Le Funambule - Frédéric Surgan - E-Book

Le Funambule E-Book

Frédéric Surgan

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Beschreibung

Lisette a fui la France dès la fin 1945 pour s’installer en Louisiane avec l’espoir d’y entamer une nouvelle vie, emportant avec elle un lourd secret. Ses deux fils, Lanny et Roly, ont grandi là, comme à l’écart, entre les méandres du bayou Teche et le lac Fausse Pointe. Quand, au printemps 1959, Lisette disparaît dans des circonstances troubles, Roly s’engage sur une route de plus en plus inquiétante pour découvrir ce qui est arrivé à sa mère et que justice soit faite, au grand dam de Lanny, pour qui la quête de son frère devient une forme de cauchemar dans lequel il redoute de basculer. Il semble bien cependant que Lisette ne soit pas la seule à avoir fait le voyage en Louisiane au lendemain de la guerre...


À PROPOS DE L'AUTEUR


Frédéric Surgan est né à Nantes et est juriste de profession. Après plusieurs manuscrits inédits, il publie en 2017 chez 5 Sens Editions un premier roman, Avant que les ombres s’enfuient. À la fois sombre et drôle, sur fond d’enquête sur l’histoire familiale, il sera récompensé en 2019 au salon du livre de la Krutenau à Strasbourg. Le Funambule, thriller psychologique et historique, est le deuxième roman qu’il publie.

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Du même auteur

 

– Avant que les ombres s’enfuient, roman

5 Sens Editions, 2017

Frédéric Surgan

LE FUNAMBULE

 

PROLOGUE

Je m’étais pas mal écrié dans mon cauchemar, je dois dire.

 

Un drôle de rêve, vraiment… On s’en éveillait pas comme ça ! On pouvait qu’y croire au doux rêve… Le rêve de la peur, si ça vous dit plus. Non ? Rien de rien ? Sans esbroufe ? Même avec un petit effort ?… Certes, je ne sais pas si on venait vraiment pour ça mais, peu ou prou, c’est ce qu’on fabriquait tous. Dans l’ici-bas… Et sans le savoir !… Il faut reconnaître que côté face, c’était l’affiche qui présentait, par endroits tout ce qu’il y a d’aguichante même ! Très vendeuse. Des paysages somptueux ! Des lumières improbables. De l’émotion, des jouets pour tous les âges, des choses intenses. Indispensables ! De la récréation à foison, et j’en oublie. Mais pas seulement. Il y avait comme un revers… Le nombre ! La multitude ! L’autre quoi… Tout était de sa faute naturellement. Mais puisqu’il était là, inévitable, inusable, autant qu’il serve à quelque chose ! Il l’avait bien cherché après tout… Bref, l’adversité, comme fatale… Imparable… L’agitation !… Le tumulte… La brutalité… Enfin, tout le bal des cruautés. Un grouillis à se perdre les amis ! Ah, j’allais oublier… le long, le terne, le sinistre, l’oppressant cortège des devoirs, bien sûr. La féroce mixture, vraiment !… Le jugement incessant, forcément ! Le jugement de tout ! De l’autre. De soi… Ce serait la même chose, vraiment ? La clé de voûte du monde ? Vous me balivernez… Non pas ? Bon, j’allais y croire moi aussi au monde… Sans quoi j’aurais rien à y faire !

 

Mais si tout cela n’était qu’idées ?… Des idées, parfaitement ! Le monde n’était peut-être fait que de ça finalement… D’idées qui surgissaient, prenaient forme jusqu’à devenir quelque chose, puis se volatilisaient, comme dans une illusion… C’était un monde de temps en tout cas, aucun doute ! Rien n’y durait. Évidemment, c’était l’idée qui, entre toutes, semblait la plus désastreuse, mais il s’agissait pas de la lui retirer, malheureux ! Ce serait la fin du temps ! La fin du monde ! Ce qui revient au même si le temps n’existe pas ailleurs que dans le monde. Toujours est-il que j’y venais moi aussi dans le monde… Je les regardais frétiller toutes mes idées, et puis me sauter à la gueule comme elles faisaient de plus en plus à mesure, que je me jure victime ! Les pires alors ! Qu’elles m’ahurissent ! Qu’elles me retournent ! Qu’elles m’épouvantent ! Tant que je restais sur scène, du moins… Tant que je me posais pas enfin dans la salle, ou mieux, en coulisse ! Tant que je me prenais pour mon personnage, si vous préférez… Rendez-vous compte du drame à venir, j’allais vraiment croire au monde ! Mieux, j’allais le rendre réel ! J’allais croire à la surface… à ce que voit l’œil… Y a pas tellement de quoi rire, je vous assure, parce que j’allais croire à la culpabilité du coup… Donc, j’allais croire à la peur ! Et alors… suprême volupté… j’allais voir tout ce que je croyais… Mais alors tout ! Oui, tout allait y prendre corps dans mon petit théâtre, sans que je soupçonne jamais rien. Enfin presque.

 

Je vous amène la chose sinueusement, je vous chagrine, j’ai conscience, mais voilà tout de même qu’à mon départ dans le monde, je retrouvais plus mon programme !… Ce que j’étais vraiment venu faire… Voyons voir, que je consulte l’air du temps… Faire tout bien comme on m’avait dit, marcher droit, apprendre un bon métier et épouser une gentille chrétienne qui me donnerait de beaux enfants. Y avait parfois des surprises… S’acheter son taudis alors ? Se le construire, se le retaper, en prendre crânement pour vingt ans ! Se fabriquer tranquillement, jour après jour, sa fière petite tête de vieillard… S’enfler doucement de son âme d’épargnant… Bien jouir de sa décrépitude… Ah, tout de suite ça donnait du sens ! C’était pas la chose facilement discutable dans l’ici-bas. Le compte y était en principe pour attendre la mort sans se meurtrir ! Dans le confort. Donc, c’était pas la peine de se bourreler l’âme avec des bidules métaphysiques de vaniteux. C’étaient des pertes de temps… Pire, des pertes d’argent ! D’ailleurs, c’était la même chose ici. Une chose essentielle mais dont, bizarrement, il ne restait jamais rien… Ça m’avait paru un peu court, je confesse. Suspect, même ! On avait peut-être quelque chose à défricher alors… Quelque chose à sillonner ? Quelque chose qui devait nous dessiner une route, sans quoi c’était l’abattement. Les angoisses terribles ! Mais allez donc expliquer ça à un Spark… que je tâchais en quelque sorte, et sans être vraiment au courant moi-même, de me soigner des affaires auxquelles il entendrait de toute façon jamais rien ! Dans l’ici-bas, tout devait se réduire à des questions de bien et de mal… De bon droit et de torts. De gentils et de méchants. Il fallait entrer dans les cases… Et surtout, plus jamais en sortir ! Alors pour retrouver ta route une fois que t’y étais, macache !

