Berserkers - Tome 2 - Camille Desrivière - E-Book

Berserkers - Tome 2 E-Book

Camille Desrivière

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Beschreibung

Acculée dans sa douleur et sa solitude, Aria se plie de mauvais gré aux exigences de la Dominante des Royaumes du Nord. Cette dernière déstabilisée dans son accession au trône après la mort de l’Alpha, son mari, Aria profite d’un voyage diplomatique en Altaï, dans le palais de leur homologue russe, pour se libérer des chaînes de la Royauté. Son échappée belle aux côtés de Vassil, Protecteur des territoires de l’Empire, va la mener sur des chemins cruels et énigmatiques qui lui laisseront un goût peut-être amer, mais surtout l’opportunité, enfin, de devenir maîtresse de son propre destin.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Camille Desrivière a été initiée très tôt aux arts majeurs. Elle poursuit des études musicales, pratique l’alto, le piano, le chant lyrique et le jazz, puis se lance dans l’écriture à la suite de sa rencontre avec Robert Merle, son mentor.

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Seitenzahl: 289

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Camille Desrivière

Berserkers

Tome II

Double jeu

Roman

© Lys Bleu Éditions – Camille Desrivière

ISBN : 979-10-377-8801-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Pond Inlet, île de Baffin, au nord du territoire de la Royauté

La porte s’était à peine refermée que la chaleur, massive et poisseuse, tomba sur les épaules du visiteur telle une chape de plomb. Les fourrures épaisses et drues qui le recouvraient de pied en cape lui parurent tout à coup insupportables.

Sans attendre, il dégrafa la partie du col montant jusque le devant de sa bouche et qui se chargeait d’adoucir l’air vif et déchirant du dehors avant qu’il ne pénètre dans les poumons. Mais la grande goulée d’air chaud qui envahit son œsophage ne lui sembla pas plus agréable : épais, suffoquant, il eut la désagréable sensation d’avaler un morceau de nuage gras.

Le brouhaha vrombissant mais ténu qui s’activait à son entrée cessa subitement.

Il jeta un rapide coup d’œil sur ce qui se présentait à lui, son champ de vision réduit par l’épais rempart des poils blancs et gris de sa capuche qui lui ceignait le visage. Ses narines se dilatèrent : outre les relents aigres qui émanaient du bois du plancher imbibé d’alcools et de vinasse, se frayaient, aguicheuses, de délicieuses odeurs de viandes séchées et de plats bouillis.

Un flot de salive lui envahit la bouche et il le ravala difficilement.

Devant lui se présentait directement le comptoir, fatigué et repeint un si grand nombre de fois qu’il donnait l’impression de crouler sous des couches cassantes de vernis. Quelques individus s’étaient encastrés devant le zinc, assis sur des tabourets hauts et branlants, certains le nez plongé dans leur verre, d’autres laissant fuser, entre leurs dents jaunies et éparses, une fumée blanchâtre et compacte qui venait grossir la brume ambiante.

Le nouvel arrivant s’approcha, défit ses gants doublés qu’il posa soigneusement à côté de lui avant de s’asseoir à son tour. Il dégagea sa capuche vers l’arrière, découvrant une chevelure brune assez longue pour lui tomber sur le bas de la nuque et barrer son visage d’un rideau dissimulateur. Il descendit la fermeture du manteau tout en fourrure qu’il portait. Il avait l’impression de baigner dans un carcan humide et collant tant il avait sué dans cet accoutrement ridicule. Il avait dû marcher si longtemps pour arriver jusqu’ici et maintenant, de surcroît, il subissait cette immonde chaleur puante.

Un homme imposant, la soixantaine, les épaules larges et le ventre rond, descendit dans la longue goulotte derrière le comptoir et s’arrêta face aux injecteurs de bière, à peine à un mètre de l’inconnu.

— Vous voilà bien loin de chez vous, l’ami ! s’exclama le barman en étendant un bras long et charnu pour passer machinalement un coup de torchon sec devant l’homme assis.

L’homme qui gardait toujours les yeux baissés, triturait ses gants, tirait sur les plis, s’acharnait vainement à en lisser le tissu imperméable.

— C’est vrai, répondit-il instantanément sur un ton rieur. Je ne pourrai pas faire croire le contraire.

Le barman laissa échapper quelques borborygmes grinçants qui firent rebondir son embonpoint proéminent.

— Ah, ça non ! Qu’est-ce que je vous sers ?

Malgré l’heure encore matinale, le barman avait instinctivement posé sa main sur l’injecteur de bière et attendait, déjà certain de son intuition.

