Bran Dents de Loup - Tome 1 - Rémy Gratier de Saint Louis - E-Book

Bran Dents de Loup - Tome 1 E-Book

Rémy Gratier de Saint Louis

0,0

Beschreibung

Dominé par des montagnes aux sommets vertigineux, le Grand Nord est depuis la nuit des temps une terre hostile où peu osent s’aventurer. Abritant jadis les plus florissants des royaumes nains, ces contrées sauvages aux interminables hivers sont devenues le territoire des belliqueux barbares storns qui y règnent en maîtres.

Par un curieux caprice du destin, la furie des hommes amènera un enfant, venu au monde en lisière de cette farouche contrée, à être recueilli dès sa naissance par une meute de grands loups. Devenu membre à part entière d’un clan de redoutables Wargas, l’enfant sauvage finira par faire une rencontre qui bouleversera sa vie. Celle de Korn, le légendaire guerrier storn. Arrivé au crépuscule de sa vie, privé de descendance, le vieux guerrier verra, dans ce fils qu’il n’espérait plus, une faveur de Kahina, la déesse de la Terre.

Élevé aussi durement qu’un jeune storn pouvait l’être, en grandissant, l’enfant fera preuve d’une combativité et d’un instinct de survie hors du commun, lui ouvrant la voie à un destin des plus exceptionnels.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né à Metz en 1966, Rémy GRATIER de SAINT LOUIS est un autodidacte passionné d’Histoire et d’aventures épiques.
Il a publié aux éditions ROD
Bran Dents de Loup tome 1 (Heroic-Fantasy)
Bran Dents de Loup tome 2 – La Revanche du Khan (Heroic-Fantasy)
Bran Dents de Loup tome 3 – Ténèbres sur Liin (Heroic-Fantasy) aux éditions Underground
Les Fabuleuses Aventures d’Arielle Petitbois Tome 1 – La Fille de samin (Fantastique) aux éditions de la Banshee
Les Sources du Mal (Fantastique)
blog de l’auteur : http://rgdsl-auteur.blogspot.com/

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 400

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Rémy

GRATIER de SAINT LOUIS

PROLOGUE

LE PRÉSENT DE KAHINA

Une brume laiteuse couvrait le sol humide de l’épaisse forêt. Enveloppant fougères et bruyères dans son manteau éthéré, comme dans une immense et nébuleuse toile d’araignée, le voile translucide et lugubre exhalait des senteurs d’humus et de bois pourri. Le souffle court, le regard fixé sur sa proie, un jeune garçon semblait figé, comme pétrifié. Caché derrière une souche couverte de ronces et de mousse, il expirait lentement à travers ses mains pour éviter que la vapeur de sa respiration ne trahît sa présence.

Après avoir couru une bonne partie de la nuit, et bien que son cœur battît encore la chamade, il ne semblait ressentir aucune fatigue. À travers son abondante chevelure noire, ses yeux, d’un bleu éclatant, avaient inspecté la brume avant de s’immobiliser sur une délicate silhouette animale.

À quelques pas devant lui, un chevreuil se régalait de jeunes pousses qu’il prélevait goulûment sur les branches basses des arbres. Sa petite queue s’agitant nerveusement en tous sens, l’animal lançait de temps à autre de rapides coups d’œil autour de lui. Comme pour tous ceux de son espèce, sa survie dépendait de son éternelle vigilance.

Dans cet univers végétal, seul le chant matinal des oiseaux brisait l’oppressant silence régnant sous les frondaisons.

Bien que totalement nu, le jeune garçon ne semblait pas ressentir la morsure du froid matinal sur sa peau crasseuse et couverte d’éraflures. Particulièrement fraîche pour la saison, la nuit ne l’avait pas empêché de participer à la chasse. Tapi sur le sol, les yeux toujours fixés sur le chevreuil, les muscles tendus comme une corde d’arc, il attendait le signal de son frère pour bondir.

L’enfant n’était pas un chasseur solitaire, les autres membres de son clan étaient avec lui, et seul un œil exercé pouvait déceler leur présence dans les entrelacs de fougères brunies par l’hiver.

Au nombre de cinq, ils cernaient leur proie, qui ne se doutait pas un instant de la menace qu’ils ne tarderaient pas à représenter. L’enfant était encore très jeune pour être chasseur. Désireux de gagner sa place auprès des siens, il se savait cependant moins rapide et bien moins endurant que son frère. Malgré ces lacunes, ce dernier lui accordait toute sa confiance et insistait toujours pour que le frêle garçon participât aux chasses du clan. Bien que différent, le jeune chasseur possédait des aptitudes remarquables, compte tenu de sa morphologie particulière qui, pourtant, ne se développait que très lentement par rapport à celle de ses compagnons.

Pièce rapportée au clan, durant de longues années il avait été une charge, une bouche inutile qu’il fallait nourrir sans savoir s’il pourrait un jour être utile pour la communauté. Sa mère, la vénérable, avait su l’imposer à tous, usant régulièrement de la force pour convaincre les plus réticents. Puis, en grandissant, le garçon avait rendu bien des services, grâce à son extraordinaire dextérité et à sa remarquable ingéniosité. Tel le plus agile des furets, il n’avait pas son pareil pour grimper aux arbres et trouver les nids les plus inaccessibles. Grâce à son corps souple et à ses membres fins, il savait se glisser dans les terriers les plus étroits pour débusquer des petits mammifères, très appréciés durant les périodes de disette. Extrêmement adroit de ses mains, il était un indispensable auxiliaire pour l’élimination des parasites qui gâchaient les instants de repos, lui conférant une utilité non négligeable au sein du clan. Sa volonté et l’énergie qu’il dépensait pour gagner sa place auprès des siens imposaient le respect aux plus réfractaires à sa présence durant les chasses, où certains le jugeaient inutile.

Soudain, les chants d’oiseaux cessèrent. Intrigué, le chevreuil redressa la tête. Tandis qu’il scrutait instinctivement la brume à la recherche d’un danger, sa mâchoire broyait par saccades les tendres pousses qu’il venait d’arracher aux branches d’un noisetier. Les muscles toujours tendus, le jeune garçon était prêt à bondir.

Le signal ! Qu’attendent-ils pour donner le signal ? pensa-t-il, gagné par l’impatience.

Brusquement, déchirant la brume cotonneuse, une silhouette sombre et inquiétante se dessina entre les arbres. De larges pattes se posèrent sur le tapis de feuilles qui, imbibé d’une abondante rosée matinale, ne produit aucun craquement. Un loup gigantesque, au pelage noir comme la nuit et aux longs crocs acérés, venait d’apparaître. Les yeux de l’impressionnante créature reflétaient la pâle lueur de l’aube filtrant à travers les branches. L’énorme animal n’était autre qu’un warga{1}Ces loups géants peuplaient les sombres et froides forêts du Grand Nord et y régnaient en maîtres.

