La Geste du marquis de Morteterre - Tome 1 - Rémy Gratier de Saint Louis - E-Book

La Geste du marquis de Morteterre - Tome 1 E-Book

Rémy Gratier de Saint Louis

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Beschreibung

En ce milieu du XVIIe siècle, le roi Louis XIV n’est encore qu’au début de son règne.

Héritier d’une des plus anciennes et des plus troublantes familles du Gévaudan, Noris est un gentilhomme de dix-neuf ans. Archétype du jeune seigneur féodal, tout aussi féroce qu’implacable, il est un bretteur aussi cynique qu’impitoyable, comme le fut en son temps son père, le marquis d’Enguerrand de Morteterre.

La redoutable efficacité du jeune héritier rapière en main, associée à un caractère particulièrement belliqueux, venant à creuser un sanglant sillon au sein d’une aristocratie par trop friande de duels, finirent, en raison du nombre inacceptable de décès de fils de prestigieuses familles, par lui attirer les foudres de la justice royale.

Contraint par son père de quitter précipitamment le royaume, l’exil du jeune Noris le mènera sur l’île des chevaliers de Malte, auprès desquels il vivra de multiples aventures en combattant les terribles corsaires barbaresques qui infestent la Méditerranée.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né à Metz en 1966, Rémy GRATIER de SAINT LOUIS est un autodidacte passionné d’Histoire et d’aventures épiques.
Il a publié aux éditions ROD
Bran Dents de Loup tome 1 (Heroic-Fantasy)
Bran Dents de Loup tome 2 – La Revanche du Khan (Heroic-Fantasy)
Bran Dents de Loup tome 3 – Ténèbres sur Liin (Heroic-Fantasy) aux éditions Underground
Les Fabuleuses Aventures d’Arielle Petitbois Tome 1 – La Fille de samin (Fantastique) aux éditions de la Banshee
Les Sources du Mal (Fantastique)
blog de l’auteur : http://rgdsl-auteur.blogspot.com/

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Rémy

GRATIER de SAINT LOUIS

Du même auteur :

Éditions Encre Rouge

Cycle « La Geste du Marquis de Morteterre »

LA JEUNESSE D’UN BRETTEUR – 2020

L’AVENTURE BARBARESQUE – 2020

LE CARDINAL DES OMBRES – 2020

LA CROIX DE SALAZARCA – 2020

L’OR DU NAUFRAGÉ – 2020

Éditions Underground

Cycle « Les Fabuleuses Aventures d’Arielle Petitbois »

LA FILLE DE SAMAIN – 2018

Éditions ROD

Cycle « Bran Dents de Loup »

BRAN DENTS DE LOUP – 2015

LA REVANCHE DU KHAN – 2016

TÉNÈBRES SUR LIIN – 2018

Cycle « La Geste du Marquis de Morteterre »

LA JEUNESSE D’UN BRETTEUR – 2016

L’AVENTURE BARBARESQUE – 2017

Éditions de la Banshee

LES SOURCES DU MAL – 2018

Site Internet : www.rgdsl-auteur.blogspot.fr

Facebook : Rémy Gratier de Saint-Louis

I

SEMPER BELLICOSA

Sous les pâles rayons du soleil matinal, formant un lugubre parterre translucide, de persistantes volutes de brume effilochées serpentaient paresseusement aux pieds des troncs centenaires aux écorces luisantes d’humidité. D’entêtantes senteurs boisées emplissaient l’air doux de ce matin printanier, effluves d’humus et d’une végétation trempée de rosée.

Les féroces froissements métalliques de fers qui s’entrechoquent déchiraient désagréablement la quiétude ambiante des lieux. Un homme, le vicomte Alexandre de Blazy, que l’embonpoint faisait souffler comme un bœuf sous le joug, transpirait abondamment dans l’effort. Insidieusement, une indicible panique s’emparait de lui à mesure qu’il prenait conscience de l’issue prochaine de cet affrontement. La perruque défaite, le visage rougi et ruisselant de sueur, incapable de garder son sang-froid, il ferraillait maladroitement en ahanant des imprécations inaudibles. Son adversaire, froid et impassible, se jouait de lui comme un chat le faisait d’une souris. Plus jeune et en bien meilleure condition physique, son rival bénéficiait d’un sérieux avantage. L’ample chemise de lin du jeune homme masquait un corps robuste et souple. Son visage bien fait, aux pommettes saillantes, était encadré par une longue chevelure noire et éclairé par des yeux gris acier, dont l’intensité donnait à son regard une inquiétante sévérité.

Les jambes flageolantes, le gros vicomte avait de plus en plus de mal à garder son équilibre. Butant par moment sur de sournoises racines, il risquait à tout instant de choir lourdement sur le sol, ajoutant à coup sûr le ridicule à une prestation martiale peu convaincante. Par trois fois, sans faire couler le sang, la pointe de l’épée de son adversaire avait griffé sa fine chemise en drap blanc de Leyde, rehaussée de fines broderies de Flandre. Par trois fois, un mot cinglant suivant de près le geste d’escrime, avait blessé l’âme plus que le corps ne le pût être par le fer.

L’assistance, qui ne pouvait avoir de doute quant à l’issue de ce combat inégal, observait en silence les mouvements de lame désordonnés du gros vicomte, qui, dans d’autres circonstances, auraient certainement pu prêter à rire.

Dans un accès de rage désespéré, le cœur battant à s’en faire exploser la poitrine, l’homme bafoué fit s’abattre une pluie de coups sur l’arme de son adversaire qui les déviait aussi facilement que s’ils avaient été portés par un enfant. Cette furie chaotique s’acheva brusquement. Les yeux écarquillés par l’épouvante, le souffle coupé par la douleur, le vicomte de Blazy regarda la rapière de son adversaire s’enfoncer lentement dans sa poitrine, souillant instantanément d’une marque écarlate sa chemise déjà trempée de sueur.

D’un geste vif, le vainqueur retira sa lame du corps agonisant qui, doucement, s’affala sur le tapis de feuilles humides et odorantes du sous-bois, en poussant un faible râle.

Se détournant avec dédain du corps inerte de son adversaire que la vie quittait à mesure que son sang s’échappait de la profonde blessure, totalement impassible, le jeune bretteur tira un linge de sa manche, avant d’en essuyer méthodiquement le sang qui teintait sa lame de nuances écarlates.

*****

Les sanglots de Madame de Blazy et de ses proches parentes couvraient les prières murmurées par le vieil abbé Bichon. Deux grosses bougies placées de part et d’autre du lit de chêne exhalaient une odeur âcre et entêtante. Le petit Henri, du haut de ses huit ans, se tenait debout aux pieds du corps allongé sur le drap souillé de sang. Ses deux petites mains aux phalanges blanchies par l’effort enserraient un des montants torsadés soutenant le dais de velours du grand lit à baldaquin. Les mâchoires contractées, il fixait de ses yeux baignés de larmes, la dépouille mortelle de son infortuné géniteur. Les bottes maculées de boue du vieil intendant, qui avait assisté son maître durant le duel, finissaient de souiller l’épais tapis de laine, que le sang du vicomte avait déjà constellé d’éclaboussures écarlates.

Plus de deux heures s’étaient écoulées depuis l’instant où le malheur s’était abattu sur la mesnie. C’était lui, le vieux Jacques, l’intendant du château, qui avait précédé le cortège amenant la dépouille du maître. Il avait dû lutter avec la jeune veuve pour arriver à transporter le corps sans vie du vicomte dans sa chambre. Folle de chagrin, la pauvre femme hurlait sa douleur en s’accrochant désespérément au corps sanguinolent de son mari, manquant à plusieurs reprises de choir avec lui durant l’ascension du grand escalier menant aux appartements privés. Depuis peu, épuisée, le visage enfoui dans les draps, sous les regards compatissants de ses proches, elle caressait tendrement la joue devenue livide de son défunt mari, le corps toujours secoué de sanglots spasmodiques.

