Bran Dents de Loup - Tome 3 - Rémy Gratier de Saint Louis - E-Book

Bran Dents de Loup - Tome 3 E-Book

Rémy Gratier de Saint Louis

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Beschreibung

Opulente et orgueilleuse cité marchande, Liin règne sans partage sur le commerce du nord de Kern. Guidé par l’énigmatique Roxane, la sang-mêlé, Bran s’aventurera jusqu’au cœur même de cette métropole cosmopolite où l’argent et le crime règnent en maîtres. Une ville mystérieuse où sans cesse, dans l’ombre, se trament de sombres complots. Une cité plusieurs fois millénaire, dans les rues de laquelle, guettant le voyageur imprudent, se tapissent d’innombrables dangers.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Né à Metz en 1966, Rémy Gratier de Saint Louis est un autodidacte passionné d’Histoire et d’aventures épiques.
Il a publié aux éditions ROD puis réédité chez Encre Rouge
Bran Dents de Loup tome 1 (Heroic-Fantasy)
Bran Dents de Loup tome 2 – La Revanche du Khan (Heroic-Fantasy)
Bran Dents de Loup tome 3 – Ténèbres sur Liin (Heroic-Fantasy)
aux éditions Underground
Les Fabuleuses Aventures d’Arielle Petitbois Tome 1 – La Fille de samin (Fantastique)
aux éditions de la Banshee
Les Sources du Mal (Fantastique)
blog de l’auteur : http://rgdsl-auteur.blogspot.com/









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Éditions Encre Rouge

®

Rémy

GRATIER de SAINT LOUIS

Précédemment...

 Venu du Grand Nord, une terre froide et hostile peuplée de farouches tribus barbares et de redoutables créatures, Bran est un guerrier accompli. Né au sein d’une meute de Wargas{1}, ces grands loups protégés de la déesse Kahina, il fut, à l’aube de ses dix printemps, capturé par des chasseurs du clan Gorak, puis adopté par Korn, le plus légendaire des guerriers storns qui se désespérait de n’avoir jamais eu de descendance.

 En quelques années, Korn fit de son fils un combattant digne de lui succéder. À peine ce dernier avait-il achevé l’Orak, l’épreuve initiatique par laquelle tout jeune Storn devait passer pour atteindre le statut de guerrier du clan Gorak, qu’une terrible guerre embrasa le Grand Nord. Désireux d’unir la totalité des clans sous son autorité, Haaron, un puissant chef storn, ambitionnait de se faire couronner roi du Nord. Prenant la tête d’une très forte coalition, il entra en conflit avec plusieurs clans, dont celui de Bran, réputé pour la vaillance de ses guerriers et qu’il vainquit par traîtrise au cours d’une bataille acharnée. Au terme d’un combat titanesque, durant lequel Korn se couvrit d’une gloire éternelle avant de succomber, le clan Gorak fut totalement anéanti.

Seul survivant d’un impitoyable massacre, Bran n’eut d’autre choix que de fuir les terres qui l’avaient vu naître, non sans avoir au préalable vengé la mort de son père en prenant la tête du chef de la coalition.

Après des mois d’errance solitaire à travers les vastes forêts du Grand Nord, le jeune barbare franchit les hautes montagnes qui en marquaient la frontière avec les fertiles Baronnies, ensemble de territoires féodaux dirigés par des seigneurs aussi belliqueux qu’attachés à leurs prérogatives.

Découvrant un monde totalement nouveau pour lui, Bran fit la connaissance de Roxane, une sang-mêlé maîtrisant les arcanes, et d’un chevalier des Baronnies, le vaillant Roland de Montrouge, un homme aux préjugés aussi bien trempés que l’acier de son épée.

Réunies par un caprice du destin, ces trois personnalités, que rien ne semblait pouvoir rapprocher, se retrouvèrent à parcourir ensemble de sombres galeries creusées jadis sous la montagne par les peuples nains. Ils y combattirent les guerriers d’Arrhach’Khan, un redoutable et ambitieux khan Morkaï, venus s’emparer d’un puissant artéfact orc scellé dans les entrailles de la Terre, en un lieu demeuré secret pendant des siècles.

Forgée par Mohork lui-même, Narhaaraz, la hache du pouvoir, donnait au guerrier orc qui la brandissait la légitimité pour diriger tous les clans et les tribus réunis sous une même bannière. Arrhach’Khan convoitait ce pouvoir et ambitionnait de lever une immense armée avec laquelle il ravagerait le monde des hommes.

I

LIIN

Surpris, l’homme tressaillit et blêmit un court instant avant d’afficher un large sourire de circonstance. Cela faisait un petit moment qu’il suivait la jeune femme dans l’obscurité des rues de la ville endormie, et voilà que sans crier gare, celle-ci venait brusquement de faire volte-face.

Drapé dans un manteau terreux et passablement défraîchi, à l’instar de Roxane, l’inconnu masquait en partie son visage sous un capuchon qui lui retombait sur les yeux. Hésitant à faire un pas de plus, d’un geste nerveux, il posa ostensiblement sa main sur la poignée d’un long poignard passé en travers de sa ceinture, attitude qui en dit long sur la nature de ses intentions.

Il était dangereux de se retrouver seul la nuit dans les rues de Liin. Depuis son arrivée, quelques jours plus tôt, Roxane ne cessait de se l’entendre dire.

— Pour... pourquoi me suivez-vous ? hésita-t-elle alors en posant à son tour une main fébrile sur la poignée de sa dague, se rendant compte qu’en quittant précipitamment l’auberge, après sa dispute avec Bran, elle n’avait pas pris la précaution de se munir de son épée.

Pour toute réponse, l’homme tira sa lame en ricanant et la fit passer d’une main à l’autre, tentant visiblement d’intimider la jeune femme en lui démontrant son adresse. D’une taille plutôt modeste, le malandrin était solidement bâti. Au hasard d’un rayon de lune qui perça au travers des nuages, Roxane put entrapercevoir, dépassant de son capuchon de toile grossière, le bas grêlé du visage de l’inconnu, ainsi que sa bouche aux lèvres épaisses que déformait un sourire venimeux. 

— Tu n’en as pas une petite idée, ma belle ? finit-il par grincer en s’approchant, le regard torve.

— Je... je vous déconseille de… de faire un... un pas de plus, bredouilla-t-elle alors en dégainant maladroitement sa dague, tout en reculant en direction du mur d’une habitation contre lequel elle espérait pouvoir s’appuyer pour repousser un assaut qu’elle pressentait imminent.

Tandis que l’homme semblait consentir à rester à bonne distance de l’arme menaçante de Roxane, un bruit de pas provenant des arrières de la jeune femme lui fit immédiatement renoncer à ce projet. Surgissant de l’ombre, deux silhouettes, elles aussi drapées dans de longs manteaux de toile brune, firent leur apparition dans la ruelle, leurs lames nues reflétant la clarté lunaire.

