n’accepta de me recevoir qu’en fin d’après-midi. Il m’avait réservé un créneau avant le dîner, qu’on lui servait vers dix-huit heures, un horaire d’une impolitesse rare, avait-il protesté, convaincu que cette habitude devait moins au protocole thérapeutique qu’aux caprices des infirmières, qu’il accusait de tromper leur ennui devant d’affligeantes émissions de télé-réalité, comme si la brutalité de leur quotidien au service d’oncologie n’étanchait pas leur soif de pathétique.

— J’ai la cancertitude que le crabe m’emportera avant la fin du mois.

— Au moins vous n’avez pas perdu votre sens de la formule, mon cher Alexandre.

— Et la vôtre, Professeur, quelle est-elle ? Ne m’aviez-vous pas promis un traitement plus radical ?

— La chimiothérapie ? Je pensais que vous y étiez fermement opposé…

— Plutôt mourir, en effet. J’ai passé les vingt dernières années de ma vie à pratiquer des massages capillaires dans l’espoir de retarder l’inéluctable raréfaction de mes cheveux. Je ne vais pas précipiter leur disparition dans un moment d’égarement.

— Un moment d’égarement qui pourrait vous sauver la vie, vous en avez conscience ?

— Est-ce bien nécessaire ? Et si nous mettions un terme à cet acharnement, professeur ?

— Vous allez beaucoup souffrir.

— Vous n’avez qu’à augmenter les doses de morphine.

— Je pense que le professeur a raison, ça vaut la peine d’essayer, hasardai-je.

— Fanny, si vous n’aviez pas commencé ma biographie, je vous croirais sincère.

Alexandre avait tort. Je ne voulais pas qu’il se meure sur un lit d’hôpital. Pas comme ça, pas dans cet état. Il ne méritait pas cette agonie médicamentée. Il ne pouvait sortir de l’ombre pour y retourner de la plus humiliante des manières, dévasté par la capitulation de son système immunitaire, anéanti par la maladie. Je lui souhaitais une fin plus glorieuse. Telle était ma mission, lui rendre sa part de lumière. J’étais bien plus qu’une journaliste mandatée par un éditeur, j’étais son révélateur.

Alexandre avait raison sur un point : nous n’étions qu’au début de notre entretien. Je l’avais rencontré très brièvement, le temps d’établir les règles du jeu et d’effleurer quelques souvenirs de jeunesse. Je ne pouvais me résigner à tout arrêter maintenant et à le livrer aux métastases. Je pressentais qu’en rédigeant ses mémoires, je ferais d’étonnantes découvertes et puis, la personnalité d’Alexandre m’intriguait. Il ne m’avait encore rien raconté, ou presque. Juste quelques anecdotes sur ses deux grands-pères, Émile et Arsène, qui lui avaient transmis un patrimoine génétique extraordinaire qui, parce qu’il croyait au déterminisme, expliquait selon lui sa trajectoire singulière.

Quand je rencontrai Alexandre pour la première fois, je fus impressionnée par son physique de marathonien, qui ne devait rien à son amaigrissement prématuré. Il flottait dans le pyjama que les infirmières l’obligeaient à porter. Il avait quarante ans, mais il en paraissait soixante. Son visage était creusé comme s’il avait affronté la fureur d’un vent violent des jours durant. Ses cheveux noirs et lisses se raréfiaient. Il les avait rabattus délicatement sur son front. Alexandre avait les yeux d’un vert sombre qui virait au gris quand la lumière s’intensifiait. Il n’était pas bel homme et pourtant, il émanait de lui un magnétisme auquel une femme ne pouvait rester indifférente. Un détail aussi m’avait attendrie : une fossette sur le menton, un petit trait qui se dessinait à chaque fois qu’il réfléchissait ou qu’il s’apprêtait à rire.

Le professeur quitta la chambre d’hôpital en haussant les sourcils d’un air complice et me glissa à l’oreille : « Le patient est à vous, bonne chance. » Alexandre restait silencieux. Je sentais qu’il était excédé et je me préparais à recevoir le contrecoup de sa mauvaise humeur. Je n’osais lui adresser la parole. Il fallait pourtant que je reprenne l’entretien là où nous l’avions laissé la veille.

— La dernière fois que je vous ai vu, vous me parliez de votre grand-père paternel, de sa voix qui devenait grave et solennelle quand il vous faisait le récit des grandes batailles napoléoniennes…

— Gardez-vous bien de jouer les psychologues avec moi, prévint Alexandre.

— Ce n’est pas mon intention, je n’en ai ni l’envie ni la compétence.