Écartant délicatement du museau l’épaisse végétation, le fauve avançait sans bruit, le regard fixé sur sa proie que guettait l’enfant, toujours tapi derrière sa souche. Le chevreuil n’était plus qu’à quelques pas du terrifiant prédateur quand il perçut le danger. D’un réflexe instinctif, le jeune cervidé, subitement paniqué, exécuta un bond prodigieux à l’opposé de la monstrueuse créature, entamant une fuite éperdue qu’il espérait salvatrice.

À la vue de cette scène, le jeune garçon retint son souffle. L’animal qu’il guettait et l’énorme loup lancé à sa poursuite arrivaient droit sur lui. Un instant interdit par cette situation imprévue, il n’avait plus que quelques secondes pour prendre la décision qui s’imposait.

Bondissant de son abri avec la vivacité d’un serpent, l’enfant percuta le chevreuil au moment où il franchissait la souche qui masquait sa présence. Le choc fut terrible et le jeune garçon ne put s’empêcher de laisser échapper un cri de douleur au moment de l’impact, avant de retomber sur le sol tapissé de mousse et de fougères.

Extraordinairement vif, il s’était déjà relevé quand l’énorme masse noire du grand loup bondit à son tour. Le chevreuil, déséquilibré par le choc, percuta le tronc d’un arbre et retomba lourdement dans un épais buisson de ronces d’où, malgré des contorsions désespérées, il peinait à s’extirper. Ayant suivi la trajectoire de sa proie, la gueule grande ouverte, l’énorme loup passa en trombe à côté du jeune garçon pour s’engouffrer dans les broussailles et refermer ses terrifiantes mâchoires sur le malheureux cervidé, lui brisant le cou dans un craquement sinistre.

Renversé par la charge brutale du warga au pelage noir, le jeune chasseur se remit rapidement sur ses pieds, alors qu’à leur tour, trois autres grands loups surgissaient de la brume et arrivaient à sa hauteur.

Le clan était réuni. Poussant des petits cris de joie, le jeune garçon massait son épaule endolorie. Le grand loup noir s’approcha alors, félicita l’enfant et frotta sa large tête contre la petite poitrine dépourvue de poils.

Un humain parmi des wargas ! La chose pouvait sembler impensable, mais était pourtant bien réelle. Les wargas, ces loups géants et particulièrement redoutables, vivaient généralement en petites meutes au cœur des forêts du Grand Nord et évitaient tout contact avec les humains, dont certains, pour éprouver leur courage, n’hésitaient pas à les prendre en chasse. Incroyablement grands, certains pouvant atteindre la taille d’un poney, les wargas étaient des animaux impressionnants à plus d’un titre. Dotés d’une force et d’une férocité peu communes, ils formaient, avec l’homme, les plus redoutables prédateurs du Grand Nord. Particulièrement intelligentes, ces créatures étaient, d’après une très ancienne légende, les descendants d’un peuple elfique jadis maudit par l’infâme Lokkar, le dieu des ténèbres, qu’ils avaient obstinément refusé de servir. Pensant leur infliger une terrible punition, la maléfique divinité les avait transformés en loups, s’imaginant, à tort, que pour éviter d’être condamné à vivre sous cette forme animale, ce fier peuple elfique finirait bien par rejoindre les rangs de ses serviteurs.

Révolté par la fourberie de son frère, Kahina, la déesse de la nature et de la guérison, s’émut du sort que Lokkar avait fait subir à ces Elfes. Ne pouvant rompre la malédiction de son frère, elle prit les wargas sous sa protection et usa de tout son pouvoir divin pour en faire de redoutables prédateurs, aptes à repousser tous les serviteurs que le dieu des ténèbres ne tarderait pas à envoyer pour tenter, par la force, de les assujettir.

Devenus les maîtres incontestés des forêts et des montagnes du Grand Nord, ces puissants carnassiers au pelage épais pouvaient résister aux hivers les plus rudes de ces contrées inhospitalières. Ne descendant qu’exceptionnellement dans les plaines et les vallées, les hautes montagnes et les profondes forêts étaient leur domaine. Même les terribles et belliqueux barbares storns, avec qui ils partageaient ces territoires sauvages, évitaient d’empiéter sur leurs terrains de chasse. Les conflits entre les chasseurs des deux communautés n’étaient pas rares, et même s’ils partageaient un environnement et un climat des plus hostiles, tout les séparait.

Une question restait toutefois sans réponse : par quel miracle, un jeune humain avait-il été adopté par une meute de wargas ?

*****

L’histoire de ce garçon commença le jour où la caravane de marchands dans laquelle voyageaient ses parents fut attaquée par un clan de farouches barbares storns, alors qu’elle faisait halte dans une vaste clairière, à l’orée des forêts montagneuses du Grand Nord.

En cette fin de journée d’été, le temps était lourd et orageux. Le guide de la caravane avait préféré quitter la route mal entretenue, qui longeait la frontière des territoires barbares, pour cheminer au plus près de la végétation, sous le couvert des arbres, en lisière de l’immense forêt, afin de gagner un peu de fraîcheur et de profiter rapidement d’un abri, au cas où l’orage qui couvait depuis plusieurs heures viendrait à éclater.

Les éclaireurs de la petite escorte de mercenaires avaient soigneusement reconnu le terrain et signalé aucun danger. Ces professionnels de la guerre connaissaient très bien cette région hostile et sauvage. Aucune caravane ne pouvait se passer de leurs services, qu’ils négociaient d’ailleurs à prix d’or, tant ces contrées pouvaient être dangereuses pour ceux qui se risquaient à les traverser.

Il était assez rare de voir des groupes de barbares s’aventurer sur la frontière sud de leur territoire. Ces terribles guerriers passaient la plus grande partie de leur temps à se battre entre eux, dans d’incessantes guerres fratricides, sans se soucier des peuples voisins. Pour les Storns, guerroyer et chasser étaient les seules activités dignes d’intérêt. Peu ouverts sur le monde qui les entourait, ces farouches barbares rejetaient toute forme d’autorité centralisée et ne reconnaissaient qu’un pouvoir tribal basé sur l’usage de la force et de l’acier. Leurs voisins de l’empire, puis des Baronnies, que d’aucuns qualifieraient de civilisés, avaient, chacun leur tour et au fait de leur puissance, essayé de dominer ce peuple sauvage et violent, sans jamais y parvenir.