— J’aurais très bien pu te dire que je ne te suivais pas, belle enfant, ironisa le malandrin qui semblait être le chef de ce trio de coupe-jarrets. Mais ça n’aurait été qu’un vilain mensonge, ne crois-tu pas ?

Tandis qu’elle observait, tour à tour, les trois hommes qui la cernaient désormais, Roxane tentait désespérément de remettre de l’ordre dans son esprit encore embrumé par les vapeurs de l’alcool. Maudissant le vin d’Alcaria dont elle avait une nouvelle fois abusé, aussi bien que sa récente dispute avec Bran, la jeune femme avait du mal à se concentrer. Sa tête lui tournait et faisait onduler chaotiquement tout ce qui l’entourait. Tenir debout était déjà un exploit, se battre risquait malheureusement d’être au-dessus de ses forces. Se sachant une proie facile, elle s’en voulait terriblement de ne pouvoir, par son manque de tempérance, se servir de son art. Si l’usage des arcanes aurait aisément pu lui permettre de se tirer de ce mauvais pas, son incapacité à maintenir le haut niveau de concentration que leur emploi exigeait l’exposait à de plus grands dangers encore. Il lui faudrait donc ne s’en remettre qu’à ses seules compétences martiales si elle voulait se tirer de ce mauvais pas.

Étreignant de toutes ses forces la poignée de son arme, Roxane réalisait à quel point elle avait été idiote d’avoir ainsi quitté la taverne, après que Bran lui ait signifié qu’elle avait trop bu. Peu habituée à être rabrouée de la sorte, et encore moins par un barbare storn adolescent à peine débarqué du Grand Nord, l’intervention de celui-ci l’avait profondément vexée. Son inhibition, due à la trop grande quantité d’alcool absorbée ainsi qu’à son caractère naturellement emporté, avait malheureusement fait le reste.

— Maudit soit le vin d’Alcaria ! grogna-t-elle, bien décidée à ne pas faciliter la tâche à ses agresseurs.

*****

Leur arrivée, quelques jours plus tôt, dans la célèbre cité marchande, avait profondément marqué le jeune barbare. Un temps impressionné par les puissantes et antiques murailles crénelées qui l’entouraient, et dont les hautes tours coiffées d’ardoise se distinguaient à des lieues de distance, Bran fut littéralement émerveillé quand, après avoir, non sans mal, franchi la barbacane puis la porte nord de la ville, ils avaient enfin pu pénétrer dans Liin.

Dernière grande cité de l’Empire avant les Baronnies et le Grand Nord, Liin représentait, depuis des décennies, le plus fidèle bastion de la puissance impériale sur sa frontière nord. Comme la plupart des cités impériales d’importance, Liin était dirigée par un conseil de douze Prud’hommes, avec à sa tête un gerefa qui, premier magistrat de la ville, en assurait la gouvernance avec des pouvoirs particulièrement étendus.

Avec l’affaiblissement de l’Empire et le transfert du pouvoir qui en résultait, gagnant toujours plus d’indépendance par rapport au gouvernement central, Liin finit, au fil des années, par obtenir un statut particulier, un statut très proche de celui d’une ville Libre. Toutefois, bien que l’opulente cité se soit vu accorder bon nombre de privilèges, elle n’était pas encore parvenue à s’affranchir tout à fait de ses liens avec le vieil Empire moribond. Vestige de sa puissance militaire, celui-ci y maintenait toujours une garnison, même si l’effectif de cette dernière n’avait cessé de décroître avec le temps. En règle générale, le contingent se composait d’une centaine de sergents d’armes montés, auquel il fallait ajouter quelques troupes auxiliaires à pied, principalement des arbalétriers et des hallebardiers.

Habituellement menée par un envoyé de la capitale dont, hélas, le plus grand désir était de retourner au plus vite dans l’entourage de l’empereur, malgré la richesse de son équipement, cette troupe ne bénéficiait malheureusement pas d’un haut niveau d’entraînement. Cependant, la récente nomination à sa tête de l’austère baron Lothaire de Keln commençait à apporter quelques changements au sein de la garnison impériale. Cette dernière avait ses quartiers dans une imposante citadelle qui, située au sud de la ville, commandait l’accès de la porte Impériale, puissant ouvrage défensif ouvrant sur la route du même nom. Faisant preuve d’une implication et d’un comportement bien plus volontaire que ses prédécesseurs, le nouveau capitaine semblait bien décidé à redonner à sa charge l’importance qu’au fil du temps et par laxisme, elle avait peu à peu perdue auprès des autorités de Liin.

Fondée près de cinq siècles plus tôt, alors que l’Empire était en pleine expansion, Liin fut bâtie sur les ruines d’une antique agglomération construite à l’aube du temps des hommes, au point de confluence de deux rivières. Après avoir été mystérieusement abandonnée par ceux qui l’avaient jadis érigée, la cité et les terres environnantes demeurèrent longtemps inhabitées. Réputée pour abriter mille dangers, pourtant très fertile, cette région ne connut que peu d’activité avant que, cherchant à s’étendre vers le nord du continent, l’Empire ne s’y intéresse enfin.

Le site de l’actuelle Liin fut découvert au cours d’une expédition dont les membres étaient chargés d’étudier et de cartographier les territoires qui, devenus la marche nord de l’Empire au faîte de sa puissance, allaient ensuite donner naissance aux Baronnies, quand celui-ci, secoué par des luttes de pouvoir, commença à s’effriter. Lorsque les premiers colons arrivèrent au confluant des deux rivières, ils trouvèrent les vestiges d’une ancienne cité dont certaines des bâtisses, à l’architecture étrange et inconnue, ne montraient aucun signe de délabrement. Des fouilles et l’étude de poussiéreux manuscrits permirent de déterminer que l’antique cité avait été abandonnée plus de mille ans auparavant par ceux qui l’avaient érigée.

Grâce au dynamisme des colons et aux insatiables besoins d’un Empire à nouveau en pleine expansion, Liin devint rapidement un de ses fleurons économiques, rivalisant même avec sa capitale.

Les merveilles architecturales, que s’empressèrent d’aménager ses nouveaux occupants, ne furent pas le seul legs que laissèrent les anciens habitants de la mystérieuse cité. Dans la partie la plus vieille de la ville, là où étaient rassemblés les bâtiments les mieux conservés, les colons découvrirent ce qu’ils nommèrent très rapidement, bien que faussement, le « Mausolée ». Ce dernier se présentait sous la forme d’un gouffre couronné par une construction en pierre et de forme circulaire ressemblant à un cloître. La particularité de cet étrange gouffre était d’être bordé par une espèce de large chemin dallé hélicoïdal, et ses parois étaient percées d’innombrables alcôves ornées de bas-reliefs finement sculptés. Pour les profanes, les scènes mystérieuses représentées sur les murs, ainsi que les hautes colonnes caryatides à l’aspect effrayant qui décoraient l’ensemble, ne pouvaient avoir pour but que de tenter d’éloigner les curieux et les indésirables de ce qui ne semblait être qu’une immense nécropole.

