Ça va encore être ta fête - Cécile Delacroix - E-Book

Ça va encore être ta fête E-Book

Cécile Delacroix

0,0

Beschreibung

Un recueil de chroniques sur la vie ordinaire de femmes extraordinaires.

On dit souvent que chaque jour est une fête mais quand tu y regardes de plus près, tu t’aperçois que ce n’est pas toujours la tienne : y’a des jours, c’est pas ton jour…
Forte du succès de son précédent Ça va être ta fête ! Cécile Delacroix complète son éphéméride et nous livre une nouvelle série de chroniques drôles, caustiques ou plus graves. Elle nous raconte ces petits moments du quotidien qui mettent en scène des femmes, mais des hommes aussi, confrontés à la réalité parfois aride du couple, du travail, de l’amitié ou de la famille.
Et parce que leurs préoccupations pourraient être les nôtres, l’on se prend à s’inquiéter avec elle de ce qu’il adviendra de la menteuse de la Saint-Patrick, du chômeur de la Saint-Arsène ou de la cuisinière de la Sainte-Perrine.

Découvrez le second volume de chroniques qui proposent une immersion dans la vie de femmes qui vivent un quotidien si proche du nôtre.

EXTRAIT DE Premier dimanche de mars Fête des grands-mères

C’est une gentille petite fille, avec deux nattes bien serrées qui pendent sur ses épaules et des yeux noirs un peu trop graves pour son âge. À ses parents, on dit : « Oh, mais qu’elle est sage cette petite, et tellement raisonnable ! » Et, parce qu’elle lit toute la journée, on ajoute : « Elle doit être très intelligente. »
Je ne sais pas si elle est très intelligente mais c’est vrai qu’elle a appris à lire toute seule, en recopiant les lignes du journal austère et sans image que rapporte son père, le soir, et qui s’appelle Le Monde. C’est un drôle de titre, pour un journal noir tout plat, de porter le même nom qu’une boule bleue toute ronde.
Le dimanche midi, ses grands-parents viennent déjeuner à la maison. C’est la tradition, ça ne se discute pas. On mange du poulet avec des pommes de terre et un légume vert qui change chaque semaine parce que c’est bon pour la santé. Eux, ils apportent le dessert, un vrai gâteau de pâtissier, dans un carton rose avec de la ficelle dorée.
Après le déjeuner, Grand-Père va s’allonger parce qu’il est vieux, et Grand-Mère s’ennuie un peu. Alors elle appelle la petite auprès d’elle et demande : « Tu ne voudrais pas me lire une histoire ? J’aime bien entendre ta voix. » Et comme la gamine est fière de savoir déjà lire, elle va chercher un livre - mettons, au hasard, les Contes des mille et une nuits - et elle lui lit une histoire.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Cécile Delacroix est née à Paris à la fi n du siècle dernier. Danseuse classique contrariée, pianiste laborieuse, elle s’est fi nalement résignée à une carrière de juriste, sans pour autant perdre de vue son goût pour la créativité ou renoncer à ses ambitions artistiques. C’est en s’inspirant de sa vie mais aussi de celle de ses soeurs, de ses consoeurs, de ses amies qu’elle a écrit ces chroniques, pour le simple plaisir de réinventer des histoires de tous les jours.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 218

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Cécile Delacroix

Ça va encore être ta fête !

« Ouè, c’est pas mal tes petites histoires, c’est rigolo et tout ça, mais tu voudrais pas essayer d’écrire un vrai livre ? »

Mes enfants

À vous

2 janvier Saint-Basile

Ça crépite, ça chante, ça chauffe, ça réconforte. Les feux, c’est comme les nouveau-nés ou les aquariums, tu peux les regarder en silence pendant des heures sans t’ennuyer, c’est toujours les mêmes et jamais pareil.

Moi, j’aime le feu. Peut-être parce que je n’ai pas eu de foyer lorsque j’étais enfant, comme me le disait l’autre jour la petite Machin Truc, là, comment elle s’appelle déjà, c’est trop bête, j’ai oublié son nom. Ah zut, ça m’agace, je l’ai sur le bout de la langue. Je ne connais qu’elle pourtant, la petite brune si jolie, avec une fossette à gauche, un chignon et des anneaux d’or aux oreilles.