Bien que continuellement impliqués dans de sanglants conflits tribaux, les clans storns arrivaient toujours à s’entendre et à mettre de côté leurs querelles intestines, quand il s’agissait de faire face à toute invasion ou menace extérieure d’importance. Les désastres militaires que subirent, au cours des siècles, les envahisseurs ayant tenté de pénétrer ces contrées hostiles, furent si nombreux, que les ossements blanchis de leurs soldats parsemant cet immense territoire devinrent autant d’avertissements pour les futurs agresseurs en mal de conquêtes.

Telles les plus puissantes forteresses du monde civilisé, les sombres forêts et les cimes des montagnes du territoire du Grand Nord représentaient de nombreux obstacles quasi insurmontables pour tout assaillant.

Après d’innombrables désastres militaires, ne pouvant soumettre les terribles Storns, les royaumes voisins se contentèrent de surveiller les frontières de ce territoire sauvage, plutôt que de se risquer à d’autres déconvenues face à d’aussi redoutables guerriers.

Au fil du temps, certains capitaines de compagnies de mercenaires, particulièrement téméraires ou suffisamment redoutables pour impressionner de jeunes guerriers storns, eurent la chance de compter dans leurs rangs quelques-uns de ces exceptionnels combattants barbares. Ces derniers, avides d’aventures et séduits par une activité guerrière qui leur permettait également de découvrir le monde par-delà leurs hautes montagnes, rejoignaient des armées itinérantes, où leur courage et leur vaillance étaient autant appréciés que leur proverbiale indiscipline pouvait être détestée.

Pour les voyageurs de cette caravane, entreprendre un si périlleux périple, aux abords d’une contrée aussi inhospitalière, devait sans conteste se faire pour une raison impérieuse de gain de temps. En effet, longer la frontière sud des territoires du Grand Nord faisait non seulement gagner quelques précieuses journées aux caravanes venant de l’ouest, mais leur permettait aussi d’éviter de s’acquitter de plusieurs taxes et autres droits de passage exorbitants qu’exigeaient les seigneurs locaux. Ces barons, dont les territoires étaient traversés par la grande route de l’ancien empire, avaient cruellement besoin de ressources pour entretenir leurs armées. Les caravanes de marchands étaient donc très souvent mises à contribution pour remplir les caisses de ces États féodaux. Souhaitant éviter une double distance, ainsi que la cupidité de petits seigneurs sans scrupule, nombreux étaient les voyageurs à préférer cheminer à proximité des territoires storns, sous la protection de mercenaires rompus à cet exercice, et dont les primes étaient bien moins élevées que les taxes.

Parmi les voyageurs, un jeune couple, dont la femme, enceinte, avait considéré que si tout se passait bien, son enfant viendrait au monde environ une semaine après leur arrivée dans la petite bourgade de Mainville, leur destination. Les dangers possibles d’un tel voyage, alors que sa grossesse était bien avancée, n’étaient pas de taille à effrayer Friah. Cette courageuse fille de mercenaire storn, habituée, dès son plus jeune âge, à vivre dans un environnement et des conditions particulièrement difficiles, n’avait pas laissé le choix à son époux. Elle irait où il irait. Rien au monde ne pouvait infléchir sa décision. Elle était Storne.

Son mari, un homme de guerre robuste, au torse puissant et aux larges épaules, était l’écuyer du baron d’Albrain, seigneur de Valbrun. Le but de leur périple était de rejoindre une des possessions de leur maître située sur la frontière, afin d'y seconder le fils et héritier de celui-ci dans son commandement. Ne souhaitant pas se risquer seul dans la région réputée dangereuse avec son épouse enceinte, l’écuyer avait pensé qu’il était plus sage de se joindre à l’imposante caravane, pour y gagner en confort et en sécurité.

Le jour déclinant, une certaine torpeur régnait dans le campement à peine installé. Les marmites répandaient les doux arômes d’un repas que tous attendaient avec impatience. Sous les grands arbres au sombre feuillage, les enfants rassemblaient du bois en fagots, tandis que leurs parents préparaient les couches pour la nuit.

Alors que le souper venait d’être servi, un hurlement déchira le silence de la forêt. À ce cri inquiétant succéda une clameur féroce, suivie d’une volée de javelots dévastatrice qui s’abattit sur le bivouac, mettant hors de combat la plupart des sentinelles et clouant au sol plusieurs voyageurs.

En un instant, le cercle formé par les chariots fut assailli de toutes parts. Une horde de féroces barbares, ivre de fureur et de pillage, submergea les maigres défenses de la caravane, dans un irrésistible assaut. Les malheureux qui tentèrent, avec l’énergie du désespoir, de se défendre, furent en un instant massacrés. Une panique indescriptible donna rapidement au campement l’image pitoyable d’un poulailler attaqué par une meute de renards affamés. Des flèches transperçaient indistinctement hommes, femmes et enfants. Des chariots étaient la proie des flammes, brûlant vifs ceux qui y avaient trouvé refuge. Partout où le regard portait, des corps ensanglantés jonchaient le sol. Faisant preuve d’une incroyable férocité, tels des démons assoiffés de sang, les terrifiants assaillants semblaient surgir du néant, hachant impitoyablement, de leurs lames acérées, tous les voyageurs qu’ils rencontraient.

Grièvement blessée, dès le début de l’assaut, par une flèche qui lui traversa l’épaule, la jeune femme enceinte profita de la confusion et de la fumée des incendies pour se traîner hors du campement et s’enfoncer dans la forêt, espérant ainsi échapper au massacre. Les reins brisés par les contractions provoquées par sa blessure et l’horreur de cette attaque, elle avait encore, dans ses yeux baignés de larmes, l’image de son époux qui, criblé de flèches, attirait héroïquement sur lui l’attention des barbares, dans le but de permettre à son épouse de s’enfuir.

Malgré les douleurs extrêmes qu’elle endurait, son unique pensée était de quitter cet enfer pour trouver un abri où donner naissance à son enfant. Terrorisée à l’idée de ne pouvoir y parvenir, elle rampa sur le sol irrégulier, glissant maladroitement entre les racines noueuses des grands arbres, alors que déjà, derrière elle, les clameurs du combat commençaient à s’estomper.

Son ventre la faisait souffrir atrocement. Des ronces et des branches déchiraient sa robe, lui lacéraient les bras, les jambes et le visage. Vite ! Il lui fallait trouver un abri. Son enfant était sur le point de venir au monde.

La flèche qui traversait son épaule lui arrachait une sourde plainte à chaque fois qu’elle cognait dans un obstacle ou que l’empennage se prenait dans une branche. Harassée, elle aperçut alors un énorme tronc creux qui, couché en contrebas d’une légère ravine, était tout ce qui restait d’un arbre qui fut gigantesque et probablement séculaire.