 L’apparente tranquillité de cet étrange et sinistre « mausolée » en fit rapidement un lieu de promenade pour la bourgeoisie de Liin en mal de sensations, jusqu’à ce que des événements dramatiques fassent cesser cette activité et fermer le site. De trop nombreuses et mystérieuses disparitions ayant été constatées, les autorités en déduisirent que les lieux attiraient des criminels qui profitaient de l’isolement de leurs proies pour agir. L’accès à la nécropole et à son parc fut donc condamné par de hautes grilles.

Si, au départ, le gerefa de Liin, titre donné au premier magistrat de la cité, n’était que le représentant de l’Empire et nommé ainsi pour respecter une tradition impériale, la déliquescence du pouvoir central permit peu à peu aux patriciens de la ville d’établir une certaine hégémonie. Le Conseil de la ville dépendait d’une élection dont les principaux acteurs étaient les grandes familles patriciennes de la cité. Par habitude, les Prud’hommes, nommés « Richterkreis », étaient toujours choisis au sein des plus puissantes familles de Liin. La nomination du gerefa était faite par un collège restreint, celui-ci étant composé par les douze chefs de quartiers, ainsi que par certains notables. Par tradition, sans doute aussi pour faire perdurer l’illusion de la puissance de l’Empire, c’était le capitaine de la garnison impériale qui était chargé de remettre les attributs de la fonction de gerefa : le Grand Sceau de la ville ainsi que le Bâton de Justice que le magistrat se devait de porter dans les grandes occasions.

Au fil du développement et de l’agrandissement de la ville, de nouvelles subdivisions administratives apparurent. Illustré par la création de quartiers supplémentaires, ce développement progressif donnait un aspect de coquillage à la cité qui, depuis près d’un siècle, semblait être arrivée à un équilibre.

 Douze quartiers composaient Liin. Neuf occupaient l’intérieur de l’enceinte fortifiée et trois étaient construits hors de ses murs et s’appuyaient sur ses remparts. Si ces quartiers, nommés « Kreis », n’étaient pas voués à une activité unique, on pouvait cependant y discerner une principale. Celle-ci était comme le symbole du Kreis et bien souvent la source de revenus de la famille du Richterkreis qui le dirigeait. Les habitants de Liin étaient très fiers de leurs quartiers et en portaient toujours bien haut les couleurs lors des différents événements ou fêtes populaires. Chaque « Kreis » possédait son cimetière et son temple, ceux-ci rivalisant d’un luxe ostentatoire. À Liin, comme dans la plupart des grandes cités de l’Empire, on naissait dans son quartier, on y travaillait, on y fondait une famille et on y était enterré.

*****

Jamais, durant sa courte vie, le jeune Storn n’avait eu l’occasion de voir une telle cité. Plaque tournante du commerce avec les anciennes terres sauvages, ainsi qu’avec les provinces du nord, devenues depuis les Baronnies, Liin avait très tôt fait montre d’une certaine indépendance quand, minée par des conflits de succession et des bouleversements religieux, l’autorité impériale s’était faite moins incontestable.

Percée de larges avenues où se massaient d’innombrables badauds devant les échoppes des marchands, Liin était avant tout une ville commerçante. Progressant au milieu d’une foule bigarrée et bruyante, la bouche ouverte d’admiration, l’imposant barbare ne cessait de bousculer les passants, tant son regard était attiré par les hautes demeures, souvent construites sur trois ou quatre étages. Agglutinées les unes aux autres, ces habitations formaient des masses compactes entrecoupées de sombres ruelles d’où surgissaient sans cesse des enfants, quand ce n’était pas des mendiants ou des lascars aux mines patibulaires. Même les bourgs fortifiés des Baronnies semblaient n’être que de simples hameaux face à la cité impériale. Le long des grands axes de circulation, les façades finement sculptées de somptueux palais rivalisaient de splendeur avec celles des riches maisons bourgeoises. Le manque d’espace obligeait les nouvelles constructions à s’élever sur plus de cinq étages, certaines de ces demeures élancées pouvant abriter jusqu’à une dizaine de familles. Plus de cinquante mille âmes vivaient en ces lieux. Bien plus que ne pouvaient en compter tous les clans storns réunis.

Cité marchande, les corporations de négociants et d’artisans avaient pour Liin une importance de tout premier ordre. Leur florissante activité faisait la richesse de ses habitants et des voyageurs venus des quatre coins de Kern pour y proposer leurs marchandises. Arrivaient inlassablement de longs convois de chariots ainsi que des navires fluviaux, tous emplis à craquer de fourrures, de bois, d’objets manufacturés et d’ambre noir. Joyau extrêmement rare que l’on ne trouvait qu’au cœur des forêts des Baronnies et chez les plus grands joailliers de Kern, l’ambre noir s’arrachait à prix d’or et quittait l’opulente cité en direction de lointains territoires où elle était fort prisée. Cette incessante activité donnait du travail à une foule de personnels, et notamment à de nombreux mercenaires qui, chargés d’escorter les convois, bénéficiaient, quand ils étaient sous contrat, d’un droit à circuler armés dans la cité.

Afin d’éviter que de simples rixes ne dégénèrent en sanglants combats, une règle stricte était imposée à tout porteur d’arme, quand cette dernière se trouvait être plus longue ou plus dangereuse qu’une dague. En effet, à peine une arme dépassant la taille requise était détectée par les factionnaires placés aux portes de la cité, son propriétaire, s’il n’était pas un mercenaire sous contrat, se voyait dans l’obligation d’y faire apposer un « plomb ». Si ce dispositif n’empêchait nullement de se servir de ladite arme, toute utilisation de celle-ci le brisait irrémédiablement. En cas de contrôle par une des nombreuses patrouilles de miliciens qui parcouraient la ville, tout possesseur d’une arme non plombée se voyait contraint de payer une très lourde amende, avant d’être jeté dans un des culs de basse-fosse de la « Tour au Fou », lieu dont la sinistre réputation suffisait à dissuader le plus grand nombre de braver l’autorité du gerefa.

Utilisant habilement le sceau qu’ils avaient trouvé sur le corps du capitaine des mercenaires, chef de la petite armée rassemblée par le ténébreux sorcier Aestius,{2} les deux voyageurs avaient franchi sans encombre les postes de garde successifs, sans jamais être inquiétés par les soldats au regard de loup qui en surveillaient les abords.

Occupée elle-même à dissimuler ses attributs de sang-mêlé, Roxane avait été grandement soulagée de ne pas avoir, grâce au sceau, été dans l’obligation de convaincre Bran de laisser les factionnaires plomber ses armes. L’esclandre, que n’aurait pas manqué de déclencher le jeune Storn, aurait à coup sûr fortement compromis leurs chances de pénétrer dans la cité.