Moi, j’aime le feu. Celui des allumettes avec lesquelles tu n’avais pas le droit de jouer quand tu étais petit et que tu frottais les unes après les autres pour respirer l’odeur du soufre quand on ne te surveillait pas. Celui de ta première clope faussement désinvolte à la sortie du collège. Celui de la cheminée devant laquelle tu te pelotonnes les soirs d’hiver et qui te cuit le visage tandis que ton dos est glacé. Celui de la bougie d’anniversaire de l’âge que tu ne pensais jamais atteindre.

Et voilà justement, aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Un beau chiffre tout rond. Celui qui te fait adulte, dit-on. Celui qui t’autorise à établir tes premiers bilans, à tracer dans ta tête des colonnes « plus » et des colonnes « moins » pour savoir si tu es parvenu là où tu voulais aller quand tu étais jeune.

« Tu veux faire quoi plus tard ? », m’avait demandé sœur Odile-Marie qui dispensait les cours de français, de dessin, de géographie et qui dirigeait aussi la chorale le lundi midi après la cantine, au foyer. Ah ah, eh oui, elle se trompait la fille au chignon, finalement. Elle n’a rien compris, elle n’a pas écouté. J’avais bien un foyer en fait.

À sa question je lui avais répondu « pompier » à la bonne sœur, ça l’avait fait rire, elle s’était moquée : « C’est pas très original comme idée, elle m’avait dit, tous les gamins en rêvent. » Pardon sœur Odile-Marie, mais quand on est une fille, si, pompier, c’est plutôt original. Tellement original, d’ailleurs, qu’on ne m’a pas laissé faire et j’en garde encore un souvenir cuisant. « Pas de fille à la caserne, sauf au plumard. Ou à la cuisine, pour les moches », m’avait dit le capitaine Mollard, avec un regard méprisant.

Ah, tiens, lui, j’ai pas oublié son nom. Ni ses cheveux gras, son odeur de tabac froid et sa face de grenouille grêlée de trous d’acné. Pour un pompier, je te dis pas la déception au niveau du fantasme, il était en sex-appeal mode négatif, valait mieux pas qu’il aille vendre les calendriers de la nouvelle année en porte-à-porte, ça n’aurait rien rapporté.

Pas de fille. Alors pompier, non. Pompier, je ne peux pas l’inscrire dans ma colonne des « plus ». Tant pis, il est temps de me rendre à la raison et de garder la tête froide, on ne peut pas grandir sans avoir des regrets. Cela dit, grâce à la bonne soirée que je suis en train de passer, des regrets, j’en ai de moins en moins.

Hou là, il faudrait que j’attise un peu, le feu s’étouffe. S’il s’éteignait, ce serait un mauvais présage et j’ai vraiment pas besoin de ça. Je vais souffler sur les braises. Souffler sur les braises, j’ai toujours su faire. « Si tu n’es pas plus gentille avec les autres, tu brûleras en enfer », disait sœur Odile-Marie.

Tout va bien, ça repart. Les flammes montent joliment cette fois, c’est rouge, c’est jaune, c’est gai, ça danse pour moi, pour mon anniversaire. Je pourrais jeter dessus le fond de ma canette de bière, histoire de m’offrir un petit feu de Bengale en bonus. Oui, tiens, bonne idée, je vais faire ça.

Vraiment, c’est un coup de chance si j’ai pu sortir ce soir. La porte du centre laissée entrouverte, un air de liberté derrière la grille, un train pris sans ticket, quelques pièces mendiées pour acheter deux packs de six, un grand brasier pour me tenir compagnie. C’est mon meilleur anniversaire. J’ai sacrément bien fait de venir jusque-là pour incendier la sale baraque du sale capitaine Mollard.

Ah, ça y est, je m’en souviens du nom de la brunette au chignon. Maintenant je revois nettement son badge agrafé sur sa blouse blanche, avec marqué dessus Dr Karine Réchaud, médecin psychiatre. Troubles maniaco-dépressifs aigus, sévères tendances pyromanes, elle a écrit sur mon dossier. En gros. En rouge. En souligné. La salope. Elle habite où celle-là ?

3 janvier Sainte-Geneviève

L’histoire commence simplement. Il suffit d’installer une télévision allumée dans un salon ordinaire et d’asseoir dans un canapé sans style une famille banale.

