Avant que les ombres s’enfuient - Frédéric Surgan - E-Book

Avant que les ombres s’enfuient E-Book

Frédéric Surgan

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Beschreibung

Découvrir l'histoire des siens pour se rapprocher à nouveau de sa propre vie...

Stan, médecin quadragénaire, aurait bien du mal à dire quand il a commencé à s’éloigner de sa vie et même à succomber, lui, un ORL, sous le déluge de bruits qui lui labourent le crâne. Cela remonte peut-être à loin, au fond. Depuis en tout cas, il flotte sans repère, son humour grinçant et féroce le sauvant du naufrage sans pour autant le rapprocher des autres. Il a encore quelques ancrages pourtant. A vingt ans, il a connu un grand amour, Anne, qu’il a perdu ensuite, sans vraie raison. Et il a une famille singulière. Quand il était enfant, son oncle Yvon qu’il aimait tant, s’est noyé en mer. Et au décès de son grand-père, patriarche redouté, d’autres secrets ont commencé à se dénouer.
Mais le mystère perdure. Stan en est sûr : c’est quelque part par-là que la vie s’est enfuie. Il doit comprendre l’histoire des siens, découvrir ce qui leur est vraiment arrivé. Il se lance sur leurs traces, il replonge dans le temps à leur recherche. Et puis il veut retrouver Anne. Peut-être qu’en réparant le passé, il pourra réparer le présent…

Découvrez l'histoire de Stan, un médecin à l'humour féroce et grinçant, qui se lance sur les traces des siens, mu par une volonté : comprendre les mystères du passé pour réparer le présent.

EXTRAIT

– Ensuite ? il me demanda.
– Rien…
– D’accord. L’autre ?
Je brillantais rien, ça le dégoûtait pas visiblement ma panade. Peut-être qu’ils lui plaisaient au fond mes petits songes… Peut-être même qu’il les sondait, qu’il les désossait, qu’il tirait des plans comme pour une deuxième coque à remettre à flot… C’est qu’il était bricoleur.
Je me promenais à l’arrière d’un groupe, c’était au printemps ou en été, il faisait très chaud. Je m’appuyais à un moment contre un garde-corps en surplomb d’une rivière, comme sur une écluse. Mais je me penchais trop, je basculais !… In extremis je me retenais d’une main à une poutrelle métallique et là y avait un petit chien noir qui s’agrippait à moi. D’où il sortait, je me demandais pas… Pour être exact, il me plantait des griffes de chat directement dans l’entrejambe ! Dans les gonades qu’il me pitonnait le clébard ! J’avais un mal de chien… Personne n’avait l’air de se rendre compte mais j’étais à poil ! Bon, je me tordais, je me débattais, je gueulais, pendant que là-haut, sur le pont, ils continuaient de s’archifoutre. Faut bien comprendre, c’était pas leur paire de roubignolles qui dérouillait… Enfin, de ma main libre, je parvenais à l’arracher.
– Arracher quoi ?
– Le chien.

A PROPOS DE L'AUTEUR

Frédéric Surgan est né en 1967 à Nantes. Ses études de droit terminées, il s’essaye à l’écriture d’un premier manuscrit, puis engage une carrière juridique. Il écrit deux nouveaux romans des années plus tard, qui resteront sans éditeur. Avant que les ombres s’enfuient est le premier roman qu’il publie. Il y livre un univers intimiste, à la fois sombre et drôle. Frédéric Surgan vit aujourd’hui dans la région de Strasbourg.

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Frédéric Surgan

Avant que les ombres s’enfuient

 

1

Où mon arbre me travaille

Ils déambulaient magnifiques tous les deux dans le couchant. Lui, c’était le type élancé, la mine avenante, la mèche blonde au vent, chemise blanche et pantalon de toile impeccables… Et elle, comme pendue à son bras… Un peu plus jeune, la petite quarantaine dans sa robe bleu marine, la silhouette fine, plutôt la jolie femme… Ah ils me sourient, la mine proprette, le geste radieux, de la bonté à revendre je suis sûr. De l’amour du prochain plein les bras, il leur regorgeait de partout !

– Tirez-vous ! je leur aboie.

Ils protestent ! Ils me bêlent des « allons Monsieur », ils me voulaient rien d’autre qu’un peu de temps soi-disant. De l’attention aussi…

J’insiste :

– Tirez-vous sans quoi je vous fous une danse ! À coups de batte si vous me poussez…

Là ils détalent quand même en hurlant au dingue. Ils me traitent, ils m’agonisent ! Le miséricordieux venait vite à l’insulte, j’avais remarqué… J’en avais pas de batte, juste ma casquette achetée à Fenway Park. N’empêche, c’était bien la peine d’habiter les beaux quartiers, on ramassait tout ! Du témoin de Jehova, du scientologue, de l’évangéliste, du prosélyte de tout poil… La première paroissienne du quartier avait même essayé de me catéchiser en plein jardinage un jour ! Dans mon faubourg on comptait pour deux tiers des chrétiens congénitaux, du catho ou du réformé, ils étaient à peu près à parts égales. Le reste c’était que des vrais mécréants… Des je-m’en-foutistes surtout, et puis une poignée de sauvages. Tout ça cohabitait… Ils organisaient des mariages mixtes quand ça les prenait. Un catho convolait avec une huguenote, on se retournait plus ! Mais quand un je-m’en-foutiste se convertissait pour cause d’épousailles, là c’était autre chose… C’était la fête ! Le maire se déplaçait, on faisait une photo… Un jour on m’avait invité à un vin d’honneur sous un prétexte vaseux… J’étais un voisin des parents de la mariée. La pure déveine ! Les honnêtes gens, il leur venait souvent des idées bizarres, des trucs endogamiques… Ils pouvaient les garder leurs rossignols, j’y toucherais pas !