L’homme, sans relever la tête, renifla discrètement mais intensément. Juste là, derrière la cloison fine qui soutenait un nombre impressionnant de bouteilles toutes à moitié vides sur des étagères crasseuses, séchaient des viandes diverses à côté de filets de poissons fraîchement salés reposants dans des bacs en bois. Un nouveau flot de salive lui envahit la bouche violemment.

Affamé. Il était affamé. Il sentit ses entrailles se tordre, gémir, supplier jusqu’à gronder de mécontentement.

— Un café noir, répondit-il finalement. Un grand, s’il vous plaît.

Le propriétaire haussa un sourcil de surprise avant de se détourner pour aller chercher, derrière en cuisine, une tasse et la cafetière. Et les conversations reprirent, plus feutrées néanmoins.

Il n’était pas le seul à être surpris : l’étranger lui-même n’arrivait pas à comprendre comment il avait pu ignorer le hurlement exigeant de ses entrailles qui ruèrent douloureusement lorsque l’homme fit glisser jusque dessous son nez le mug d’un blanc jaunâtre qu’il remplit d’un liquide noir et épais, presque sirupeux. La fumée qui s’en dégagea alors avait un profond arôme de café. Même s’il n’aurait certainement pas le goût de celui qu’il avait tant eu l’habitude de boire, il avait hâte de sentir le breuvage chaud et corsé.

Il ne put réfréner un tremblement de ses mains lorsqu’elles approchèrent du nectar qu’il porta à sa bouche lentement. Le liquide chaud lui brûla la langue mais dévala dans sa gorge avec tant de bienfaisance qu’il chassa sans y penser l’échauffement qui le picotait. Ses yeux se fermèrent un petit instant et il savoura, conscient du regard du barman posé sans vergogne sur lui. Les mèches humides de ses cheveux ondulaient le long de ses joues, cachant la majeure partie de son visage : tout en lui instillait le doute et la méfiance et il en était pleinement conscient. Il entretenait cet état, sciemment.

Le gros homme attendit patiemment que l’étranger repose sa tasse avant d’émettre un grognement.

— Eh bien, coassa-t-il d’une voix rauque, j’sais pas ce qui vous amène par ici mais je doute que ce soit pour le tourisme.

L’homme rouvrit les yeux celés derrière le dais de ses cheveux. Depuis combien de temps n’avait-il pas avalé quelque chose de chaud, de revigorant ?

« Longtemps, si longtemps… se parla-t-il intérieurement. Des semaines, depuis que je suis sa piste… Et ça restera ainsi tant que je n’aurais pas atteint mon but. »

— Et crois-tu sincèrement que sans tes forces, tu risques d’y arriver ? harangua une autre voix intérieure, à la fois écœurante et suppliante.

Il sentit ses mâchoires claquer sèchement.

« Il est probable qu’à ce rythme je sois mort de faim avant mais même si je le voulais, je serais incapable d’avaler quoi que ce soit. »

Des gouttes de sueur glaciales perlèrent au bas de sa nuque et dévalèrent le long de son dos, sous son t-shirt, lacérant sa colonne.

« Pas tant que je ne l’aurais retrouvée. »

— D’où c’est que vous venez donc ? continua l’hôte en reculant pour s’appuyer sur le rebord derrière lui.

L’étranger se racla la gorge avant de répondre. Bien que le café lui ait fait un bien fou, il se sentait paradoxalement faible maintenant qu’il était conscient de sa longue privation.

— D’un peu partout, de nulle part, répondit-il évasivement. Je… Je n’ai pas vraiment d’attache.

Non, plus de maison, plus de chez lui depuis des semaines, des mois… Mais il n’errait pas, non, certainement non. En tout cas, pas sans but.

La bouche du gros homme se tordit d’insatisfaction devant une telle réponse. Sa méfiance venait de monter d’un cran.

— Qu’est-ce qui vous entraîne si haut dans le nord ? demanda avec insistance le barman, son regard étréci vissé sur l’homme de l’autre côté du comptoir qui humait le fumet intense du café.
— Je cherche une femme, dit-il si maladroitement qu’il regretta tout de suite le choix de ses mots.

Et pour cause, le barman se raidit immédiatement et se pencha, menaçant.

— Je ne sais pas où tu te crois, mon gars, cracha le gros homme en claquant ses deux mains épaisses sur le comptoir de chaque côté de la tasse, mais même si ça paye pas de mine, ici, c’est un établissement correct.