 

J’avais vite eu le tournis… Presque à vomir certaines fois. Sacrilège ! L’incongruité dernière, c’était comme cracher dans la soupe ! N’empêche, y en avait dans leur case pour qui la fin commençait tôt… Et pour certains, c’était même à croire qu’ils avaient pas eu de début. Oui parce que, tout avait un début et une fin dans l’ici-bas. Absolument tout. Homme, bernicle, bagnole, topinambour, enfin tout… Et la fin était facilement reconnaissable à ce que tout y pourrissait. Le chouette programme, je vous ai dit ! On devait vraiment avoir besoin d’y croire…

 

Mais ce matin, ou ce soir, vu d’ici disons, qui est un ailleurs dont je ne saurais pas vous dire où, ça m’est tellement égal désormais tout ça… À présent, tel que je vous cause, quelque chose s’est éteint, autre chose s’est allumé, et je me retrouve là, planté dans l’infini… Je suis toujours là mais alors, c’est étrange, il n’y a plus ni haut, ni bas… ni gauche, ni droite… ni avant, ni après… Rien du tout pour s’appuyer en somme. Mais je ne valdingue pas, il n’y a rien non plus pour choir. Difficile de dire s’il fait jour ou s’il fait nuit… s’il fait froid ou chaud… si c’est humide ou sec… Quelle importance ?… Je me suis peut-être salement abîmé… Je peux plus me représenter l’aspect d’aucune couleur ! Mais je suis sûr de pouvoir encore reconnaître chacune en m’y ébattant, en m’y déployant, ou même rien qu’à la frôler, rien qu’à la humer, parce qu’elles ont toutes une chaleur, une lumière propre… Elles ont toutes une saveur bien à elles, c’est comme une sorte de signature. Je ne sais pas si je suis bien ou si je suis mal parce que j’arrive pas à me rappeler ce que ça veut dire… Mais je me souviens que je suis souvent allé mal, quelques fois bien aussi, et j’arrive plus du tout à retrouver ce que ça faisait… ce que c’était que la souffrance… ce qu’étaient la joie, le plaisir… les miens ou ceux des autres… Je me souviens en revanche qu’on se rassurait tous à le trouver normal tout ce guingois. Tout ce déséquilibre de dérouiller plus que de jouir… On jurait que le dosage antipodique pouvait pas exister dans l’ici-bas ! L’ici-bas, c’était un des noms que s’était choisi le monde, sans doute parce qu’il se voyait enfoncé dans quelque chose… la matière… le jour et la nuit… le bien et le mal… Ah le bien et le mal… Ça me revient bien ça maintenant !… C’était ça sa boussole ! Celle du monde. Je me rappelle aussi qu’elle se détraquait tout le temps parce que, sinon, le monde n’aurait pas eu de saines raisons de cahoter. Il la tapotait bien un peu de temps à autre, par angoisses de contenance surtout, parce qu’au vrai il savait pas du tout quoi faire pour la retaper. Ni, à force, qui d’elle ou de lui finissait par faire le plus dérailler l’autre… Il se tourmentait. Ça pouvait que l’estropier sans fin aussi de penser qu’il était pas le créateur de sa boussole ! Il en perdait toute prise sur ce qu’il ressentait comme le cours des choses dans l’infini…

 

Et l’infini, il pouvait pas l’aimer ! C’était contre-nature. C’était comme un vide. Autant aimer la mort ! D’ailleurs, c’était à coup sûr le contraire de ce qu’il appelait la vie. Elle l’écrasait comme un soleil sa boussole… Elle devait être là bien avant lui alors, à déjà lui désigner le nord, un sens… quelque chose dont il décidait que ça en avait un pour lui parce que ça devait le garder du néant ! Parce que celui-là, le néant, il lui flanquait vraiment la chair de poule… Des frousses d’agonique, attention ! Car c’était, de tous les infinis, le pire et de loin puisqu’il ne pouvait y faire que froid et nuit jusqu’au fin fond. D’ailleurs, personne n’en avait jamais surgi ni n’en était revenu à part le diable, on ne saurait mieux dire ! Alors le monde d’ici-bas cherchait son nord encore et encore, en tous recoins, ahanant et fiévreux comme perpétuellement en train de s’écrouler pour de bon. Il se lassait pas… Et alors, il le traquait à coups de bien et de mal que, tout à sa détresse, il se figurait comme une loi de l’univers ! Ça l’engouffrait dans une dèche définitive, c’est sûr…

 

Il le trouvait jamais son nord, forcément ! Il se ramassait toujours entre les deux… Il tombait jamais alors que sur lui-même, mais côté pile. Sa face cachée… Le dépotoir de l’immonde… Et c’était là, tout au fond de son miroir. Il se mirait incrédule, terrassé de temps à autre par sa lignée, par tous ses rebuts de création qui le secouaient rudement certains jours à lui réfléchir ses paternités monstrueuses. Et alors… alors… il tombait sur nous ! Oui sur nous, entre autres, racaille pouilleuse et vicieuse à l’extrême, il jurait ! Il tombait sur Roly, quoi. Et il tombait sur moi aussi parce que j’étais jamais bien loin…

 

Mais à présent je suis là, c’est tout… comme débranché et sans demande. Sans attente. Je flotte. Voilà, je flotte… Comme l’univers si vous voyez la chose. J’ai l’impression que c’est pour longtemps mais il n’y a plus de temps… Celui qui finit toujours par manquer dans le monde. Disparu ! D’ailleurs il n’y a plus de monde… Il n’y a plus de repères, plus de bornes. Je vois sans voir, dites ! Mieux, je ressens sans bien ni mal et c’est à perte de vue… une étendue qui n’a aucune fin ni aucun début, parce que ça non plus ça n’a plus aucun sens… Je vois bien qu’aucune chose n’est vraiment finie, ni ne commence. Elle est et cela lui suffit, voilà tout. Avec ou sans nom de forme. Avec ou sans nom de couleur. Vous me verrez sûrement fier-à-bras, mais je crois que je n’ai pas peur.

 

Peur ?… Le mot me revient soudain, mais il est tout nu, tout seul, frêle et apeuré… Il ne reste plus de lui que ses quatre petites lettres, il a perdu le reste en route, toute sa matière… La peur ? Qu’est-ce que c’était déjà ? C’était le contraire de quoi, la peur ?… Ç’avait à voir avec la perte de quelque chose ? De quelqu’un ?… Avec la subsistance alors ? Avec l’idée que quelque chose ou quelqu’un va se terminer ? Vraiment, je saurais plus dire… Je n’ai plus de peurs… Je n’ai plus de peurs, ni aucun de ses contraires quels qu’ils soient, parce qu’ici ça ne sert plus de rien. Ça n’a plus de sens, faute d’utilité… Tenez, c’est comme nommer les choses et les enfermer dans un mot… C’est comme dire que le bleu ne s’appellera pas autrement et que ce sera la couleur de ce que l’on nomme le ciel et la mer, mais uniquement quand il fait beau. C’est comme prétendre que la neige ne peut exister sans le blanc ou sans le froid. C’est comme croire que rien ne peut exister sans son nom !

 

Il me semble ainsi que les vanités s’éteignent toujours… et que le drame de l’ici-bas n’est pas tellement qu’il se perde dans ses leurres à peu près constamment horrifiques. Non… Son vrai drame, c’est qu’il puisse jamais voir qu’à force de croire à rien d’autre il les a seuls engendrés ! Comme sa boussole. Comme toutes les choses terrestres…

 

Ainsi, c’était par là que j’étais venu errer moi aussi. Ça me revient doucement à présent… Je me revois vagant à travers le monde, à ma façon. Celle d’un néant tranquille, enfin au départ, et qui en contemple un autre, peuplé, grouillant, criard, fier, organisé, des sentences plein la goule ! Le néant de l’ici-bas qui se récrie en somme. Il se récuse le saligaud !… Et il veut, attention ! Il exige ! Flûte !… Où je l’ai mis maintenant ? Saperlotte, voilà que je retrouve vraiment pas mon plan de vol ! Ma fichue feuille de route !… Pas la peine que je retourne mes fouilles, j’en ai pas ! Nu comme un ver je suis !… Bon, j’ouvre les yeux, puis les ferme. Puis les rouvre… Je cligne, c’est-à-dire… Y a quelque chose qui me brûle la cornée, mais c’est à revers. Des lettres… des mots… Allons bon, il y a des mots qui me viennent !… Ils giguent un peu. Ils se tortillent… Sur le moment ils m’agacent. Ils se cherchent un ordre, c’est plus fort qu’eux ! Ah les vauriens, ils ont trouvé !… Les voilà déjà à la queue leu leu ces couards !… Ils veulent faire des phrases maintenant ! C’est le début du drame… Ils vont la ramener… Des suffisances, on n’y coupera pas… Ils savent, eux !… Voyez plutôt, les voilà qui me carillonnent déjà que seule notre action nous définit vraiment… Ben tu parles que ça m’aide !… Qu’est-ce que je vais en faire ? Oh mais, minute… il y en a d’autres qui déboulent… Plein ! Les phrases soudain accourent, elles déferlent, toute une histoire !… J’entends alors un bruit de tenture, comme un rideau que l’on tire… La lumière apparaît, elle m’éblouit. Voilà le monde, dis donc !… J’entends frapper. On me pousse, on me tire. Il faut que j’entre en scène, je crois…