Depuis l’avènement de la nouvelle religion monothéiste, comme c’était le cas dans tout l’Empire, non seulement la pratique des arts magiques était désormais proscrite et punie de mort, mais tous les êtres non humains ou « imparfaitement » humains se trouvaient déclarés « indésirables » sur le territoire impérial et ceux de ses alliés. Si cela ne posait pas de problème pour les Nains, les derniers représentants de cette race ayant disparu de la surface du continent depuis des décennies, cela en était toujours un pour les Elfes. Bien que la plupart des nations elfiques aient quitté Kern, il en subsistait encore quelques-unes dans des lieux reculés. Fort heureusement pour ces petites communautés, elles étaient dotées de suffisamment de pouvoirs pour qu’aucune force impériale ne puisse être réellement en mesure de les déloger de leurs sanctuaires.

Accusés de répandre le chaos, au travers de leur utilisation des arcanes magiques, les Elfes étaient identifiés comme des créatures démoniaques par les adeptes du Créateur, le dieu unique. Le sort qui leur était réservé, quand l’un d’eux tombait au pouvoir des fanatiques religieux, était des moins enviables. Un destin funeste que Roxane n’avait pas vraiment le désir de connaître.

Bien qu’incommodé par l’odeur épouvantable qui s’échappait des ruisseaux creusés à même les rues, qu’elles soient pavées ou tout simplement de terre battue, le jeune Storn avait insisté pour continuer à baguenauder dans la cité. Peu désireuse de visiter une ville qu’elle connaissait déjà pour y avoir séjourné quelques mois auparavant, Roxane le supplia de la laisser leur trouver une auberge digne de ce nom. Un établissement où elle pourrait enfin se reposer dans un vrai lit, et surtout prendre un bain chaud qu’elle appelait de ses vœux.

Après une longue et éprouvante semaine d’un voyage commencé aux contreforts du Grand Nord, marquant la frontière entre ces terres barbares et les Baronnies, la jeune femme aspirait à un peu de confort. L’hiver surnaturel provoqué par les invocations d’Aestius{3} avait, du fait de l’ensevelissement de ce dernier sous la montagne, rapidement cédé la place à un printemps trop longtemps retardé. Malheureusement, la rapide fonte des neiges avait transformé les rares routes carrossables en de véritables bourbiers fangeux, ce qui rendait toute progression particulièrement difficile pour les voyageurs qui les empruntaient. Leur trajet vers Liin en avait dès lors été sensiblement affecté.

Il ne fallut pas moins de trois journées entières à la jeune femme pour enfin parvenir à satisfaire l’insatiable curiosité de Bran. Trois jours et trois nuits durant lesquels les deux étrangers parcoururent la ville en tous sens, côtoyant le meilleur comme le pire de ce que pouvait proposer Liin à ses visiteurs. Trois jours et trois nuits particulièrement éprouvantes pour Roxane qui, rongeant son frein, enrageait de ne pouvoir commencer son enquête sur l’identité du capitaine mercenaire qu’avait vaincu Bran et sur lequel elle avait trouvé l’épée de son père, principale raison de leur présence dans la célèbre cité marchande.

Le choix de leur lieu de résidence s’était porté sur l’auberge du Mark d’Argent, un établissement situé dans le quartier du Wagenreis Kreist.Réputée pour être bien sous tous rapports et surtout fréquentée par des voyageurs et des mercenaires de renom, cette auberge se tenait à l’angle de deux rues très animées. Un lieu où le physique hors norme de Bran, ainsi que son aspect si caractéristique des farouches et redoutés barbares du Grand Nord, suscita tout de même de très nombreux commentaires.

— Par les anciens dieux ! C’est un Storn ! s’écria un homme balafré vêtu d’une broigne en cuir clouté et au visage traversé par une large cicatrice, en s’adressant au marchand que, de toute évidence, il accompagnait dans sa fonction de garde du corps.

— Un Storn ? s’étonna le bedonnant négociant en portant un gobelet de vin à ses lèvres. Oui, il me semble avoir une ou deux fois entendu parler de ces bouseux-là.

— Je ne saurais que trop vous conseiller de baisser d’un ton, Messire Bongras, le tempéra l’homme d’armes. Ces tueurs sanguinaires passent pour avoir l’ouïe fine et le caractère mauvais.

— Serait-ce de la peur que je perçois dans le timbre de votre voix, Malbrac ? sourit le marchand. Vous m’étonnez. Un mercenaire et un combattant de si grande expérience que vous qui s’effraie comme pucelle devant un musculeux jouvenceau au parfum d’étable. Regardez-le donc. Ma foi, il ne semble pas bien redoutable. Je trouve même que malgré ses larges épaules et son cou de taureau, il paraît bien moins inquiétant que la jeune femme qui l’accompagne et qui s’évertue à conserver son capuchon sur la tête, comme le ferait un bagnard ou un esclave en fuite.

— Inoffensif ? Un Storn inoffensif ? s’exclama le mercenaire avant d’obliger Bongras à regarder son visage. Vous ne savez donc vraiment rien de ces bêtes fauves ?

— M... mais… calmez-vous, Malbrac, bredouilla le marchand, surpris par la réaction de son garde du corps.

— Regardez donc cette cicatrice qui défigure mon visage.

— Euh… oui. Et alors ?

— C’est un souvenir que je garde du Grand Nord, Messire Bongras. Un souvenir que m’a laissé une lame storne. Et cette dernière était maniée par un guerrier guère plus âgé que ce barbare assis là-bas. Vous comprenez ?

— Euh… pas vraiment. Être mutilé me semble être un des risques auxquels on s’expose quand on exerce le métier de soldat, non ?

— Un risque ? sourit le guerrier en remplissant son gobelet. Nous étions près de deux cents combattants aguerris, dont bon nombre de chevaliers des Baronnies, quand une vingtaine de ces brutes nous est tombée dessus.

— Une vingtaine ?

— Oui ! juste une vingtaine.

— Que faisiez-vous donc dans cette contrée que tout le monde connaît pour être la plus dangereuse et inhospitalière de Kern ?

— Une mission idiote, répondit le mercenaire en vidant d’un trait son gobelet de vin. Une erreur de jeunesse du temps où, avec mes compagnons, nous louions encore nos épées à ces fous de barons. Nous étions jeunes et insouciants, persuadés de l’invulnérabilité des chevaliers aux armures d’acier que nous accompagnions alors.

— Et ?

— Et tandis que nous nous enfoncions en territoire hostile, sur les traces d’une bande de maraudeurs storns qui, quelques jours plus tôt, avaient attaqué et réduit à l’état de cendres un village appartenant au seigneur de Vatremont, notre puissante troupe tomba dans une embuscade.

— Une embuscade ?