Pourtant j’avais fini par passer mes quarante piges. Elles se débinaient bon train dans mon sillage maintenant… Je crânais pas. Je me délabrais ! Je tombais en loques tout en dedans. Même au sommet de moi-même, ça m’arrivait des fois comme à mon insu, je rasais encore les mottes… J’étais coincé dans ma pétole à visiter des creux de vagues, c’était pas commun. Il passait vraiment pas beaucoup de risées, je besognais même plus !… J’avais comme perdu le goût de tout en route. Je l’avais peut-être jamais eu d’ailleurs… J’en avais des suées de tourner mal comme ça… de feuilleter de plus en plus mon grimoire, mon livre des morts et des joyeusetés. Peut-être que je faisais comme tout le monde au fond… C’était pas un secours, ça me ravigotait quasi rien du tout. Je comprenais pas grand-chose toujours, je l’avais dit à Jankiewicz. Il était bizarre le doc… il voulait me fourguer de la virginité ! Il me causait que mécanique, celle de l’esprit… Sauf que le mécano, tout le temps qu’il jabotait sur les pistons et les bielles, ça réparait rien ! Pas besoin d’être grand clerc…

Il facturait quand même l’escroc !

– Comprenez-moi bien mon vieux, qu’il me lançait, il cherche du sens partout, tout le temps, même quand vous dormez ! C’est une obsession chez lui… Alors on s’en fiche bien que les explications soient bonnes ou mauvaises !

Il pouvait pérorer comme ça pendant des heures, ça le lassait pas… Il débloquait peut-être pas tout à fait sur l’esprit, mais ça disait rien du sens de l’histoire ! Ça, Jankiewicz, ça l’intéressait moins. Il lui échappait à lui aussi, je suis sûr. Il saisissait pas mieux le sens du vide, mais son gagne-pain c’était d’en faire accroire aux gogos qui s’amenaient… Il fallait bien vivre, je voyais ça de près tous les jours.

Donc je lui avais expliqué comment l’histoire commençait. J’avais pas omis les détails, c’était par là qu’il se terrait le diable paraît-il… Y avait pas mal de monde dans mon souvenir, tous descendus des années soixante-dix ! Ah, mes chères premières années pétries de la douceur de l’enfance au jardin… J’en avais eu un peu moi aussi de cette douceur-là. Elle m’embuait encore l’œil des fois, c’était un peu le problème d’ailleurs. La belle brochette de Bretons qu’ils faisaient tous ! D’un côté, par ma mère, c’était la nuit des cieux qui les rongeait… tout un charbon de pierres tombales, de caveaux, de morts… Ils en avaient beaucoup, plus que chez les autres on aurait dit. De l’autre, par mon père, c’en était encore, mais moins dans la bondieuserie ouvrière, plutôt à se rengorger… les moutardiers du pape ! Un lignage honnête aussi, encore qu’un pruneau tiré d’Alémanie était venu bien l’érafler. Un Alsacien à ce qu’il paraît… Sale histoire, on savait pas grand-chose… En attendant, je lui traînais son nom comme un boulet de grès des Vosges au Boche !

Stanislas Voegtensperger, tu parles d’un nom pour un Breton ! L’épeler dix fois par jour c’était encore de la gnognotte, il fallait aussi se faire traiter de schleu ! C’était comme servi avec… une garniture filandreuse ! N’empêche, y en avait des pesanteurs à s’enchâsser dans cette foutue suite raboteuse…

Les petites routes enfoncées dans le paysage d’alors, je me les rappelais bien, toutes bordées de champs de blé qui rutilaient sous le soleil d’été. Les massifs d’hortensias bleus posés contre les murets de pierres et les façades blanches. La petite A112 vermillon d’Yvon, c’était mon oncle… On filait à plus de cent dans les courbes en remontant vers Morgat. Je revoyais l’émeraude des criques en contrebas, le turquoise fugitif. Il m’en déferlait encore dans la tête par belles goulées de l’air de juillet… des brises océanes… Y avait les mélodies de Polnareff qui se hissaient, les notes de piano de « love me, please love me » qui voltigeaient dans la caisse ! Elles étincelaient dans le ciel de l’enfance… Et puis tous les bateaux. Et puis tous les oiseaux… Je les revoyais. Je revoyais tout pour tout dire… J’en humais encore les bribes. Je lui avais dit sans me plaindre à Jankiewicz, mais y avait eu de quoi en leurrer plus d’un quand même ! Ça ressemblait à un début de belle histoire, oui ou non ? Ben il avait rien répondu…

En tout cas elle avait mis les bouts la belle histoire… Envolée ! Elle avait tout embarqué, même son début ! Il m’était vraiment pas resté grand-chose… J’en avais retourné des pierres, j’en avais poussé des portes à sa recherche. Il y en avait une qui s’était entrebâillée un jour, sans faire mine… Elle m’avait happé ! J’avais commencé de fouiller derrière, de retourner un peu la tourbe. Je tâtonnais plutôt au départ… et puis je me pinçais le blase, c’était pas commode. C’était des coups à s’empester l’âme pour de bon, je me disais. Je pelletais que de la nuit, j’y voyais goutte !… Bon, j’avais jamais été bien patient… j’avais fini par donner un grand coup de tatane dans la lourde ! C’était mieux tout de suite.