La colère sourdait dans sa voix : le caractère fuyant du visiteur et maintenant ses paroles, finissaient de saper sa patience. Il allait mettre cet énergumène dehors vite fait, bien fait. Et peu lui importait de respecter ou non la première de toutes leurs valeurs, cet olibrius irait régler ses petites affaires avec les caribous, les ours à moins que les loups ne s’en chargent eux-mêmes !

— J’sais pas si tu sais mais d’où que tu viennes, on t’aura mal renseigné sur notre patelin. On vit peut-être à l’autre bout du monde mais tu vas vite te rendre compte qu’il n’y a que des gens honnêtes ici. Et c’est pas toi qui vas commencer à installer tes magouilles ici !

Le ton de plus en plus menaçant, le barman s’approchait dangereusement du visiteur qui n’eut d’autre choix que de se redresser. La face du gros homme se figea.

Une main levée en signe de reddition, l’étranger plongea franchement son regard dans celui de son opposant.

— Pardon, je me suis mal exprimé, se corrigea-t-il d’une voix qui restait douce. Je ne cherche pas n’importe quelle femme. Je cherche celle que vous surnommez « Amarokrqajar », celle qui possède le loup.

Les sourcils broussailleux du propriétaire se froncèrent : il menait sans aucun doute une lutte certaine intérieurement. Finalement, ses paupières s’étrécirent puis s’agrandirent tout autant, sans cacher sa surprise.

— C’est vous, n’est-ce pas ? Vous êtes le Pro…
— S’il vous plaît, plaida Sayan en lui souriant faiblement.
— Oui, bien sûr, admit le gros homme en se raclant la gorge.

Il dévisagea le jeune homme pendant un moment.

— Elle disait, parfois, que c’est comme si vous étiez en vie tellement elle avait l’impression de vous sentir proche d’elle… marmonna le tenancier hébété.

Le pâle sourire de Sayan se transforma en rictus triste.

— Écoutez… commença-t-il de plaider. Je sais qu’elle est venue ici et je n’ose espérer qu’elle y soit encore mais…

Le gros homme pinça les lèvres puis se pencha vers Sayan. Tout en lui tapotant l’avant-bras d’un geste amical et réconfortant, il lui glissa en chuchotant :

— V’nez avec moi derrière, on sera plus tranquille pour causer de tout ça.

Puis, d’une voix de Stentor, il interpella une jeune femme à la chevelure noire retenue en une queue de cheval qui plaisantait, un plateau à la main, avec d’autres jeunes assis à une table.

— Alberta ! Je vais en cuisine !

Ladite Alberta lui répondit d’un signe militaire en plaçant sa main sur son front, le visage dévoré par un sourire flamboyant.

Passé la porte battante qui menait sur l’arrière du bar, les odeurs de nourriture devinrent insoutenables d’autant qu’avec les émanations, Sayan fut assailli par la vue des viandes et filets de poissons salés qui pendaient sur des séchoirs de bois nobles, mêlant leur tanin boisé aux arômes faisandés. Sayan ne dut pas cacher suffisamment le supplice que lui infligeait cette situation et c’est avec des gestes banals que l’homme s’empara d’une assiette creuse et s’approcha d’une cuisinière vétuste sur laquelle étaient posées de grosses marmites. Soulevant le couvercle, une fumée dense et riche s’échappa, accompagnant les belles cuillerées qu’il versa dans l’assiette. Il la posa sur l’étal juste derrière lui et, sans un regard pour son visiteur, il dit sans manières :

— Allez, mangez ! Vous faites peine à voir.
— C’est gentil, vraiment, mais je voudrais juste savoir si elle est encore ici.

Son hôte soupira.

— Malheureusement, vous l’avez manquée de peu. Sont venus les chercher il n’y a pas trois jours.
— Vous dites qu’ils sont venus « les » chercher… Mais qui ça « les » ?
— Amarokrqajar et sa louve blanche. Une sacrée punaise celle-là si vous voulez bien me croire. Elles se présentaient comme des amies proches mais elles avaient beau donner le change lorsqu’elles étaient ensemble, la p’tite était plus un chien de garde qu’autre chose.

« Une jeune louve blanche ? Cela ne pouvait être que Sacha, la propre fille d’Astrid. Qui d’autre ? » analysa Sayan en passant en revue toutes les possibilités.

Pendant qu’il réfléchissait et digérait son désappointement de la savoir déjà repartie, l’homme s’était penché dans un placard et en avait sorti un pichet et un verre qu’il s’affaira à remplir. Posant le godet métallique dans un claquement sonore à côté de l’assiette encore fumante, il se campa sur ses deux jambes et fit face au jeune homme.