Entendant des voix loin derrière elle, affolée, la jeune femme usa de ses dernières forces pour se glisser par une anfractuosité creusée dans l’imposant tronc à l’écorce plus épaisse qu’une main d’homme. L’intérieur en était profond et sombre comme un tombeau sans fond. Malgré l’humidité, il y régnait une chaleur suffocante. Les parois de bois pourri étaient gluantes, et une très forte odeur de moisissure imprégnait les lieux.

À peine s’immobilisa-t-elle qu’elle entendit deux barbares converser à quelques pas de son abri. Ils la cherchaient, et malgré la piste sanglante laissée derrière elle, ses poursuivants semblaient avoir perdu sa trace. Tremblant comme une feuille, la jeune mère savait que ses origines stornes ne la protègeraient pas de la cruauté de guerriers qui, visiblement, n’appartenaient pas au même clan que ses ancêtres. Ressentant une effroyable douleur annonciatrice de l’arrivée imminente de son enfant, les deux mains fermement plaquées sur sa bouche, elle contint difficilement un cri qui, s’il avait été entendu par ses poursuivants, l’aurait condamnée à une mort certaine.

Ô Kahina, pria-t-elle en s’adressant à la déesse en pensée, tandis qu’elle sentait ses forces l’abandonner. Ne laisse pas ces hommes tuer l’enfant que je porte et qui ne demande qu’à venir au monde.Prend ma vie, mais donne-lui la force de vivre. Ô Kahina, entend ma prière. Protège mon enfant !

Cherchant à s’éloigner de l’entrée de sa cachette, la jeune femme recula péniblement vers le fond de la cavité, où elle heurta une masse sombre à l’épaisse fourrure et dont elle perçut l’haletante respiration. Terrorisée, elle discerna la présence d’un monstrueux loup qui, tout comme elle, s’était déjà réfugié à l’intérieur du tronc. Deux terrifiants yeux jaunes aux reflets d’ambre la fixaient avec insistance. La jeune femme, tremblante de peur et de douleur, fit face à la créature, bien décidée à ne pas céder à la panique. Elle crispa ses mâchoires et se retint de crier.

Les cheveux collés sur son visage par la sueur et l’humidité, elle ne pouvait détacher ses yeux de ce perçant regard animal qui, cependant, n’avait rien de réellement menaçant.

À l’extérieur, les guerriers renoncèrent à la poursuivre et s’en retournèrent vers la caravane. La future mère comprit alors, aux légers jappements de la grande louve couchée au fond de l’espace confiné, qu’elle aussi s’apprêtait, par le plus extraordinaire des hasards, à donner la vie.

Totalement à bout de forces, la jeune femme, que les contractions de plus en plus nombreuses et rapprochées faisaient grimacer de douleur, savait qu’elle ne pouvait envisager de quitter cet abri. Adossée contre l’énorme louve, elle s’abandonna à sa tâche, implorant Kahina, sentant ses dernières forces l’abandonner, inexorablement…

Les deux mères accouchèrent ensemble, au moment où éclatait enfin l’orage. Les fracas du tonnerre et le vacarme de la pluie battante couvrirent les cris de douleur de la jeune femme, ainsi que ceux que poussa le nouveau-né quand l’air afflua dans ses poumons.

Mais à l’aube, la malheureuse rendit son âme aux dieux. Les terribles épreuves de l’accouchement et l’hémorragie due à sa blessure avaient eu raison de son obstination à rester en vie. Son doux visage fut un instant baigné d’une lueur blafarde, diffusée par les premiers rayons du soleil filtrant à travers les parois fissurées du vieux tronc. Serrant toujours tendrement son fils, celle qui avait tant fait pour enfanter venait de glisser dans un sommeil éternel.

Non loin de son corps devenu inerte et froid, un autre drame se jouait. Sur les quatre louveteaux mis bas par la louve, trois étaient mort-nés. Quand la bête sentit que le souffle de vie avait quitté la jeune femme, une étrange lueur éclaira son regard animal. De par son instinct maternel, elle comprit qu’elle avait bien assez de lait pour nourrir son petit… et cette pauvre et frêle créature. Sans hésiter, elle décida d’adopter l’enfant d’homme. Un miracle de la nature venait de se produire. Le début d’une aventure extraordinaire…

I

L’ENFANT SAUVAGE

Durant les nombreuses années passées parmi les wargas, Grrawn, l’enfant recueilli, malgré sa différence, avait parfaitement su s’intégrer à la vie en meute. Sa mère adoptive, Rraawa, avait longtemps dominé le clan et en demeurait la plus ancienne louve. L’aîné de ses fils, Ownrr, le frère de lait du jeune humain, lui avait succédé, et, comme elle l’avait fait avant lui, il protégea le petit d’homme et l’aida à tenir sa place au sein de la communauté.

Ownrr, le nouveau chef de la meute, était particulièrement impressionnant en taille et en puissance. Son pelage, sombre comme la nuit, accentuait l’impression de majesté qui se dégageait du fier animal. Nul, au sein du clan, n’était en mesure de contester son autorité, et le grand loup noir régnait en maître sur une meute unie et solidaire.

Pour Grrawn, le petit d’homme, comme se plaisaient à le nommer la plupart des membres du clan, le début de son existence au sein de la meute ne fut qu’une succession de longs voyages particulièrement éprouvants. Se déplaçant sans cesse à travers les hautes montagnes et les vastes forêts du Grand Nord, les wargas possédaient plusieurs tanières disséminées sur leur immense territoire de chasse. Perpétuellement en mouvement, ces prédateurs nomades ne séjournaient que très rarement au même endroit, et seules une mise bas ou la blessure de l’un d’entre eux pouvait les faire déroger à cette règle.

Saison après saison, parmi eux, Grrawn avait grandi, et bien qu’il ne fût longtemps considéré aux yeux de certains que comme un poids inutile, l’amour et l’autorité de Rraawa, sa mère adoptive, lui permirent peu à peu d’être accepté par le reste du clan. Dès qu’il fut enfin capable de se déplacer de façon autonome, l’enfant apprit tous les secrets de la nature auprès de cette étrange famille. Durant ce long et précieux apprentissage, ce que les wargas lui enseignèrent de plus important fut le respect de la vie et de leur environnement naturel.

 Impitoyables chasseurs, contrairement aux hommes qui ne tuaient souvent que pour se divertir, les grands loups ne prenaient la vie d’autres créatures que pour se nourrir ou pour se défendre. Les conflits entre meutes, bien qu’ils fussent parfois d’une terrible férocité, étaient fort heureusement très rares, chaque clan sachant respecter les autres communautés.