Le chant printanier des oiseaux au-dehors fut interrompu par une vieille domestique, qui, essuyant ses larmes du revers de la main, ferma le ventail de la fenêtre demeurée ouverte. En ce jour funeste, les chants de joie des merles et pinsons alentour n’étaient pas de mise.

Les yeux rougis et toujours agrippé au montant de bois du lit parental, le jeune Henri n’en avait pas encore conscience, mais le coup mortel reçu par son père, faisait de lui le sixième vicomte de Blazy, charge colossale pour ses si frêles épaules.

*****

Les mains derrière le dos, Noris observait les battements d’ailes désespérés d’un petit papillon empêtré dans une toile d’araignée. Absorbé par les vains efforts du malheureux insecte, il écoutait d’une oreille distraite les éclats et les grondements de colère de son père. Ce dernier, le tristement célèbre marquis Enguerrand de Morteterre, seigneur de Séverac, ponctuait ses paroles vindicatives en fouettant nerveusement l’air de sa cravache en cuir andalou. Cet homme, d’une cinquantaine d’années, au regard d’aigle et au visage empourpré par le courroux, avait une stature impressionnante. Ses cheveux poivre et sel qu’il n’attachait jamais, lui tombaient en cascade argentée sur les épaules. Un justaucorps{1} noir, brocardé de fils d’argent et doublé de vair, bien que passé de mode, mettait en valeur son buste puissant et ses larges épaules. Ses hautes bottes de cuir portées à l’ancienne mode des mousquetaires et la superbe tolédane fixée à sa ceinture, lui donnaient un air résolument martial.

Près de l’âtre de la grande cheminée seigneuriale, au manteau de pierres finement ciselées et noircies par les feux des hivers passés, deux énormes molosses aux poils sombres somnolaient les yeux mi-clos. Cette grande pièce caractéristique des demeures médiévales n’était faiblement éclairée que par d’étroites fenêtres aux vitres de vieux verres jaunis par le temps. D’épais tapis et peaux de bêtes recouvraient le sol de dalles froides. Les murs de pierres sombres accueillaient des trophées de chasse, des armes anciennes, mais aussi deux splendides tapisseries italiennes, qui, comme le plafond de chêne peint de motifs héraldiques, apportaient un peu de couleur à l’austère habitat.

Une araignée aux pattes longues et effilées trônait au centre de la toile. Totalement immobile, le minuscule prédateur semblait indifférent à la détresse du papillon, qui, cherchant à fuir le piège gluant où il était venu s’empêtrer, s’agitait frénétiquement dans une débauche de soubresauts inutiles.

— Je t’avais prévenu mon fils ! lança le père, le regard noir et sévère. Je t’avais prévenu et maintes fois demandé de te tenir éloigné de ce fat vicomte enrubanné et maniéré.

Fouettant violemment le dossier d’un fauteuil avec sa cravache dans un geste de colère, le marquis fit sursauter les chiens assoupis, avant de poursuivre sa diatribe.

— Ce poudré prétentieux n’avait aucune chance contre toi. Mordieu, mon fils ! Ne pouvais-tu pas simplement te contenter de le marquer de ton fer ou de lui infliger une sérieuse blessure ?

Lentement, l’araignée se déplaça en direction de l’insecte qui maintenant ne se débattait plus que par petits à-coups sporadiques. Ensuite, d’une accélération vertigineuse, l’implacable prédatrice se précipita sur sa proie et l’agrippa, pour, après lui avoir planté ses crochets venimeux dans le corps, commencer à lui tisser un fin linceul de soie.

Le macabre spectacle s’achevant brutalement, Noris s’en détourna pour faire enfin face à son père, affrontant, impassible, le terrible regard du puissant seigneur, totalement indifférent à la peur qu’il aurait dû lui inspirer.

— Pourquoi l’as-tu occis ? hurla le marquis, le visage toujours empourpré de fureur.

— Il était gentilhomme et connaissait les règles, à ce que je sache, non ? répondit froidement Noris.

Ensuite, se dirigeant vers une petite table en marqueterie sur laquelle reposait un livre, il demanda, l’air absent :

— N’auriez-vous point agi de la sorte en pareille circonstance, père ?

Devant le silence de ce dernier, il renchérit :

— Vous détestiez ce fagotin ridicule tout autant que moi et ne cessiez de critiquer ses grands airs de courtisan, ainsi que ses extravagantes perruques et les rubans ridicules qui le couvraient de la tête aux souliers.

Cherchant un siège des yeux, Noris ajouta, avant de le saisir afin de l’orienter dans la position de son choix :

— Tous sont témoins. Je n’ai point forcé ce célestin à croiser le fer avec moi, Père. Je n’ai fait que ramasser le gant que ce cuistre, dans son infinie crânerie, m’avait fait l’affront de me jeter au visage. Le reste n’est qu’affaire d’honneur. Quand on se targue, comme il le faisait que trop souvent, d’être issu de vaillante noblesse d’épée, il faut au moins s’assurer de savoir se servir d’une telle arme, au risque de mourir prématurément ou, pire, ajouta-t-il en accrochant le regard de son père… d’être ridicule.

Réfrénant difficilement sa colère, le vieux marquis fixait son fils d’un regard glacial, où se mêlaient exaspération et compréhension. Visiblement indifférent aux courroux de son géniteur, celui-ci s’installa confortablement sur le vieux fauteuil au cuir usé, avant de commencer à consulter l’ouvrage aux pages jaunies qu’il tenait en main.

Exaspéré par l’attitude de son fils, le vieux marquis finit par quitter la pièce en fouettant nerveusement l’air de sa cravache. À peine en avait-il franchi le seuil que les deux molosses se levèrent soudain, puis, après s’être étirés, emboîtèrent rapidement le pas à leur maître en trottinant.

Ravalant sa colère, Enguerrand de Morteterre repensait aux évènements qui avaient mené à une telle situation. Le son de ses pas résonnait dans le long couloir menant à la salle d’armes du château. Comme à son habitude, il allait s’enfermer dans cette antique pièce aux hauts murs parés des plus belles reliques familiales ainsi que de nombreux trophées, pour y méditer et réfléchir, afin de trouver une issue à la situation délicate dans laquelle le caractère emporté se son fils l’avait mené.

Entre ces épais murs de pierres, tout Morteterre se devait d’avoir sué sang et eau, afin d’acquérir l’éducation guerrière indispensable pour honorer son rang et imposer sa force à ses semblables. Depuis des siècles, cette salle résonnant du fracas des armes, avait été le cœur même du château où chaque seigneur y avait laissé une partie de son âme.

*****

Loin des lumières de la Cour, Enguerrand n’avait toujours été qu’un seigneur féodal brutal et sans concession, comme le furent tous ses ancêtres avant lui. Conscient de son rang au sein de l’aristocratie guerrière, il n’avait jamais éprouvé qu’un profond mépris pour le bas peuple et avait toujours nourri un dégoût prononcé pour la noblesse de Cour, n’hésitant pas à provoquer et à occire en duel tous les gentilshommes maniérés et apprêtés qui osaient relever les propos méprisants dont il usait régulièrement à leur encontre. Expert incontesté en escrime, Enguerrand demeurait, malgré les années, une des plus redoutables lames du royaume. Inspirer la crainte pour mieux dominer ses contemporains avait toujours été la règle chez les de Morteterre, farouchement opposés à tout ce qui pouvait nuire à leurs privilèges ou à leur indépendance.

Le pouvoir royal rendant impossible les conflits armés entre seigneurs, les inévitables querelles ne pouvaient plus se régler que d’homme à homme, épée en main. Le temps de la féodalité était révolu, et le cardinal Mazarin y veillait comme son prédécesseur, Richelieu, l’avait fait avant lui. Adémar, le père d’Enguerrand et le grand-père de Noris, avait déjà été un seigneur indépendant et autoritaire. Utilisant à son profit la funeste habitude qu’avait prise la noblesse de France à croiser le fer à la moindre contrariété, il mit au pas tous les seigneurs du Gévaudan, tant son habileté aux armes était grande. Extrêmement belliqueux et faisant preuve d’une férocité sans pareille, il fut bientôt redouté de tous, imposant de fait et durablement la crainte et le respect du nom des Morteterre.