Nouvelle-Orléans, septembre 1978

Nola… Nola ?… Qu’est-ce qui s’était passé ?… Qu’est-ce que je fabriquais encore là ?… c’était à croire que j’y étais englué pour toujours, alors ?… Empoissé à jamais de ses étés suintants, de ses moiteurs torpides qui te décollaient la couenne. Je rigole pas, c’était à te pelurer jusqu’au trognon ! Canal… Royal… Bourbon qui puait !… Le vieux carré… Ah, le vieux carré… Les façades hautes, fières, emmaillotées de Mardi gras, bigarrées, enrubannées, papillotes ! Et puis le fer forgé… Il ployait sous le plomb du ciel, il croulait presque ! On aurait dit qu’il suspendait dans la douleur le sein lourd de la ville. Ses entrailles furibardes, ses bars, clubs, tripots, bouges, boxons d’arrière-cours ! Oh mais, les chers exutoires, attention !… Les teigneuses catacombes… Enfin, les bas-fonds éternels du monde impraticable… L’impérissable terreau, glauque, bestial, avec ses relents de sueur, de vinasse, de sang d’arènes pourri au soleil… De trouille aussi… De vomi !… De foutre immonde !… Et alors, la chose étrange, désespérante entre toutes, c’était tous ces essaims de tout qui étaient comme à ramper devant. Pas lassés, pas dégoûtés du tout ! Non, ils redemandaient !… Les masses pérégrinantes des temps modernes, comme chacun devait appeler son époque… On disait même civilisés maintenant, en manière de se soutenir l’humeur. Ah les chères nuées gaillardes, bedonnantes, foisons hurleuses, hordes vrombissantes et photographieuses… Le magma villégiaturant qui se déversait sans fin et qui en aurait pour son oseille, foi de puceron !

 

Au bout de Canal Street, il trouvait d’ailleurs des riverboats pour achever de lui engloutir son petit fric. Machines et tables de jeu… Et puis y avait le Natchez, en service depuis peu. Réplique superbe des sternwheelers d’antan qui sillonnaient avec fierté le fleuve, chargés ras la gueule de canne à sucre et de balles de coton récolté avec soin. C’est-à-dire par des mains d’ébène qui n’avaient rien demandé, encore moins le fouet, les coups et les morsures de clebs, mais il fallait remettre le tout dans l’âge, allons !… Cinq cents à mille dollars confédérés la paire de pognes bonnes travailleuses, fallait pas compter plus. Et à vie encore !… Bon, juste à la nourrir quand même… Et puis la dérouiller un brin de temps à autre bien sûr… Parce qu’une chaîne de vélo ça se tendait ! Et ça se graissait, pas question que ça déraille !… Donc là, c’était en manière de lui prévenir le désir de se cabrer. C’était pas par goût ! Ni par vice, cette idée affreuse ! Point non plus par cruauté, que non ! L’image de Dieu, pensez donc ! Impossible alors ! Non, c’était par bon sens… Oui très cher, par bon sens, n’en déplaise ! Vous avez forcément entendu parler ?… Mais attention, pas n’importe lequel de bon sens. Le suprême bon sens. Parfaitement ! Enfin le seul en fait… l’économique, quoi… D’ailleurs c’est bien simple, il avait phagocyté absolument tous les autres… Y avait de ça quoi maintenant ? Quelques lustres, une grosse vingtaine. Eh bien le bon sens économique avait déjà de beaux jours derrière lui, sans parler de tous ceux qui se trémoussaient de fièvre devant tout à perte de vue. Car il commandait vraiment tout désormais. Si bien qu’on se demandait même si y en avait jamais eu un autre… On savait plus trop en fait, ça semblait improbable quand même… Il était facile à piger en plus ! C’était l’intérêt de l’entreprise, certes entre quelques mains pâles mais c’était vraiment pire mauvais esprit que de le rappeler, qui déterminait le bien de tous ! Par ruissellement ils avaient même dit plus tard, absolument ! Sauf qu’on n’avait jamais rien vu ruisseler d’autre que la mouise… Et quelle que soit l’entreprise ! On parlait même d’intérêt général, ils se confondaient ! C’était fort bien pensé… L’escroquerie suprêmement roublarde ! Enfin, je parle par ouï-dire bien sûr… par vu-faire un peu aussi… Et l’affaire ferait encore long feu, on prendrait peut-être bien perpète, dis donc ! L’obscénité n’avait jamais été à court dans l’ici-bas, c’était comme incompatible…

 

Ici, dans le Sud, ç’avait été une affaire florissante. Tout un système. Toute une économie, et qui avait su se maintenir, là et ailleurs, dans toutes les Indes occidentales. Entre autres… Ah le Natchez… le Mississipi… Ça me transportait toujours… Le stagiaire avait fait fort. Ne restez-vous pas ici ni n’asseyez-vous pas ici, qu’il avait écrit par endroits sur le pont supérieur. Du Cadien peut-être, mais alors proprement salopé. En tout cas, maintenant, il t’emmenait glisser léger sur les boues du fleuve, le rafiot. Là y avait qu’à se laisser faire… sifflements, concert de vapeur, puis la brise t’enlevait vite, tu voguais tranquille, tout en jazz… Contresens… Chalmette, la Domino Sugar, comme en ruines depuis le premier jour. J’y avais fait quelques piges, je vous raconterai peut-être… Enfin si je me retrouve… Si je me démêle… Si je me paume pas en route quoi… Sinon peut-être pas… Y en avait bien d’autres encore vers l’aval des friches éplorées, rouillées jusqu’à l’os, ruines et tas de ferraille ! Tout s’en allait vite pourrir aux confins, dans le delta, où après y avait plus que la mer, toute seule… L’autre sens par contre, c’était plutôt la belle voie fluviale, aussi boueuse mais doucement navigable. Hérissements de plantations, les bâtisses superbes, blanches, altières comme il fallait, coloniales en diable… et les chênes verts centenaires par allées entières, coquettement déguenillés avec leurs draperies de barbe espagnole, tous leurs haillons qui volaient au vent doux du Dixieland à travers toutes ses fenêtres crevées… La Louisiane Antebellum comme on l’appelait… Et puis Angola sur la droite… Si je me rappelais bien… Coucou !