— Puis-je vous faire confiance ? Si je ne suis pas vigilant, vous me poserez des tas de questions sur mon enfance et sur ma famille. Sans même que je m’en aperçoive, vous ferez l’autopsie de mes souvenirs, des plus heureux comme des plus douloureux.

— Quel crime a-t-elle commis ?

— Qui ? Quel crime ?

— Je ne sais pas, c’est vous qui me parlez de votre famille et d’autopsie.

— Mais il n’y a rien à dire ! s’insurgea-t-il. Je vais vous décevoir. Tout fut d’une grande banalité. Je n’ai pas de secrets inavouables à vous confier. Je n’ai pas été abusé par l’aumônier du collège – même si la rumeur courait qu’il fallait s’en méfier. Mon père ne me battait pas. Ma mère ne noyait pas son chagrin dans l’alcool. Mais qu’est-ce que je raconte, moi… Vous voyez, je vous l’avais dit, vous êtes redoutable, nous avons à peine commencé l’entretien et me voilà déjà en train de me justifier.

— Je n’y suis pour rien, repris-je en souriant.

— Oui, il n’empêche que…

— Reconnaissez tout de même que nous devrons parler de votre enfance un jour ou l’autre. Il me semble difficile d’écrire votre biographie sans l’évoquer un peu.

— Je sais, je sais, mais je ne veux pas que cela se transforme en séance d’analyse, nous sommes d’accord ?

— Je vous le promets.

— Allez-y, posez-moi donc vos questions, dit Alexandre, dans un essoufflement qui trahissait la fatigue que son brusque emportement lui avait causée.

— Vous me disiez hier que votre grand-père paternel, Émile, avait beaucoup compté pour vous. Pouvez-vous m’en dire plus ?

— Il m’a légué l’amour des lettres.

— De la littérature ?

— Pas exactement. Ce sont les lettres de l’alphabet qui l’obsédaient. Il les manipulait tel un chimiste, la pupille rivée sur l’oculaire du microscope. Les lettres étaient pour lui de la matière première, des particules élémentaires dont il comprenait intuitivement la valeur et les immenses possibilités qu’elles offraient.

— À quelle valeur faites-vous référence ?

— Le jeu de Scrabble, Fanny. Mon grand-père était un passionné de Scrabble. Le « k » vaut dix points, le « j » huit, le « c » trois et ainsi de suite.

— Vous parlez des lettres comme si elles faisaient partie du tableau périodique des éléments.

— C’est exact, il les voyait ainsi, comme des éléments chimiques. Je me souviens qu’il portait de grandes chemises blanches par-dessus son pantalon pour cacher son embonpoint. Les petites lunettes rondes qu’il affectionnait faisaient le reste, elles lui donnaient des airs de laborantin, et nous étions ses cobayes.

— Ses cobayes ?

— Affronter mon grand-père au Scrabble était une expérience délicate. Sa santé en dépendait. Nous le savions pertinemment, alors nous étions indulgents.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Quand la fin fut proche, il ne vivait plus que pour le Scrabble. Nous lui rendions visite chez lui, à Versailles. Il faisait semblant de s’intéresser à nos existences, il hochait distraitement la tête sans relancer la conversation, il écourtait nos récits pour hâter le sacro-saint moment du Scrabble. Il rencontrait toujours les mêmes adversaires et il en parlait comme si c’était pour eux un privilège de se mesurer à lui. Mon père venait régulièrement lui livrer bataille. Mon grand-père mettait un point d’honneur à le battre afin de lui rappeler le respect qu’un fils doit encore à son père. Il y avait aussi la voisine du dessus, madame Leblanc, qui ne faisait pas partie de la famille et qui, par ce statut d’exception, échappait au persiflage de mon grand-père. En sa présence, il devenait moins agressif dans ses remarques.

— Agressif ?

— Agressif, oui. S’il est un moment du jeu de Scrabble que mon grand-père exécrait, c’était l’attente. Si son adversaire tardait à se décider, il ruminait, trépignait, s’impatientait au point de menacer d’abandonner la partie sur les accents tragiques d’un homme au comble de l’indignation. Sa stratégie d’intimidation fonctionnait à merveille. Ses grimaces, sa gestuelle vindicative et ses bruyants soupirs poussaient ses adversaires à la faute. Ils commettaient l’irréparable en plaçant un mot à l’emporte-pièce, en plein centre de la grille. Ils s’exposaient alors à une contre-attaque que mon grand-père avait manigancée depuis plusieurs tours. Sa sœur, Marinette, était la seule à ne pas se laisser impressionner, et par conséquent, elle était aussi la seule à pouvoir lui infliger une lourde défaite. Quand cela se produisait, il naissait entre eux une vilaine dispute qu’ils tentaient de diluer, pour l’un dans la Suze, pour l’autre dans les prières et les bénitiers de l’église la plus proche. Grand-père Émile était mauvais joueur. Il accusait sa sœur d’avoir triché avec des mots qui n’existent pas dans le dictionnaire alors qu’il ne cessait lui-même d’en inventer.