Cette très ancienne famille possédait une des toutes premières seigneuries de la région. Sa prestigieuse filiation comprenait de redoutables seigneurs, que l’on surnommait « Les Loups de Séverac », en raison de leurs armoiries figurant un loup d’argent passant sur fond de sable (un loup blanc représenté de côté sur un écu noir), et qui remontait à près de mille ans. Vaillants et féroces au combat, les Morteterre étaient des guerriers nés. Surgissant des âges sombres pour se tailler un fief, comme beaucoup d’aventuriers en leur temps, ils firent toujours honneur à leur devise ancestrale « Semper Bellicosa » qui, depuis des siècles, demeurait sculptée sur le manteau de la cheminée trônant contre un mur de la grande salle de leur château. Cette antique demeure familiale, un sombre édifice dont les origines celtes étaient gravées dans les pierres de ses fondations, était juchée au sommet d’un éperon de roche à l’aspect sinistre et qui servit à son édification. Ce nid d’aigle, lugubre forteresse médiévale aux remparts noircis par les siècles, était couronné par sept hautes tours, dont la plus grande et la plus ancienne tenait lieu de donjon. Le sombre et sinistre château cachait des souterrains, qui, selon la légende, avaient été creusés par des démons et s’enfonçaient jusqu’aux enfers. Le domaine de la seigneurie de Séverac, dont faisaient partie les villages de Champerboux, Sauveterre, Sainte-Enimie et La Périgouse, portait bien son nom, car morte, cette terre en avait effectivement l’apparence et la saveur. Peu propice à l’agriculture et à l’élevage, le fief des Morteterre était situé au cœur d’un Gévaudan parsemé de forêts obscures et de landes inquiétantes. Durant des siècles, les maîtres de cette impitoyable seigneurie avaient rançonné et pillé les domaines voisins, sans jamais accepter de rendre de comptes à une quelconque autorité centrale. 

Au fil du temps, les populations, mêlant des évènements réels à des faits purement imaginaires, tissèrent d’inquiétantes légendes autour de la puissante et ténébreuse famille. Certains religieux des abbayes et proches couvents de la région, jalousant la puissance et la richesse des Morteterre, leur prêtèrent des connivences avec d’antiques divinités païennes, voire avec le diable lui-même.

Le choix d’Adémar, le père de l’actuel marquis, de vivre en seigneur féodal sur ses terres, sans se soucier de ce qui pouvait bien se passer hors du Gévaudan, avait fait de lui un personnage qualifié de marginal par la noblesse de la contrée. Sa promptitude à chercher querelle aux plus fines lames qui traversaient le pays, contribua à lui forger une très mauvaise réputation parmi les plus importantes familles de la région.

Les puissants seigneurs de Morteterre ayant de tout temps affiché une certaine aisance financière, malgré la pauvreté d’un domaine composé avant tout de landes et de forêts, attisa la suspicion sur l’origine de leur fortune. Cette méfiance de l’aristocratie et la peur qu’ils inspiraient au peuple, formèrent autour de cet antique fief, une aura de soufre et de sombres mystères.

Guerrier accompli, le vaillant Adémar fut aux côtés des troupes royales durant plusieurs campagnes de la guerre de Trente Ans. En été 1636, à la tête d’une compagnie d’arquebusiers à cheval, il participa à la prise de La Capelle et fit efficacement la chasse aux détachements de la cavalerie impériale qui sévissaient en Picardie, mission durant laquelle il fut très grièvement blessé. Après un an de convalescence, puis quatre ans de mise en disponibilité, suite à un duel au cours duquel il tua un maréchal de camp qui avait injustement tenté de lui faire porter la responsabilité d’un assaut infructueux, l’infatigable bretteur avait assisté à la prise d’Arras en 1640, à celle de Lens en septembre 1641, puis, la même année, à la libération de l’Artois.

En juillet 1647, ne voulant plus être tenu éloigné de son père, Enguerrand rejoignit sa compagnie avec le rang d’aide de camp. Marchant dans les pas de son belliqueux géniteur, il ne tarda pas à se montrer tout aussi redoutable l’épée à la main.

Quand un boulet de canon espagnol emporta le vieux bretteur à la bataille de Lens, le 19 août 1648, celui-ci rendit son âme à Dieu, dans les bras de son fils. Fidèle à la férocité et au bellicisme familial, Enguerrand succéda à son père, surpassant même rapidement en habileté et en ardeur celui qui, durant des années, avait été son maître d’armes.

Fortement opposé à la montée de l’autorité royale, et en réaction aux tentatives du cardinal Mazarin de réduire le pouvoir des seigneurs féodaux, Enguerrand bascula dans la Fronde, dès février 1650, et rejoignit les troupes du prince de Condé au sein desquelles il se fit vite remarquer. Quand, en novembre 1651, ce dernier signa un accord avec les Espagnols où il promettait de livrer le port français de Bourg-sur-Gironde au roi d’Espagne, en échange de cinq cent mille écus pour lever des troupes, le marquis de Morteterre, malgré son ressentiment envers le pouvoir royal et le cardinal, ne put accepter une telle trahison envers le Royaume de France. La majorité du jeune roi Louis XIV ayant été proclamée le 7 septembre précédent, et le cardinal de Mazarin ayant, de son côté, été écarté du pouvoir puis envoyé en exil chez l’archevêque-électeur de Cologne à Brühl, Enguerrand ne voyait pas l’utilité de poursuivre un mouvement insurrectionnel contre le pouvoir central. Déçu par le prince, le marquis abandonna le parti de la rébellion pour retourner dans ses terres et ne se mêla plus du conflit, alors que les hostilités contre le Royaume d’Espagne continuaient, malgré la signature, le 24 octobre 1648, du traité de Westphalie, mettant fin à la terrible guerre de Trente Ans.

L’épouse d’Enguerrand de Morteterre, la très belle Élise de Brayac, était considérée par la bonne société aristocratique comme insensée, voire habitée par la folie. Certains audacieux ou inconscients allèrent jusqu’à la soupçonner de s’adonner à l’alchimie ou même à la sorcellerie, pour les plus bigots d’entre eux. Son incroyable beauté, ainsi que sa passion pour les sciences et les livres anciens, n’étaient pas étrangers à cette réputation, qui lui valut de subir les nasardes et ragots malveillants de la plupart des bonnes familles du Gévaudan.

Bien évidemment, le fiel et les rumeurs continuellement colportés finirent par arriver jusqu’aux oreilles du marquis. La réaction d’Enguerrand ne se fit pas attendre, et, en peu de temps, rares furent les familles aristocratiques de la région à ne pas pleurer la mort d’un de ses membres tombé sous la lame implacable du redoutable marquis.

Devant une telle hécatombe, et après avoir reçu quantité de plaintes, le pouvoir royal se devait de réagir. Enguerrand ayant tué ou estropié en duel bon nombre de parents ou de proches d’influentes personnalités, la Cour finit par s’en émouvoir, et Mazarin étant revenu en grâce, le belliqueux marquis eut à subir la colère du puissant cardinal.

Convoqué à Paris, Enguerrand fut sommé de mettre un terme à cette sanglante vendetta, sous peine de voir, par décret royal, retirer à sa famille la jouissance de Sa Seigneurie et lui-même condamné à mort. Le tristement célèbre comte de Montmorency-Bouteville, âgé de vingt-huit ans et ayant vingt-deux duels à son actif, avait, quelques années plus tôt, été décapité place Royale, car bien qu’il eût à maintes reprises été sommé de cesser de croiser le fer avec d’autres gentilshommes, il avait persisté à conserver cette détestable habitude. Richelieu, le Premier ministre de Louis XIII, avait, avec l’exécution d’un membre d’une famille aussi prestigieuse, voulu mettre un terme à l’hécatombe que provoquaient les duels chez les jeunes nobles, privant le royaume de ses meilleurs combattants.