 

Oui parce que, il me revenait pas tout d’un trait… Plutôt des bribes… Point de fâcherie, je vous explique. Je raboute !… C’est que j’avais pris un furieux coup tout de même ! Un peu d’égards… Ah les cochons ! Ils avaient rien mégoté… Les honnêtes gens, il faut qu’ils voient le mal partout autour parce que c’est ce qui fait d’eux les gentils de l’histoire. Alors ils le traquent sans relâche. Ils lésinent pas, ils chiadent à leur rédemption quand même ! Enfin ils croient. Ça doit être écrit quelque part… Surtout, ça les détend de leurs frousses, c’est pas rien, ça… Ça leur fait leur route, la bonne, forcément. Ils s’encouragent les uns les autres en chemin, le droit. Ils se confortent. Ils se reconnaissent même, ils ont leurs codes. Ils suintent tous la même huile fière à force… Vraiment le club select ! Barbelés, miradors, clôtures électrifiées ! Il faut montrer patte blanche, on peut le dire. Moi, en attendant, les doigts dans la prise, c’était rien à côté !… Trente-six chandelles, j’avais vu ! Je les voyais encore d’ailleurs par moments, mais c’était pas ce qui me préoccupait le plus à vrai dire… Bon, il était où déjà mon début ?…

 

Attendez !… En principe, j’avais mon plan pour l’ici-bas, sauf que je le connaissais pas, je vous ai dit. J’étais comme parti trop vite, sans la carte… sans les clés !…Et pas moyen de faire demi-tour ! On dirait une blague, hein ? Le jeu cruel, j’assure ! Fallait que je devine… que je traque des traces, des vestiges… que je tâtonne jusqu’à trouver la foutue route, alors que j’étais jamais venu !… Y en avait bien une au moins ? Le vrai jeu de piste !… Mais moi c’était vraiment sans fanfaronner. Je faisais pas le malin. Tandis qu’autour, je voyais que ça s’égayait en bonne et due forme, mais sans vraie raison, comme pour se tromper quelque chose. On me moquait bien sûr, mais y avait comme une retenue… des frousses qui se pressaient les unes contre les autres pour se tenir chaud. J’étais pas tout seul… C’est-à-dire… dans la matière de l’ici-bas, à un moment donné, assez tôt d’ailleurs, tout se faisait grégaire. Tout se mettait à moutonner, et c’était à peu près toujours pour le pire. Dans un sens, ça me faisait déjà une trace, un indice… Le contresens commun… Le truc que je pourrais jamais suivre parce que j’y aurais trop envie de mourir…

 

Donc, je tâtonnais en quête, comme tout le monde, enfin à peu près. Je refusais comme de juste, mais bec et ongles, que la seule désolation finisse par s’installer. Et, toujours comme tout le monde, et toujours à peu près, je m’esquintais tout du long. Je m’éreintais jusqu’à la ruine… Et c’était cruel ! Le temps avait beau être ennuyeux à crever, on croupissait absolument, mais, même si l’envie ne faisait pas toujours défaut, on canait pas vraiment… Enfin pas pour de vrai, pas d’un coup… Non, c’était juste à petit feu, le temps de s’égarer dans les pires décomptes… Dans toutes les choses mesquines… Il en fallait des trésors de patience, c’était vraiment pour tout alors ! Et ça en faisait une longue agonie tout de même depuis l’éclosion… A la fin, car y en avait bien une dans l’ici-bas, aucun doute, et, de ce que j’avais vu, souvent fort dégueulasse en plus, on ferait bien la revue à un moment de toute cette déglingue. De tout ce qui s’était cassé la gueule en route, et puis de tous les replâtrages misérables qu’avaient pas du tout contenu le désastre… Ce serait à se perdre dans les comptes !

 

Moi, à mon début, allongé dans l’aube depuis ma mansarde, la tête en arrière, renversée sous la lune vers ce qu’ils appelaient obstinément le monde, mais qu’on pouvait pas voir vraiment depuis le bayou Teche, je doutais fort… Je poursuivais sous le jour mon hula hoop incrédule, mon truc policé comme ils voulaient autour, fort gémissant à l’étouffée, ma croisière éberluée à travers le monde depuis ma carriole bringuebalante. Ma carcasse si vous préférez. Je les avais eues tôt mes angoisses… dès que j’avais quitté le néant, c’est vous dire… Il avait une drôle de trombine tout de même leur foutu monde !… Depuis le début, absolument !

 

Ah mon début, voilà… Que je me raccroche un peu… Donc au début, mais alors au vrai début, je suis un souffle. Voilà, je suis un souffle… Enfin quelque chose comme ça… Un souffle de vie ! Qu’est-ce que vous dites de ça ? Alors ?… Parfaitement, un souffle de vie !… Comment ça c’est trop court ? C’est d’accord, je m’ébaubis tout seul certaines heures… Bon, que je me rassemble plus encore dans l’effort. Ce qui me vient d’autre ?… L’éternité… C’est joli comme mot en plus, non ? L’éternité… Oui, l’éternité ! Comme un morceau d’univers… Plaît-il ? Je m’alambique ? On n’y voit pas plus ? Mais comment ça ? Je vous demande pardon !

 

Je leur avais bien dit aux flics… Et puis aux jurés aussi. À qui voulait l’entendre ! Même au juge Spark… Votre Honneur… C’était comme ça qu’il voulait toujours qu’on l’appelle. C’est pas que ça le lénifiait vraiment, mais les entorses, même plus petits pets de mouche pas du tout à merde, ça l’horripilait à coup sûr. Il se fâchait tout rouge alors, il partait en flammèches, valait mieux se garer !… Surtout dans ma position, je pouvais pas me permettre d’après ce que m’avait éructé mon avocat que, rétrospectivement je me dis, j’avais peut-être eu le tort de choisir trop en solde… C’est-à-dire que de son point de vue du bon droit, auquel on n’avait dans l’ordre des choses de ce monde jamais qu’à se ranger, j’avais conclu trop court pour ma défense et, surtout, trop peu productif aux éloquences ! Ça ne m’était pas clair… mais je l’avais vu en cela tout à fait affirmatif. Particulièrement au faîte de son art même, pour me rudoyer pour mon bien devant le juge Spark et le tas de tarés qui se tenaient fervents dans le box à jurés ! J’avais servi paraît-il une étrange bouillie, sombre profane, vermine folle affairée à donner de son mieux dont elle avait d’ailleurs pas vraiment d’idée ! En fait, je savais toujours pas ce qui m’avait pris… Ça m’était venu, disons. Alors je m’étais lancé sans crainte du gadin, tout encore habité de ma foi et de mon amour grelottant du prochain, c’est tout dire. Je vous abrège la chose pour vous faire une idée. « Vous pouvez y mettre tous vos mots, vos jugements, refouler vos tourments secrets, vos déviances, vos espérances à jamais déçues, vos envies inavouables, vos déraisons terrestres, tartuferies anglicanes, et puis toutes vos trouilles, Ô combien même je demeure… tel que vous me savez juger… Oui, je demeure !… Cupule improbable, souillure abjecte, fange et résidu d’insignifiance qui crève votre miroir et c’est bien ce qui vous débecte, vous dis-je encore à toutes vos gueules fêlées empressées de jugement létal !… »

 

Là, je m’arrête, forcément. Il faut que je contemple… Le paysage… J’ausculte, je fouille les dégoûts que je vois naître un peu partout dans l’assistance et jusque sur la pauvre fiole de votre Honneur… Mais je me régale à peine, les circonstances sont peu porteuses… Sur le moment je vois de la paix, du silence. On serait presque peinards… Point révérencieux non, songez ! Perplexes au mieux. Inquiets je dirais… Je ne suis vraiment rien, mais c’est tout une peste ! Le rien inquiète pire que le diable ! C’est-à-dire que tout à coup voilà qu’il respire aussi, et c’est le même air qu’eux tous ! Voilà que le néant prend corps… L’ordure se croise soudain dans le miroir que je lui tends, s’effarouche, s’épouvante, et voilà tout le mal qu’il faut laver !… L’affaire serait donc facile car sans vergogne, et moi j’avais conclu alors tout aussi peu inspiré : « Je vous remercie de votre attention car j’ai l’esprit au clair, c’est par où maintenant qu’on rallume ? »

 