— Il a dû approuver votre début de carrière.

— Il ne l’a pas découragée en tous cas.

— Pourquoi votre grand-père Émile tenait-il tant à gagner ?

— C’était pour lui une question de survie. Chaque partie de Scrabble qu’il remportait lui prouvait qu’il avait toute sa tête et qu’Alzheimer ne l’avait « pas encore embrumé », pour reprendre son expression favorite. La courbe de ses scores au Scrabble était son encéphalogramme. Le jour où il ne serait plus capable de se délester du « w », cette lettre impossible à placer, la fin serait proche et il la redoutait autant que la maladie qui pouvait la précéder et le réduire à l’état d’un légume indifférent aux récréations de l’esprit.

— Auriez-vous hérité de son patrimoine génétique, Alexandre ?

— Il y a de fortes chances. Je dois à mes aïeuls ma précocité. Je lisais à l’âge de trois ans. Ma mère m’a raconté la stupéfaction de l’institutrice de la classe de maternelle quand elle me vit aligner les petits cubes de bois pour écrire un mot. Sur chacune des faces, il y avait des lettres ou des chiffres, des images naïves d’animaux ou d’objets usuels. La première moitié de la classe avait rassemblé les cubes en fonction de leurs couleurs. La deuxième moitié s’était lancée dans un vaste chantier de construction qui vit sortir de la moquette sale et bouclée des tours bancales et des maisons prêtes à s’effondrer. Je fus le seul à m’intéresser aux lettres, que je rassemblai pour former un mot.

— Quel était ce mot ?

— « Wazo ».

— Une interprétation phonétique d’une grande créativité. Vous aviez déjà montré de réelles prédispositions pour les jeux de lettres, on dirait.

— C’est ce que grand-père Émile avait confié à ma mère. Il s’était déclaré impatient de jouer avec moi, « quand le moment viendra », avait-il insisté.

— Et quand le moment fut-il venu ?

— Beaucoup plus tard, je venais d’avoir sept ans. Mon grand-père était venu nous rejoindre en Bretagne, dans la maison que nous avions louée pour les vacances. Bravant la canicule, il avait pris le train au départ de Montparnasse dont il fut le chef de gare adjoint. Un demi-siècle au service de la SNCF avait fait de lui une légende vivante des chemins de fer français. S’il ne connut jamais l’Afrique ou l’Amérique, c’est uniquement parce qu’aucun rail n’y conduisait directement. S’il avait vécu plus longtemps, il aurait accepté d’emprunter le tunnel sous la Manche bien que, passer sous la mer, c’eût été tricher un peu.

Mon père et moi l’attendions sur le quai de la gare. Il marcha vers nous avec sa petite valise à la main et ses grosses valises sous les yeux, qui lui donnaient des airs de prélat fatigué. Dans ses bagages, il n’emportait que le strict nécessaire, de quoi se changer, de l’eau de Cologne, du tabac à rouler, un crucifix en bois de noyer, un exemplaire élimé du Robert et sa boîte du jeu de Scrabble de voyage. Je remarquai cette boîte quand il procéda au déballage méthodique de ses affaires mais je n’osai l’interroger sur son contenu. Il surprit mon regard rempli de curiosité et me demanda si je connaissais le Scrabble. Je répondis que non. Après avoir reproché à mon père de manquer à tous ses devoirs, il se proposa de m’en apprendre les règles parce que, disait-il, j’avais atteint l’âge de raison et que nous avions perdu beaucoup trop de temps. Il devint pour moi évident que l’apprentissage du jeu de Scrabble était un de ces rites initiatiques qui marquaient le passage de l’enfance à l’adolescence. J’écoutais religieusement ses explications. Si les règles du jeu ne me parurent pas insurmontables, mon manque de vocabulaire, lui, constituait un handicap de taille. Je lui en fis la remarque lorsqu’il me proposa de jouer contre lui pour la première fois.

— Vous n’aviez aucune chance de l’emporter, c’était un peu cruel de sa part, m’autorisai-je à commenter.