Aussitôt poussé la porte du bistrot, c’était plutôt la vaste salle. La salle à l’ancienne, arrondie, lovée autour du bar, avec des murs comme des remparts, tout tapissés de glaces aux reflets moirés. Et puis des banquettes de tissu vert qui couraient partout avec des tables, des chaises, et tout un dédale à l’arrière… Presque un foutoir, des salles et des arrière-salles partout ! Y avait de l’eau qui crevait quelque part, on l’entendait courir… Je voyais des choses singulières… des plaines infinies et des mers d’huile qui s’ouvraient… des montagnes éventrées… des océans furieux qui voulaient jaillir ! Le tout enchevêtré, avec des replis cachés dans tous les coins, ça me perdait forcément… C’étaient que des niches secrètes, des alcôves, un lacis d’hommes et de femmes, tous morts on aurait dit ! Un fond de caveau, une cale de navire, un bar à soldats, je savais plus tellement tout tanguait… Y avait un loufiat qui briquait le zinc dans un coin, il me lançait tout le temps :

– Vous prendrez quelque chose ?

– Un demi.

– C’est parti, qu’il clamait en rajustant ses brassards. Au bar ?

– C’est pas sûr.

Sûr en fait ça l’était jamais… On me hélait toujours de quelque part ! Y avait dans les embrasures des ombres qui criaillaient, ça partait de là souvent. C’était rare qu’on me réclame d’ordinaire. J’avais du fait pas le cœur à chipoter… j’allais m’attabler avec mon verre. La plupart du temps c’était avec Aloïs, mon grand-père. Le père de mon dabe… Je l’avais peu connu celui-là… Le pruneau tiré d’Alémanie, c’était lui ! Ça devait bien faire dans les trente-cinq ans qu’il avait passé l’arme à gauche, mais il gueulait encore sacrément fort le vieux quand ça le prenait ! Encore que… On les lui avait surtout connues de son vivant ses humeurs vétilleuses. Et là, autour, ils étaient tous bien d’accord, elles s’étaient comme disloquées… La mort lui avait ragréé les manières il paraît. Il se contrefoutait de tout, il filtrait plus ! Il fallait le faire taire, sans quoi ça dérapait vite avec les autres… Mais les morts, ils la bouclaient pas comme ça ! C’est pas qu’ils étaient fiers… ils étaient à peu près aussi sourds que verbeux ! Presque autant que les vivants, c’est dire. Aloïs avait fini par caner d’un cancer du côlon mais, avant ça, il s’était crânement arraché à sa fange, attention ! Lui, l’enfant sans père, sans mère peut-être bien aussi, le bâtard hurlant en somme, échelon après échelon, il nous avait tout de même fait une honorable petite carrière de notaire… C’était pas si mal. Surtout, il s’était fait élire à la mairie du trou où il créchait. Il avait marché sur l’hôtel de ville comme Pompée entrant dans Rome pour son triomphe. Ça te posait un homme ça… Ça te l’inclinait comme rien d’autre la notabilité de province, elle avait pas trop le goût d’insulter l’avenir.

Derrière y avait pas qu’Aloïs, y avait tous les autres ! Une longue file de mines replâtrées, mes aïeux ! Enfant, ils me faisaient déjà tressaillir. La quiétude, l’effroi, le dégoût, tout ferraillait. J’avais honte un peu… Jeanne était là de temps à autre, c’était l’épouse d’Aloïs. Sur le tard, elle traînait un de ces carquois de vacheries ! C’était une sacrée bonne-femme, elle avait pas élevé moins de quatre marmots en temps de guerre, presque seule encore ! Ils avaient grandi à coups de trucs qui manquaient pas… restrictions, topinambours, rutabagas, « j’en suis pas morte »… C’était le menu.

Pour les tannées c’était Aloïs qui se dévouait. Jeanne, c’était plutôt la gentille fille à ses débuts, elle faisait souvent le bouclier. L’atrabile du vieux c’était quelque chose !… Mais à force de lui larder l’âme, le temps l’avait vrillée comme un vieux cep. Ça arrivait plus souvent qu’on pense de finir dans le décor…

De l’autre côté, celui de ma mère, y avait Albertine. C’était ma grand-mère maternelle. Ses dehors de dragon, c’était pour garder au chaud son amour des siens. Elle était morte d’un désespoir de près de trente ans Albertine, c’est long sur une vie… Elle se tenait souvent là, dans un coin, il se voyait encore tout son malheur. Y avait Alexis aussi, mais lui c’était le grand-père débonnaire, il faisait toujours tout pour qu’on se poile… il nous refilait des bonbecs en cachette… Quand elle le pinçait Albertine, il morflait ! Elle lui passait de ces savons ! Alexis, il avait charrié des cadavres en pleine débâcle, sur la fin ils revenaient le hanter… Il parlait plus que de ça, des fossés qui grouillaient et de la route qu’il fallait dégager pour faire passer les B1. Et puis des Boches ces fumiers ! Ils faisaient avancer leurs chars avec des prisonniers enchaînés devant, fallait tirer directement sur la tourelle ! Au canon de 75, toute cette saloperie !

Albertine s’appelait comme sa mère, ça se faisait dans le temps… Elle aussi croisait par là de temps à autre, mais on les aurait pas confondues dans le noir, elle piquait comme un lave-pont ! Je l’avais pas trop connue cette Albertine-là… Elle était toujours en noir, tout endeuillée de son Eugène qui avait tôt foutu le camp… Dans la pompe, elle se rehaussait de sa coiffe blanche. Elle rattrapait des sourires mais moi, c’était plutôt sa bouche vide de dents qui me battait encore le souvenir.