À peine se tenait-il debout et capable de mettre un pied devant l'autre, que le petit d’homme apprit à courir. Ces infatigables grands loups qui l'avaient recueilli ne semblaient ne faire que cela.

Courir… courir à longueur de journée.

Parcourant d’incroyables distances, les wargas ne s’arrêtaient que le temps de se restaurer. Grrawn, qui durant plusieurs mois obligea la meute à se sédentariser, fut donc dans l’obligation d’apprendre rapidement à s’accrocher fermement au pelage de sa mère. Puis, une fois capable de se déplacer par ses propres moyens, il fut contraint de les suivre sur de très longues distances, au risque de rester plusieurs jours tout seul dans sa tanière à attendre leur retour, ou, pire encore, à errer dans la forêt jusqu’à ce que ses frères le retrouvent.

La chasse, activité principale des membres du clan, n’eut bientôt plus aucun secret pour le jeune garçon. Doté d’un esprit vif et pratique, le petit d’homme en comprit et en maîtrisa bien vite toutes les subtilités, avec une aisance stupéfiante. La structure sociale d’un clan warga permettait à chacun d’apporter sa part d’enseignement à tout autre membre de la meute, y compris au petit d’homme, même si, pour lui, l’apprentissage de certaines pratiques requérait une nécessaire adaptation à sa morphologie humaine.

Les wargas, surprenants mammifères dont l’espérance de vie pouvait atteindre les soixante ans, pour les individus les plus robustes, accumulaient, tout au long de leur longue existence, un savoir peu commun pour de simples animaux. Une légende très répandue au sein des peuples du Grand Nord disait que Kahina, la déesse de la vie et de la nature, avait créé les wargas pour permettre à certains des chasseurs les plus valeureux de revenir du royaume des morts, afin de vivre une seconde vie dans le corps d’un grand loup.

En grandissant, Grrawn apprit peu à peu tout ce qui était indispensable à sa survie dans cet environnement hostile. Profitant des expériences variées et nombreuses des différents membres de son clan, il s’affranchit de ses peurs et de ses doutes. Repoussant toujours ses instincts d’humain, l’enfant les remplaça, au fil des saisons, par ceux des wargas, dont il assimila complètement les modes de vie, de pensées et d’expressions.

Si, le plus souvent, être un humain peu adapté aux exigences d’une vie parmi les grands loups du Nord représentait un inconvénient, certaines aptitudes propres au jeune garçon pouvaient s’avérer très utiles à la communauté. L’un de ses talents les plus appréciés était l’usage qu’il faisait de ses doigts agiles pour retirer, notamment, les épines d’églantiers ou de ronces douloureusement fichées dans les coussinets de ses frères loups.

Les printemps succédant aux hivers, un peu plus d’une décennie s’écoula. Parfaitement intégré à son clan, l’enfant devint, au fil des épreuves et du temps, un membre à part entière de cette féroce meute de wargas du Grand Nord, et nul ne douta plus jamais qu’il pût en être autrement.

*****

Quelques jappements et grognements gutturaux émis par Ownrr commandèrent à la troupe, qui s’était partagé la carcasse du jeune chevreuil, qu’il était temps de rejoindre le reste de la meute.

Le petit groupe de wargas se mit en route et s’enfonça au trot dans les profondeurs de la forêt, que les bourgeons d’une fin d’hiver longuement attendue commençaient à teinter de vert. Comme à son habitude, le petit d’homme était à la peine. Il avait beau être particulièrement vigoureux pour son âge, il n’en demeurait pas moins un enfant de dix ans. Les abondantes fougères trempées de rosée fouettaient ses jambes nues, lui laissant les cuisses zébrées de longues estafilades rougeoyantes. S’appliquant à conserver une foulée légère et souple, il ne ressentait même plus la gêne que lui infligeaient les cailloux pointus et les ronces qui blessaient ses pieds. Comme à chaque fois qu’il participait à une chasse ou qu’il accompagnait un groupe de wargas, conserver une bonne foulée pour ne pas être distancé était sa seule préoccupation, tâche particulièrement difficile lorsque les déplacements s’effectuaient de nuit.

Le jour s’était levé depuis peu. Les pâles rayons d’un soleil encore hivernal franchissaient la faible barrière végétale que formait la voûte des arbres, finissant de dissiper les derniers bancs de brumes qui serpentaient encore paresseusement entre les troncs luisants de rosée.

Soudain, Ownrr, qui courait en tête, s’arrêta à la limite d’une clairière où trônait un amas rocheux couvert de mousse et d’arbustes rabougris. Le museau au vent, le grand loup noir huma l’air un court instant avant de grogner férocement, oreilles plaquées contre son cou. Un danger guettait le groupe, tous ses sens l’en alertaient. Au moment où Grrawn, un peu en retard sur le reste du groupe, les rejoignit enfin, le chef de meute fit part à ses compagnons de ses craintes et ordonna un départ rapide afin de contourner un lieu que, de par son instinct animal, il estimait trop dangereux.

Le petit groupe que commandait Ownrr était composé de quatre puissants wargas et de son frère, le petit d’homme qui, malgré son jeune âge, était déjà bien dégourdi. Laissant le reste du clan sous l’autorité de sa mère, Ownrr s’était éloigné la veille au soir pour chasser.

Ce que le grand loup noir venait de flairer semblait représenter un très grand danger. Une menace assez importante pour obliger le vaillant chef de meute à la contourner et le décider à rallier au plus vite le reste du clan, qui attendait dans une tanière située un peu plus au nord.

Imposant un rythme soutenu à sa petite troupe, Ownrr en oublia son frère, et les compagnons du petit d’homme finirent par le distancer à mesure qu’ils s’enfonçaient dans les broussailles où Grrawn avait bien plus de mal qu’eux à progresser. Ce n’était pas la première fois que l’enfant se retrouvait à la traîne, et il ne s'en inquiétait guère car, soit ses compagnons finiraient par l'attendre en s'apercevant de son absence, soit parvenu sur un terrain plus favorable, il serait en mesure de les rattraper.

Maîtrisant déjà à la perfection son jeune corps, tout comme on le lui avait appris, le petit d’homme s’imposait une respiration et des foulées régulières afin de pouvoir parcourir de longues distance en courant des heures sans ressentir de fatigue insurmontable.