— Il n’avait pas montré beaucoup de pitié, c’est vrai, répondit Alexandre en souriant, mais le plus expérimenté des scrabbleurs ne peut rien contre l’infortune. Grand-père Émile allait l’apprendre à ses dépens.

— Vous l’avez donc battu ?

— Un peu de patience ma jeune amie, j’y viens. À la suite d’un violent orage, les intempéries défigurèrent notre station balnéaire en faisant dégouliner son fard estival. Sans l’éclat du soleil, la petite ville de Bretagne retrouva sa tristesse hivernale avec la plage grisâtre et désertée, les bancs mouillés, les présentoirs de cartes postales recouverts de bâches en plastique, les passants désœuvrés qui hâtent le pas, le ciel qui se confond avec la mer agitée d’une nuance de gris foncé. La pluie redoubla et nous fit renoncer à nos projets de balade. Mon grand-père se leva lentement du fauteuil où il faisait la sieste. Il revint de sa chambre avec la boîte du jeu de Scrabble, son remède contre l’ennui, cet objet magique qui transformait les heures en minutes. Il posa la boîte sur la table de la salle à manger que ma mère avait décorée d’une corbeille de coloquintes jaune, orange et rouge. Il repoussa la corbeille et m’annonça que le moment était venu. J’objectai, avec mauvaise foi, que l’averse avait cessé et que le ciel s’éclaircirait bientôt. Mon grand-père me montra du doigt les nuages noirs et tourmentés qui encombraient l’horizon. Les gestes brusques et désordonnés avec lesquels il installait le jeu sur la table étaient les signes avant-coureurs de son exaspération. Je ne pouvais plus m’esquiver. Je priais tous les saints pour que mon tirage fût favorable. M’adressant à des forces plus obscures, j’implorais le mauvais sort pour qu’il accable grand-père Émile de consonnes et l’oblige à passer continuellement son tour. Mes invocations furent entendues. Mon grand-père dissimulait mal son inquiétude alors que les voyelles se raréfiaient et que son jeu ressemblait de plus en plus à l’orthographe impossible d’un village gallois. Fort de son expérience et profitant de mes maladresses de débutant, il réussissait pourtant à se débarrasser de ces lettres encombrantes et formaient des mots que je n’avais jamais entendus. Je ne me risquais pas à lui en demander la définition tant il semblait sûr de lui. Je notais les mots carnyx, wacapou et yatagan dans le coin d’une feuille de papier pour ne pas les oublier. Je les chercherais dans le Robert quand la partie serait terminée. L’atmosphère se faisait aussi lourde qu’à l’extérieur de la maison. Mon grand-père avait beau se démener, user de tous les stratagèmes, la malchance le poursuivait et il répétait à voix basse qu’il était maudit. Je ne me débrouillais pas trop mal. Je ployais sous le nombre de ces voyelles qui faisaient défaut à mon grand-père. Je composais de jolis mots qui faisaient mon bonheur sans me rapporter beaucoup, à l’exception du mot ankou, trouvé dans un recueil de légendes locales que, par chance, j’avais feuilleté la veille. J’en étais fier parce que c’était un mot breton et qu’il m’avait permis de marquer plus de trente points. Plutôt que de me féliciter, grand-père Émile me demanda si je travaillais pour l’Office de tourisme, puis il réajusta ses lunettes et se replongea dans sa réflexion. Nous étions presque à égalité. Il restait alors une dizaine de lettres au fond de la boîte. Deux d’entre elles m’étaient réservées. Je les saisis, les contemplai, et pour la première fois depuis le début de la partie, je crus à ma victoire. Je pouvais faire un Scrabble en déposant l’intégralité de mes lettres à la suite du petit mot col, oublié dans un recoin du jeu. Il ne fallait surtout pas que mon grand-père se méfie. Aussi détournai-je mes yeux de cette partie de la grille, allant jusqu’à frôler de la main le recoin opposé pour faire diversion. Mon excitation grandissait. Je m’impatientais devant les hésitations de mon grand-père que la perspective d’un échec semblait déstabiliser. Il changeait d’avis sans cesse, permutait ses lettres avec fébrilité, haussait les sourcils quand une combinaison ne fonctionnait pas, évaluait combien lui rapporterait un mot en comptant sur ses doigts. Il se décida enfin et je fermais les yeux. Je ne voulais pas voir ça. Le score qu’il réaliserait m’importait peu, il fallait que le mot col restât disponible. Quand j’ouvris les yeux, mon grand-père me dévisageait avec appréhension. Il me demanda, nerveux, si j’étais prêt. Je clignai des yeux et constatai avec soulagement que le chemin du col était libre. Sans lui donner le temps de prendre la mesure de sa déroute, je déposai toutes mes lettres pour écrire « coloquinte » et faire Scrabble. Il réagit par une sérieuse quinte de toux. Il avait compris qu’il ne me rattraperait plus. Son petit-fils l’avait terrassé avec une coloquinte. Je jubilai. Mon grand-père se vexa et replaça précipitamment le jeu dans sa boîte en commentant, laconique : « C’est le perdant qui range… » Quand mon père rentra à la maison, son cigarillo Montecristo à la bouche, je paradais en répétant que j’avais battu grand-père Émile avec une coloquinte. « Ça ne lui a pas fait trop mal au moins ? » s’inquiéta mon père, partagé entre la joie de voir son fils triompher et la tristesse d’assister au déclin du maître. « Beaucoup plus que tu ne l’imagines », intervint mon grand-père.