Celui-là, Spark, c’était pas vraiment ma meilleure idée… C’était un peu le maître de cérémonie, l’électricien en chef en somme ! Tout bicolore sinon quand il se cramoisissait pas la trogne dans ses vilaines colères. Alors je vous le présente… jolie robe noire, comme à volants un peu, on l’entendait froufrouter dessous des fois depuis son fauteuil, et puis comme couiner dans ses sueurs, on voulait pas savoir quoi !… Et par-dessus une bonne bouille ronde mais au teint hâve, limite cireux. Mais alors, pas à mollir du tout le lascar… Un féroce !… Le mal par le mal !… Il l’avait lu quelque part lui aussi, sûrement. Et surtout, le calendrier électoral savait pimenter les choses comme rien mieux parfois, il faut bien dire… Parce que, l’électeur de juges électriciens, lui, dehors, il lui fallait son content de grillages ! Il réclamait ! C’est qu’il payait des impôts, merde !… Et c’était de toute manière lui qui avait raison au bout du compte, sinon y avait pas de démocratie et ça c’était vraiment la dernière ruine il paraît, juste avant le déluge quand Dieu voyait rouge, ce qu’était en Amérique la damnation ultime. Le scrutin sous haute tension on pouvait dire, dans les deux mille volts par paria. Pendant dix secondes. Oh pas plus, malheureux ! Sinon il cramait ! Y avait eu des cas… Une fois, à Angola, à en faire frire un comme ça un brin au-delà du temps de cuisson recommandé, ils avaient failli foutre le feu à tout Red Hat 1 ! Vraiment les distraits… Les vrais branques même ! C’était pourtant pas compliqué de compter jusqu’à dix ! La chaise s’était embrasée avec le bonhomme dessus. Le plafond avait commencé à prendre… de quoi flamber toute la taule, enfin la chambre d’exécution toujours, un comble !

 

Ils m’avaient pas cru du tout Spark et sa clique avec mes histoires de souffle et d’univers… Sornettes de foutu, délire de chacal subclaquant, ils m’avaient vu plutôt dingue en somme, mais pas complètement non plus. Enfin, pas assez je dirais maintenant… Je leur avais pourtant bien dit de pas se biler ! Que c’était pas la peine de me jalouser comme ça à me répandre toutes leurs haines d’honnêtes gens qu’avaient tellement bien porté jusqu’ici le genre humain sur les fonts baptismaux. Le fouet, la pétoire, la gégène, c’était commode, je conçois tous les catéchismes… mais j’avais dit qu’eux aussi ils étaient un souffle sûrement… Enfin un bout d’éternité ou d’univers… Chacun un, mais si, car j’étais aussi un peu poète… Et que, mieux alors, ou pire, car on n’était pas tous assis à l’orchestre, on était possiblement le même eux et moi !… En un mot, je me faisais chrétien comme il m’avait dit mon avocat. Je leur dégorgeais à pleins torrents de l’amour du prochain, mais dont ils voulaient pas tous ces bégueules ! C’est là d’ailleurs que, rétrospectivement toujours, je peux me dire qu’on doit pas être tous faits pour… Et que j’ai peut-être manqué un peu de jugeote vu tout le dégoût que j’avais l’air d’inspirer sans effort. Ils avaient beau se défendre et se signer tous bien assis dans leurs box d’église et de jurés, ils avaient la haine tenace tout de même… Des colères pas toujours chrétiennes ! Ou j’aurais mal compris ?… Des suées plus lyncheuses que miséricordieuses ! Des fièvres châtieuses qu’étaient pas toutes dans les Écritures… Des tout à fait tueuses ! Des égorgeuses même !… Et des propensions tortionnaires avec ça, j’avais vu, à plus savoir au bout du compte qui était le plus tordu salopard !

 

Tout était sens dessus dessous… Mais eux, c’était autre chose, ils se pavanaient de père en fils, une allée ombragée, sans doute du chêne vert archicentenaire, tout à l’abri du bon droit… ou du bon Dieu… À un moment ça devait être pareil d’ailleurs, parce qu’ils confondaient toujours… Il pouvait pas y avoir de mal à ça, ça aurait pas de sens ! C’étaient eux qui le disaient le sens… Et pas prêteurs avec ça ! Le bon droit, ou le bon Dieu, c’était le leur ! Il était pas à tout le monde, dame non !… Pas à moi toujours, ni à nous autres crève-la-faim du bayou qu’avions que ce que Dieu avait choisi pour nous… Avec ou sans confession, ils nous le donneraient pas ! C’étaient eux qui étaient à son image, pas des véroles dans notre genre, et c’était bien là tout ce dont il leur tenait à cœur de nous catéchiser. Donc, moi, ils me réservaient autre chose les bien-pensants… Ils avaient mieux pour les lavures de mon espèce ! D’abord, elle leur revenait pas ma pomme, ma dégaine… ma seule existence ! Sauf que… sauf que… minute les repus !… Ils s’étaient gourés ce tas de crétins arriérés, leur Bible dans une main, leur flingue dans l’autre… Leurs flics et leurs chiens, pareil !… C’était pas moi tout ça ! Tout ce qu’on me reprochait, toutes les saloperies, c’était pas moi !… À moi aussi ça soulevait le cœur, faut pas croire ! Au mieux j’étais le témoin… le messager ! Et le facteur, on le rossait pas d’apporter des mauvaises nouvelles ! Il y pouvait rien aux ravages lui !

 

Mais il faut pas que je m’égare… Je suis un souffle au début, voilà c’est ça… Un souffle de vie, même répugnant, protéiforme tout à fait à vomir par endroits, c’est toujours la vie, et elle est pas née de rien ! Je fais juste observer… L’odieux est rarement discutable et c’est là que ça coince, parce que la vie ne peut pas être aimée sous toutes ses formes !… Elle peut pas être aimée sous des formes qui seraient pas vraiment à l’image du Dieu portraituré dans les Écritures qu’étaient par ouï-dire et souverainement terrestres, vu qu’il avait pas pu les torchonner lui-même dans l’immatériel !… Et moi, j’étais un souffle qui venait vraiment de loin puisque je savais que j’étais un bout d’univers. De trop loin pour eux, du coup… Peut-être même que j’accourais depuis le fond de l’univers et on savait pas où c’était !… Mais j’étais pas le souffle hautain, attention. Non, plutôt l’égrotant… Le souffle qui la ramène pas, qui se terre, c’est pas pour couiner. C’est-à-dire… quand j’ai ouvert vraiment l’œil au début… quand j’ai commencé de regarder autour, de fixer mes attentions, et quand j’ai vu tout le jeu, tout le cirque… Là, je me suis vraiment fait écraser par la mêlée ! C’était d’entrée donc… Les ardeurs, qu’avaient pas encore eu trop le temps de me monter pour éclore, elles m’étaient retombées tout net, en charpie, avec tout le reste de mes étiolements, comme une bouillie qui attachait au fond. Je finissais tout juste de trifouiller dans les limbes !… Je nageais dans les tentures… À la suite de Roly, mon frangin plus grand d’une bonne heure… Il se pressait déjà pas d’y aller lui, à croire qu’il voulait pas que je vienne… Comme s’il voulait que je reste en arrière, aux abris, que je m’horrifie pas dès l’entame ! J’avais jeté un œil par-dessus son épaule. J’avais fini par voir…

 