Un père, la petite quarantaine mais entretenue. On voit qu’il fait du sport et qu’il se regarde volontiers dans la glace. S’il se rase intégralement la tête, c’est parce que c’est tendance, moderne et pratique. Et qu’en plus ça lui va bien. On n’ose imaginer qu’il pourrait complexer à cause d’un début prometteur de calvitie.

Une mère plus jeune de trois ou quatre ans, peut-être moins, un peu ronde, encore pas mal, on sent qu’elle a dû être assez jolie autrefois mais qu’elle a commencé de cesser de lutter.

Une fille adolescente, classiquement renfrognée, mécontente d’être là, qui ne le cache pas, soupire souvent et se verrait mieux n’importe où ailleurs.

Un fils, un fils surtout, un beau petit garçon ouvrant de grands yeux bleus pleins de cette candeur exquise que les enfants perdent brutalement quand ils attrapent leurs dix ans.

S’il ouvre de grands yeux, à cet instant précis, c’est parce qu’on diffuse ce samedi, sur la 2, l’élection de Miss France. Miss France 2000. « Tout un symbole », a dit le présentateur plein d’emphase, appelant avec exaltation à découvrir ensemble, ce soir, l’image de la beauté du nouveau siècle, le charme français à l’aube de ce millénaire neuf, le visage radieux de celle qui représentera demain… Il est intarissable.

Et voici qu’entre la sortie de Miss Côte-d’Azur et l’entrée de Miss Pays-de-Loire, le père lâche une espèce de bombe. D’un ton parfaitement neutre, il dit au fils : « Quand ta mère était jeune, elle a été Miss, elle aussi. »

Dans la tête de la mère, tout se joue en une seconde et son cerveau se dilate pour analyser, en surmultiplié, la situation inattendue qui vient de se nouer.

D’abord, elle jette un œil perplexe sur son mari, lequel reste impassible et ne la regarde même pas. Un œil perplexe mais surtout surpris qu’il lui fasse en quelque sorte un genre de compliment. Cela lui procure une sensation étrange parce que ce n’est pas son habitude. Il se moque d’elle en général. Il lui dit des choses bizarres comme : « Finalement, je suis beaucoup mieux en garçon que toi en fille. » Ou bien : « Si tu n’avais pas fait du patinage en compétition étant jeune, tu crois que tu aurais les jambes fines comme celles de ta mère ? » Bref, des choses dont elle sent bien qu’elles ne sont pas foncièrement bienveillantes mais auxquelles elle ne sait que répondre sans devoir se reconnaître blessée et qu’elle affecte de traiter par l’indifférence.

Au même moment, elle a croisé le regard soudainement intéressé de sa fille, laquelle a aussitôt levé les yeux au ciel et grommelé « N’importe quoi ! » en haussant les épaules. Ça n’a duré qu’une fraction de seconde mais, pendant cette poussière d’instant, sa fille l’a envisagée comme une vraie personne digne de considération et non comme une ennemie à abattre, et cela faisait bien longtemps que ce n’était plus arrivé.

Et puis aussi elle a vu la lumière irradier le visage de son fils, elle a attrapé au vol son sourire confiant disant sa joie, sa certitude d’avoir la plus belle maman du monde et pour rien au monde, plutôt mourir, elle n’aurait la force de lui gâcher cette fierté.

Alors d’une voix modeste mais d’un ton convaincant, elle dit : « Mais non voyons, je n’ai pas été Miss, j’ai juste été élue Première Dauphine. » En corrigeant, elle accrédite.

Les enfants n’en reviennent pas, ils sont émerveillés, ils réclament tous deux des détails avec passion. Elle les invente. Précise l’année de son élection, évoque le mécontentement de son père et le soutien de sa mère, dommage qu’ils soient morts, ils vous auraient raconté. Brode des anecdotes de coulisses, se plaint d’avoir dû jeter son écharpe et son diadème à cause de l’inondation qui a endommagé les cartons où elle les avait rangés dans la cave de ses parents. Mais quand elle aura le temps, elle recherchera des photos, elles doivent bien être quelque part, elle leur montrera pour les faire rire, elle avait une coiffure bouffante tout à fait ridicule et un maillot de bain qui la boudinait un peu. Et pendant qu’elle parle, son mari la regarde d’un air narquois, elle ne sait pas si c’est pour s’amuser avec elle de leur farce complice ou se réjouir de l’avoir engluée dans d’inutiles mensonges.