La soirée fut maussade. Mon grand-père, qui avait discrètement relégué la corbeille de coloquintes à la remise, affichait un air sombre. Sa surprenante défaite, dont il tenait son mauvais tirage pour responsable, lui démontrait par l’absurde qu’il ne pouvait lutter contre la fatalité. Il devait sentir qu’il ne goûterait plus beaucoup d’étés comme celui-là. Sa maladie du cœur ne lui laissait aucun répit. Elle lui rappelait fréquemment qu’elle pouvait l’emporter sans crier gare. Il commentait ses crises cardiaques en disant : « Mon cœur m’a donné deux nouvelles, une bonne et une mauvaise. La bonne, c’est qu’il parvient encore à se fâcher. La mauvaise, c’est qu’il se soit fâché. » Et pourtant, par je ne sais quel miracle, il vécut assez longtemps pour m’accompagner jusqu’à l’âge adulte et me flanquer des corrections à son jeu de prédilection.

— Vous avez continué à jouer au Scrabble avec lui ?

— Jusqu’à sa mort, ajouta Alexandre avec mélancolie. C’est moi qui l’ai trouvé, chez lui, à Versailles. Je lui avais donné rendez-vous à son appartement vers midi. Je sonnai à l’interphone mais personne ne répondit. Je ne m’en inquiétai pas. Il devait être dans la pièce la plus distante du couloir d’entrée ou dans la cuisine en train de faire mijoter son plat préféré, un veau Marengo qu’il affectionnait autant pour l’heureux dénouement de la bataille qui lui avait donné son nom que pour sa succulente sauce à base de tomates, de champignons – qu’il récoltait lui-même – et de vin blanc. Quand il préparait son déjeuner, il avait l’habitude d’écouter la radio dont il mettait le volume au maximum. Il n’était pas sourd, en tout cas c’est ce qu’il prétendait puisqu’il refusait catégoriquement qu’un médecin l’auscultât. Il aimait que le son du transistor envahisse l’espace et que les animateurs de l’émission l’accompagnent dans chacun de ses gestes. Ils devenaient ses invités. Je sonnai à nouveau. Rien. Par chance, un voisin se présenta à la porte principale et me laissa entrer. Je gravis l’escalier recouvert d’un parquet qui sentait la cire et la pisse de chat. Mon grand-père habitait au troisième étage. Comme il nous le répétait souvent : « Le troisième étage n’est pas assez haut pour que je prenne l’ascenseur et pas assez bas pour que je feigne d’ignorer mon arthrose. »

J’appuyai sur le petit bouton de cuivre de sa sonnette en marbre rose. Seul le silence vint à ma rencontre. Je frappai trois coups sur la porte en chêne lustrée. Le silence revint sur ses pas. Je criai le nom de mon grand-père de toutes mes forces, sans craindre d’importuner la voisine de palier, toujours à l’affût, qui sortait de son repaire au moindre bruit suspect. Le silence me suggéra de ne plus insister. Je descendis l’escalier quatre à quatre et sonnai chez la concierge, madame Pereira, qui possédait un double des clés. Elle se proposa de m’accompagner. Elle plaça la clé dans la serrure et poussa la porte. Il n’y avait aucune odeur de cuisine dans l’appartement. Madame Pereira se porta volontaire pour aller inspecter la chambre à coucher. « Peut-être votre grand-père dort-il encore ? » suggéra-t-elle. J’en doutais fort car il se levait aux aurores, devançant les premiers rayons du soleil. Après avoir avalé un grand bol de café au lait et des tartines de pain noir beurrées, il sortait son Scrabble et s’entraînait en se mesurant à des joueurs virtuels dont il inventait le patronyme. Il avait consigné tous ces noms dans un petit carnet de cuir rouge que je devais relire des centaines de fois par la suite. À mon père qui trouvait ridicule de jouer contre soi-même, il avait répondu crânement que « soi-même » était le seul adversaire qui pouvait encore rivaliser avec lui. La porte du salon était entrebâillée. Je demandai à la concierge de m’attendre. Mon pouls s’accéléra. Je me forçai à reprendre ma respiration. J’entrai.