Y en avait des bribes d’eau de Cologne à flotter dans leur sillage à tous, oh je savais bien ce qu’elles cachaient… Je m’étais accommodé. Les relents de pisse et de pourriture sous leurs oripeaux, je les sentais plus ! C’était même quand j’humais l’air dans leurs parages que je retrouvais de l’enfance… Y en avait qui crochaient dans une madeleine, moi je fouillais mes haut-le-cœur ! Je rebaisais la joue piquante de la vieille Albertine, je m’embrouillais dans tout son crin… Son enveloppe translucide, comme plastifiée, elle menaçait toujours de crever sur la gueule du premier venu ! J’étais sûr que ce serait moi, qu’elle allait me répandre tous ses lambeaux !…

Jankiewicz m’avait retourné un hochement de tête, il suintait déjà le blasement. Attention, j’en avais pas fini !

À preuve, il y avait encore la tante Azette… Pas la mienne de tante, celle de ma mère. La fille aînée d’Albertine première du nom. On disait qu’à vingt ans c’était une sacrée belle fille. Elle se voyait pas en penn sardin, elle avait vite levé l’ancre du coup. Elle avait filé avec le premier employé de chemin de fer qui lui avait causé de Paris… Il lui avait vendu une montée prometteuse, mais elle s’était sûrement arrêtée à Montparnasse… En fait on savait pas trop. Quand on croyait les gosses endormis, il était question de carrière artistique, à voix basse encore… On parlait d’un truc de danseuse, de cabaret ou de revue. De danseuse nue peut-être bien… Eugène, son vieux, il avait sa religion. « De putain ! » qu’il avait craché une dernière fois avant de ravaler sa chique. Il faisait encore de belles apparitions sur sa fin… Le jour où il était cané, Azette était là, redescendue de Paris pour la première fois depuis cinq ans. On lui avait télégraphié, le vieux en avait plus pour longtemps… Du coup c’était elle qui avait essuyé le dernier glaviot !… Elle s’était esbignée sur l’heure, à l’anglaise, toute perdue dans les pleurs… tant pis pour les derniers devoirs !

Et puis il y avait l’oncle Yvon. Yvon Kervran, le frère de ma mère. Le fils d’Albertine et d’Alexis. Le petit-fils de l’autre Albertine et d’Eugène. Le neveu d’Azette en somme… Il était marin, dans la Marchande, la Mar-Mar comme ils l’appelaient. Quatre-vingt-dix jours de mer à se morfondre dans les glaces de Barents ou sous le plomb du canal de Zanzibar, à ruminer de la déchirure partout autour du monde !… D’un cap sud à l’autre, sa vie marchait sur les cloisons de toutes sortes de rafiots. Des soufriers, des méthaniers, des minéraliers, des vraquiers, certains faisaient plus de cent mille tonnes de port en lourd ! Quatre-vingt-dix jours comme ça, avec une femme à l’attendre au port… Quand il rentrait enfin, il tirait soixante jours à terre. La première semaine, il compensait encore le tangage ou le roulis, il décompressait. Les quinze jours suivants avaient un goût de détente, de douceur, de vie retrouvée mettons… Mais le reste ! Près d’une quarantaine tout de même, c’étaient rien que des jours qui puaient l’ennui. Qui puaient l’angoisse. Qui puaient l’alcool… Yvon, l’ingénieur en hydrographie, c’était le marin de la famille. Qu’est-ce qu’il fabriquait là avec toujours cette grande bouée autour du cou ? « Hein Jankiewicz, à votre avis ? » Il sursauta. Il pionçait presque le truand…

– Je disais, voilà le tableau !

C’était ça le tableau en effet… un peu ma ligne de départ… Tout était là sauf que j’y voyais pas plus !

– Vraiment tout ? qu’il me bâilla. Réfléchissez bien.

En fait, y avait bien encore un couple dans un coin, seulement on savait pas trop ce qu’il fabriquait là… Sûrement une bavure… Personne les connaissait vraiment ces deux-là, on faisait pas attention à eux. Le gars était fort jeune mais, avec sa dégaine, on aurait dit que la nuit des temps venait de le recracher… Son manteau bleu-gris lui découvrait un étui de pistolet à la ceinture, une paire de brodequins, et puis des bandes molletières qui lui enturbannaient le pantalon jusqu’aux genoux. Il parlait jamais à personne mais, une fois, le garçon avait appelé… Il avait demandé si, par hasard, y avait pas un certain Wegmann dans la salle. On le demandait au téléphone ! Wegmann, ça me disait rien à moi… Surtout, qui avait bien pu le demander dans un endroit pareil ? Et cette fille avec lui, c’était qui ? J’avais posé des questions aux autres mais ils s’en fichaient, on aurait dit… Wegmann, il s’asseyait à une petite table à l’écart avec elle. Elle était jolie… élégante en plus avec ses avant-bras fins et sa robe drapée. Leurs mains s’entrelaçaient devant eux près d’une enveloppe jaunie… Ils la couvaient comme un trésor, qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir dedans ? Même un billet de loterie gagnant, ça changerait plus grand-chose pour personne au point où on en était… Ils étaient là tous les deux, tout figés dans le décor à se sourire niaisement, c’est tout… Ils disaient pas un mot. Mais ils y faisaient quoi au juste dans le décor ? Et puis la lettre ? Ça personne se demandait !

Il y en avait d’autres, des tas, mais c’était plus par apparition, tandis que ceux-là c’étaient les fidèles… Les indéboulonnables ! Je les aurais entrepris au burin ou au pied de biche, pareil !… Il fallait toujours qu’ils la ramènent… Ils me disaient « comment un quadragénaire comme toi, bien de sa personne avec une belle situation, est-il encore célibataire ? » Ou « pourquoi t’as pas encore fondé une vraie famille ? Tu vas quand même pas courir la gueuse toute ta vie ! » D’autres fois, ils remisaient nettement le petit plomb… C’était surtout Aloïs qui s’y collait d’ailleurs, comme en devoir. « T’es pas pédé au moins, mon gars ? » qu’il avait fait une fois ! Les autres avaient fait mine de tousser… Quand ça me prenait de tonitruer, ils se récriaient, les fourbes… Ils me parlaient de mon bien, je leur avais rien demandé !… Ils s’étaient pas vus d’abord ! Et puis leurs mômes… Ils les avaient bien regardés leurs mômes ?