— Maintenant, mangez et buvez : vous en aurez besoin, croyez-moi.

Le regard de Sayan se fixa malgré lui sur les victuailles offertes et la salive lui envahit la bouche. Il abdiqua et accepta l’offrande, son loup affamé prêt à l’étriper s’il osait encore une fois refuser.

À peine avait-il engouffré la première cuillère que l’homme lui asséna gentiment quelques tapes sur l’épaule.

— C’est bien, mon gars. Pas trop vite tout de même.

Sayan vida son assiette en un rien de temps et saisit le gobelet. Le liquide qu’il contenait était un alcool fort et, surpris, il toussa après la première gorgée.

Le gros homme se mit à rire.

— Ah, vous étiez faits pour vous entendre, tous les deux ! Elle aussi, elle a eu la même réaction la première fois.
— Aria ? coassa le jeune homme, la gorge en feu.

Son hôte s’était confortablement adossé au mur juste à côté et détaillait Sayan pendant qu’il se restaurait.

— Hum… reprit-il, soudain sombre. Ma fille l’adorait littéralement. Amarokrqajar, enfin Aria, elle venait souvent voir ma femme et Sita – c’est ma fille –, elle ne se lassait pas d’écouter la légende de Guerneva, de toutes les histoires qu’elle avait apprises lors de ses voyages de ces derniers mois. Et surtout votre histoire à vous deux.

Les traits de l’homme s’étaient affaissés et il semblait avoir vieilli tout à coup d’une décennie.

— Il s’est passé quelque chose ? demanda Sayan, inquiet.
— Non, non ! se reprit l’homme tout aussi soudainement, mal à l’aise. C’est juste que ça a été dur de les voir partir. Surtout pour Sita.

Puis retrouvant tout son allant, il ajouta :

— Si vous voulez, je vous montre l’atelier de ma femme, là où elles avaient l’habitude de se retrouver. Peut-être a-t-elle laissé quelque chose qui vous aidera ?
— Ce serait vraiment gentil de votre part, en effet.
— Allez, finissez votre verre et on y va !

Sayan grimaça en avalant d’un trait le reste de l’alcool mais admit intérieurement que le feu qui se répandit dans son corps fut une sensation très agréable.

L’homme s’emmitoufla dans un manteau épais avant de sortir mais Sayan, revigoré, accepta le froid qui lui mordilla le visage. C’était tellement bon de cesser un instant d’être quelqu’un qu’il n’était pas ! Emmitouflé depuis des jours pour éviter tout soupçon, il accueillit le vent frais avec bénédiction.

Ils ne firent que quelques pas avant de pénétrer dans une maison basse, de plain-pied comme toutes les autres maisons dans le haut nord, et somme toute assez modeste. Avec respect, ils se défirent de leurs bottes dans un vestibule étroit et Sayan suivit l’homme jusqu’à une pièce, de belle taille, qui servait de salon et surtout de pièce à vivre. Çà et là, on y trouvait des nécessaires pour coudre, tisser et des réalisations qui décoraient les murs ou entreposées dans des paniers.

Sayan inspira avec force et le parfum d’Aria emplit ses narines.

Oui, elle était venue souvent ici, y avait passé du temps. Il ferma les yeux, bienheureux tout à coup. Une torpeur accueillante s’emparait de lui et la fatigue de ces dernières semaines se fit sentir. Maladroit, il trébucha sur un coussin posé à même le sol et se rattrapa de justesse au bras de l’homme qui, sans le retenir, accompagna sa chute d’un sourire désolé. Une fois à terre, Sayan sentit sa tête tourner et la langue dans sa bouche devenir pâteuse et lourde. Il tenta de se relever mais ses membres ne lui répondaient plus.

— Mais… qu’est-ce que… maugréa-t-il en bataillant contre son corps qui se transformait en plomb.
— Je suis vraiment désolé, s’excusa le gros homme avec une tristesse sincère.
— Vous m’avez… drogué… exhala Sayan avec difficulté.
— C’était le seul moyen pour revoir ma femme et ma fille. Je n’avais pas le choix…

Sayan agrippa la manche et ouvrit la bouche pour parler mais aucun son n’en sortit et un trou noir l’avala pour de bon.

Chapitre 2

Pond Inlet, quelques mois plus tôt

— Et ils ont disparu lors d’une nuit sans lune, laissant à leurs fils l’espoir, enfin, de faire régner la paix pour ce peuple qu’ils aimaient tant.

Les yeux perdus dans le vague, un de ses doigts enroulés autour d’une de ses nattes, la petite fille qui lui faisait face soupira lentement et bruyamment.