Pour rentrer dans les grâces royales et faire oublier sa brève participation à la fronde, le marquis rejoignit, en 1653, les rangs de l’armée du roi et participa aux prises de Rethel et de Mouzon contre les troupes du roi d’Espagne. En 1654, il fit campagne en Italie sous les ordres du marquis de Plessis-Bellière et participa avec bravoure à la bataille de Torre d’Anunziata. En 1655, toujours actif, il contribua aux prises des forteresses de Landrecies, de Condé-sur-l’Escaut et de Saint-Ghislain, sous les ordres du Grand Turenne. Sa vaillance et son audace lui valurent une vilaine blessure à la jambe, occasionnée par un tir d’arquebuse, et qui demeurera douloureuse jusqu’à la fin de ses jours.

Promis à un avancement rapide du fait de ses actions sur les champs de bataille, Enguerrand, de par son caractère difficile, s’évertua à ruiner toutes ses chances d’atteindre les hautes sphères du commandement, par ses critiques acerbes et ses diatribes répétées envers ceux qui obtenaient leur grade par faveur et non du fait de leur valeur. Totalement asocial et incapable de vivre parmi une aristocratie militaire qu’il jugeait décadente et inapte à le commander, l’irascible marquis finit par quitter définitivement l’armée en 1657. Prenant la décision de demeurer en son domaine, il ne se consacra, dès lors, qu’à la chasse et à l’étude des nombreux ouvrages anciens figurant dans sa bibliothèque. Cette occupation, inattendue de la part d’un tel personnage, entrecoupée de chasses effrénées et sanglantes, renforça, auprès du peuple, l’image inquiétante et mystérieuse que renvoyait la seigneurie aux habitants de la contrée. Voyant le Malin se cacher derrière chaque pierre du Gévaudan, certains exaltés en mal de sensationnel ou poussés par des moines superstitieux, élucubrèrent les pires suppositions, ressortant peu à peu de l’oubli de sinistres légendes où se mêlaient évènements réels et fables populaires.

Avec une telle filiation, Noris, qui vint au monde par une effroyable nuit d’orage, le 15 août 1640, ne pouvait pas espérer le destin d’un gentilhomme comme les autres. Enfant totalement insupportable, l’héritier d’Enguerrand terrorisait les serviteurs du château par une attitude vindicative à l’excès et des colères épouvantables. Il fallait se rendre à l’évidence : le sang bouillonnant de feu d’Adémar coulait dans ses veines, et le pire était à venir.

Alors qu’il n’avait que douze ans, dans un accès de rage enfantine, Noris précipita accidentellement un laquais du haut des remparts. Le malheureux qui ne survécut que par miracle à la terrible chute en conserva d’affreuses séquelles.

Grâce aux leçons prodiguées par son terrible père, le jeune héritier était déjà un escrimeur aguerri avant d’avoir atteint l’âge de quinze ans. Enguerrand avait, en canalisant son incroyable bellicisme, transformé l’enfant terrible en un redoutable bretteur.

Noris restait toutefois très proche de sa mère. Cette dernière, faisant preuve d’une patience d’ange, réussit à lui transmettre sa passion pour les sciences et la lecture. Passant des heures en sa compagnie, le jeune homme voua bientôt à la douce érudite, un culte passionnel. Contrastant singulièrement avec son attitude envers le reste du genre humain, l’adolescent lui témoignait régulièrement son affection par des gestes tendres et des attentions particulières. Au contact de sa mère et de ses enseignements, Noris sentait germer en lui le désir de découvrir le monde et les énergies qui dominent l’univers. Tel un puits sans fond ne demandant qu’à être comblé de connaissances, l’adolescent frondeur et perpétuellement irascible devenait étrangement calme et attentif en présence de sa mère. Désirant que son fils reçoive le meilleur enseignement qui soit, la marquise fit venir à grands frais au château des précepteurs qui enseignèrent à son Noris le latin, l’anglais, l’italien et l’espagnol, ainsi que les sciences et les mathématiques. Le jeune marquis passait des heures dans la bibliothèque, plongé dans la lecture de philosophes antiques, mais aussi d’ouvrages de Rabelais, Descartes et Pascal. En mûrissant, il apprit peu à peu à dominer et à maîtriser sa colère, développant une incroyable impassibilité, mais aussi un cynisme effrayant.

Victime d’une terrible maladie, la malheureuse marquise sombra peu à peu dans la folie, avant de s’éteindre, recluse dans une aile du château, n’acceptant durant sa longue agonie, que de rares visites de son fils et de son époux. La déchéance physique et mentale, puis la mort de sa mère, alors qu’il entrait à peine dans l’âge adulte, plongèrent Noris dans une sombre mélancolie. Le phare de ses nuits studieuses s’était éteint à jamais. Si Dieu lui-même avait eu l’extrême cruauté de retirer la vie à l’être aussi bienveillant et doux qu’était sa mère, comment, lui, pouvait-il espérer conserver une once de compassion envers ses semblables ? Ne pouvant espérer aucun réconfort auprès de son guerrier de père, il endurcit son cœur et trempa son âme jusqu’à devenir un être implacable, totalement dénué de sentiments et d’humanité.

S’entraînant ardemment au maniement des armes et chassant sans cesse, Noris était devenu un homme robuste, à la musculature puissante et aux réflexes de fauve. Élevé dans une pure tradition « belatore », associée de tout temps à la noblesse d’épée, parfait exemple de la fraction supérieure de cette société aristocratique qui se distinguait de la roture par l’honneur et la vertu, Noris était de la race des seigneurs. Fier d’appartenir à cette caste, il se savait né pour dominer les galefratiers qu’étaient pour lui les roturiers, comme l’avaient fait durant des siècles ses aïeux avant lui. Le jeune héritier n’avait que mépris pour la bourgeoisie qui espérait obtenir par la richesse, ce que le sang lui refusait. Attaché aux valeurs féodales, Noris abhorrait les nobles de cour. Selon lui, tous ces chiens de salon, aux airs de ridicules pantins de chiffons et parés comme des pucelles allant au bal, n’étaient bons qu’à quémander au roi ce qu’ils auraient dû obtenir par leur sang ou leur force d’âme.

Poussé par un irrésistible besoin de s’éloigner de la triste et lugubre demeure familiale, trop imprégnée des souvenirs d’une enfance révolue, et où il s’ennuyait à mourir, le jeune Noris pressa son père de lui permettre de voyager. Espérant trouver sur les chemins de France, un moyen de découvrir sa voie, ou simplement de donner un sens à sa vie, le jeune marquis se lança sur les routes, bien décidé à voir de ses yeux, toutes les merveilles décrites dans ses livres.

Âme noire errante, prodigue de ses écus, Noris fréquenta avec assiduité des lieux de jeux et de débauches, fleuretant souvent avec l’illégalité au sein des milieux les moins recommandables où il fréquenta les pires scélérats du royaume. Passant de tripots en salons et de salons à tripots, avec une aisance déconcertante, Noris côtoya ce que ce siècle pouvait produire de plus dangereux et de plus méprisable. Incapable de rester bien longtemps en un même lieu, il sillonnait sans but précis les routes et chemins du royaume, laissant le souvenir d’un compagnon de voyage au mieux déplaisant, le plus souvent détestable. Les rencontres qu’il faisait au gré de ses étapes tournaient vite à l’avanie puis à l’affrontement. Son cynisme inacceptable pour bon nombre de gentilshommes trop prompts à se défaire de leur gant, jalonna bien vite le parcours de l’héritier des Morteterre de duels sanglants. Le fils marchait dans les pas de son père...