Elle essaie de se convaincre qu’elle ne ment qu’à moitié. Après tout, elle a vraiment été élue Miss Seconde B quand elle était au lycée. Mais il ne s’agissait que du vote informel des huit garçons de sa classe et elle devait cette victoire à la disparition brutale de sa rivale, Gabriella, qui s’était enfuie le jour de ses seize ans pour devenir danseuse du groupe Martin Circus dont elle s’était amourachée du batteur. Cela avait fait un scandale épouvantable dans le quartier, à l’époque.

Les enfants finissent par aller se coucher. Elle aussi. Le père dort déjà. Personne ne saura laquelle a gagné le titre pour de vrai ce soir-là. On ne reparle de rien pendant le week-end, elle pense l’épisode clos, et tant mieux.

Elle a tort.

Le lundi, son fils rentre de l’école, la joue écorchée et le tablier déchiré, avec une retenue inscrite sur son carnet pour le mercredi suivant parce qu’il s’est battu. À la récré, il a annoncé à tout le monde que sa mère avait été Miss et comme Benoît a déclaré : « les Miss, c’est toutes des putes qui montrent leur cul, il a dit mon père », il lui a sauté dessus pour défendre son honneur. Le même soir, deux mamans de la classe lui téléphonent, sans raison, comme ça, pour rien, pour bavarder, mais surtout pour savoir si c’est vrai que…, il paraît que..., mon petit Sébastien me dit que… Elle ne va pas trahir doublement son fils. Oui, c’est vrai, mais c’était il y a longtemps, ah ah ah, ça ne nous rajeunit pas. Elle sent les deux mamans excédées au bout du fil quand elles raccrochent. À la sortie de l’école, jusqu’à la fin de l’année scolaire, les autres mères l’évitent mais les pères lui font volontiers la conversation.

Ensuite les années passent, les parents divorcent, les enfants grandissent, ils vont au lycée, puis à la fac. Et on oublie cette histoire. La semaine dernière, le fils est venu dîner chez sa mère. Pas tout seul, il veut lui présenter quelqu’un, sa copine, il ne dit pas sa fiancée mais la mère a compris. La petite jeune femme est charmante, elle lui sourit : « Bonjour madame, je suis ravie de vous rencontrer. » Et pour engager gentiment la conversation, elle ajoute : « Il paraît que vous avez été Miss ? »

19 janvier Saint-Marius

Elle s’est assise en soupirant d’aise dans un coin discret de la terrasse du café-bar-restaurant Sous les micocouliers pour trouver un peu d’ombre et boire quelque chose de frais. Au centre de la place, sous le soleil encore brûlant de la mi-septembre, la fontaine laisse couler un filet d’eau musical et apaisant par la bouche ouverte d’un lion de pierre à la crinière polie par les ans.

Voilà. La visite des Baux-de-Provence, c’est fait. Elle va pouvoir la rayer de sa liste des choses à faire absolument en 2018.

Car Céline est une fille à listes.

Elle établit des listes pour tout puis elle en reporte les intitulés sur sa liste des listes qu’elle tient bien à jour pour être sûre de ne rien oublier. Au 1er janvier dernier, elle a donc ouvert trois nouvelles listes : en numéro 1, celle des trucs à faire absolument cette année ; en numéro 2, celle des trucs à ne pas hésiter à faire si l’occasion s’en présente ; en numéro 3, celle des trucs à ne faire à aucun prix. Cette dernière liste est une innovation, l’idée lui en est venue soudainement au moment où elle écrivait sur sa liste numéro 2 des éventualités : Faire quelque chose d’extraordinaire pour l’année de mes quarante ans. On notera sa prudence : elle n’en a pas fait une priorité absolue relevant de la liste numéro 1 des obligations. Mais pour rattraper sa pusillanimité, elle a porté sur sa liste numéro 3 des interdits : Se faire du souci. 

Car Céline est une fille méfiante.

Depuis qu’elle est toute petite, sa mère lui a appris à faire attention. Aux voitures qui vont t’écraser en traversant la rue. Aux inconnus qui vont te violer si tu leur adresses la parole. Aux voyous en mobylette qui vont t’arracher ton sac si tu le tiens trop mou du mauvais côté du trottoir. Aux chiens dont les maîtres jurent qu’ils sont très gentils jusqu’au moment où ils te mordent. Aux soirées où il ne faut jamais rien boire ni fumer pour ne pas risquer de perdre le contrôle de la situation. Et aux garçons surtout, aux garçons qui ont toujours de vilaines idées derrière la tête, ne va pas croire qu’ils en ont après ton intelligence, t’as qu’à voir avec ton père qui s’est évaporé à l’annonce de ta venue.