Elle resta muette encore quelques instants puis sembla réintégrer la réalité, son regard redevenu clair et intense lorsqu’il se posa sur la femme assise sur le tapis à même le sol.

— Raconte-moi encore Guerneva… murmura-t-elle en suppliant.

La femme éclata de rire.

— Encore ? hoqueta-t-elle entre deux goulées d’air. Mais je viens de terminer son histoire ! Tu vas finir par la savoir par cœur, mot à mot !
— Sita ! jappa sèchement une autre femme qui tissait dans un coin de la pièce. Ça suffit !
— Mais maman, implora la fillette en se retournant, j’aime trop cette histoire ! Et puis, quand Aria la raconte… C’est comme si c’était son histoire !

La gaieté s’évanouit aussi soudainement qu’elle s’était imposée. Le sourire d’Aria se figea.

La passion de Sita se glaça également lorsqu’elle comprit la portée de ses mots et son visage se ferma instantanément.

— Enfin, tenta de se rattraper la petite fille, ce devrait être « son » histoire !
— Sita !
— Mais c’est vrai, quoi ! Il n’y a que moi qui trouve ça injuste et qui ose le dire ?

La colère chez la petite fille était patente et s’exprimait avec cette franchise qu’ont les enfants. Son désarroi était sincère et son mouvement d’humeur émouvant pour Aria.

— Ma fille, la morigéna sa maman, la voix qui sort de ta bouche croit s’élever aussi haut que celle d’un adulte mais, quoi qu’elle espère, sa place réelle n’en demeure pas moins avec celle des enfants ! J’aimerais que tu t’en souviennes.

Aria leva les mains en signe d’apaisement.

— Sita, écoute, commença-t-elle doucement, Arkadian et Guerneva… C’était il y a tellement longtemps ! Ils vivaient dans ces temps anciens où les dieux foulaient la même terre que celle des hommes… Nous ne sommes plus à cette époque. Toutes ces histoires sont devenues des légendes aujourd’hui.
— Mais tu es Amarokrqajar !

Aria reçut comme un coup de poing dans l’estomac non pas le surnom que le peuple du petit village de Pond Inlet lui avait donné, mais le regard perçant et limpide que la petite fille dardait sur elle. Aucun faux-semblant, aucune fuite n’était possible devant cette infantile inquisition.

— Tu es la seule chamane à posséder le loup sacré en toi ! reprit la petite fille d’une voix vibrante, exaltée. Même Negushwa l’a dit : le Protecteur t’a choisie, tu es liée à lui ! Tous les loups le sentent !

Aria baissa les yeux devant le voile sombre de souvenirs qui affluèrent : pendant une fraction de seconde, elle se sentit de nouveau tirée violemment en arrière alors que tombait devant elle, si proche et pourtant inaccessible, celui qu’elle ne pourrait plus jamais étreindre. Le seul être qui lui était destiné. Pendant cet instant, elle crut sentir ses tympans exploser de nouveau sous son cri désespéré lorsque les portes de l’ascenseur s’étaient refermées sur le regard d’ambre dont le flamboiement s’était aussi soudainement éteint.

— Negushwa est sage, murmura-t-elle enfin. Tu sais combien je le respecte. Mais Sita, il faut que tu comprennes que le Protecteur… est… parti.

Chacun des mots prononcés était un effort suprême : nier jusqu’à sa mort c’était aussi pour elle le moyen de refuser l’inéluctable. Souffler son nom ravivait au fond d’elle le feu d’une douleur incommensurable qu’elle muselait depuis ces derniers mois, sans l’éteindre, la nourrissant en secret jour après jour, jusqu’à ce que cette force dévastatrice vienne amplifier sa propre puissance lorsque viendrait le moment. Elle avait peut-être choisi le silence et l’abdication, rien ne l’obligerait à embrasser l’oubli.

La tête de l’enfant se pencha légèrement sur le côté et une de ses nattes glissa le long de son épaule pour se balancer dans le vide.

— Pourquoi Arkadian et Guerneva ont-ils disparu ? demanda-t-elle soudain. Est-ce qu’ils avaient peur de se battre contre les Ours et les Sorcières ?
— Non, ma chérie ! se défendit malgré elle Aria. Ils savaient qu’en disparaissant ils protégeraient leurs enfants et ce peuple qu’ils aimaient tant. Il n’y a là aucune lâcheté de leur part. Au contraire, c’était un sacrifice : ils ont dû être déchirés à l’idée d’abandonner tous ceux à qui ils tenaient.
— Alors il va revenir. Bientôt.