Ils en tiraient des gueules là-dedans, comme s’ils s’étaient fait avoir ! Tout mauvais remontés qu’ils étaient, tout acrimonieux. Et de ces beuglements ! De derrière les oukases, les éclats, enfin tout le raffut, je m’étais vite demandé… Il se passait quoi au juste dans cette taule, sacrebleu ? Non mais alors, c’était ça le programme ? Tout le carton-pâte ?… Mais on n’y croyait pas à un décor pareillement bâclé ! Et abrupte avec ça la matière, âpre… convoiteuse… mercantile ! Et le plafond… Tout bistré le plafond, il fallait voir ! Un déluge de grisaille, de ténèbres, ternes, mordeuses… écraseuses ! Tout un ennui, en somme. Et puis de ces mines foireuses là-dessous, attention ! Elles allaient toutes en rang pour se noyer la trouille parce que seules elles renonçaient à y arriver !… Tandis que mises en colonne, ça changeait tout ! Il leur poussait de l’oubli et des futilités, des niaiseries de bon aloi, enfin des amusements d’ensemble qui faisaient descendre. C’est-à-dire… je voyais le cloporte processionnaire qui t’admettait plus du tout de marcher de côté ou de l’autre sens, et qui dès potron-minet s’en allait chantant bien comme on lui avait dit pour filer droit à l’abattoir… Fallait le faire quand même ! Ben tu penses si j’y crois ! Je vais me réveiller, c’est sûr… Non ? Ne vais-je pas ? Vraiment ?… Merde ! Et ça s’appelle ? La réalité ?… La vie ?… Le monde ? Mais vous êtes sûrs ? J’ai dû louper l’embranchement, non ? Ah… J’aurais dû me douter, il fallait toujours des mots qui sonnent, de l’outrecuidance, pour enclore la dèche… Mais alors, pour moi ? Je demande juste… C’est pareil pour moi aussi ? Puni, en rang là-dedans, comme tout le monde ? Vous êtes sérieux ? C’est que… ça a l’air rudement chouette comme sauterie rien qu’à voir toutes ces bobines… toutes les fières allures… Et gaillardes avec ça, une vraie armée de comptables ! Ah mais… ça y est ! J’y suis ! C’est une blague bien sûr… Vous me faites marcher ! Vous avez bien failli m’avoir coquins !… Alors c’est ça, hein ? Gredins ! Sacrés farceurs !

 

Penses-tu !… Ils plaisantaient pas du tout mes loustics… C’était même l’affaire du plus haut sérieux ! Il fallait des égards… tout s’aplatir… surtout rien fanfaronner, rien roublarder !… En somme, ici c’était comme ça, ils étaient formels Spark et sa clique terrible… Il fallait que je file droit moi aussi, bien en ligne comme les autres, y avait pas d’autre sillon !… Alors garde-à-vous, et repos, bernique ! Est-ce que j’aurais le courage d’essayer de vivre ?… En voilà une question !… Remue ! Trime ! Dégrouille ! Autrement tu pitances pas !… Non, tu calanches, qu’on voie ce que t’as d’âme à rendre… Que t’en rotes, c’est tout le mérite ! À table, ça va refroidir ! Et mets pas tes coudes ! Ils blaguaient pas, les vaches, ils t’écrivaient ta vie pour ton bien, ils juraient !…

Bayou Teche, 1959

Au début, on ne savait pas trop comment il était arrivé là ni ce qu’il était vraiment venu faire ce type, Roly et moi. Roly, ou Roland, mon grand frère comme il se disait… Ah mais, que je me présente aussi, pardon ! Moi c’est Lanny. J’ai bien le plaisir… Pour vous servir, voilà. Me lâchez pas d’une semelle, malheureux, vous vous perdriez ! C’est grand le bayou… Ça méandre, et c’est profond par endroits. Pour vous dire, y en a qu’on n’a jamais vus revenir… à se demander même s’ils étaient seulement venus tellement on n’a pas retrouvé de traces.

 

Ce type en tout cas… Il faisait comme une grande tige qui s’étriquait vers le sommet. Une tige qui filait encore vers sa quarantaine mais dont le bide avait ses impatiences puisqu’il avait déjà commencé de dévaler. Sa chemise lui tiendrait bientôt plus le lard… Il était vêtu comme pour la ville, comme on disait chez nous qu’étions ploucs de condition, et aussi d’âme peut-être bien. Complet clair, chapeau à larges bords, cravate pourpre qui avait l’air de le rendre fier, avec entre les deux une face de rat crevassée, suintante, au museau pointu, trouée de deux petites billes sombres qui tiraient vers le rouge mais qui semblaient vouloir lui faire des yeux. De rat aussi. Plus loin, une bouche frémissante, une babine amochée qui ballait un peu sur la gauche et qui se retroussait au coin droit… de naissance ou de torgnole, c’était difficile à dire et, de toute façon, ça revenait au même pour lui maintenant… Il avait un drôle de rictus, des lèvres qui se tordaient dans le sourire… elles se marchaient dessus ! Et puis un bouc aussi, une vilaine barbiche roussie qui lui cachait rien. Tout le contraire même, elle lui soulignait sa hideur ! Le vrai luxe dans son cas… La folle audace même ! Avec une tête pareille il pouvait décemment pas se permettre ! L’ensemble semblait chancelant, un brin de traviole. Et si, dans un tableau pareillement foiré, son rictus vicieux avait sûrement sa place, il lui faisait quand même une mine ricaneuse qui allait au-delà du raisonnablement tolérable. Mais j’admets qu’on n’avait pas tous là-dessus le même mètre étalon… C’était à le mornifler pour lui faire passer, le redoutable étant que c’était aussi, à coup sûr on peut le dire, des coups à y prendre goût ! L’envie de lui égaliser le tout devait vraiment pas toujours être facile à contenir… Pas que par cruauté ! Mais le déni sert de rien… Et il est de fait que le tréfonds de l’âme humaine a tantôt ses besoins d’équilibre, ses quêtes d’harmonie, et qu’il était parfois même arrivé qu’au débotté il en ressortît de jolies choses. Mais dans son cas, on abandonnait d’emblée toute idée, tout espoir… Et pour ne rien arranger, il puait quelque chose d’aigre, à croire que Bourbon venait tout juste de le dégueuler… Il avait retiré son chapeau pour demander à Roly si ses parents étaient là, laissant pendre une mèche noire et filasse de cheveux gras. Il avait dit avoir un genre de pli ou de colis à remettre soi-disant. Pas quelque chose d’encombrant, ni de lourd, mais il devait le remettre en main propre, il assurait. En main propre… ça le faisait sourire… Et aussi, il voulait poser une ou deux questions. C’est tout ce qu’il avait voulu dire, mais ça faisait déjà bien des exigences pour un inconnu. Roly avait jeté un rapide coup d’œil par la fenêtre, aucune enseigne sur le fourgon poussiéreux que le gars avait garé un peu en retrait comme pour barrer le chemin. Il avait dit qu’il était seul dans la maison, vu que Mako était sorti.

– Mako ? C’est ton père ?

– C’est mon oncle. Mon père serait mort…

– Ah… désolé fiston. Moi aussi j’ai perdu mon vieux très jeune… Il est là ton… Mako ?…

– Non, il est parti en ville pour la journée.

– En ville ? Y a une ville ici ?

– Ben oui, New Iberia !

– Ah oui… Bien sûr, New Iberia… Et ta mère, elle est là ? Lisette Guchereau ?

– Vous lui voulez quoi au juste à ma mère ?

– Change de ton, petit ! qu’il avait intimé le type.

– Ah… Vous lui voulez quoi alors à ma mère ? avait répété Roly un ton plus bas.

– Mais rien !… Rien, bien sûr… Alors ? Elle est pas là ?

– J’ai dit que j’étais seul…

Le visage de l’inconnu s’était détendu un peu, puis crispé derechef.

– … enfin, seul avec Lanny. C’est mon petit frère… Il est toujours à rôder quelque part à l’entour, dans les bois… Il dit qu’il se déplace comme le vent, c’est Mako qui lui a appris.

Le type en avait eu un sifflement. Puis un genre de sourire narquois.

– Comme le vent, dis-tu… Bon mais, ta mère, elle est où ? Elle est pas à son travail, j’en viens. C’est pourquoi je me présente ici puisqu’ils m’ont donné l’adresse. Enfin l’adresse… des indications, disons…

– Vous êtes un genre de représentant ?

– Représentant ? Quelle idée ! Je fais des sortes de courses… Un jour à Lafayette, un autre à Bâton Rouge, un autre à…

– La Nouvelle-Orléans, avait coupé Roly.

– Voilà, c’est mon triangle… Mais pour mes affaires, c’est plutôt la Nouvelle-Orléans ces temps-ci.