En cherchant du regard ses compagnons à travers les frondaisons, Grrawn se souvint d’un jour où, au cours d’une chasse, il avait perdu la trace de sa meute. À cette époque-là, étant bien plus jeune, la situation l’avait totalement affolé. Un jour durant, tenaillé par l’angoisse et la peur d’avoir été abandonné, il avait en vain cherché les traces de ses compagnons. Le soir venu, totalement désespéré après des heures d’errance, le petit d’homme avait fini par retourner à la tanière désertée par son clan, où il avait attendu, épuisé et affamé, le retour des siens.

Ce que Grrawn ne savait pas à ce moment-là, c’était que tout n’avait été que ruse et mise en scène et que, durant tout son périple, à bonne distance, il avait été discrètement suivi par ceux qui voulaient mettre à l’épreuve ses capacités d'orientation, et surtout sa détermination.

Dès le lendemain matin, tandis qu’épuisé, il dormait, la meute l’avait rejoint. Les retrouvailles festives qui s'ensuivirent furent pour l’enfant sauvage un des plus beaux souvenirs de sa jeune vie. Ce jour-là, le petit d’homme sut qu’il était enfin un véritable warga…

Brusquement, tout en se remémorant cet agréable souvenir, alors qu’il cheminait au milieu des fougères, Grrawn sentit le sol se dérober sous ses pieds. Tentant désespérément de trouver une prise à portée de main pour ne pas chuter dans l’abîme qui s’ouvrait sous lui, il percuta violemment une paroi, puis le fond d’une fosse.

Secouant sa tête endolorie pour retrouver ses esprits, le petit d’homme s’aperçut avec horreur qu’il ne devait qu’à sa faible corpulence d’être encore en vie. La fosse, garnie de longs pieux de bois aux extrémités acérées, se révélait être un piège mortel. Tombé miraculeusement entre deux épaisses branches taillées en pointe, il n’avait à se plaindre que d’une longue éraflure lui barrant le flanc.

Rapidement remis sur ses jambes, l'enfant commença à parcourir le fond de la fosse en grognant toute une série d'imprécations gutturales. Un temps d’hésitation passé, les yeux fixés sur le sommet des parois, il tenta ensuite de les gravir, bien que celles-ci se révélaient trois fois plus hautes que sa propre taille.

 Après plusieurs tentatives infructueuses, durant lesquelles il manqua de peu de s’empaler sur des pieux en retombant lourdement sur le sol, il découvrit qu’il n’était pas le premier à avoir été piégé en ce lieu. De nombreuses traces de griffes prouvaient que d’autres victimes avaient, tout comme lui, tenté de s’échapper de ce trou mortel, et le sang séché maculant certains pieux attestait que tous ceux qui étaient tombés au fond de cette fosse n’avaient pas eu la même chance que lui.

Bandant alors tous ses muscles, le garçon s’élança à nouveau à l’assaut de la paroi escarpée. Usant de toute son agilité, il réussit enfin à agripper une racine affleurant la partie supérieure du mur de terre et commença à se hisser à la seule force de ses jeunes bras.

Malheureusement, alors qu'à grands renforts d'efforts, il était parvenu à mi-hauteur, la racine céda avec un bruit sec. Perdant prise, l’enfant glissa le long de la paroi avant de chuter lourdement au fond de la fosse, manquant de peu, une fois encore, de s’empaler sur un des pieux acéré.

Le corps couvert de boue, d’ecchymoses et d’égratignures, en se relevant, Grrawn prit conscience que tant qu’un certain nombre de pieux seraient encore en place au fond de la fosse, il ne pourrait tenter aucune ascension sans risquer, en cas de chute, de se blesser sérieusement, voire de mortellement s’y empaler.

Empoignant des deux mains une des branches à la pointe taillée dressée vers le ciel, il tira de toutes ses forces, bandant au mieux sa jeune musculature pour l’extirper du sol. Après de longs efforts qui lui engourdirent les bras et le dos, le prisonnier dut se rendre à l’évidence : les piquets étaient bien trop profondément enfoncés pour qu’il puisse caresser le simple espoir de les faire bouger. Épuisé, le corps couvert de sueur malgré la fraîcheur de la matinée, Grrawn s’essuya le front du revers de la main, tout en observant, impuissant, le haut de la fosse. Sa maigre poitrine se soulevait au rythme de sa respiration, faisant ressortir le dessin régulier de ses côtes à chaque inspiration. Au-dessus de sa tête, à travers des entrelacs de branches couvertes de tendres bourgeons, le jeune garçon pouvait apercevoir le ciel auquel des nuages hivernaux donnaient une couleur de cendre.

Se laissant gagner par une colère engendrée par le désespoir et la frustration, l’enfant sauvage se mit subitement à frapper les pieux, puis les mordit férocement, comme l’aurait poussé à le faire l’instinct d’un véritable warga.

Après une débauche de rage et de fureur animales, épuisé, sombrant lentement dans l’abattement, un faible jappement lui fit soudain lever la tête. Son frère, le grand warga noir, se trouvait au bord du trou. Tournant impuissant autour de la fosse, Ownrr cherchait un moyen de sauver le petit d’homme, comme il se devait de le faire pour tout membre de son clan.

Se penchant en avant, prêt à sauter pour rejoindre son frère de lait, l’imposant warga fut stoppé dans son élan par les cris d’alarme du jeune garçon, bien décidé à empêcher cette entreprise inutile et dangereuse.

En proie à une très vive inquiétude, le petit d’homme savait que son frère serait totalement incapable de ressortir de cette cavité aux parois abruptes si, par malheur, il venait à y tomber. Après un court moment passé à observer l’intérieur du piège, le warga s’en éloigna en courant et revint aussitôt, la gueule encombrée d’une grosse branche de bois mort prélevée à proximité d’un vieil arbre abattu par la foudre. Les mâchoires serrées autour de l’épais morceau de bois, le grand loup émit plusieurs grognements, ces derniers ordonnant au jeune garçon de se mettre à l’abri.

Ensuite, ouvrant ses mâchoires quand il fut parvenu au bord de la fosse, il y laissa choir son encombrant fardeau.

Plutôt dubitatif, l’enfant s’approcha. Malgré un examen minutieux de la branche, Grrawn ne semblait pas comprendre en quoi cette dernière pouvait lui être utile. Le laissant à ses réflexions, son frère avait à nouveau disparu.

Alors qu’il s'était à nouveau remis à réfléchir sur le moyen de se sortir de ce funeste piège, ce furent une fois de plus les grognements du grand loup qui l’avertirent de la chute d’une nouvelle branche.

Un peu plus loin, étonnés de ne pas avoir été rejoints par leur chef et le petit d’homme, les trois autres chasseurs, qui avaient rebroussé chemin, ne tardèrent pas à les retrouver. Joignant leurs efforts à ceux de Ownrr, ce fut bientôt un imposant amas de branchages qui s'amoncela au fond de la fosse.