Malheureusement pour ces hommes désespérément attachés à l’idée que l’honneur exigeait en toute occasion que l’on croisât le fer pour un mot, un geste ou un simple regard, les temps avaient changé. Les édits royaux interdisant les duels, qui avaient par le passé eu tant de mal à être appliqués loin de la capitale, exposaient maintenant dans toutes les provinces, même les plus reculées, les amateurs de rendez-vous d’honneur, à de graves sanctions. Du fait de la mort récente, survenue à Paris, dans une ruelle jouxtant l’église Saint-Paul, du fils cadet du Comte de Saint-Amand, homme en vue à la Cour, la réputation du jeune marquis grandit et des critiques de plus en plus nombreuses furent prononcées à l’encontre de ce fort belliqueux personnage. Jusque dans les couloirs du Louvre, il se disait que malgré sa jeunesse, tel le comte de Montmorency-Bouteville avant lui, l’épée du jeune marquis ne cessait de creuser un sillage sanglant dans les rangs de l’aristocratie. De telles entorses aux édits interdisant les duels devenaient de plus en plus insupportables pour les détenteurs de l’autorité royale. Certains des morts étant issus de familles très prestigieuses, ou très influentes, les pressions exercées sur le pouvoir pour que cesse l’hécatombe, furent de plus en plus nombreuses. Ayant eu vent de cette menace, et sur les conseils de vieux amis, au fait des risques encourus par son fils, Enguerrand voulut mettre un terme à son errance en le rappelant auprès de lui.

Malgré les nombreux courriers que son géniteur lui faisait parvenir, Noris resta sourd aux ordres de son marquis de père, et il poursuivit quelques mois encore son dispendieux périple. Cependant, bientôt à court d’argent, l’héritier désobéissant dut en fin de compte se résigner à regagner le château s’il ne voulait pas connaître la gêne.

Revenu au fief familial, Noris dut affronter le courroux d’un père, qui, depuis des mois, voyait s’accumuler, en même temps que des dettes extravagantes, des rapports de police dénonçant les innombrables excès de son fils. Neuf gentilshommes de bonne naissance avaient perdu la vie en croisant le fer avec lui, dont deux avaient des proches parents bien placés à la Cour. Enguerrand dût se montrer fort généreux et user de tous ses appuis pour éviter que les choses ne s’enveniment. Son fils risquait sa tête. Il le cloîtra donc durant des mois et, peu à peu, les esprits les plus chagrins finirent par s’apaiser.

II

NORIS

Cela faisait presque un an qu’Enguerrand de Morteterre avait fait revenir son fils au château. Privant totalement son turbulent héritier de liberté pendant plus de six mois, il ne l’autorisa plus à se mêler à l’aristocratie locale, afin d’éviter tout risque d’antagonisme. La lecture d’ouvrages anciens, dont regorgeait l’immense bibliothèque familiale et la chasse, étaient les seules activités qui lui étaient permises, si on exceptait l’entraînement quotidien à l’escrime qu’il s’imposait avec autant de rage que d’assiduité.

Bien que catholique, Noris avait profité de ses voyages et du hasard de certaines rencontres, pour faire l’acquisition d’ouvrages hermétiques traitant de sujets aussi variés que pouvaient l’être l’histoire, la biologie, l’ésotérisme, les rites anciens, la magie et l’occultisme. Certains de ces livres, qui lui avaient coûté fort cher, étaient tachés du sang de leurs anciens détenteurs, qui, quelques décennies plus tôt, avaient eu maille à partir avec l’inquisition pour avoir osé posséder des ouvrages liés aux sciences occultes et thaumaturgiques. Complétant les collections de sa défunte mère avec des exemplaires du célèbre PseudomonarchiaDaemonum, de l’Heptameron, du Praestigiis Daemonum, et de la Steganographia, Noris possédait, avec ces traités de démonologie, des ouvrages qui auraient pu, malgré son rang et ses titres, le condamner au bûcher, si l’Inquisition en avait eu le moindre soupçon.

Les différentes affaires de sorcellerie et de possessions, telles que l’affaire de Nancy, en 1618, celle de Loudun, en 1632, puis celle de Chinon, en 1634, étaient encore dans les mémoires et le passionnaient. Dans le sillage sanglant des guerres de religion du siècle précédent, était apparue une armée d’inquisiteurs fanatiques, qui, enquêtant sur tout ce qui pouvait sentir le soufre ou la réforme, avaient dans leur chasse aux hérétiques, adeptes de Calvin ou de Luther, mis au jour des rites secrets pratiqués au fond de cryptes oubliées ou de grottes menant aux portes de l’Enfer. Profitant de la période d’apaisement entre les communautés religieuses, qu’avait mis en place l’Édit de Nantes, la traque aux sorcières, ainsi qu’aux adeptes de magie noire, d’occultisme et de goétie, permit de redonner de l’activité aux fous de Dieu, en cette première moitié du XVIIe siècle.

Durant plusieurs décennies, aux marges du royaume de France, là où l’autorité du monarque était la moins fermement établie, la sorcellerie et les cultes sataniques se développèrent sur un terreau social en proie au doute spirituel et dogmatique. Dans une société traumatisée par les guerres de religion, les révoltes et le dernier grand conflit que fut la guerre de Trente Ans, les hérétiques furent de parfaits bouc-émissaires, permettant la mise en place d’une sauvage et très active répression. Poussé par l’intolérance de certains fanatiques, ce siècle avait, dans d’effroyables bains de sang, marqué à la fois l’apogée de la croyance, comme celle de la répression. Bien que croyant fermement en la toute-puissance de Dieu, Noris avait soif d’étendre ses connaissances spirituelles.

Dans plusieurs villes et villages où il avait séjourné, Noris rencontra en secret certains adeptes de goétie qui l’initièrent aux voies nébuleuses de la démonologie. Non pas que le jeune marquis souhaita basculer dans l’adoration du Malin ou d’autres rois des Abysses infernales, Noris espérait seulement, par la connaissance des cultes honnis, renforcer son emprise sur sa propre destinée, tant il se refusait de croire que Dieu seul puisse en avoir la maîtrise. Pour cet homme que la naissance avait placé au sein de la caste dirigeante, la foi n’était, comme le décrivait si bien Machiavel, qu’un outil pour diriger les masses. Il fallait en user, quelle que soit la forme ou le dogme de cette dernière, pour renforcer sa domination sur les hommes.

Catholique, Noris n’en restait pas moins ouvert aux autres formes de croyances, surtout celles qui usaient de magie, cet art si peu connu et pourtant si décrié. S’il existait un pouvoir en dehors des sentiers de la foi chrétienne, il fallait être sot pour ne pas l’utiliser. Être le plus fort était la seule façon, aux yeux du jeune homme, de préserver son autorité sur les masses du commun. Dieu n’aimait pas les faibles, sinon, pourquoi laissait-il la peste, les famines et les guerres les faire périr par milliers ? Dieu dans son infinie puissance, avait usé de magie pour raser Sodome et Gomorrhe ainsi que les cités d’Admah et Zéboïm. Il avait permis à Jésus, son fils, de marcher sur l’eau, de faire recouvrer la vue à un aveugle, de changer l’eau en vin au cours des Noces de Cana, et même de revenir du royaume des morts. La magie était donc un outil très chrétien ; Noris estimait que son utilisation ne pouvait pas être considérée comme sacrilège, car sans la magie de l’Arche d’Alliance et de certaines trompettes, les murailles inviolables de Jéricho seraient encore debout. Quant à Moïse, il serait retourné en esclavage avec le peuple hébreu, s’il n’avait pas eu le pouvoir d’écarter les flots de la mer Rouge pour échapper aux troupes du pharaon lancées à sa poursuite. L’emploi de cette magie était interdit aux hommes par ceux, qui, maintenus à la tête de l’Église par des foules ignorantes et crédules, ne pouvaient admettre que Dieu puisse céder une partie de son pouvoir à ses créatures alors que les Saintes Écritures prouvaient le contraire.

Pour la plupart des auteurs interdits, dont Noris lisait les œuvres, l’Inquisition n’était qu’une institution fanatique et sanguinaire au service d’un clergé bouffi de richesses et de pouvoir temporel, une institution se nourrissant d’obscurantisme et qui n’avait pour but pour assurer la pérennité de son immense pouvoir, que de faire disparaître toute forme d’ouverture d’esprit. Leurs écrits étaient interdits, car ils ne cessaient de dénoncer le dogme catholique en place, ce dernier refusant à l’homme tout droit naturel à l’indépendance d’esprit et à la connaissance, comme le décrivait le protestant espagnol Antonio del Coro dans son ouvrage sur l’Inquisition Sanctae, Inquisitionis Hispanicae Artes aliquot detectae ac palam traductae.