— Oui, une embuscade, Messire. Au moment où nous remontions le cours d’un ruisseau, au milieu d’une lugubre forêt. Surgissant de toutes parts, ces démons nous attaquèrent.

— Vous n’aviez point d’éclaireurs ?

— Oh que si, Messire ! Les meilleurs qui soient… Ils furent les premiers à mourir.

— Ils ne décelèrent pas la présence des barbares ?

— Aucunement. Certains leur marchèrent même dessus sans se douter de leur présence.

— Quelle est donc cette diablerie ? Les Skors seraient-ils des sorciers ?

— Les Storns, rectifia le mercenaire en  adressant un regard des plus noirs à Bran, ce dernier étant bien loin de se douter qu’il était le sujet de leur conversation.

Puis, après avoir à nouveau rempli son gobelet d’un vin à la robe vermillon, le mercenaire ajouta :

— Et pour répondre à votre question : non, les Storns ne sont pas des sorciers. Ils connaissent leurs montagnes et leurs forêts mieux que quiconque et sont capables de s’y rendre totalement invisibles, attendant patiemment que leurs proies approchent pour se jeter sur elles avec une sauvagerie qui ferait passer le plus enragé des chiens de guerre pour un agneau. Dès le début de l’attaque, dissimulé sous un épais tapis de mousse, l’un d’eux a surgi sous le cheval d’un chevalier qui progressait à dix pas de moi, avant de l’éventrer. Puis, tandis que désarçonné, son cavalier était projeté à terre, avec la vivacité d’une panthère des neiges, le Storn le décapita d’un simple moulinet de sa gigantesque épée, pour ensuite se précipiter sur un autre adversaire, l’écume aux lèvres.

— C’est affreux ! s’exclama le marchand, visiblement affecté par cette terrible description.

— Nous fûmes taillés en pièce avant d’avoir pu tenter quoi que ce soit.

— Mais vous venez de me dire qu’ils n’étaient qu’une vingtaine et vous plus de deux cents ?

— Une vingtaine, tout au plus, vous avez raison. Une vingtaine de géants de près de sept pieds de haut, tous vêtus de cuirs et de peaux de bêtes. Des montagnes de muscles et de fureur. Des bêtes fauves assoiffées de sang et de carnage.

Puis, après avoir à nouveau vidé son gobelet d’un trait, tout en fixant intensément Bran, le balafré ajouta, dans un souffle :

— Même si les faits datent maintenant de plus de vingt ans, je m’en souviens comme si c’était hier. Jamais je ne pourrai oublier les cris d’effroi de mes camarades avant que la mort ne les prenne. Les Storns sont de véritables prédateurs.

— Comment avez-vous fait pour survivre à un tel massacre ?

— Ils m’ont cru mort, marmonna le mercenaire en versant le restant du cruchon de vin dans son gobelet qu’il venait à nouveau de vider.

— Comment ça ?

— Disons que j’ai eu de la chance.

— De la chance ?

— Oui, si on peut appeler cela de la chance, répondit-il en se passant la main sur l’impressionnante cicatrice qui lui traversait le visage d’une oreille jusqu’au menton.

— Cette blessure date de ce jour ?

— Oui, Messire. Un souvenir ineffaçable qui me rappelle chaque jour de me tenir éloigné de ces monstres.

— À vous entendre, on pourrait croire que vous parlez des Orcs. Vous savez, ces mythiques créatures, aujourd’hui disparues et qui occupaient jadis les territoires situés au-delà des Terres sauvages.

— Je préfère encore affronter dix de ces maudites et répugnantes engeances plutôt que d’avoir affaire à un Storn, Messire Bongras. Celui qui m’a défiguré a bondi d’un arbre avant d’atterrir au milieu d’un petit groupe de fantassins que je venais de rejoindre et qui, sous les ordres d’un chevalier, tentait d’adopter un semblant de formation de combat. La lame du jeune barbare virevolta alors en tous sens, taillant les chairs et brisant les os. En moins de deux battements de cœur, cinq d’entre nous gisaient au sol. Lorsque, gravement blessé au thorax et au visage, je tombais à mon tour, les corps sans vie du chevalier et d’un de mes infortunés compagnons s’abattirent sur moi, masquant ainsi ma présence à nos vainqueurs.

— Vous étiez encore conscient ?

— Oui, Messire. Parfois encore, j’entends l’écho de leurs voix gutturales et rocailleuses hanter mes nuits. Leurs rires gras, quand, prélevant de morbides trophées sur les corps de ceux qu’ils pensaient avoir été les plus vaillants de leurs adversaires, ils plaisantaient comme des adolescents, résonnent encore dans ma tête. Oui, par les anciens dieux, j’ai eu beaucoup de chance.

— Cette mystérieuse jeune femme doit être passablement fortunée pour se payer les services d’un tel garde du corps, dit alors le marchand en détaillant du regard l’impressionnant physique du barbare.

— En général, très peu de ces démons s’aventurent au-delà des montagnes qui entourent le Grand Nord, Messire. Et celui-ci me semble bien jeune pour avoir choisi le métier de garde du corps, une profession que n’exercent habituellement que d’anciens soldats, las des batailles rangées et des vicissitudes des longues campagnes militaires. Tout ceci est étonnant. Intrigant, même, et…

— Allons, Malbrac, ne vous troublez pas le sang pour si peu ! le coupa le marchand en faisant signe à la fille de salle de leur apporter un nouveau cruchon de vin. Je vous rappelle que je vous paye pour assurer ma sécurité et non pour vous intéresser aux origines des gardes du corps des autres voyageurs que nous croisons dans les auberges. Vidons-là ce dernier cruchon et ensuite, nous irons nous coucher. Une longue journée de voyage nous attend demain.

— Vous avez sans doute raison, lui répondit le mercenaire en lui tendant son gobelet, sans pour autant quitter des yeux le jeune barbare. Après tout, tout ceci n’est que de l’histoire ancienne.

Bientôt accompagné d’une jeune et jolie danseuse, un groupe de saltimbanques composé de trois musiciens s’installa au milieu de la grande salle de l’auberge, après que le tenancier eût fait déplacer quelques tables. Rapidement, l’atmosphère se réchauffa, certains clients allant même jusqu’à danser aux côtés de la jeune fille. De nouveaux voyageurs arrivant sans cesse pour se mêler aux convives déjà présents, la soirée s’annonçait des plus joyeuses.

Se laissant gagner par l’ambiance particulièrement chaleureuse et festive qui régnait désormais dans l’auberge, Roxane fit l’erreur de trop souvent permettre à son hanap de se remplir. Hanap qu’il lui fallut bien vider pour ne pas froisser, selon ses dires, les aimables messieurs qui les lui faisaient servir. S’en tenant à une étonnante sobriété pour un guerrier qui pourtant, aux yeux de l’assistance, avait tout d’un barbare, Bran se risqua à tenter de tempérer la jeune femme.