L’enchevêtrement végétal ainsi rassemblé le long de la paroi en facilitait à présent grandement l’ascension.

Le jeune garçon finit enfin par comprendre le dessein de son frère. Ses yeux brillèrent alors de contentement et un large sourire se dessina sur son visage maculé de boue. Dans le cœur de l’enfant, l’espoir renaissait. Animé d’une nouvelle ardeur, Grrawn s’activa à disposer les branches du mieux qu’il le put. Les imbriquant les unes dans les autres de ses mains agiles en poussant des jappements de joie, enthousiaste, le petit d’homme commença à se confectionner un chemin d’escalade le long de la paroi et vers la liberté.

Soudain, Rrwrrg, un des trois wargas venus en renfort, apporta de bien mauvaises nouvelles à ses camarades. Au cours de sa recherche de branches et de bois mort, il avait détecté la présence d’un groupe d’humains se dirigeant vers le piège. Le jeune garçon, tout affairé qu’il était à l’assemblage des branches, ne se doutait pas un instant du danger qui approchait.

 Brisant brusquement la quiétude des sous-bois, d’inquiétantes clameurs retentirent entre les arbres, rumeurs guerrières auxquelles répondirent aussitôt les féroces grognements des wargas.

Un groupe de chasseurs humains s’approchait.

Ces grands et robustes barbares vivant dans le Grand Nord ne semblaient pas craindre les grands loups. Stupéfaits de voir des wargas s’intéresser à leur piège, ils s’élancèrent furieusement au combat tout en poussant de terribles hurlements.

Les lames étincelantes des barbares tournoyèrent au-dessus de leur tête, entamant une danse mortelle. Les grondements féroces des wargas, mêlés aux imprécations rageuses des guerriers humains, résonnèrent à travers les frondaisons, faisant fuir ou se terrer toutes les créatures de la forêt. Le combat, bien qu’extrêmement violent, fut bref, et même si la dizaine de barbares repoussa difficilement l’assaut des grands loups, ces derniers finirent par refluer. Comprenant qu’ils ne pourraient pas avoir le dessus, les wargas rompirent rapidement le combat et disparurent dans la forêt. Le surnombre et l’acier eurent raison de la sauvagerie des grands loups. Le combat cessa et le silence retomba comme une chape de plomb sur le sous-bois. Hagards, les guerriers victorieux reprirent leur souffle.

Un humain et un loup gisaient sans vie sur le sol couvert de sang et de feuilles. Savourant bruyamment leur victoire sur d’aussi puissants adversaires, les chasseurs se congratulèrent virilement.

Les humains avaient gagné. Victorieux, ils restaient maîtres du champ de bataille et allaient enfin pouvoir découvrir ce que défendaient avec tant d'obstination et de rage leurs valeureux adversaires.

Quelle ne fut pas leur surprise lorsqu’après s’être approchés du bord de la fosse, ils y découvrirent, au milieu d’un tas de branchages, un enfant au regard sauvage et déterminé, grognant et tournant tel un animal acculé. Nu comme un ver et crasseux comme un porc, son visage à demi enfoui sous une abondante chevelure noire comme la nuit, le jeune garçon leur lançait des regards menaçants en montrant les dents. Assemblés autour du trou, les barbares échangèrent un instant des regards emplis d’une certaine perplexité, puis, l’effet de surprise passé, ils éclatèrent de rire en se tapant sur les cuisses, tant le tableau leur semblait amusant.

Pensant à tort qu’ils venaient de soustraire un jeune garçon au féroce appétit d’une meute de wargas, les chasseurs étaient loin de se douter que celui qu’ils s’apprêtaient à libérer était bien plus loup qu’humain.

C’était la première fois que Grrawn voyait de telles créatures. Ces hommes, comme les nommaient ceux de sa meute, étaient grands, vraiment très grands. En appui constant sur leurs pattes arrière, ils portaient d’étranges objets accrochés à leur peau. Bien que, pour lui, ces derniers semblassent ne pouvoir communiquer que de façon bruyante et en émettant des sons très variés, le jeune garçon comprit instinctivement la plupart des expressions de leur visage.

Se penchant vers lui, l’un d’eux, qui s’était approché tout près du bord, lança dans sa direction une espèce de liane dont l’extrémité, en forme de boucle, se resserra aussitôt autour de son bras. Très serrée, la corde lui arracha un cri de douleur au moment où brusquement l’homme le tira sans trop de ménagement hors de la fosse.

À peine posa-t-il un pied à l’extérieur que l’enfant se mit à courir en direction des plus proches taillis, quand il fut brutalement arrêté dans sa course par la tension du lien qui le retenait au barbare. Instinctivement, Grrawn se mit à mordre férocement cette entrave qui lui entamait si cruellement les chairs. Amusé par la réaction de l’enfant, l’homme commença à enrouler la corde autour de son avant-bras, tout en se rapprochant de lui.

Au moment où il posa la main sur son épaule, dans le simple but de le libérer, le jeune garçon lui sauta à la gorge en poussant de terribles grognements. Sans lâcher son attache, le barbare repoussa l’enfant sauvage d’un revers de la main. Grrawn percuta violemment le sol, se remit immédiatement sur ses pieds et s’attaqua à un autre barbare qui, à son tour, tentait de l’empoigner. Rapidement, un cercle se forma autour de l’enfant. Au milieu de cette arène humaine, de l’un à l’autre, les chasseurs le raillèrent et le repoussèrent sans ménagement. Le jeune garçon montra les dents et grogna comme un loup. Rageusement, il frappa, griffa et mordit les mains qui cherchaient à le saisir. En proie à une grande panique, il se sentait perdu et se demandait où pouvaient être son frère et ses compagnons de meute.

Soudain, un cri puissant imposa le silence dans les rangs des chasseurs storns. Un véritable colosse s’approcha du cercle, repoussant de sa seule présence le groupe de braillards qui cessèrent immédiatement de bousculer l’enfant. Ce barbare était particulièrement impressionnant. De sa taille de géant, il dominait toute l’assemblée d’une bonne tête. Ses larges épaules encadraient un torse puissant, couturé de nombreuses cicatrices. Ses bras, aux muscles d’acier, étaient à eux seuls plus larges que le jeune garçon lui-même. L’homme avait, visiblement, connu de très nombreux hivers. Sa face de guerrier, marquée par les saisons, dominait un cou de taureau. Son visage aux traits épais était noyé sous une abondante chevelure argentée. Ses yeux sévères, d’un bleu froid et intense comme la surface d’un glacier, étaient surplombés par d’épais sourcils broussailleux, et une barbe finement tressée masquait difficilement le rictus qu’imprimait la colère sur ses lèvres.