 

Avec son accent plutôt du nord et ses beaux vêtements, Roly l’avait pris d’emblée pour un Monsieur de la ville, un important, peut-être même un genre de comptable avec sa mine exigüe… Mais c’était sûrement qu’une sorte de maquignon. Ou alors un petit maquereau. Enfin quelque chose qui voulait présenter toujours, mais qui pour l’heure pataugeait dans l’Atchafalaya.

– Vous livrez quoi ?

– Hmm ?

– Avec votre camionnette, vous livrez quoi ?

– Toutes sortes de choses… Je t’ai dit, je fais des courses pour des gens. Ils me communiquent des informations, je leur en donne d’autres… Dis, si tu veux en savoir davantage, il va peut-être falloir que tu m’en dises un peu plus mon garçon…

– Plus sur quoi ?

– Ta mère, je t’ai dit ! Tu le fais exprès ou quoi ? Alors ? Tu sais où elle est ?

– Vous êtes sûr que vous êtes pas flic ?

Le type s’était esclaffé.

– Flic ? Ça non alors… En revanche, j’en ai comme clients parfois.

Des clients chez les flics, mazette… Il s’était rengorgé. Sûrement un maquereau alors.

– Vous êtes pas livreur non plus…

L’inconnu avait souri entre ses dents jaunes. De la fierté lui dégouttait de plus en plus comme un filet de bave, c’était vraiment pas le spectacle facile à regarder.

– T’as l’œil, toi, hein ?… Tu vois cette cravate ? Elle vient de chez Eagle à Brooklyn ! Tu connais ?

Roly avait haussé les épaules. Eagle ? Jamais entendu parler. Qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire, surtout ? Brooklyn, par contre, c’était pas pareil… à cause des Dodgers. Ils venaient de déménager à L.A., ça avait fait un sacré ramdam. On en parlait jusqu’ici, dans le bayou Teche ! Le type avait alors ouvert grand les bras comme pour englober toute la pouillerie environnante, avant d’éclater de rire :

– Mais non, bien sûr que tu connais pas !

– C’est vrai, vous êtes de New York ?

– Oui, si tu tiens à le savoir. Mais tu poses beaucoup de questions.

– C’est à vous de m’en dire plus ! Et vous m’avez toujours pas dit ce que vous lui vouliez à ma mère…

– Tu sais que tu manques pas d’aplomb pour un môme ! T’as quel âge ?

– Assez pour rester seul.

– Écoute, je veux bien être gentil, mais ma patience a des limites…

– Mais moi, je sais toujours pas ce que vous faites chez moi !… C’est quoi votre nom d’abord ?

– Je t’ai dit… j’ai un petit colis à remettre à ta mère…

– Mais votre nom ?

Il avait soupiré longuement, fauchant Roly au passage de son souffle fétide qui, ultime gâterie non dénuée de mystère, trimballait dans son sillage l’empreinte d’odieux désordres entériques. Il refoulait pire qu’une bouche d’égout, l’enfoiré !

– Dixon… Je m’appelle Dixon. Jerry Dixon. T’es content comme ça ?

– Jerry Dixon, d’accord… Donnez-le moi ce colis, je lui remettrai.

– En main propre, fiston. En main propre, je t’ai dit… T’as quel âge, alors ?

– C’est important ?

– Pas forcément…

– Douze je crois. Mais peut-être treize.

– Tu crois ? Tu veux dire que tu sais pas vraiment ?…

Il s’était marré de plus belle.

– Alors c’est bien vrai ce qu’on dit, hein ?… Y a rien qu’un tas de pouilleux à demi crétins par ici… des tarés consanguins… des putains de bâtards dégénérés ! Ah, saloperie de bayou ! qu’il avait grogné en se tenant les tripes.

– C’est vrai, on dit ça ?

– Bien sûr qu’on dit ça ! Et bien d’autres choses encore… En ville… à la Nouvelle Orléans quoi… même à Baton Rouge où ils ont pas non plus inventé l’eau tiède ceux-là, c’est pour te dire !

– Ma mère est pas à son travail.

– T’es débile ou quoi ? Je viens de te dire que j’y étais passé. Il paraît qu’elle y a vu quelqu’un d’ailleurs ces jours-ci… quelqu’un qui lui a fait peur… T’es au courant ?

– Mako nous a dit qu’elle avait peur…

– Tu sais qui c’est ce type qu’elle a vu ?

– Non, je sais pas. Dites, vous cherchez quand même comme un flic…

– Je t’ai dit que je l’étais pas… Tu préfèrerais ?

– Ça non plus je sais pas.

– Écoute… je fais juste ma petite enquête, voilà tout. Je voudrais pas qu’il lui arrive du mal, ni à sa famille.

Dixon avait esquissé un rictus poisseux.

– Elle est en forêt… Je peux vous conduire si vous voulez, c’est pas très loin…

Dixon avait souri de tous ses chicots cette fois.

– Ah, ben tu vois quand tu veux mon garçon… Alors en route !

 

Ils avaient gagné la camionnette de Dixon, qui avait démarré en toussant avant de s’éloigner dans un nuage de poussière. Dixon avait demandé :

– T’as quoi dans ce sac ?

– Un truc qu’il faut que je lui apporte. Bon, vous me dites maintenant ce que vous livrez ?

Dixon s’était allumé une cigarette et lui avait lancé un sourire fiérot en coin, comme victorieux.

– T’en veux une ?

Roly avait secoué la tête.

– Tu fumes pas encore à ton âge ? Allez, me dis pas que t’as jamais essayé.

– Si. Mais j’aime pas. Vous livrez quoi ?

– Des choses, petit. Des choses…

– Mais pour ma mère, c’est quoi comme colis ?

– Eh bien en fait… C’est, comme qui dirait, un ami qui m’envoie…

 

Un ami qui l’envoyait… Il voyait ça d’ici. Lisette était parfois dans la débine, et elle s’était mise à picoler un peu… un peu trop même des fois… mais elle était encore bien jolie. Elle rentrait de temps en temps avec un peu de fric quand elle allait à la Nouvelle-Orléans… Les riverboats… Elle y avait peut-être aussi troqué une fois ou deux son malheur en amour d’un soir… Mais une fois, elle était rentrée avec un cocard… Elle avait dit que ça s’était mis à flamber au craps et qu’y avait eu une bousculade. Roly et moi, on n’y avait pas cru du tout. Roly avait demandé :

– Vous l’avez encore jamais rencontrée alors ?

– Croisée, disons…

– À une table de jeux ?

– Une table de jeux ?

Il s’en était presque étranglé Dixon, avant de partir dans un éclat de rire trop bruyant. Un raffut pas raisonnable, comme de trop. Diabolique. On n’entendait plus le moteur… plus la route… plus le bayou… enfin plus rien…

– Voilà, une table de jeu… c’est exactement ça, qu’il avait repris en secouant la tête. Le jeu…

Il se désopilait encore, ça lui passait vraiment plus. Soudain Roly avait coupé :

– On est arrivés !

– Quoi, ici ? Mais… y a rien…

– Y a pas rien… on a une cabane de pêche près du lac. On peut y accéder qu’à pied. Elle y vient souvent pour être tranquille. Elle doit être là.

– Bon… bon… À quelle heure elle rentre de son travail d’habitude ?

– Ça dépend. Et puis elle y était pas aujourd’hui de toute façon. Bon alors, vous me suivez ? Vous avez peur ou quoi ?

– Peur ? Ah ah… Peur… qu’il avait répété en secouant sa petite tête. Je te suis, gamin ! Mais euh… quand on y sera, j’ai besoin de lui parler seul à seul. C’est pas des affaires de môme, tu piges… Donc, tu me présentes et puis tu vas faire un tour, vu ?

– Je crois que je pige, oui… Vous l’avez votre colis ?