Sa tête reposait sur la table, comme s’il s’y était assoupi. Il tenait ses petites lunettes dans sa main droite. Il avait dû les ôter quand il avait interrompu sa partie, alerté par les premiers symptômes de la crise cardiaque qui l’avait ensuite foudroyé. Le jeu de Scrabble s’était répandu devant lui. En retombant lourdement sur le rebord de la boîte, sa main droite avait catapulté les lettres qui n’avaient pas encore été utilisées. Elles étaient éparpillées tout autour de lui comme les pièces d’un puzzle inachevé. « Il est parti », dis-je à voix basse. La concierge vint à mes côtés et laissa échapper un cri qu’elle étouffa avec ses mains. Elle voulut se précipiter dans la pièce pour vérifier qu’il était mort. Je lui intimai de ne pas bouger. Je voulais qu’elle me laissât seul ; cet instant m’appartenait. Le cadavre de mon grand-père, pétrifié devant ce dédale de voyelles et de consonnes conférait au salon un caractère sacré que seul un initié pouvait saisir. Je fis le tour de la table comme s’il s’agissait d’une scène de crime et j’en mémorisais chaque détail. Le nom prémonitoire de l’adversaire qu’il s’était choisi, monsieur Lecœur. Le score d’égalité qui le renvoyait dos à dos avec son alter ego. L’élastique noir avec lequel il rabattait le couvercle endommagé de la boîte et qui avait pris la forme d’un huit, ou plutôt du symbole de l’infini. Le bol de café qu’il n’avait pas touché. Le beurre demi-sel absorbé par la mie et dont on ne distinguait plus que les reflets irisés. La mine cassée de son crayon à papier sur lequel il avait trop appuyé au moment d’inscrire les points de son premier gros coup. Seul le tic-tac sonore et régulier de la grande horloge indiquait que le temps, indifférent et dénué de compassion, poursuivait sa course. Je m’approchai de mon grand-père : ses paupières étaient closes, son visage avait une expression où le soulagement le disputait à la contrariété. Il avait accepté de s’en aller, certes, mais il lui en avait coûté de ne pas connaître l’issue de la partie. Son âme n’avait pas tout à fait quitté son enveloppe corporelle, elle n’était pas loin, elle attendait qu’on lui donnât le nom du vainqueur et qu’on la libérât enfin. Je pris une chaise et m’assis à côté de lui. Chacun des joueurs avait le même nombre de points, mais en relisant le petit calepin où il notait avec application les scores et datait chacune de ses parties, je vis que son alter ego, monsieur Lecœur, avait déposé ses lettres une fois de plus que lui. Si des circonstances exceptionnelles l’imposaient, rien n’obligeait les joueurs de Scrabble à épuiser le contingent de lettres disponible. D’un commun accord, ils pouvaient décider de mettre un terme à leur partie après s’être entendus sur le nombre de tours qui leur restaient à jouer. Monsieur Lecœur avait joué sept fois, mon grand-père une fois de moins. Sans recevoir l’assentiment de monsieur Lecœur qui, j’en étais convaincu, ne se serait pas opposé à mon initiative s’il avait pu s’incarner et prendre connaissance de ma requête, j’approchai du petit chevalet où mon grand-père avait disposé ses lettres de manière à faire apparaître des syllabes et je m’essayai à des combinaisons multiples comme si l’ouverture d’un coffre-fort rempli d’un trésor fabuleux en dépendait. Il avait compris qu’il pouvait déposer l’intégralité de ses lettres et faire un Scrabble, mais pas n’importe lequel, un de ces Scrabbles exceptionnels dont les sept lettres viennent s’intercaler dans un mot plus grand, une perle rare, une pépite, comme le légendaire déshypothéquiez ou l’improbable oxyacétylénique qui devaient leur raison d’être à la seule perspective de faire rêver les joueurs fanatiques. Habilement placés, ces mots pouvaient rapporter jusqu’à mille points. Je contemplai à nouveau le visage de mon grand-père, l’esquisse de son sourire que la mort avait verrouillé à la commissure de ses lèvres sans lui donner le temps de savourer ce dernier plaisir : placer toutes ses lettres sur le damier et compter les points à voix haute, avec emphase et fierté. Voilà donc le dernier défi qu’il me lançait, trouver le mot qui l’avait accompagné dans son dernier souffle. Je me concentrai. Je ne ressentis aucune affliction, le corps et l’esprit occupés à parachever l’œuvre de cet homme qui avait consacré les dix dernières années de sa vie à traquer les mots les plus hostiles et les plus recherchés tel un chasseur de primes. Il me semblait inconcevable que sa flamboyante carrière de joueur puisse se conclure sur un mot qui ne soit ni beau ni digne d’intérêt. Me laissant guider par l’instinct, je parcourus la grille du regard, là où résident les cases mot compte triple et leurs promesses de gains extraordinaires. Sur la rangée du bas, les mots lei et pique occupaient déjà huit cases. Il restait donc suffisamment de place pour faire un Scrabble. Je revins au chevalet de mon grand-père. Il avait divisé son jeu en petits groupes de lettres parmi lesquels figuraient do et ka. Mes yeux firent plusieurs fois l’aller-retour entre la grille et les phonèmes. Je compris. Je gardai mon calme et, imitant la façon faussement nonchalante avec laquelle il avait l’habitude de déposer toutes ses lettres quand elles formaient un Scrabble retentissant, je composai le mot kaléidoscopique, en prenant soin de bien articuler chaque syllabe. 387 points, annonçai-je. Je fus si enthousiaste que j’en oubliai la raison pour laquelle j’étais chez mon grand-père et lui tapotai chaleureusement l’épaule pour le féliciter. Je m’étonnai qu’il n’exultât pas lui aussi. L’ironie de son inertie me ramena brusquement à la macabre réalité. Tout mon être se mit à trembler dans de petits soubresauts qui se répétaient, répliques d’un choc émotionnel de forte magnitude. Était-ce l’âme de mon grand-père qui me traversait le corps et me prévenait ainsi de son départ imminent ? Les secousses cessèrent et les larmes se mirent à couler abondamment le long de mon visage sans que je puisse les tarir. Je laissai la tristesse m’envahir sans lutter. Le deuil pouvait commencer.