Cédant alors à la colère, dans un geste qu’elle allait plus tard regretter, Roxane avait jeté son cruchon à la tête de son compagnon. Habilement esquivé par l’agile guerrier, le projectile vint malencontreusement s’écraser sur le crâne d’un client qui, au vu de son équipement martial, ne pouvait être qu’un des nombreux mercenaires chargés d’escorter les caravanes en provenance de l’Empire. Le cuir chevelu entaillé et voulant se faire justice en corrigeant l’écervelée, l’homme buta sur Bran. S’interposant de toute sa taille, ce dernier l’empêcha naturellement de mener à bien son projet. Une courte rixe éclata aussitôt, tandis que vexée, Roxane quittait les lieux et s’enfonçait en titubant dans la nuit.

*****

— P... plus un pas, bande de porcs ! grogna Roxane avec un peu d’hésitation dans la voix, alors qu’échangeant des regards complices, les trois hommes se rapprochaient d’elle.

Soudain, d’un habile et rapide coup de pied, envoyant sa dague rebondir sur les pavés quelques pas plus loin, l’un des malandrins désarma la jeune femme. Profitant de cette diversion, leur chef enserra aussitôt Roxane de ses bras puissants, pendant qu’un de ses compagnons sortait un sac de toile de sous son manteau.

— Fourre z’y la tête dans l’sac, Conrad ! lança-t-il à l’adresse de celui-ci. J’entends déjà résonner les marksd’argent que cette drôlesse va nous rapporter.

Soudain, au moment où Conrad s’exécutait, un éclair métallique s’abattit sur les malfrats, aussitôt suivi d’une impressionnante gerbe de sang qui vint éclabousser leur chef, en même temps que la façade de la maison auprès de laquelle se déroulait la scène.

— Sang et Démon ! grogna-t-il, en voyant s’effondrer à ses pieds les corps inanimés de Conrad et de Farel, son autre compagnon.

Surgissant du néant tel un fauve nocturne, une ombre gigantesque et animale venait d’apparaître au beau milieu du petit groupe. Baignée un instant par la lueur de la lune se libérant des nuages, cette ombre se révéla avoir un visage. Un visage au aux yeux sauvages et brûlant d’un feu volcanique. Cette vision d’effroi fut la dernière qu’eut le brigand avant que la lame de Bran ne tranche les muscles de son cou. Un rictus de surprise figé sur les lèvres et le regard devenu subitement inexpressif, la tête du malfrat s’immobilisa au milieu du ruisseau de la ruelle, alors que, tel un sac de grain, son corps décapité s’affalait mollement sur le sol fangeux.

*****

Pénétrant par la fenêtre entrouverte de la chambre, les doux rayons du soleil matinal illuminant les murs défraîchis de la pièce réchauffaient le corps de Roxane, recroquevillée sur le lit où, après l’avoir tiré du mauvais pas dans lequel elle s’était fourrée la nuit même, Bran l’avait installée. Occupé à recoudre sa tunique de cuir malmenée par sa vie d’errances à travers le Grand Nord et les péripéties des dernières semaines, le guerrier ne semblait pas vouloir prêter attention au réveil difficile de la jeune femme. Ne trouvant rien d’autre que ses mains pour protéger ses yeux incommodés par la forte luminosité, les cheveux en bataille et la bouche pâteuse, Roxane émergeait péniblement de son sommeil d’ivrogne. Ronchonnant et pestant, elle se plaignait d’un mal de tête qui lui faisait penser qu’un forgeron avait élu domicile dans son crâne.

—  Je te conseille de laisser ta langue derrière tes dents, Bran, grogna-t-elle en croisant le regard du jeune barbare, tandis qu’elle cherchait des yeux de quoi calmer la fringale qui faisait gargouiller son estomac. Je ne suis pas d’humeur à écouter des reproches.

Devinant ses intentions, il lui désigna du menton un plateau posé sur un tabouret situé non loin du lit et sur lequel avaient été disposés une miche de pain, une cruche de lait et un demi-fromage. Puis, sans lui accorder un regard, le jeune Storn se concentra à nouveau sur son ouvrage.

Son petit déjeuner avalé, Roxane retrouva un peu de sa bonne humeur, à mesure que son mal de tête s’estompait. Remettant de l’ordre dans son esprit, le détail de son escapade nocturne lui revint en mémoire. Arrivé à point nommé, Bran l’avait tirée d’un bien mauvais pas. Les enlèvements de jeunes femmes n’étaient pas rares dans les grandes cités telles que Liin. Observant silencieusement le jeune barbare toujours penché sur son minutieux travail de couture, Roxane mesurait sa chance de l’avoir pour compagnon. Le sort, certainement peu enviable que lui réservaient les trois malfrats, lui faisait prendre la résolution de ne plus absorber la moindre goutte d’alcool tant qu’ils fouleraient le sol de cette cité… ou du moins, de faire preuve d’un peu plus de tempérance à l’avenir.

En se rendant à Liin, d’où, selon toute vraisemblance, semblait venir le capitaine de mercenaires dont elle voulait impérativement découvrir l’identité, Roxane pensait pouvoir trouver des informations sur le passage, dans cette ville, plusieurs années auparavant, de son père aujourd’hui disparu et dont elle s’était mise en quête. Son seul indice était l’épée elfique de ce dernier qu’elle avait découvert ornant la ceinture dudit capitaine mercenaire, peu avant que Bran ne le tue. Que faisait l’arme de son père au côté d’un pareil individu ? Comment l’avait-il acquise ? Porteur d’un sceau de la ville lui permettant de circuler à sa guise, quels étaient ses rapports avec les autorités ? Autant de questions qui, pour la jeune femme, restaient à ce jour sans réponses et auxquelles elle était fermement résolue à en trouver.

II

LA TOUR AU FOU

Après s’être accordé une journée de repos à l’auberge du Mark d’Argent et prenant le risque de laisser Bran baguenauder seul à sa guise dans les quartiers environnants, Roxane pouvait enfin commencer son enquête. Sillonnant la cité, elle posait des questions dans les tavernes et sur les marchés qui étaient forts nombreux. Décrivant du mieux qu’elle le pouvait le capitaine mercenaire dont elle ne connaissait pas le nom, la jeune sang-mêlé essayait d’obtenir des informations sur l’homme qu’elle soupçonnait être à l’origine de la disparition de son père.