Dixon avait porté sa main droite à sa poitrine pour tapoter sa poche revolver et lui avait retourné un clin d’œil. Roly avait tourné les talons, Dixon à sa suite. Après une centaine de mètres, il s’était figé.

– Zut ! J’ai oublié le truc pour ma mère dans votre pick-up. Vous avez qu’à continuer tout droit, vous tomberez sur la cabane. Allez-y, je vous retrouve.

 

Roly l’avait en effet retrouvé quelques minutes plus tard, planté devant la cabane.

– Y a personne on dirait…

– Écoute môme, j’ai l’impression que tu me balades. Elle est pas du tout là ta mère. Elle y a jamais été ! Qu’est-ce qu’elle viendrait faire toute seule dans un endroit pareil ?

– Être tranquille. Réfléchir, je vous ai dit. Je me serai trompé… peut-être qu’elle travaille finalement aujourd’hui…

– Je t’ai dit que non ! Fais attention, te fous pas de moi, t’entends ? Où elle est ?

Il avait attrapé Roly par le col. Il devait bien faire deux têtes de plus que lui. Surtout, il s’était bien collé pour lui cracher ses intimidations et là le pire s’était catégoriquement confirmé : il refoulait du couloir pire qu’un chacal crevé ! Ce qui était dans l’instant une image qui seyait à sa fresque intérieure car Roly n’avait au vrai jamais encore humé l’haleine de quelque chose de mort, ni même d’ailleurs croisé de chacal avant Dixon.

– Vous avez qu’à l’attendre à la maison, pas la peine de vous donner chaud comme ça.

 

Roly contemplait son calme intérieur, aussi lisse que la surface du lac Fausse Pointe un jour d’été à crever sans air. Dixon avait relâché l’étreinte et rebroussé chemin en râlant. Arrivé à sa voiture, il s’était mis à gueuler de plus belle. « Nom de Dieu ! » Le pneu arrière gauche était à plat, il avait dû crever dans ce chemin défoncé que ce petit crétin lui avait fait prendre.

– Je te préviens, si je trouve une trace de coup de couteau, tu vas morfler, merdeux !

Il avait attrapé sa roue de secours, son cric qui avait une solide manivelle, disposé le tout, haussé le véhicule, ôté les écrous. Il s’était agenouillé ensuite, un peu en manière de dire une prière. Il s’était affairé. Il avait mis le cric en place, tendu le bras, froncé les sourcils. Merde… La manivelle… hors de portée…

– Tu peux me la passer s’te plaît ?

 

À ces mots, quelque chose s’était chiffonné brutalement dans le paysage. C’était dans le bleu de Fausse Pointe et du ciel, dans les bois tout autour, dans l’air qu’ils respiraient. Quelque chose avait l’air de vouloir pousser le monde, comme prête depuis derrière un rideau à entrer en scène. C’était une forme mal définie, peut-être inquiétante, inhabituelle en tout cas. Quelque chose qui déformait soudain le paysage sur leur gauche et qui avait l’air de vouloir y entrer… Quelque chose qui n’avait peut-être rien à y faire… Et soudain le jour s’était fracturé, le décor s’était fendu, et la forme avait jailli, agrippant fermement le bras droit de Roly, qui s’était mis comme malgré lui à s’élever lourdement avant de retomber sèchement. Roly avait été saisi par le bruit de craquement qu’avait arraché au corps de Dixon le premier coup de manivelle lorsqu’il s’était fiché à la base de son petit crâne oblong, juste au-dessus de la première cervicale. C’était comme un bruit de petit bois mort… de celui qui convient pour allumer le feu… Un bruit frêle, presque fragile… Même sur une asperge comme Dixon, il s’était attendu à autre chose, un bruit plus sourd, plus consistant. La forme qui avait traversé le décor avait voulu vérifier elle aussi, d’ailleurs. Roly avait dû lutter un peu avec l’engin, de droite et de gauche, pour le retirer, car il s’était comme bizarrement encastré dans la carcasse de Dixon qui venait de s’affaler contre l’aile de la voiture. Il s’était dit qu’il comprenait cet air de sidération que l’autre avait soudain comme imprimé sur la poire tandis qu’il le regardait commencer de dégouliner doucement le long de la carrosserie. La forme avait agrippé alors son bras avec une vigueur plus grande encore et la manivelle s’était abattue une première fois un peu plus haut, sur la boîte crânienne, la fracassant comme un œuf… Puis une deuxième… Puis… une troisième… De quoi lui saloper sans retenue sa chemise et sa cravate de chez Eagle à Brooklyn et barbouiller encore tout le flanc du fourgon ! C’était vraiment pas le beau spectacle bien sûr, surtout à son âge, mais Roly avait regardé faire… Il s’était demandé à un moment où était passé le bruit du début, chétif, fragile. Il le retrouvait plus… En revanche, il avait bien vu l’œil gauche de Dixon commencer de s’exorbiter un peu, en manière peut-être d’exprimer sa surprise comme il le pouvait encore. Il fallait comprendre, il avait certainement jamais imaginé une tournure ni une fin pareilles. Roly avait contemplé le bras monstrueux de la forme, tout éclaboussé du sang de Dixon. C’était bizarre tout de même, il avait l’air de le rejoindre… C’était même comme s’il partait de son corps… Et alors, sur la fin, tandis que la forme voulait encore le peaufiner aux côtes l’autre, il avait eu une sensation étrange, presque douce. Ç’avait été comme de baratter une crème onctueuse. Ça l’avait replongé en enfance, quand il allait tourner le beurre chez Monsieur Samson, l’épicier de Jeanerette.

 

Roly avait lâché enfin la manivelle. La forme n’était plus là depuis un moment… Il avait inspiré profondément pour abaisser les battements de son cœur, puis levé deux yeux tranquilles au ciel. C’étaient des yeux qui ne cherchaient rien de précis. Des yeux qui tassaient simplement les nuages, qui les poussaient un peu pour faire de la place. Le soleil de la fin d’après-midi était apparu et Roly avait souri, apaisé.

– Je t’ai vu ! avait hurlé soudain une voix en arrière.

C’était la mienne…

– Je sais Lanny… avait lâché Roly sans même se retourner. Je savais bien que t’étais dans le coin. T’es toujours à rôder par là de toute façon. Tu veilles sur moi, à ta façon…

– Tu l’as drôlement arrangé ce type… C’est qui ?

– Je sais pas trop en fait… Il m’a dit qu’il s’appelait Dixon…

– Ah… Dixon… Ça me dit rien… à part la route…

– Moi non plus… enfin de nos jours…

– T’en as fait une moche de bouillie en tout cas !… C’est ça être un monstre, tu crois ?

– Qu’est-ce que j’en sais ?

– Moi, j’ai toujours peur d’être un monstre sans le savoir…

– Mais t’en es pas un, Lanny ! Et moi non plus ! D’ailleurs, c’est pas vraiment moi qui l’ai arrangé ce type…

– J’ai vu ce que j’ai vu quand même… Qu’est-ce qu’il voulait au juste ?

 

J’étais un peu incrédule, je dois dire, mais c’était un état qui me venait assez souvent… Roly, je l’avais déjà vu rosser deux ou trois merdeux de temps à autre parce qu’il fallait toujours récompenser l’effort ou le mérite comme disait Mako, mais là quand même c’était autre chose ! Il remuait plus du tout l’autre… et alors il avait repeint, mais sans vraiment de soin, tout ce qu’il avait pu de sa voiture et de sa chemise, tout ça avec son sang !… Y en avait tellement qu’on aurait dit qu’ils s’y étaient mis à plusieurs types pour maculer une surface pareille… C’était pas regardable un tel ouvrage et alors je m’étais mis à sangloter.

– Pourquoi tu chiales ?

Je m’étais interrompu.