Se plongeant avec avidité dans ses lectures, désireux de parfaire ses connaissances et d’expérimenter des pensées nouvelles, Noris se forgeait une personnalité hors-norme, mais surtout dérangeante pour un grand nombre de ses contemporains, pour la plupart enfermés dans un conformisme tant spirituel que culturel. L’héritier des Morteterre, malgré une personnalité agressive, n’en demeurait pas moins un jeune homme cultivé et charmant quand la situation l’exigeait. Sachant faire preuve d’une singulière disposition aux joutes verbales, il possédait de l’esprit et usait facilement du verbe qui, chez lui, pouvait se révéler être aussi acéré que son épée.

*****

Une semaine après l’incident, Enguerrand ne se pardonnait pas d’avoir baissé sa garde et laissé son fils se rendre chez leur cousine, la marquise de Bravart. Cette dernière, qui organisait régulièrement des dîners mondains, auxquels elle se plaisait à inviter les gentilshommes les plus en vue, ainsi que les héritières les mieux dotées, avait insisté pour qu’il permette au jeune homme de venir la visiter. Une occasion, pour lui, de se changer les idées et de rencontrer des jeunes gens de son âge. Madame de Bravart était une parente de son épouse et nourrissait beaucoup d’affection pour Noris, en qui elle retrouvait des traits de la défunte marquise. Se laissant trop facilement fléchir, Enguerrand ne se doutait pas que la marquise puisse fréquenter ce fat de vicomte de Blazy ainsi que sa clique de pédants poudrés et maniérés.

Tandis qu’elle organisait un grand dîner pour annoncer les fiançailles de sa fille Isabelle avec le fils du comte d’Armantreux, le vaniteux vicomte n’avait eu de cesse, comme il avait coutume de le faire, de centrer toutes les conversations sur sa filiation et le souvenir de leur gloire passée. À la faveur d’un héritage, dans lequel figuraient bon nombre de registres très anciens et d’actes divers, ce hâbleur ridicule avait découvert, l’année précédente, de vieux documents attestant que les fondateurs de sa lignée avaient participé, aux côtés de Guillaume le Conquérant, à l’invasion de l’Angleterre du roi Harold. Ce pourceau en bas de soie, que l’oisiveté empâtait d’année en année, s’imaginait subitement être le nouveau Du Guesclin, pourfendeur d’Anglois. Ne reculant devant aucune fadaise, il avait fait l’acquisition d’une splendide rapière de Tolède, forgée par le célèbre armurier Alessandro Alavares de Tomar. Cette arme d’exception aux lignes parfaites, dont il s’ornait ostensiblement, paradant le sourire aux lèvres comme un mousquetaire venant toucher sa solde, contrastait terriblement avec l’embonpoint excessif de son propriétaire. Comble du ridicule, le vicomte, qui prenait depuis peu des leçons d’escrime auprès d’un maître d’armes italien, qu’il payait à prix d’or, se persuadait être devenu une des plus fines lames du Gévaudan. Exalté comme un gascon, il n’avait de cesse de noyer l’assistance d’anecdotes martiales et de s’attribuer les mérites d’exploits qui appartenaient à d’autres, n’hésitant pas à tirer l’épée du fourreau pour mimer, tel un enfant avec son glaive de bois, les passes d’armes fraîchement apprises.

Selon les dires de l’assistance, visiblement lassé par le flot intarissable de redondances débitées par le vicomte, usant de son cynisme habituel, Noris s’était certainement laissé aller à cruellement railler le matamore. Enivré par son propre verbiage et par le vin qu’il absorbait avec excès, le sire de Blazy oublia certainement à quel escrimeur il se frottait ; le présomptueux vicomte avait, dans un moment de morgue, stupidement laissé choir son gant au pied du fâcheux qui perturbait son monologue enflammé. Connaissant son adversaire, la suite s’était fatalement écrite en lettres de sang…

Enguerrand était inquiet. Les frasques de son bouillant fils, qui avaient jalonné son périple à travers le royaume, n’avaient pas été oubliées. La mort de cet idiot de vicomte semblait avoir rallumé les ardeurs de tous ses détracteurs. Heureusement, en homme avisé et prévoyant, le marquis avait mené sa petite enquête et avait réussi à obtenir de précieuses informations lui permettant de conserver une légère avance sur ceux qui souhaitaient abattre la famille de Morteterre. Après y avoir longuement réfléchi, enfermé dans sa salle d’armes, il envoya un domestique chercher son fils afin que ce dernier l’y rejoigne sans attendre.

— Oui, père, dit celui-ci en pénétrant dans l’antique salle. Vous désirez me parler ?

— Oui, mon fils, lui répondit simplement le marquis, en faisant signe au domestique de se retirer.

Observant un instant les murs couverts d’armes et de trophées de la salle, Noris demanda, visiblement interloqué :

— Ne serions-nous pas plus à l’aise au salon pour discuter, père ?

— Certainement.

— Alors, pourquoi me demander de venir jusqu’ici ?

Lui lançant une rapière qu’il venait de décrocher d’un présentoir de bois, Enguerrand lui répondit, après en avoir décroché une autre pour lui-même :

— Contrairement au salon, en ce lieu et un fer en main, il me semble que j’aurais bien plus de chance de capter votre attention, mon fils.

— Le sujet doit être sérieux.

— Il l’est.

— Je vous écoute, dit alors Noris en faisant légèrement tinter la pointe de sa lame contre celle de son père, lui indiquant par ce geste qu’il était aussi prêt à croiser le fer.

Commençant par une lente attaque en tierce, Enguerrand lui dit alors :

— La situation est assez préoccupante, Noris. Il nous faut agir rapidement.

— Vraiment ? répondit Noris en parant facilement, avant de contre-attaquer.

— Oui, le défunt vicomte était malheureusement très apprécié à la cour où il avait l’oreille du très récent Cardinal Gonzague d’Hucilière des Suplis.

— Je ne connais pas cet homme ? Cardinal des Supplices, dites-vous ?

— Des Suplis, Noris. Le « S » ne se prononce pas.

— Dommage, ironisa Noris en souriant. Pour une fois qu’un Cardinal portait un patronyme intéressant.

— Cessez donc vos fariboles, le tança Enguerrand en lui portant une rapide estocade qui lui griffa la joue. Voyez ce qu’il vous coûte de jouer le pendard.

Puis, se remettant en garde, il ajouta :

— Apprenez que des Suplis est un homme particulièrement ambitieux, dont on voit peu à peu l’influence dans l’entourage du jeune roi devenir incontestable.

— Comment se fait-il que son nom, bien que fort plaisant, me soit alors inconnu ?

— Cessez, vous dis-je ! le tança à nouveau Enguerrand, en lui piquant cruellement le bras, cette fois-ci. Dois-je donc vous saigner comme cochon de lait pour vous faire entendre raison ?

Blessé autant dans sa chair que dans son orgueil, Noris foudroya son père du regard. Nul autre qu’Enguerrand ne pouvait se permettre de lui infliger pareille remontrance. Il comprit la leçon et acquiesça quand son père lui demanda d’un signe de tête s’il était enfin disposé à l’écouter. Satisfait de cette décision, le marquis reprit, tout en attaquant en quarte :

— Depuis que son mentor, le cardinal Mazarin, lui a fait obtenir le chapeau de cardinal, après lui avoir confié la direction de la police secrète de Colbert, des Suplis est devenu un des personnages les plus dangereux du royaume.

— En quoi cela nous concerne-t-il ? demanda Noris, tout en menaçant le flanc de son père.

— La mort du vicomte de Blazy ne vous rappelle-t-elle rien ?