Céline a fait bien attention, sa maman peut être fière d’elle. Il ne lui est rien arrivé. Mais alors rien. Rien du tout. Pas même une main baladeuse dans le tramway puisqu’elle a toujours veillé à appuyer son dos contre une paroi protectrice. Ah si, pardon, la seule chose qui lui est arrivée, encore que finalement ce ne soit pas vraiment à elle que c’est arrivé, c’est la mort de sa mère, voilà neuf mois, juste avant Noël. Elle s’est rompu le cou dans l’escalier de son pavillon en se prenant les pieds dans le chat qui passait par là.

Céline boit lentement sa limonade, à la paille pour ne pas que le sucre attaque l’émail de ses dents. Elle étend ses jambes fatiguées d’avoir déambulé, toute la matinée durant, à travers les petites rues pavées du village provençal, plus charmant encore que sur les photos du mariage de Jean Reno dans le Paris Match de 2006 trouvé en vidant la maison de sa mère. Le car qui l’a déposée ce matin à 10 heures ne repart dans l’autre sens qu’à 15h40, elle a largement le temps de souffler. Et peut-être aussi de grignoter en douce le dernier sandwich de son déjeuner sans se faire voir du serveur qui risque de ne pas apprécier qu’elle ait apporté son manger.

Soudain, alors que, le regard innocemment perdu dans le vide pour ne pas attirer l’attention, elle mâche une discrète bouchée de rillettes, un type surgit de nulle part. Un type trapu à gourmette, assez dégarni et entre deux âges, qui approche d’un pas résolu vers sa table. Il la dévisage et lui demande, d’un ton qui affirme plutôt qu’il n’interroge : « C’est toi, Vanessa ? » Mais comme il le dit aussi avec l’accent du midi, ça ressemble davantage aux répliques en noir et blanc des films de Fernandel qu’à un questionnement agressif. Alors Céline avale, pour ne pas parler la bouche pleine, et répond : « Oui, c’est bien moi. »

Le gars a l’air rassuré. Il sourit, satisfait, passe un mouchoir à carreaux derrière sa tête pour éponger sa nuque, puis le remet dans sa poche. Il dit :

–Je suis monsieur Claude, Tony a dû te prévenir qu’il n’allait pas pouvoir venir te chercher lui-même, peuchère, il est fatigué comme tu sais. Autrement, t’as que ça comme bagage pour te faire une beauté ?

–Oui, dit Céline en désignant du menton le sac à dos posé contre le pied de sa chaise, tout est là.

–Bè dis donc, tu es la femme parfaite, toi, tu voyages léger au moinsse, c’est pas comme la mienne ! Zou, pitchoune, on y va !

Monsieur Claude empoigne le sac, jette quelques pièces sur la table et la pitchoune se lève pour le suivre. Elle lui emboîte le pas jusqu’au parking en contrebas et monte dans la vieille camionnette blanche dont il lui a ouvert la portière. Après toi, princesse. Il y a un Saint Christophe collé sur le tableau de bord à côté de la grille d’aération et un sapin en carton parfum pin des landes qui pendouille au rétroviseur avec un gros porte-clés ballon de foot aux couleurs de l’OM. Ce n’est pas que Céline, non Vanessa, connaisse toutes les couleurs de tous les clubs de foot, c’est juste qu’il est écrit dessus : Allez l’OM.

Monsieur Claude démarre. Il dit, en lui lançant une œillade complice : « On en a pour une grosse demi-heure, vaï maximum trois quarts d’heure en cas de poulets embusqués aux radars mais ça m’étonnerait, les couillons de touristes sont partis. Tourne la fenêtre si ça plombe trop avec ce cagnard, y’a pas la clim dans la roulotte à Tony. »

Il est rigolo et gentil, ce monsieur Claude, en plus j’adore son accent, pense Vanessa en moulinant vivement la manivelle de la vitre avant. Elle regarde avec ivresse défiler le paysage, les murs de pierres sèches, les cyprès, les villages perchés à flanc de coteau, les talus aux herbes grillées pendant l’été, sous ce ciel bleu qui rend tout propre et beau. Il sera toujours temps, à l’arrivée, d’expliquer la méprise, le malentendu, le quiproquo, elle trouvera forcément quelque chose à inventer.