Le ton de Sita était déterminé. Son visage bruni par le froid polaire était devenu plus pâle, contraste saisissant avec ses cheveux noirs et luisants qui l’encadraient. Son regard, intense, était grand ouvert sur les ombres nocturnes de ses iris.

Aria se sentait gênée tout à coup et doublement blessée : son propre chagrin menaçait d’exploser à tout moment et elle ne savait comment faire entendre raison à cette petite fille aux espoirs débordants sans briser ses rêves à elle aussi. Dans toutes les communautés d’hommes-loups, aussi lointaines pouvaient-elles être, le rôle du Protecteur était sacré. Aria se rendait compte, à mesure qu’elle découvrait le territoire de la Royauté, rencontrait les peuples, les tribus qui colonisaient ces contrées sauvages et lointaines, de combien la présence du Berserker allait bien au-delà du simple mythe, de l’espoir. Sans jamais le rencontrer pour la plupart, ces âmes louves lui vouaient un culte profond et sincère.

Le visage de Sayan s’imprima dans son esprit : sans même connaître le véritable visage de cet homme, sa beauté, ignorant jusqu’à ce qui fut son extraordinaire force, tous lui témoignaient un respect ancestral. Et Sita, plus qu’aucune autre, voulait y croire, nourrissant ses propres rêves, ses évasions oniriques, ses désirs futurs.

— Cela ne va pas être possible, Sita, lâcha Aria d’une voix atone.
— S’il ne vient pas, c’est parce qu’il se cache, reprit la petite en ignorant superbement la remarque d’Aria. Pour te protéger, Amarokrqajar, oui, pour te protéger ! Comme Arkadian et Guerneva l’ont fait…
— Tu dépasses les bornes, Sita !

La fillette se retourna d’un bond vers sa mère.

La femme qui restait plutôt discrète depuis le début de l’échange se redressa et plaqua le tissage sur lequel elle s’affairait sur ses genoux d’un mouvement sec. Le regard brun pénétrant fixé sur sa fille, elle avait donné à son visage plus de gravité encore qu’à l’accoutumée, maquillant ses traits d’une sévérité effrayante.

— Je crois qu’il est temps, pour toi, d’aller finir tes corvées, reprit-elle froidement.

Rappelée à l’ordre, Sita rentra la tête dans ses épaules et se dressa sur ses genoux, face à sa mère, la tête baissée, avant de se lever pour sortir, tournant le dos aux deux femmes.

— Tu n’oublies rien ? coupa la voix matriarcale sans douceur.

Sita s’immobilisa mais ne se retourna pas lorsqu’elle murmura du bout des lèvres des excuses à peine audibles avant de disparaître totalement dans un tourbillon glacé qui s’engouffra lorsqu’elle ouvrit la porte.

Le visage de Nipiushkaiats se détendit légèrement et un pâle sourire se dessina sur ses lèvres.

— Il faut que tu l’excuses, Aria, dit-elle simplement. Elle est tellement vive, trop souvent entourée d’adultes si bien que, parfois, elle ne sait plus où est sa place d’enfant.
— Il n’y a rien à excuser, Nipi, la rassura Aria qui restait troublée, malgré elle, par ce qu’avait suggéré la petite.

La femme posa son tissage, prit la bouilloire sur le feu et versa de l’eau chaude dans deux gobelets avant d’y jeter quelques herbes qui dégagèrent immédiatement un fort parfum de sève et d’écorces dans la pièce. Elle s’avança vers Aria et lui tendit une tasse.

— Tu sais que ce n’est pas dans mes habitudes d’appuyer des allégations hasardeuses, surtout si elles émanent d’une fillette. Mais… Sita n’est pas la seule à le sentir à travers toi, avança la femme doucement. Tu promènes, dans ton sillage, les effluves de notre guerrier Protecteur sans en avoir reçu la marque. C’est extrêmement perturbant pour tout ceux de notre peuple que tu peux croiser.
— Je ne comprends pas ce qui se passe, soupira Aria en passant une main sur son visage. Même Negushwa dans sa grande sagesse et ses connaissances ne peut m’aider.

Nipiushkaiats saisit la main d’Aria et la retourna pour l’ouvrir au creux des siennes. Penchée et concentrée, elle suivit silencieusement du bout de son index la courbe gracieuse de la paume offerte, continuant son cheminement sur chaque phalange avant de parler à nouveau.

— Negushwa t’a-t-il parlé de la prophétie ? osa Nipi en se concentrant sur le dessin des lignes de la main d’Aria.
— La prophétie ?