 À force de patience et d’obstination, alors qu’elle interrogeait sans succès tout ce qu’une taverne délabrée comptait d’ivrognes en mal de conversation, et de gobelets de vin généreusement offerts, la chance lui sourit enfin. Reprenant confiance, Roxane apprit que l’homme qu’elle recherchait répondait au nom d’Éginhard Bras-De-Fer et qu’il était connu pour être le chef d’une compagnie de mercenaires à la sombre réputation. Ce précieux renseignement fut obtenu auprès d’un vieux bottier au nez vermillon en forme de fraise et à l’haleine de chien malade. Une fois qu’il eût englouti une demi-douzaine de gobelets d’un vin aigre dont il semblait être particulièrement friand, jurant et rotant comme un soudard, l’artisan ne cessa de se plaindre dudit capitaine que, grâce à la description vraiment bien détaillée que venait de lui faire la jeune femme, il avait immédiatement reconnu. Entre deux jurons, Roxane crut comprendre que le mercenaire lui devait une somme rondelette pour la confection d’une paire de bottes en cuir de mouflon, qu’à ce jour il n’était toujours pas venu chercher à son échoppe et qu’il ne lui avait, bien entendu, pas payée. L’état d’ébriété avancé de l’informateur ne lui permettant pas d’en apprendre davantage, aussi succinct fût-il, ce précieux renseignement confirmait à la sang-mêlé la présence, ou du moins le passage de cet Éginhard Bras-De-Fer à Liin. Ce simple indice pouvant sembler assez maigre, il n’en constituait pas moins un début de piste et redonnait espoir à Roxane. Elle avait enfin un nom sur lequel baser ses recherches.

Forte de cette information, la jeune sang-mêlé avait poursuivi ses investigations, n’hésitant pas, pour cela, à fréquenter les lieux où il était aisé de rencontrer tout ce que la cité comptait comme soldats de fortune et de mercenaires en mal de contrats. Cette engeance étant connue pour ne se livrer à d’intéressantes confidences qu’à condition que l’on soit disposé à discrètement leur glisser quelques pièces d’argent au creux de la main, après avoir largement ouvert sa bourse pour étancher la soif des ivrognes, Roxane était cette fois bien résolue à sacrifier tout ce qui lui restait de son maigre pécule pour obtenir d’autres informations.

Le soir venu, craignant de s’exposer à revivre sa récente mésaventure nocturne, la jeune femme se décida enfin à rentrer à l’auberge dès la nuit tombée. Délestée de la totalité de ses économies, elle avait en revanche pu obtenir une foule de renseignements particulièrement intéressants. Éginhard Bras-De-Fer n’était pas qu’un simple mercenaire, mais l’ancien chef de la milice de Liin. Un homme violent et ambitieux qui, après avoir été accusé de corruption, avait été dans l’obligation de démissionner de son poste, et ce, malgré le soutien inconditionnel que lui apportait alors Herbert Köning, le gerefa actuel.

Particulièrement cupide, l’ancien haut responsable de la milice ne s’était pas fait que des amis dans la cité marchande. Fermant volontairement les yeux sur les activités criminelles de trois des cinq guildes{4} de voleurs de Liin, en échange de substantiels pots-de-vin, Éginhard Bras-De-Fer s’était fait, en la personne des chefs des deux autres maisons, des ennemis particulièrement retors. Tancrède d’Ayron, grand-maître de la Main noire, ayant été jusqu’à mettre un contrat sur sa tête. Malheureusement pour le chef de guilde, bien qu’il ait été déchu de son poste de chef de la milice, Éginhard possédait encore de nombreux appuis à Liin. Devenu, depuis, mercenaire et spadassin, Herbert Köning, qui lui conservait toute son affection, lui confia d’importantes missions privées, dont bon nombre d’entre elles consistaient à éliminer des fâcheux, quand il ne s’agissait pas tout simplement de rivaux politiques ou de maris jaloux. Dans certains salons à la mode circulait même la rumeur selon laquelle le gerefa Köning pouvait avoir un lien avec la mort de feu Karloman Buranus, son prédécesseur. Cette mort inopinée arrivant fort à propos, elle lui avait ouvert la voie à sa succession au poste de premier magistrat de la riche cité marchande.

Ce que Roxane ignorait, c’est que tout au long de la journée, une ombre furtive et discrète avait suivi chacun de ses déplacements. Une silhouette encapuchonnée qui, aussi à l’aise au cœur de la foule que dans les ruelles désertes, n’avait manqué aucun de ses faits et gestes. Une ombre qui, demeurant toujours à bonne distance, venait maintenant de la suivre jusqu’au Mark d’Argent.

Lorsqu’elle eut refermé la porte de la grande salle de l’auberge derrière elle, Roxane s’étonna de ne pas y voir Bran attablé près de la cheminée, emplacement où ils avaient pris l’habitude de s’installer pour prendre leurs repas. Interrogeant alors le tenancier, la jeune femme apprit que son compagnon n’était pas reparu depuis le matin où, peu après elle, il avait quitté l’établissement. Intriguée, elle gravit à toute vitesse les marches de l’escalier de bois menant à l’étage et se précipita dans leur chambre pour y constater que, comme elle le lui avait conseillé, Bran y avait laissé ses armes afin de ne pas attirer sur lui l’attention des patrouilles de miliciens.

Mais où peut bien être passé cet idiot ? pensa-t-elle en s’approchant de la fenêtre, soudainement inquiète. Espérons qu’il ne lui soit rien arrivé de fâcheux. Cette ville est plus dangereuse qu’une fosse remplie d’aspics.

Se rappelant alors les moments où, ensemble, ils avaient parcouru d’inhospitalières galeries sous la montagne pour y affronter de redoutables Orcs, ainsi qu’un mage noir et sa troupe de mercenaires, Roxane se rassura bien vite. Formidable combattant, même sans sa grande épée, son jeune compagnon d’aventure lui semblait parfaitement capable de se défendre contre tout adversaire qui lui aurait été donné de rencontrer dans les sombres ruelles de Liin. Les trois crapules qui avaient récemment tenté de s’en prendre à elle en avaient d’ailleurs fait les frais.

Cependant, observant depuis la fenêtre entrouverte la rue où les badauds déambulaient encore malgré la tombée de la nuit, Roxane n’arrivait pas à se rassurer complètement. Dans une telle cité, le pire ennemi de Bran n’était autre que Bran lui-même. Presque incapable de s’exprimer dans une autre langue que la sienne, le jeune et farouche barbare avait les plus grandes difficultés à communiquer. Son tempérament sauvage, doublé d’une insatiable curiosité, exposait le guerrier storn aux pires ennuis qui soient. La jeune femme s’en voulait de l’avoir laissé seul dans un environnement aussi perturbant pour un être si peu habitué à un univers citadin. Craignant qu’il ne provoquât un incident, son inquiétude ne cessant de croître, une seule chose s’imposait : elle devait partir à sa recherche.

*****

Bien plus tôt dans la matinée, alors que déambulant le nez en l’air, Bran admirait les nombreuses sculptures qui, telles des fresques de pierre, rappelaient les exploits et les succès des propriétaires du palais dont elles ornaient la haute façade, le compagnon de Roxane percuta un passant tout aussi étourdi que lui. Bien moins massif que le solide guerrier venu du nord, l’homme s’étala de tout son long dans une flaque de boue où, malheureusement pour lui, surnageaient bon nombre de détritus malodorants.