Sur un ton qui ne permettait aucune contestation, il ordonna à ses compagnons de s’écarter. Le jeune garçon, épuisé par l’épreuve qu’il venait de subir était allongé, le visage enfoui dans le sol mousseux. Sa respiration était bruyante, la peur lui nouait le ventre, mais sa rage était intacte. Péniblement, il se redressa et prit appui sur son coude. Les yeux mi-clos, sa maigre poitrine se soulevant à chaque respiration, il essayait de trouver une issue pour s’échapper. À travers le rideau humain, Grrawn pouvait apercevoir le corps du warga tué au combat. Il s’agissait du valeureux Rrwrrg, qui, évitant à son chef d’être frappé par la terrible lame d’un humain, s’était imprudemment exposé aux coups d’un autre adversaire et en avait perdu la vie. Bien qu’à la vue de la dépouille, Grrawn éprouvât une profonde tristesse, le gris et non le noir de son pelage le rassura : Ownrr, son frère, avait échappé à la mort.

Alors qu’il était plongé dans cette pensée rassurante, le jeune garçon se sentit attrapé, puis soulevé par une poigne d’acier.

Le corps à l’envers et la tête pointant vers le sol, Grrawn était maintenu dans les airs par le gigantesque barbare qui le tenait fermement par la cheville. Levant doucement son bras aux muscles noueux, il approcha le visage de l’enfant du sien, le touchant presque. Après l’avoir longuement observé, le colosse s’adressa à lui d’une voix qui, se voulant douce et amicale, contrasta avec sa précédente intervention :

— N’aie pas peur, mon garçon. Tu ne crains plus rien, à présent.

Avec une délicatesse surprenante pour un homme de cette stature, il reposa doucement l’enfant sur le sol, puis l’aida à se tenir sur ses jambes. Pointant du doigt le jeune garçon, l’imposant barbare s’adressa à l’assistance d’une voix forte, leur lançant de rudes invectives :

— Moins que rien que vous êtes ! Bande de porcs sans cervelle ! Ne voyez-vous pas que cet enfant est terrorisé par vos faces de brutes et vos stupides agissements ? Foi de Korn ! je fracasserai le crâne du prochain qui se risquera à lui faire du mal.

Intrigués par la soudaine compassion de leur compagnon, les autres guerriers s’interrogèrent du regard, ne sachant pas trop comment réagir aux invectives du géant. Bien que tous semblassent s’irriter de son intervention, aucun des barbares ne se risqua à s’opposer à la volonté de l’imposant et colérique Korn.

Posant un genou à terre, après avoir sévèrement toisé ses compagnons de son terrible regard, le grand guerrier dénoua délicatement la corde qui enserrait toujours le bras du jeune garçon, puis inspecta la meurtrissure occasionnée.

Vite rassuré par sa superficialité, il sourit à l’enfant et lui donna une petite tape affectueuse sur la joue :

— Ce n’est rien, mon garçon, dit-il d’une voix caverneuse en frottant la légère irritation. D’ici demain, il n’y paraîtra plus rien.

En se relevant, le barbare prit Grrawn par la main.

Ensuite, fronçant ses sourcils broussailleux, il s'adressa à nouveau au groupe de guerriers et leur lança un ordre bref, tout en leur désignant la fosse. Obéissant à celui qui semblait être leur chef, les chasseurs s’empressèrent de dégager les branches, puis, les réutilisant, ils réaménagèrent un plancher en forme de treillis masquant le sommet du trou, qu’ils recouvrirent de mousse, de terre et de feuillages.

Grrawn, qui ne perdit rien de l’étrange scène, suivit d’un œil curieux l’extraordinaire ouvrage que confectionnèrent les humains avec des branchages. Au fur et à mesure que les travaux avançaient, l’enfant commença à comprendre pourquoi, lorsqu’il était passé au-dessus de la fosse, le sol s’était subitement dérobé sous ses pieds. Un fin sourire aux lèvres, il découvrait un moyen ingénieux d’attraper de grosses proies, sans endurer les fatigues qu’occasionnaient les folles poursuites à travers les forêts.

S’apercevant que sa main était toujours prisonnière de celle du grand humain, le jeune garçon, qui aurait bien aimé s’éclipser discrètement, tenta de la retirer. Mais après maints efforts et tentatives infructueuses, il finit par se rendre à l’évidence : c’était peine perdue, tant la puissante poigne du géant ne lui laissait aucun espoir.

Une fois les travaux de remise en état de leur piège achevés, les chasseurs confectionnèrent des structures en bois sur lesquelles ils installèrent les corps de leur compagnon et du warga tués au cours du combat. Aucune de ces étranges activités manuelles n’échappèrent à l’attention du jeune Grrwan. Ne pouvant s’échapper, il en profitait pour observer tous ces préparatifs et découvrait avec un grand intérêt que ses mains, si elles usaient d’objets brillants, pouvaient façonner le bois plus facilement et bien plus efficacement que les dents de la plus puissante des mâchoires. Fasciné par ce qu’il voyait, il se surprit à mimer les gestes de l’un des chasseurs en imaginant tenir un de ces outils étincelant à la main. S’apercevant de l’émoi que procurait l’activité de ses compagnons au jeune garçon, le grand barbare posa sur lui un regard attendri et amusé, tout en se demandant depuis combien de temps celui-ci pouvait errer dans la forêt.

À peine les traîneaux de branchages furent-ils achevés que Korn donna le signal du départ. Immédiatement après avoir rassemblé leurs affaires et pansé les derniers blessés, les chasseurs se mirent en route. La main toujours solidement tenue par celle de son protecteur, Grrawn trébuchait à chaque pas, tandis qu'il se tordait le cou en vain, à rechercher derrière lui d'un signe de la présence de son frère ou de sa meute.

Tapis dans les fougères à quelques bonds à peine des bords de la fosse où ils avaient combattu les humains, les trois wargas survivants qui, ayant tous été plus ou moins sérieusement blessés au cours du combat, léchaient leurs plaies et leurs meurtrissures.

Après leur fuite, Ownrr en tête, les wargas étaient revenus silencieusement sur leurs pas, puis demeurés discrètement à distance respectable du groupe de chasseurs barbares.

 Parfaitement dissimulés au milieu de la végétation, les grands loups avaient tout d’abord observé les humains tandis que ceux-ci œuvraient à la reconstruction de leur piège, avant de façonner d’étranges litières transportables sur lesquelles ils avaient emporté la dépouille d’un des leurs, ainsi que celle du valeureux Rrwrrg.