— Je ne vois pas le rapport entre ce pourceau à rubans et ce cardinal des Supplices, père.

— Des Suplis, Noris !... Des Suplis ! s’agaça Enguerrand en contre-attaquant en quinte. Le Cardinal connaissait visiblement très bien le vicomte, mon fils.

— C’est fâcheux, en effet.

Tandis que la conversation était bien engagée, les fers du père et du fils s’entrechoquaient avec une rapidité impressionnante, les deux protagonistes ne concédant rien à l’adversaire.

— Cette mort ne restera pas sans conséquences pour notre famille, mon fils, reprit le marquis en tentant de placer une botte qui fut parée par Noris. Le cardinal des Suplis ne manquera pas cette occasion de donner à tous une preuve de son pouvoir sur la noblesse de France, en punissant de façon exemplaire un grand baron.

— Vraiment ? Vous croyez ?

— J’en suis même sûr, morbleu ! s’exclama Enguerrand tout en parant in extremis une botte de son fils, qui menaçait son cœur. Je pense même que certains opportunistes attendent ce faux-pas depuis longtemps, et qu’ils vont sans aucun doute s’engouffrer dans la brèche pour ajouter au discrédit de notre famille toutes les rancœurs qu’ils accumulent depuis des années.

— Et la finalité de tout ceci, pour moi ? demanda Noris, exécutant un froissement dans le but de placer une botte.

— Le même sort que feu de Montmorency-Bouteville, répondit gravement Enguerrand en arrêtant sa lame à seulement un pouce de la gorge de son fils.

— Vous me semblez bien au fait des agissements de ce cardinal, père, s’étonna alors Noris. Pouvez-vous m’éclairer à son sujet ? Il est toujours bon de bien connaître les hommes qui souhaitent vous confier aux bons soins d’un bourreau.

Tirant un linge de sa manche, afin de s’en éponger le font, Enguerrand accorda à son fils un moment de repos et profita de cet instant pour lui dire ce qu’il avait appris sur le mystérieux cardinal :

— Ce que les mieux informés du royaume peuvent savoir sur Gonzague des Suplis, c’est que cet ecclésiastique, aux origines obscures, a été propulsé aux affaires par Mazarin lui-même.

— Mazarin ? s’étonna Noris. Beau parrain en vérité.

— Oui et il paraîtrait même que l’italien verrait en des Suplis son digne successeur.

— Je comprends mieux votre inquiétude, Père. Savez-vous au moins d’où sort ce personnage ?

— Il serait né 1616, à Oderzo, près de Venise, et rien ne le destinait à une carrière aussi fulgurante.

— Foutredieu ! Encore un italien ? l’interrompit Noris. C’est à croire que cette terre est prédestinée à nous exporter tous ses fâcheux.

— Non, il est français, précisa Enguerrand. Son père, un ancien officier de la compagnie des mousquetaires du Cardinal de Richelieu, s’était installé dans le nord de l’Italie après son mariage avec une riche Vénitienne, dont la famille avait fait fortune dans le commerce du bois pour la marine de la Sérénissime. À la mort de ses parents, victimes d’une épidémie de fièvre typhoïde, alors qu’il n’avait pas deux ans, Gonzague aurait passé son enfance dans la puissante cité marchande, auprès de sa tante, une certaine Clara di Bertoldini ou Bertoloni, je ne sais plus vraiment. On disait cette très riche et influente veuve de la cité des doges, liée à la puissante famille Colonna par des ancêtres communs. Sans enfant et souhaitant s’attacher cet héritier que le ciel lui donnait, elle l’aurait envoyé étudier au collège romain, chez les jésuites où il développa ses formidables capacités à séduire et à manipuler ses semblables.

— Évidemment, c’est un jésuite, l’interrompit à nouveau Noris en se remettant en garde, après que son père ait enfin rangé le morceau d’étoffe dans sa manche. La précision des informations que vous possédez sur ce cardinal me laisse admiratif, Père. Je suis impatient d’en connaître davantage.

— Si vous cessiez de m’interrompre à tout bout de champ, Noris, s’énerva le vieux marquis. Vous en sauriez déjà bien plus, mon fils.

Puis le corrigeant du regard, pour un positionnement de pied qui lui semblait incorrect, il poursuivit avant d’attaquer en prime :

— Très intelligent et doué pour les langues, on dit que des Suplis s’instruisait avec méthode et passion, faisant de lui un étudiant brillant. Ses études achevées, le jeune homme très ambitieux s’engagea dans une carrière ecclésiastique durant laquelle, dénué de scrupule, il gravit rapidement les échelons du pouvoir.

— C’est un trait caractérisant les jésuites, Père. Ils sont aussi ambitieux que besogneux.

— Gonzague est même devenu un haut responsable de l’Inquisition à Venise, poste qu’il aurait abandonné rapidement du fait de l’opposition des autorités laïques de la cité qui refusaient obstinément de laisser les coudées franches à son administration religieuse.

— Je n’en suis pas surpris, lui répondit Noris, en tentant une rapide flanconade. Les Doges de Venise n’ont jamais été trop désireux à permettre à l’Église d’asseoir son pouvoir au sein de la Sérénissime. Mais tout ceci ne me dit pas comment, résidant à Venise, ce jésuite de naissance modeste a réussi à se hisser au poste qu’il occupe.

— Un peu de patience, mon fils, lui rétorqua Enguerrand, en détournant habilement sa lame, avant de tenter lui aussi de placer une courte estocade en septime. À la mort de sa tante, ce cher Gonzagues des Suplis, aurait, selon mes sources, hérité d’une fortune considérable.

— La chance sourit souvent aux ambitieux, ironisa alors Noris, tout en accablant son père, avec une succession d’attaques qui l’obligèrent à se conserver une attitude purement défensive.

— Cet héritage finança son ascension en lui permettant de s’acheter une coûteuse charge d’attaché auprès de l’ambassadeur de la Sérénissime à Paris. Participant à de nombreuses ambassades, il aurait été remarqué dès 1645 par Mazarin, qui, le sachant français, l’attacha à sa personne pour lui confier toutes sortes de tâches.

— De basses besognes principalement, je suppose ? intervint Noris.

— Principalement.

Toutes ses tentatives pour toucher son père ayant été repoussées, Noris rompit un instant le combat, afin de reprendre son souffle. Cette conversation riche en informations sur un homme dont il ne soupçonnait pas l’existence une heure auparavant, l’empêchait de se concentrer et avait de fâcheuses conséquences sur la qualité de ses assauts. Puis, bien décidé à enfin placer une de ses attaques, il s’avança à nouveau.

— D’une fidélité sans faille envers Mazarin, Gonzague d’Hucilière des Suplis, c’est son nom complet, a été doté de pouvoirs très étendus. Chargé par son maître de créer une police secrète, il a rapidement mis sur pied un réseau d’espions performants. Ces derniers sont par ailleurs devenus les yeux et les oreilles du Premier ministre qui en use et en abuse, à ce qu’on m’a rapporté.

— Que voulez-vous dire ?

— Que les hommes de l’ombre que des Suplis dirige d’une poigne de fer, sont non seulement chargés de surveiller, mais aussi d’éliminer, au besoin, tous les ennemis du pouvoir, sans avoir à en rendre compte à la justice royale.

— Vous craigniez qu’il tente de m’éliminer en nous envoyant ses spadassins ?

— Mais non ! le rabroua aussitôt le marquis. L’ambition aidant, il semblerait que ce sombre cardinal appelât de ses vœux qu’une action retentissante le fasse sortir de l’ombre où le maintient son maître, Mazarin.

— Avoir été nommé cardinal ne lui suffit pas ?

— Visiblement non. Un de mes amis, qui a déjà eu affaire à lui, m’a informé que l’homme était très dangereux.

— Les cimetières regorgent d’hommes dangereux, Père, ironisa à nouveau Noris.

Une attaque fulgurante sanctionna immédiatement ces dernières paroles. Exécutant une extraordinaire parade du tac réflexe sur la lame de son père, le jeune marquis évita de justesse à celle-ci de lui marquer son autre joue.