Mais la paix je l’aurais pas. Les éclats ça parlait mal, d’ailleurs… pas que les miens… Même ceux de Dieu, c’était rare qu’on y comprenne grand-chose ! Ils étaient tous d’accord là-dessus, seulement ça les avait jamais découragés… Y avait ici moins d’air qu’ailleurs, eh bien ils te le plombaient encore de leurs engueulades pire que de leur vivant ! Le tonton Albert par exemple, c’était à croire qu’il passait que pour ça… Il avait épousé une autre encore des filles d’Albertine première du nom. Il carburait d’abord au Picon-bière dans un coin et, quand il s’en était jeté au moins trois, il reprenait avec l’autre Albertine, ma grand-mère, une chamaillerie entamée trente-cinq ans plus tôt !… Tonton Albert, on faisait pas plus cucul, seulement Albertine voulait pas qu’on l’appelle autrement. Il avait une grosse voix qui lui jaillissait par le trou carré qu’il avait à la place de la bouche. Il foutait les jetons, pas qu’à moi ! Albertine, elle en revanche, c’était pas le genre à s’en laisser remontrer… Plutôt la patronne. Et alors, gare si elle explosait ! Elle débordait si bien de prévenance pour les siens qu’elle devait décider de tout pour eux… Sans quoi c’était elle qui se mettait à étouffer. Entre ces deux-là c’était toujours la même histoire, un truc d’immobilier sur lequel ils arrivaient pas à s’entendre. Moi je les entendais bien… J’étais aux premières loges… sur la banquette arrière de la 404 d’Albert… On dévalait les routes du Finistère en plein juillet. On s’en allait réserver la crêperie pour le soir, toute la famille serait là !… « Quelle fête magnifique, Jankiewicz ! » Il se rendait pas compte…

2

Où j’ai eu vingt ans sans trop y croire

Pour mon copain Jens, il fallait croire en sa bonne étoile… Je l’avais toujours entendu dire ça. Sans rire, j’y aurais jamais pensé… D’ailleurs, j’avais jamais trop compris ce qu’il voulait dire par là… Un soir d’hiver dans ma petite piaule universitaire, il y avait un bail maintenant, il s’arrêtait plus de m’expliquer pendant qu’on engloutissait des pâtes. Je les mitonnais d’après la recette de ma mère, elle la tenait d’Albertine. Des tagliatelles noyées sous le beurre, la sauce tomate, la crème fraîche, les dés de jambon, le parmesan, la sauce piquante aussi quand on en avait sous la main. Je m’en repaîtrais jusque sur mon lit de mort je me disais… À l’époque je me demandais pas encore où il serait le paddock… Mais aujourd’hui, à présent que ça avait commencé de tomber pas mal autour… comme des mouches les quadras ! Je réfléchissais différemment… Y avait de tout déjà. De l’accidenté, du suicidé, du cancéreux même, le bel échantillon vraiment… Slalomer entre la mort et ses relents soulagé que la foudre était encore tombée à côté, ça devait être ça la force de l’âge…

Dehors la neige tombait, elle recouvrait la rue et les trottoirs d’un joli molleton. Y avait pas plus précaire que la douceur et la beauté. Les hommes, leurs bagnoles, leurs engins, ils en faisaient de la bouillasse dès qu’ils ouvraient un œil, c’était plus fort qu’eux… Ils avaient l’air sacrément denses les flocons quand ils se prenaient dans la lumière du réverbère. Pas de doute, janvier était bien avancé. Jens, je lui avais laissé mon bureau pour s’attabler. Moi c’était sur mon lit que je graillais, ma gamelle et un torchon sur les genoux. Mieux valait lui épargner la sauce tomate à mon jean clair, j’avais que celui-là !

– Je vais partir, il m’avait fait. Je me fais chier en Histoire aussi… Les études c’est pas pour moi, je crois.

Avec Jens, après notre bac, on s’était inscrits en médecine tous les deux. Lui, il avait vite décroché… Il avait passé le reste de l’année à s’émécher dans les bringues étudiantes. Il coïtait pas mal en plus le saligaud ! Il tombait toujours sur des filles pleines d’appétences… des qui avaient pas froid aux yeux… Il les attirait ! Il me racontait, j’en bavais dans mes pâtes… Naturellement, il s’était pas présenté aux examens. Moi si… Et alors un gadin… magistral ! L’année suivante il s’était d’abord essayé au droit… qu’il avait vite plaqué pour la fac d’histoire… C’était sûr, il lui fallait autre chose.