Comme son chauffeur ne se donne pas le mal de lui faire la conversation, il faut dire que le moteur est bruyant, elle se prend à imaginer qui elle peut bien être. Est-ce une lointaine cousine qu’on est venu chercher pour assister à un baptême, une communion ou un mariage ? Ou bien encore une employée embauchée par petite annonce, une serveuse, une réceptionniste, une femme de chambre, une caissière, que sais-je ? C’est ça qui serait drôle, que sur une plaisanterie anodine, on lui offre, sans même qu’elle se donne le mal de le demander, un autre travail, des rencontres, des amis, l’amour peut-être, bref une nouvelle vie, comme au cinéma. Et même s’il s’agit seulement, et c’est plus vraisemblable, de quelques instants de folie grappillés sur la normalité lisse des jours, ils vaudront largement qu’elle puisse cocher sur sa liste numéro 2 la case « quelque chose d’extraordinaire l’année de mes quarante ans ». Elle se trouve fantasque, audacieuse, aventurière. Intrépide, insouciante, valeureuse. Elle aime beaucoup cette Vanessa, tellement plus pétillante que l’ordinaire Céline.

À force de rêvasser, le temps a passé. À un croisement, monsieur Claude finit par quitter la route principale pour prendre sur la droite un petit chemin sec et poudreux qui s’en va en serpentant vers les collines. Puis derrière un virage apparaît au loin, à travers l’air chaud qui fait onduler les lignes et trembloter l’horizon, une large carrière à ciel ouvert, des grues, des camions et des pelleteuses, un bouquet d’éoliennes et tout un quartier de baraquements de chantier où vont et viennent des dizaines d’ouvriers.

Il pose sa grosse paluche à chevalière en or sur la cuisse de Céline et dit : « On arrive, y’a de la demande comme on t’a dit, tu vas te gagner des sous. Je vais pas te mentir, je te croyais plus jeune et moins maigrichonne mais té, tu m’as l’air brave, ça va quand même faire l’affaire. »

2 février Présentation au Temple

Je ne sais pas si tu as remarqué mais c’est très bizarre, les prénoms. Dès que tu entends un prénom, ça t’inspire tout de suite quelque chose. En bien. Ou pas. Du coup, quand tu essaies d’écrire des histoires, tu réfléchis à deux fois avant de donner un prénom à tes personnages.

Par exemple, et je présente par avance mes excuses à ceux que je ne connais pas et qui sont sûrement formidables, tous les Jean-Louis que j’ai rencontrés dans ma vie étaient des imbéciles.

Pourtant, pris séparément, Jean et Louis sont des chics types, des gens intelligents, plutôt drôles et totalement fréquentables. Mais une fois associés en Jean-Louis, y’a rien à faire, c’est comme une malédiction : ils deviennent stupides, lourds, bornés. Et très contents d’eux de surcroît. Donc tu peux remballer ton deuxième degré quand tu leur parles, ils ne vont même pas comprendre.

C’est un peu pareil avec les Jean-Charles. Jean, on l’a déjà dit, c’est bien. Charles c’est parfaitement possible. Mais Jean-Charles, non. Tout de suite tu visualises le minet sucré à mèche qui se trouve irrésistible, le gars tordu qui te fait des grâces par devant, t’embrasse bruyamment quand tu le croises mais persifle dans ton dos pour se moquer parce qu’il se trouve tellement, mais tellement supérieur à toi. Surtout si tu n’es qu’une fille. C’est bête, les filles, c’est limité, ça vole pas très haut, c’est tributaire de ses hormones.

Il y a aussi le banal Jean-Pierre, qui passe, mais on sent bien que ses parents ne se sont pas foulés à sa naissance. Jean-Pierre, il est vraiment sympa. Il dépanne ta voiture quand ta batterie est morte, il t’aide à porter tes cartons quand tu déménages, il te pose volontiers une tringle à rideaux. Mais bon, il a un camping-car acheté en leasing au salon du caravaning et il regarde passionnément le foot et le Tour de France à la télé en s’envoyant des bières. Bref, tu t’imagines pas une minute entretenir une liaison torride avec un Jean-Pierre. Parfois, il est maquillé en Pierre-Jean mais le subterfuge n’abuse personne.