Nipiushkaiats, tout à coup, se mit à rire comme une enfant espiègle.

— J’aime tant ce mot ! Pro-phé-tie, répéta-t-elle lentement en savourant chaque syllabe. Tu ne trouves pas ce mot magique ?

Mais devant l’air décontenancé d’Aria, elle reprit son sérieux.

— On raconte toujours l’histoire d’Arkadian et de Guerneva, de leur amour, de leur sacrifice, mais on mentionne rarement le devenir de leurs enfants. De leur fille, plus précisément.
— Negushwa m’en a parlé, effectivement, continua Aria, intéressée. L’histoire de la fille que Guerneva et Arkadian avaient cachée par peur des représailles des sorcières et qui avait eu envie de voir le monde où elle était née et qu’elle n’avait jamais connu. Elle tomba nez à nez avec la plus belle créature qu’elle n’ait jamais vue : un loup dont la taille démesurée était peu commune. La bête était si belle, si majestueuse qu’elle en tomba amoureuse et, de son héritage des enchanteresses, elle sut dire les mots qui rompirent le charme lancé par une sorcière puissante pour maintenir le berserker dans son état animal. Enfin libéré, ils s’aimèrent comme jamais et se promirent de ne plus jamais se quitter. La jeune fille, souhaitant l’approbation de ses parents pour demeurer vivre à ses côtés, voulut leur présenter l’amour de sa vie. Arkadian et Guerneva, voyant l’homme qui se présenta, furent déchirés lorsqu’ils comprirent que c’était leur propre fils. Comme si on lui avait arraché le cœur, le berserker retourna sur Terre et promit que jamais plus il n’y aurait de place pour l’amour véritable puisque le seul qu’il avait souhaité lui était interdit. Quant à la jeune fille, on dit que, percluse de douleurs, elle s’enferma à jamais loin des siens et du monde. Mais je ne vois pas là de véritable prophétie.
— Il ne t’a pas parlé de l’enfant.
— L’enfant ? Quel enfant ?
— Celui qui était né de leur amour. Une petite fille que sa mère renia sous le coup de son grand chagrin et qui fut envoyée en grand secret sur la terre de ses ancêtres, celle du loup, son père, sans qu’il le sache. Elle reçut de sa mère le pouvoir des sorcières allié à celui des loups. Mais surtout, elle avait aussi le don de charmer ces guerriers protecteurs, ces berserkers qui avaient juré de veiller sur les peuples de la Terre et se concentrer uniquement sur cette mission qui leur était donnée.
— Qu’es-tu en train de me dire ? Que je suis l’une de ses descendantes ?

Pour toute réponse, Nipiushkaiats lui sourit.

— C’est tout juste insensé, Nipi… Si je poursuis tes insinuations et que je suis celle capable d’atteindre les Protecteurs, ce serait pour les faire tomber un à un ? À quoi tout cela rimerait-il ? Cela ne ferait qu’affaiblir les communautés, laisser libre champ à toutes les convoitises… Autant inviter les sorcières et les ours à notre prochain festin !
— Ta vision de la situation est encore trop étriquée, s’exclama Nipi en riant avant de professer d’un ton sage. Chacun des héros de nos mythes est confronté à des épreuves et rien qui n’en ressort n’est toujours bon ou mauvais. C’est ce qui nous permet de réfléchir à nos propres existences, à nous remettre en question, à devenir meilleur.
— Cela ne m’aide pas beaucoup…
— Pour l’instant peut-être mais tu trouveras le chemin qui est tracé pour toi.

Aria ne put empêcher un ricanement grinçant s’échapper du fond de sa gorge.

— Un chemin tracé par les dieux ?

Son ironie était blessante et acerbe. À la mesure de son propre dégoût.

Nipiushkaiats posa une main réconfortante sur le bras d’Aria.

— Tu sais, ici nous vivons au rythme de notre passé, de nos ancêtres, de nos légendes. De tout ce qui a fait de ce peuple celui qu’il est encore aujourd’hui. Et Sita en est abreuvée. Rencontrer quelqu’un comme toi, c’est pour elle – pour nous tous, Aria – une façon de croire que pour une fois, nous participons à une de ces légendes.
— Je suis tout sauf une légende, Nipi ! se défendit Aria qui sentait les larmes poindre aux bords de ses yeux. Regarde ! Tout autour de moi, les gens souffrent, disparaissent…
— Ton pouvoir, Aria, ce que tu es, est un cadeau des dieux !
— Un cadeau ? Tu le crois sincèrement ? Une malédiction, oui ! Mes parents ont passé leur vie à me protéger sans penser à vivre eux-mêmes pour gagner quoi ? La mort et l’exil. La seule amie que je n’ai jamais eue a sans doute subi le même sort et celui que… même lui. Nipi, tu te rends compte qu’à cause de moi, vous n’avez plus votre Protecteur ?