J’aurais bien tout largué moi aussi. Penses-tu ! J’avais redoublé… Elles m’avaient pas lâché mes visions… toutes mes intuitions désastreuses… Elles se cramponnaient ! Elles m’avaient harponné d’entrée, peut-être bien avant même, dans le ventre de ma mère ! De la place y en aurait pas pour moi !… Le bizutage vicelard c’était rien à côté et pourtant le carabin mettait du cœur à l’ouvrage. Le bonheur des grands jours qui lui suintait dessous sa mine foireuse de mettre un bleu au supplice, il fallait voir… Mes premiers pas en médecine, on faisait pas plus rocailleux. Elles me collaient à la peau depuis toujours mes impressions de fausse route, mais là elles s’étaient vraiment mises à remuer… L’épreuve, la difficulté, l’adversité, ça devait me rédimer ils disaient tous. Ça me forgerait des vertus… du bonheur presque, mais alors tout au bout du compte… si j’y arrivais à ce bout-là… J’avais essayé d’y croire quand même ! J’avais bien écouté le monde parler les premiers temps… des années, des décennies même, rien que de l’interminable !… Et question grâce, zéro ! Y avait pas d’intérêt… En fait il savait que dalle… Il se gourait tout le temps, il aurait une autre tête sinon ! Elle me déteignait dessus toute sa grisaille en attendant… Il parlait jamais que de lui, même pour me parler de mon avenir ! Moi je savais même pas si j’allais vivre… Il me serinait que oui. L’affaire était sérieuse il disait, j’avais pas intérêt à merdoyer !… Mettons… En me cramponnant à ma respiration pendant encore quarante ou cinquante ans comme il voulait, c’était la probabilité statistique monstrueuse, elles me mèneraient où vraiment mes études ? Ça le monde s’en tapait, il répondait plus rien ! Lui son job c’était de faner la fleur de l’âge… Après il se contrefoutait ! Je m’étais vu pourrir au fond de mon cul de basse-fosse avec les fils à papa… Ils crochaient dans la fange pire que des rats ! Le rat il faut dire, on lui connaissait pas vraiment de propension scatologique… J’aurais bien dit à Jens de m’emmener avec lui… au lieu de ça j’avais fait que lui pleurnicher des « Mais tu vas faire quoi ? Et pour aller où d’abord ? »… Je lui attisais des pitiés presque ! … des choses à me soulever le cœur toujours…

Bon, mes humeurs raisonnables c’était pas rare qu’elles me désolent… Mais j’avais de la ressource ! Je savais où puiser pour mettre ça en fuite… D’abord, les parents de Jens, ils avaient du blé, eux, pas les miens ! Jens était pas boursier, moi si ! Lâcher mes études maintenant, c’était lâcher ma bourse… Et ma chambre de cité U par-dessus le marché ! J’avais ramé pour l’obtenir… Alors ?… On pouvait pas disconvenir, hein ?… le sens des réalités comme ils disaient tous, je l’avais ! Et puis celui des priorités, des responsabilités et de plein d’autres machins encore qui se terminaient par « té » et qui mettaient le troupeau d’accord. D’ailleurs je devais me gourer, je finirais par faire partie du monde moi aussi. Je trimerais, je suinterais, je m’userais… je m’y agglomérerais à l’engeance terrible ! À toutes ses foisons débectantes… Elle savait rien mais elle t’expliquait la vie quand même ! Elle se mettait toujours en devoir, on lui avait pourtant rien demandé ! Pourquoi elle y crevait pas plutôt au fond de sa misère ? C’est qu’elle faisait respirer le monde cette vache !…

L’été après mon bac, j’avais plus de pensées que pour Dietra. Elle était jolie… Elle non plus elle savait pas si elle allait vivre… Elle se demandait bien ce qu’elle allait devenir dans le sillage de sa daronne. Ses horizons se ternissaient surtout de bibine il faut dire… Elle la traitait de roulure à chaque fois qu’elle sortait avec un garçon, la pocharde ! J’avais laissé Dietra derrière moi, en Bavière, j’en avais longtemps pincé pour elle… Mon avenir, mon dossier d’inscription à la fac de médecine, ma piaule, ma bourse ? Rien à secouer ! Sauf que… j’avais eu beau me cramponner à mon flottement, il s’était effrité quand même !… S’échapper du monde ? On était toujours repris ! Ou alors fallait crever, c’était d’un aguichant…

Y avait un peu plus d’un an maintenant… Lâcher mes études, ma bourse, ma piaule, je pouvais encore moins me permettre ! Ce serait ça mon excuse… De toute façon, rien ne se décidait à dire si j’allais crever là ou pas loin. Respirer l’air du temps on me le reprocherait pas ! Ou alors il faudrait me montrer qu’y en avait un autre… Jens je l’avais tarabusté :

– Alors, tu feras quoi ? Et puis t’iras où d’abord ?

« Où le vent me portera ! » il m’avait répondu. Il s’en fichait pas mal… Médecin, avocat, huissier ou notaire, il se voyait pas en notable. Moi non plus je le voyais pas… Ni en rond-de-cuir, en bureaucrate poussiéreux à flanelle, en prof du secondaire à pull trop court, en fonctionnaire à collier de barbe… En fait je l’imaginais en rien.

– Pourtant c’est ça qui nous attend si on reste à crever ici, qu’il m’avait assuré. On finira comme tous ceux-là, tu peux me croire. Des crânes d’œufs… des outrecuidants… des petits-bourgeois sur le retour qui votent à droite à force de chier de trouille !

– Les profs votent à droite ?

– Y en a… je m’en fous, je vais voir le monde… Je vais voir où mènent toutes ses routes. Tiens, il neige…

On l’arrêtait pas comme ça quand il était lancé, ça devait bien faire une heure que ça floconnait épais.

Il m’avait planté là, toujours… Mais c’est dans la neige que je l’avais retrouvé justement. À Tignes, dans la file d’attente d’un tire-fesses deux ans plus tard, le vrai hasard ! L’existence c’était comme ça, jonché de trucs qu’on reliait jamais… On se prenait pourtant à vouloir les rattacher quand même ! Des rogatons, je pensais moi… Tandis que Jens, il fallait toujours qu’il brode, qu’il sublime… il voyait ça comme des échantillons de plusieurs vies possibles !