Et je te passe toutes les variantes. Les Jean-Paul, les Jean-Michel, les Jean-Gabriel ou les Jean-Pascal qui doivent leur prénom à l’association de celui de leurs deux parents parce qu’ils étaient l’enfant de la dernière chance pour la survie du couple. En voilà une jolie mission pour un tout petit bébé qui vient de naître. Je mettrais à part les Jean-Marie, qui pourraient cocher la case mais qui sentent un peu le soufre, les pauvres, depuis quelques années.

Dans un genre plus prétentieux, on trouve encore – la liste est sans limite – les Pierre-Maurice, les Marc-Antoine, les François-Xavier venus honorer, sur un pied d’égalité, les deux grands-pères qu’on n’a pas osé départager et à qui on ne voulait pas déplaire, rapport à l’héritage.

Tu me diras : tout ça, ce sont des prénoms composés, c’est pour les vieux, les papys, ça remonte fastoche aux années 50, ça n’existe plus aujourd’hui. Et tant mieux.

Ben détrompe-toi. J’en connais plein, et ils ont mon âge.

Et si je te raconte tout ça, c’est parce que je viens d’accoucher. C’est un garçon. Moi, je voulais l’appeler Célestin, parce qu’on peut l’abréger en Tintin et qu’on connaît déjà le nom du petit chien qu’il ne manquera pas de réclamer pour son anniversaire de six ans.

Mais depuis l’annonce de ma grossesse, Marie-José, ma belle-mère, fait un forcing indécent pour qu’on l’appelle Charles-Henri, en hommage commun à son père et à son beau-père, toujours vivants et qui en seraient si heureux. Mon mari adore sa mère. Il vient de partir à la mairie pour déclarer le petit, avec un regard chafouin et un drôle d’air sur la figure. J’ai très peur.

14 février Saint-Valentin

Je suis arrivée en avance, et ce n’est pas mon habitude. Être en avance, c’est perdre son temps, m’a enseigné mon père qui arrivait toujours en retard.

Je suis arrivée en avance dans ce café que je n’ai pas choisi, d’un quartier qui n’est pas le mien, pour ce rendez-vous qui m’inquiète fort.

Je suis arrivée en avance à ce rendez-vous avec un étranger dont je ne connais que ce qu’il a bien voulu me livrer. Son prénom, Jean-François. Son métier, professeur agrégé de physique-chimie, il a insisté plusieurs fois sur l’adjectif « agrégé ». Son âge, un peu inférieur au mien selon ma carte d’identité mais convenablement supérieur à celui que je me suis officiellement attribué. Son goût pour la lecture, dont j’ai pu tester la véracité à la qualité de l’orthographe de ses messages. Et le fait que je le reconnaîtrai à son écharpe rouge plutôt qu’à la photo floue et prise à contre-jour qu’il avait fini par m’envoyer, sur ma demande pressante, en s’excusant de n’en avoir aucune autre de présentable.

Le café est discret, sans chichis, pas ce genre d’établissement clinquant et bruyant dont on sait d’avance qu’il vous facturera le verre à la hauteur de sa consommation d’électricité. Discret mais ouaté, c’est un bon point, on pourrait presque se croire dans un salon de thé. J’ai choisi une table au fond de la salle, dans un angle, appuyée contre le mur pour me sentir moins vulnérable, et face à la porte, pour le voir arriver avec son écharpe rouge. Le serveur a demandé : « Vous serez toute seule ? » J’ai répondu : « Non, j’attends quelqu’un » et j’ai réalisé que ça faisait bien longtemps que je n’avais eu l’occasion de prononcer cette phrase dans ce contexte. Il n’a pas eu l’air étonné, ce qui m’a, moi, étonnée, et pour lui faire plaisir j’ai quand même commandé quelque chose à boire. Un thé, parce que c’est chic. Non, plutôt un café pour me donner du courage, et puis aussi parce que c’est moins cher que le thé, je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. Et puis non finalement, un thé, le café ça donne mauvaise haleine, un thé à la menthe s’il vous plaît.

Et depuis, j’attends l’écharpe rouge.

Je suis arrivée très en avance, je regarde ma montre, presque trois quarts d’heure à patienter, je n’aurais pas dû venir si tôt, c’est idiot.