Alexandre interrompit son récit pour s’essuyer les yeux. Je l’imitai. J’attendis quelques instants avant de reprendre le fil de l’entrevue.

— Ça ira ?

— Pardonnez-moi, Fanny. Le souvenir de cette scène a ravivé mon chagrin.

— Voulez-vous que nous fassions une pause ?

— Ne vous inquiétez pas pour moi. Continuons.

— Vous disiez que vous aviez eu maintes fois l’occasion de relire le petit carnet rouge.

— Mon grand-père me l’avait légué, de même que sa boîte de Scrabble de voyage, que je n’ai pas osé toucher depuis sa mort.

— Pourquoi ?

— Ouvrir cette boîte équivaudrait à piller la tombe d’un roi vénéré. Si je me décide à la reprendre, c’est que je le rejoindrai bientôt.

— Et le petit carnet rouge ? poursuivis-je.

— Il contient des milliers de noms de personnages fictifs. Je regrette de ne jamais lui avoir demandé comment il s’y prenait pour leur donner naissance. Les piochait-il au hasard dans l’annuaire ? Ou étaient-ils le pur produit de son imagination ? C’est difficile à dire. Il semble que beau-coup de ces noms aient été créés au gré de ses humeurs et de l’actualité. J’en fis la déduction en examinant certaines dates. Le jour des célébrations de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le 8 mai, il affubla son adversaire du nom d’Harti Flodel, l’anagramme du célèbre dictateur nazi.

— J’espère qu’il l’a mis en pièces.

— Bien entendu, c’était sa manière de participer à la libération du pays, commenta Alexandre en riant bruyamment. Il en eut la gorge irritée et se précipita sur un verre d’eau.

— Vous voulez que j’appelle l’infirmière ?

— Surtout pas. Elle est capable de me faire avaler je ne sais quelle saloperie. Où en étions-nous ?

— À la manière dont votre grand-père choisissait le nom de ses adversaires.

— Ah oui, il y prenait un malin plaisir. Je me souviens qu’une fois, il y a plusieurs années de cela, j’étais encore écolier, il s’était fâché avec mon père au sujet de son problème de surdité. Mon père avait insisté pour qu’il consultât un oto-rhino. Mon grand-père s’en était offusqué, puis il l’avait traité de tous les noms. Son adversaire du lendemain, Brutus Baudet, en dit long sur la violence de leur querelle. J’ai passé de longues heures à remonter les pistes du cheminement intellectuel qui conduisait à la création de ces noms, jusqu’à leur source d’inspiration. Avec Edie Farandoux et Franck Mitron, je suivais sans difficulté les méandres de sa pensée, guidé par la parenthèse de la deuxième cohabitation. Jacques Charioteux et Jo Fourré m’ont donné plus de fil à retordre.