N’empêche… Quelques années plus tard, j’étais un soir d’été sur une île de l’Atlantique… J’avais retrouvé le grand amour de mes vingt ans ! Dietra, c’était à dix-sept ans, presque dix-huit, elle avait compté. Mais à dix-neuf ans, presque vingt, c’était Anne… Elle m’avait marqué au fer rouge ! On se retrouvait tous les étés jusque vers nos vingt-trois ans, et puis un jour plus rien… Forcément, tomber sur elle comme ça à Sauzon des années plus tard, je m’étais ébaubi. Tout le ciel nu de juillet qui venait soudain me chahuter !… Elle était assise à une terrasse de café sur le port. La mer faisait vraiment le beau miroir, y avait des flaques orangées qui glissaient dessus. Le couchant flamboyait, il s’étirait… Anne était à une table tout près. Elle avait beau me tourner le dos, je l’avais reconnue dans la seconde. Sa nuque fine, le châtain clair de ses cheveux, le timbre de sa voix, son rire… Mon cœur avait bondi, tout un chambard ! À un moment elle s’était levée, elle m’avait pas vu… Elle était allée s’asseoir plus loin au bord du quai. La crêperie était pleine à craquer, y avait de l’attente… J’avais analysé fissa, j’avais pas toute la soirée. Je l’avais pas revue depuis quatre ans, peut-être cinq. Je savais que le temps avait ses caprices… Il était du genre sadique, ou absurde, ça revenait au même… Il se contractait, il s’étirait, pour tout et pour rien. Bon… Mais la retrouver ici, sur une île, après tout ce temps, ça pouvait tout de même pas être le simple fait du hasard !… Le sort avait voulu que nos chemins se recroisent, ici, au milieu de l’eau !… On avait encore un bout d’histoire à écrire ensemble, c’était sûr ! Ou alors y avait jamais de sens à rien et je faisais aussi bien de me jeter dans le port… Je l’avais pas fait. Quand je m’étais dirigé vers le restaurant, elle avait ouvert des yeux immenses. Elle s’était redressée, elle m’avait appelé… Elle était venue droit à ma rencontre avec ses grands yeux de jade qui me souriaient. Ça y est, notre bout d’histoire pouvait recommencer ! On s’était retrouvé après le repas, on était resté à murmurer jusque tard dans la nuit… C’était notre moment, notre havre, notre habitude… Les deux gêneurs qui la flanquaient s’étaient fait rafler leur copine, bien fait pour leurs trognes ! Ils s’en étaient retournés lamper une gnôle de contrebande au fond de leur rafiot. Enfin, si ils étaient moins benêts qu’ils en avaient l’air… Je venais d’entamer mon internat, ma spécialité, ça me gavait depuis toujours mais au moins je présentais bien… Elle bouclait sa sixième année de médecine, comme ses deux pisse-froid de l’escale. On devait rester en contact, elle m’avait même fait jurer de l’appeler à mon prochain passage dans la région… Elle m’avait effleuré la joue, elle avait déposé un baiser sur mes lèvres… Je m’étais plus ablutionné la bouille pendant des jours ! Elle s’était éloignée avec un sourire triste, moi j’étais resté planté encore un bon moment dans la nuit du quai. J’avais trouvé le sommeil que tout près du lever. Ça s’arrêtait pas de tourner, j’avais cru à une sorte d’indice… Un signe, quelque chose qui lui rengainerait au fond de la gorge toute sa vomissure à l’engeance terrible… Ben rien de tout ça ! Peau de balle, que dalle sur toute la ligne ! Anne, je l’avais plus retrouvée… Elle s’était évanouie pour toujours.

Avec Jens en revanche le contact s’était jamais rompu. C’était pas la même chose… À Tignes, il m’avait expliqué les skis encore aux pieds qu’il avait repris ses études. « Ah bon ? » que j’avais fait. Il s’essayait cette fois aux langues orientales, mais il avait déjà bien tâtonné en lettres, en philo, en psycho, en socio… On avait passé la fin de la semaine à écumer les bars et les boîtes de nuit de la station ! On tripotait des Danoises à demi alcooliques… À demi seulement les garces !… parce qu’une fois qu’on leur avait payé leurs entrées en boîte aux nénettes, macache ! Souvent on pouvait se brosser… Ça devait les amuser de se laisser peloter histoire de nous faire bander comme des ânes pour des clous !

Trois ans plus tard Jens avait surgi derechef ! Cette fois c’était sur un vélo de randonnée qu’il allait, les pneus rongés jusqu’à la corde… Il trimballait pour tout barda un sac de couchage et un tam-tam, rien que de l’indispensable il disait… Il faisait un tour de France sans un sou en poche… Il était du genre démerdard, pas le gars à s’en faire du tout. Il trouvait un petit boulot quand il avait besoin. Il avait même essayé les asiles de nuit… Mais il préférait les éviter, une fois il s’était fait faucher son fric et ses grolles… Il m’avait raconté :

– Une nuit, du côté de Carcassonne, j’ai dormi à côté d’un type qui s’arrêtait plus de chialer. Il avait dans les quarante ans. Il disait qu’avant il était ingénieur, qu’il gagnait bien sa vie, qu’il avait fondé une famille… Mais qu’un jour tout a basculé, comme ça !

La vache ! Il voulait me faire flipper ou quoi ?… J’avais dévié :

– Bon mais toi, à part préparer le Tour de France en enfilant des pétards ?