— Souhaitez-vous vraiment me défigurer, Père ? grogna-t-il en jetant sa rapière au sol, dans un geste de colère.

— Sache que ce n’est pas l’individu qui est dangereux, Noris, ce sont son réseau et sa charge. D’après mes sources, cet homme de l’ombre possède un pouvoir de nuisance extraordinaire. En moins de cinq ans, il a façonné une gigantesque toile d’influence dont il occupe le centre. Tu aurais grand tort de le sous-estimer, car en plus, dans l’affaire qui te concerne, il a le droit avec lui.

— Ce n’est pas la première fois que je fais fi des édits interdisant les duels, Père.

— Raison de plus pour t’éloigner quelques temps.

— Comment ça, m’éloigner ? s’étonna Noris. M’éloigner pour aller où ?

— Hors du royaume.

— Hors du royaume ? Vraiment ?

— Je t’envoie te faire oublier à Malte.

— À Malte ? s’indigna Noris. Mais que voulez-vous que j’aille faire sur ce caillou perdu au milieu de la Méditerranée ?

— Ma décision est prise, mon fils. J’ai écrit au chevalier Henri de Ronveaux, un vieux compagnon d’armes, membre de l’Ordre des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, en poste sur l’île de Malte. Dans une lettre qu’il m’avait envoyée l’hiver dernier, ce dernier me disait être à la recherche de jeunes et valeureux gentilshommes de bonne naissance, désireux de faire briller la noblesse de France en pourfendant des infidèles au nom du Christ. Connaissant la valeur du sang des Morteterre, il espérait que le digne fils de son ami viendrait grossir les rangs des champions de la chrétienté.

— Et ?... l’interrompit Noris, le regard noir.

Enguerrand ne répondit pas à son fils et se contenta de le regarder droit dans les yeux. Pensant, à juste titre, que son irascible fils n’était pas fait pour la vie de camps et encore moins pour la promiscuité d’un navire de combat, le marquis avait pensé à poliment décliner la proposition que lui avait fait son vieux compagnon. La présence de Noris parmi toute une cohorte de jeunes coqs en mal de reconnaissance guerrière lui semblait totalement incompatible avec son bouillant caractère, voire dangereux pour son entourage. Cependant, la situation n’était plus la même aujourd’hui. Il fallait non seulement éloigner Noris du Gévaudan, mais il fallait aussi le tenir à l’écart de la justice et du Cardinal des Suplis, qui semblait étrangement s’intéresser à la famille de Morteterre. Malte devenait une destination vraiment intéressante, puisqu’elle alliait la participation à un pieux combat, à un éloignement temporaire. La justice royale devrait bien s’accommoder de la situation, et si la chance était de leur côté, toute cette fâcheuse affaire pourrait bien être terminée avant le retour sur ses terres du bouillant héritier. 

— Père ! insista Noris.

— Tu as dix-neuf ans, mon fils. Tu as été formé au combat et tu es parfaitement capable de te mesurer aux plus fines lames qui soient. Même si, contrairement à moi, et à ton âge, tu n’as jamais fait campagne comme soldat, tu as étudié la tactique et la stratégie. Comme je te l’ai déjà dit, ma décision est prise. Tu iras à Malte où ton tempérament pourra être utilisé à bon escient pour lutter contre ces maudits Barbaresques qui infestent la Méditerranée et ruinent notre commerce.

*****

À peine trois jours plus tard, les préparatifs du départ étaient achevés. L’énergique marquis avait veillé à ce que tout soit en ordre, préparant les documents nécessaires à un tel voyage, ainsi que la recommandation du chevalier de Ronveaux, portant le cachet de l’Ordre de Saint Jean de Jérusalem. Son valet, Lazard Dupuis, administrateur de grand talent, fidèle parmi les fidèles, fut désigné pour accompagner et servir au mieux l’héritier des Morteterre.

Ce Dieppois d’origine faisait partie de sa mesnie depuis plus d’une trentaine d’années. Entré au service du marquis alors qu’il n’avait pas encore vingt ans, il avait su remarquablement s’adapter à cette famille assez particulière, devenant au fil des années, grâce à ses qualités de gestionnaire, l’intendant du château. Âgé d’une cinquantaine d’années, il était de taille plutôt moyenne, doté d’un visage aux traits doux et assez communs, encadré par une abondante chevelure grisonnante tombant sur ses épaules, à la mode de l’époque. Fin négociateur et serviteur discret, cet homme très instruit jouissait de toute la confiance de son maître, qui lui confiait régulièrement la gestion d’affaires délicates. La décision de le lier à son fils était des plus sages, car Lazard lui ferait parvenir régulièrement des nouvelles de leur périple et serait toujours de bons conseils en cas de problèmes.

Après quelques jours de préparatifs, en ce matin du 27 avril, les ordres ayant été donnés, un équipage de quatre chevaux attelés à un lourd carrosse, était prêt au départ dans la cour d’honneur du château.

Le port de Marseille était leur destination. De cette ville située à quatre-vingt-dix lieues du domaine, Noris devait prendre place sur un navire en partance pour l’île de Malte.

Étonnamment, apprenant la nouvelle de cette expédition, le jeune homme ne s’en offusqua pas, bien au contraire. L’opportunité de s’éloigner du Gévaudan où il s’ennuyait ne lui était pas désagréable, et si ce n’était l’idée de partager le quotidien de jeunes traîne-rapières exaltés, la possibilité de découvrir le Levant lui donnait quelques raisons de se réjouir. Ce fut donc avec grande surprise que toute la maisonnée put voir le jeune marquis participer aux préparatifs du départ, alors que de noirs nuages porteurs d’orage se profilaient à l’horizon, obscurcissant peu à peu le ciel printanier d’une sombre menace. Juste avant son départ, Enguerrand confia à son fils une bourse très bien garnie, ainsi que des documents qui lui permettraient de se présenter au Chevalier de Ronveaux, et enfin, une lettre qu’il devait remettre en main propre à l’archevêque d’Arles, François Adhémar de Monteil, un vieil ami à qui il souhaitait demander conseils et soutien.

Dans la nuit, un terrible orage éclata, faisant trembler les murs de l’antique forteresse. Le ciel devenu d’encre était continuellement zébré par d’incroyables éclairs qui déchiraient l’obscurité dans un fracas assourdissant. Plus terrifiant que les autres, l’un d’eux s’abattit même non loin du village, embrasant un chêne isolé près du vieux pont de pierres.

Les madriers du pont-levis gémirent sinistrement sous le passage du lourd attelage, alors qu’une brise légère terminait de chasser les derniers nuages d’un orage qui resterait dans les mémoires. Au village, la foudre était tombée cette nuit sur la forge du pauvre Antoine, incendiant sa maison et celle du père Mathieu. Le clocher de l’église aussi avait eu à pâtir des éléments déchaînés, et c’est un village en plein désarroi que traversa en trombe le carrosse du jeune marquis, volatilisant au passage les miroirs que les premiers rayons de soleil faisaient dans la boue.

Deux journées d’un chaotique voyage avaient menés Noris et Lazard à Alès, puis ce fut l’étape dans l’antique cité d’Arles. Fourbus, les deux voyageurs s’arrêtèrent une journée complète dans une excellente auberge, attenante au relais de poste, afin de procéder à quelques réparations sur une des roues du carrosse qui avait un peu trop souffert des mauvais chemins. Très bien tenue, l’établissement était situé non loin de l’oratoire Saint-Joseph. Affichant presque complet, il était peuplé de négociants revenant de Marseille et se rendant à Toulouse pour y écouler des marchandises venues d’Italie. Les babillages de ces marchands, bien qu’agaçants pour un homme d’épée tel que le jeune marquis, recelaient une mine d’informations pour l’habile Lazard. Ce dernier se mêla aux différents convives et glana une foule de renseignements utiles, qui, le pensait-il avec justesse, lui faciliteraient les formalités avec les autorités et l’administration portuaires de Marseille.