La jeune femme inspira profondément et bloqua sa respiration, restant un long moment en apnée. Le lien qui s’était installé entre Sayan et elle les avait profondément marqués l’un et l’autre et même le temps semblait n’avoir aucun effet sur ce stigmate jamais délétère.

— Es-tu certaine que tout est réellement ta faute ?

Nipiushkaiats et Aria échangèrent un long regard : rien dans la femme qu’elle avait en face d’elle n’essayait de la disculper ni de la faire douter plus encore. Non, au contraire, ses intentions étaient d’une franche simplicité : elle souhaitait rééquilibrer la balance de ses émotions.

— Ce pouvoir que tu détiens en toi, Aria, est grand. Plus grand encore que tu ne l’imagines. Et si tu en as hérité, c’est que les dieux pensent que non seulement tu en es digne mais que tu sauras l’utiliser pour mener à bien les desseins qui feront de notre monde, un monde meilleur. Cette rencontre avec le Protecteur du Nord devait se faire et ce lien qui s’est établi entre vous était inéluctable. Même si j’avoue ne pas comprendre pourquoi…
— Cela fait plus de six mois maintenant ! s’exclama Aria, vaincue. C’est comme une torture de le sentir en moi, de continuer à rêver de ses yeux, de respirer son odeur parfois avec tant de force que je me surprends à me retourner en tout sens, persuadée qu’il est là, tout prêt.
— Il n’a donc pas vraiment disparu, Aria, affirma la femme calmement. La marque d’un loup s’estompe sur sa femelle lorsqu’il disparaît…
— Ne crois-tu pas que je le sache déjà ? Nous n’avons même pas…
— Et pourtant il vit là, toujours… attesta la femme en désignant la poitrine d’Aria du bout de son index. La présence du Protecteur perdure en toi, s’accroche à ton âme, caressant ton aura de sa propre volonté d’exister. Ou bien, parce que cette volonté est peut-être aussi un peu la tienne de ne pas le laisser s’éteindre…

Le ton en suspens de Nipi était suffisamment suggestif.

— Qu’est-ce que tu essayes de me dire, Nipi ? demanda Aria, déconcertée. Que je dois croire qu’il est encore en vie ou pire encore, que j’entretiens moi-même sa pseudo-existence ? Il était déjà assez cruel d’être témoin de sa mort, faut-il que je ne m’épargne pareille utopie ? Je l’ai vu, Nipi, j’étais là !

Aria plongea ses yeux dans le brun, brut et sauvage, de celle qui avait su l’apprivoiser à son arrivée à Pond Inlet. Nipiushkaiats était une de ces femmes louves à l’aura assez puissante pour en faire une Dominante. Elle n’était juste pas née dans le cocon de la Royauté pour pouvoir prétendre à ce titre.

— Je ne rejette pas ce que tu as vécu, Aria, ni ce que tu as vu. Mais tous ces derniers mois, tu les as laissés te convaincre d’une réalité dans laquelle tu te complaisais. Tu t’es enfermée dans la douleur de cette perte, tu la nourris parce que cette douleur est tangible, réelle. Ce qui serait important de te demander c’est si ce que tu as vécu ne serait pas les prémices de quelque chose de bien plus grand ? demanda la femme de ce ton solennel et royal.

Aria fut décontenancée par la réflexion. Que cherchait-elle à lui faire entendre exactement ?

Chapitre 3

Au même moment au siège de la Royauté, New York

La peau encore perlée de sueur, gainée d’un justaucorps qui mettait en valeur son physique parfait et athlétique, Astrid pénétra dans ses appartements, essuyant sa nuque après les efforts qu’elle venait de fournir comme chaque matin dans sa salle de sport privée, à l’étage inférieur de la Royal Northern Society.

En plein cœur de Manhattan, l’immeuble accueillait non seulement l’Alpha et la Dominante qui dirigeaient la Royauté, quelques membres actifs et proches du couple régnant mais également diverses entreprises qui permettait à l’organisation des loups d’investir les marchés financiers, un cabinet de juristes et des sociétés high-tech dans la maîtrise des médias et des nouvelles technologies de pointe.

Et tout en haut de ce petit microcosme urbain, clef de voûte qui gérait et protégeait des millions d’individus, se tenaient leurs dirigeants : Richard et Astrid.