Il vivait « plutôt sur Paris » comme il disait, je voyais à peu près… Il irait bientôt y retrouver sa pépée, Rosalie qu’elle s’appelait. Son vieux tenait un genre de café-concert au Quartier Latin. Ils y faisaient la plonge les tourtereaux, et puis ils disaient des poèmes gnangnans certains soirs, entre deux services… Ils se faisaient payer ! Je l’avais écouté bouche bée pendant des heures me raconter sa vie à la petite semaine. Elle était drôle, peut-être bien complètement cucul même ! J’avais pas bronché, pas un mot… J’avais quelque part au fond aussi mes soifs bizarres… Mes fièvres de mers, de paysages et de cieux à fouiller qui me gargouillaient ! Toutes mes envies d’ailleurs… Je voulais tout retailler, tout débarbouiller, tout repeindre, tous ces jours et toutes ces gueules ! Je l’étrillerais bien ma sale misère ! Mais j’en causais pas… j’arrivais pas… D’ailleurs des fois, ça aussi ça m’avait l’air cucul…

3

Où l’oncle Yvon nous a tous plantés là

Je me rappelais bien le bruit toujours. Déjà l’obstétricien, quand il m’avait vu débouler, il m’avait rattrapé au vol et il s’était mis à pousser des cris étranges. Dans la suite ! Il m’avait piaulé des « bonne chance » à tout va ! De quoi il parlait donc ? Il en chantonnait ce timbré, y avait des chœurs comme pour un requiem !… Ça m’avait mis la puce à l’oreille, forcément. Et puis assez vite, y avait eu un bruit de fond… Une sorte de grondement… Il s’arrêtait pas !… Il faisait mine de flâner au loin et soudain il chargeait ! Il criait pas gare. Il ricochait sur tout ce qu’il trouvait, paroi, mur, flanc de colline, étendue de flotte… Sur les cieux aussi… même sur le vide ! Il était pris au piège on aurait dit… Et quand ça le prenait, il venait se fracasser jusqu’au fond de mon oreille !

Ah la belle voix d’Aloïs… Depuis le fond du lit où il était en train de crever, il gueulait encore qu’il fallait fermer les portes. Toutes les portes ! Il gueulait après Jeanne, et après qui s’attardait là et ailleurs, parce qu’il avait chaud, parce qu’il avait froid, parce qu’il était en plein courant d’air, parce qu’il avait soif, parce qu’il avait mal… Et parce que, merde alors, on n’avait pas idée de laisser tomber un rouleau de papier toilette dans la cuvette des WC ! Elle avait ramassé une de ces volées de bois vert Jeanne quand elle avait expliqué que j’avais que cinq ans et que c’était pas si grave… Tout de même, un rouleau de PQ presque neuf, elle y pensait pas !

Avec mon père, là j’étais vraiment à l’orchestre. Il était pas tombé loin de l’arbre… Il avait l’humeur formidablement excitable comme Aloïs, et aussi le bel organe à pousser des gueulantes. Il le laissait jamais trop se gripper… il aurait pu !… Il avait l’œil d’un noir, rien que de la réprobation à dégringoler dedans, toute une cascade, un déluge de rogne froide qui lui dévalait la poire… Il me butait presque ! J’étais tout petit au pied de ses beuglantes, je pesais pas lourd, mieux valait pas trop la ramener… Je me disais en dedans que toute cette flotte et toute cette glace qui s’écrasaient, ça devait bien être pour éteindre quelque chose… Seulement je voyais pas quoi… Il me venait depuis toujours des distances bizarres je dois dire, des sortes d’effondrements… Apparemment, je ressemblais pas à grand-chose d’autre, c’était sûrement sa raison. Il avait toujours l’air de me dénicher des instincts pas nets, des sales affaires, des biscornues, des dégoûtantes, des choses de gonzesse peut-être même, toute une chimie ! Et pas la belle… Pas l’avantageuse… non, la merdique ! Elle lui plaisait pas, toujours… Je glissais que d’une morbidité l’autre !… Il voyait tout l’odieux de ma nature… Il les démasquait, lui, toutes mes débilités… J’avais quelque chose qui clochait, quelque chose de moche qui lui crevait les yeux… Personne devait le voir ! Pourquoi il me disait pas quoi une bonne fois pour toutes !

Je me faisais de ces effets de désastre en attendant… J’étais jamais d’ici, je pouvais pas, je crevais sinon… J’étais d’ailleurs, peut-être bien de Chichen Itza comme il avait montré une fois le maître. C’était beau, c’était loin, plein de passé, de mystère et de promesses… de ciel bleu aussi, je rêvais… On m’avait sûrement adopté d’ailleurs ! N’empêche, ça me glaçait jusque dans les encoignures… J’en tressaillais rien que d’imaginer son retour ! Le bruit de sa bagnole, son pas, branle-bas de combat ! Même quand j’avais rien cassé, rien volé, rien fait, juste des bonnes notes, le casier vierge… Ça me donnait un sacré boulot de rester en vie !

D’autant que pendant ce temps le monde chômait pas… Il s’excitait… Il cavalait avec son armée de maîtres, de profs, de chefaillons, de cadors, de larbins… La suite nuiteuse à perte de vue ! Et le barouf encore ! J’avais guetté leurs attentes aux maîtres, j’avais traqué leurs impatiences, le métier m’était vite rentré… C’est-à-dire, je savais pas toujours bien ce qu’ils voulaient, mais je leur en refilerais jusqu’à plus soif !… Ils me foutraient la paix ! Je continuerais de respirer, c’était pas très ambitieux mais sans ça, l’ambition, si j’en avais, elle me servirait à quoi ?… Je les heurterais pas, je me fondrais. J’irais barboter dans la fausse épaisseur, dans le cortège morne des jours clonés, la vie ressemblait à rien d’autre à les voir tous… Je m’y dissoudrais presque, mes restes flotteraient dans l’air rance du quotidien, c’était pas comme ça qu’ils faisaient les autres ? On m’aimerait pas plus mais au moins je sauverais ma peau ! J’étais plutôt la petite chose mesquine sûrement. Le bruit bavassait, braillait, prêchait, tançait, il m’en avait dégoisé des trucs le salopard ! Il me rentrait dedans par l’oreille droite, il me violait, il me dévastait d’explications qui dégueulaient que de l’effroi !