— Mais quel idiot ! Mais quel idiot ! s’écria-t-il en tentant maladroitement de se relever.

Puis, réalisant à quelle impressionnante masse de muscles il avait affaire, celui qui, vêtu d’un sobre mais coûteux habit de drap gris, avait tout du secrétaire particulier d’un riche marchand, s’empressa de s’éloigner en maugréant, tout en tentant sans grand succès de débarrasser sa tenue de la boue gluante et des immondices qui la souillaient.

Sans s’attarder sur un incident qui fut bien vite oublié, Bran poursuivit son chemin, les yeux encore et toujours attirés par d’autres merveilles architecturales.

Les pas du jeune Storn le menèrent à travers plusieurs quartiers de la ville, dont un, le Hertzag Kreis, le plus ancien, qui possédait bon nombre de constructions à l’architecture et aux décors très différents de ceux qu’il avait déjà pu observer jusqu’à présent. Bien plus élancées, ces constructions abritaient de riches demeures où s’activait une nombreuse domesticité. Certains bâtiments avaient de toute évidence été modifiés, tant les différences architecturales étaient flagrantes, même pour l’œil non averti de Bran. L’ensemble n’en gardait pas moins une belle harmonie.

*****

S’il y avait un Richterkreis vraiment représentatif d’un quartier, c’était bien le charismatique et retors Wolfgang Kinderstuth. Dirigeant les destinées de la famille Kinderstuth et du Hertzag Kreis, un quartier qui possédait une grande importance dans la vie et le fonctionnement de la cité, Wolfgang Kinderstuth était un homme aussi riche que puissant. Une bonne partie des organes administratifs de la ville étaient centralisés au Hertzag Kreis : palais du gerefa, banques, douanes, caserne de la milice, etc. On y trouvait même la Tour au Fou, un vestige de l’ancienne cité qui, aménagée en une sinistre prison, était réputée pour être totalement inviolable. Ce nom de « Tour au Fou » lui avait été donné à l’arrivée des premiers colons. Découvrant alors l’étrange et austère construction cylindrique et haute d’une vingtaine de toises, ceux-ci furent effrayés par la sinistre plainte qui semblait en émaner. Après plusieurs jours, au cours desquels tous pensèrent avoir affaire à un ermite rendu fou par la solitude en ce lieu perdu, une expédition fut montée et envoyée pour explorer la tour. Des dix hommes qui, durant une journée entière, fouillèrent la construction, un, jamais ne reparut. Incapables d’expliquer cette mystérieuse disparition, ses compagnons pensèrent qu’il s’était certainement égaré dans un des nombreux souterrains qui couraient sous l’édifice. Cependant, même après l’aménagement de celui-ci en prison, jamais aucune trace du malheureux n’y fut retrouvée. Une seule chose semblait alors satisfaire les autorités : la lugubre plainte ne se faisait plus entendre.

Toutefois, la véritable puissance du Hertzag Kreis, et donc de Wolfgang Kinderstuth, résidait dans ses liens avec le reste de l’Empire, et surtout les banques des grandes cités impériales. Le Richterkreis et sa famille avaient fait leur fortune grâce à d’habiles montages financiers, notamment auprès de certains commerçants ou de certaines familles patriciennes moins clairvoyantes. Très tôt, les immenses revenus des Kinderstuth leur permirent de gagner une position prédominante au Conseil de la ville. Et même si bon nombre des chefs de cette puissante famille avaient déjà porté le titre de gerefa par le passé, les ambitions de Wolfgang Kinderstuth n’en demeuraient pas moins importantes.

*****

Bordant la place des Besants d’Or, le palais du gerefa était une véritable splendeur. Ses façades de pierre blanche, longées par de larges balcons, étaient entièrement couvertes de fines sculptures, les faisant ressembler à de la dentelle minérale.

À proximité du palais se trouvait une vaste étendue de végétation, seule oasis de verdure dans une cité de boue, de bois et de pierres. Suscitant son intérêt, le jeune barbare s’en approcha. Étrangement, de lourdes et hautes grilles de fers en fermaient l’accès. Surpris, Bran en fit le tour. L’espace ainsi clos, formant alors une parcelle de deux cents pas de côté, n’était accessible que par un large et haut portail du même métal que les grilles, et devant lequel un factionnaire montait la garde.

De plus en plus intrigué, Bran s’approcha au plus près de la grille et, tentant de percer du regard l’épais rideau végétal, eut la surprise de découvrir, au milieu de la végétation, les ruines d’un bâtiment circulaire dont la hauteur ne dépassait pas celle des plus grands arbres.

Puis son insatiable curiosité fut attirée par le passage d’un étrange animal. Tenu en laisse par le serviteur d’une dame très richement vêtue, il ressemblait à une grosse poule. Une poule de cinq pieds de haut avec de longues pattes et un long cou. Ses plumes, grises sur tout le corps, se trouvaient étrangement colorée et très fournie au niveau la queue. Plumes que maintenant Bran reconnaissait pour en avoir vu orner des chapeaux et même les casques de certains chevaliers des Baronnies.

Soudain pris dans un mouvement de foule, alors que depuis un bon moment il suivait le couple que formaient le domestique et l’étrange volatile, Bran se retrouva malgré lui dans une rue commerçante particulièrement animée.

Se mêlant au flot continu des badauds, parmi lesquels d’habiles gamins aux mains expertes faisaient moisson de bourses et de bijoux, ses pas l’amenèrent jusqu’aux abords d’une vaste place pavée. Celle-ci était complètement occupée par une multitude d’étals derrière lesquels s’égosillaient des négociants et des marchands venus de tous les horizons, l’ensemble formant un grand tumulte de cris, de senteurs et de couleurs.

Alors qu’attiré par d’alléchantes odeurs de brochettes grillées, Bran tentait de se frayer un chemin en direction d’un étal qui en proposait à la vente, il fut arrêté dans sa progression par un enfant qui, fuyant quelque chose, vint se jeter dans ses jambes.

Toute son attention étant dirigée vers le stand de nourriture, Bran n’avait pas vraiment compris ce qui venait de se passer. Arrivant à la suite du garçonnet, un solide gaillard en livrée martiale verte et grise émergea de la foule pour s’en saisir sans ménagement aucun.

— Ah ! Je te tiens, maudit scorpion ! éructa-t-il, en lui tordant le bras, tandis que deux autres comparses, portant des vêtures identiques, le rejoignaient, essoufflés.

Une pluie de coups s’abattit alors sur le jeune garçon qui, maintenu au sol par l’un de ses tourmenteurs, tentait en gémissant de se protéger du mieux qu’il le pouvait.

Une poigne de fer enserrant soudain sa gorge, l’un des rustres qui le rossaient émit une protestation étranglée tandis que, battant des jambes en tous sens, il était lentement soulevé du sol.