— Quelques-uns de ces noms sonnent étrangement familiers en effet, mais je ne suis pas sûr de tous les deviner.

— C’est une question d’entraînement. Il y avait des sujets qu’il affectionnait plus que d’autres. Il se plaisait à déformer le nom des hommes politiques les plus connus, par exemple.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il entretenait à l’égard des hommes politiques un rapport ambigu, tiraillé entre le mépris qu’ils lui inspiraient et l’admiration sans bornes qu’il leur vouait, comme le bouffon du roi qui repousse toujours plus loin les limites de son impertinence au risque d’y perdre la tête. Il lisait toutes leurs biographies, compulsait les articles de presse qui leur étaient consacrés, enregistrait leurs discours et leurs déclarations. Plus ces hommes étaient au faîte de leur pouvoir et plus ils l’obsédaient. Il cherchait sans relâche.

— Que cherchait-il exactement ?

— La faille, Fanny, la faiblesse qui les ridiculise, le défaut qui les rabaisse au rang du commun des mortels, le vice caché qui peut les rendre attachant ou précipiter leur chute.

— Comme les whiskys de Winston Churchill ou les maîtresses de Félix Faure.

— Si vous voulez. Le cas de Charles De Gaulle le désespérait. Il ne lui trouvait ni bassesse, ni véritable défaillance.

— Son orgueil peut-être ?

— Ce n’est pas suffisant. Tous les hommes politiques ont une haute opinion d’eux-mêmes. Il doit y avoir autre chose.

— Je ferai mon enquête, c’est promis. Il me semble que votre grand-père aimait construire ces patronymes. Peut-être était-il jaloux de votre nouveau métier ? Peut-être voulait-il vous faire concurrence ?

— J’ai fini par le croire. Difficile d’y voir une simple coïncidence. C’est comme s’il avait élaboré ces noms avec la volonté de me provoquer. Il y est fort bien parvenu. Son petit carnet rouge ne me quittait plus. Il m’a fait souffrir car l’origine de ces noms devait moins à une étymologie connue qu’à d’opaques associations d’idées où le calembour trouvait bonne place.

— Il ne vous a pas laissé de répit, on dirait.

— Je ne me plains pas, Fanny, au contraire. Il m’a tenu l’esprit en éveil.

— Peut-être voulait-il vous faire payer sa défaite au Scrabble, quand vous l’aviez battu à coup de coloquintes ?

— Il a fait mieux que cela. Dans son testament, il me légua son Scrabble de voyage, son petit carnet rouge et toute sa bibliothèque. Il y avait aussi une enveloppe. Elle contenait une feuille de papier blanc sur laquelle il avait écrit un paragraphe à mon attention.

— Pouvez-vous me le révéler ?

— Volontiers, cela fait des années que je tente d’en percer le secret.

— Le secret ?

— Je suis maintenant persuadé que ces phrases dissimulent un message plus profond, un apophtegme à découvrir – le voilà, le dernier défi qu’il me lançait. Le message dit : « Et il y babilla la parousie. Tu lui censuras ton amertume. Instruits par tes lunes, les eubages conservèrent la glossolalie, les chrétientés devinèrent les idéalités. N’as-tu rien concédé ? Où navigua ta proie ? »

— Vous l’avez appris par cœur ?

— Cela vous étonne ?

— Pas si vous vous êtes épuisé à le déchiffrer. J’ai cependant du mal à vous croire, Alexandre. Vous connaissiez tout de votre grand-père Émile, ses obsessions, ses manies, ses foucades, ses expressions préférées et ses mots favoris. Les indices ne vous manquaient pas.

— Et pourtant, je reste sur un échec. Vous m’aiderez, Fanny ?

— Je vous promets d’essayer.

Je quittai l’hôpital sur une note douce-amère, en proie à des sentiments contradictoires. D’une part, je me réjouissais d’avoir accepté d’écrire la biographie d’Alexandre. Le peu que je connaissait de sa vie me laissait penser qu’il aurait beau-coup d’histoires à me raconter. D’autre part, je me décourageais au souvenir de son pitoyable état. Serais-je assez forte pour le voir mourir à petit feu, peut-être sous mes yeux ?