Ceux de Podlipnaïa - Fiodor Rechetnikov - E-Book

Ceux de Podlipnaïa E-Book

Fiodor Rechetnikov

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Beschreibung

Quatre villageois, ayant fui leur hameau de Podlipnaïa, traînent leur misère sur les routes et le long des fleuves. Ce roman, publié en 1864 par un jeune écrivain qui devait mourir de maladie à trente ans, décrit avec un réalisme implacable, vingt ans avant les premières œuvres de Zola, la vie des paysans aux confins de la Russie d'Europe.

Traduction de Charles Neyroud, 1888.

EXTRAIT

Le hameau de Podlipnaïa n’est pas beau.
Ses cinq ou six cabanes construites sur le bord d’une mauvaise route et dispersées sur un terrain inégal n’ont rien d’attirant. Les unes se trouvent plus élevées que les autres, qui semblent vouloir fuir dans la forêt. Sans toit, avec un plafond plat de paille, et de mauvaises petites fenêtres fermées avec des lames de tôle, elles ont un air pitoyable : les claies même qui les entourent ne sont guère compliquées : quelques pieux de bouleau fichés en terre, autour desquels on entrelace des branchages verts, et voilà tout !

À PROPOS DE L'AUTEUR

On sait peu de choses du Sibérien Fédor (ou Theodor) Mikhaïlovitch Rechetnikov (1841-1871). Emporté par la tuberculose, le jeune homme ne laisse en effet dans son sillage que l’embryon d’une oeuvre prometteuse.
Très jeune, il entra en contact avec les cercles littéraires de Saint-Pétersbourg et c’est d’ailleurs pour poursuivre une carrière dans les lettres qu’il décida de quitter la vie active. Son premier roman, Ceux de Podlipnaïa, fut publié en 1864 dans le journal Le Contemporain dirigé par le célèbre intellectuel libéral Nekrassov. Ce texte sans concessions frappa les lecteurs de l’époque, notamment par son évocation vériste des misérables conditions d’existence des paysans sibériens. Rechetnikov, dans la foulée du succès remporté par son premier opus, allait s’attacher à d’autres coups de sondes dans les classes laborieuses du peuple mais ses oeuvres ultérieures, dédiées principalement aux mineurs, ne furent que partiellement publiées. Où vit-on mieux ? (1868) et Notre propre pain (1870) consacrèrent véritablement la réputation de Rechetnikov en tant que romancier du témoignage social et que précurseur de l’essai ethnographique. Malgré sa renommée croissante, Rechetnikov souffrit d’une profonde détresse morale.
Éprouvant des difficultés à concilier sa vie de famille et l’exercice de son art, rongé par la dépression, il sombra dans l’alcoolisme puis contracta le mal auquel il allait succomber. Il est enterré à Saint-Pétersbourg.

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BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

— LITTÉRATURE RUSSE —

Fyodor Rechetnikov

Решетников Федор Михайлович

1841 — 1871

CEUX DE PODLIPNAÏA

Подлиповцы

1864

Traduction de Charles Neyroud, Paris, Savine, 1888.

© La Bibliothèque russe et slave, 2014

© Charles Neyroud, 1888, 1927

Couverture : Ilya REPINE, Les Bateliers de la Volga (1873)

Chez le même éditeur — Littérature russe

1. GOGOLLes Âmes mortes. Traduction d’Henri Mongault

2. TOURGUENIEVMémoires d’un chasseur. Traduction d’Henri Mongault

3. TOLSTOÏLes Récits de Sébastopol. Traduction de Louis Jousserandot

4. DOSTOÏEVSKIUn joueur. Traduction d’Henri Mongault

5. TOLSTOÏAnna Karénine. Traduction d’Henri Mongault

6. MEREJKOVSKILa Mort des dieux. Julien l’Apostat. Traduction d’Henri Mongault

7. BABELCavalerie rouge. Traduction de Maurice Parijanine

8. KOROLENKOLe Musicien aveugle. Traduction de Zinovy Lvovsky

9. KOUPRINELe Duel. Traduction d’Henri Mongault

10. GOGOLLe Révizor — Le Mariage. Traduction de Marc Semenoff

11. DOSTOÏEVSKIStépantchikovo et ses habitants. Traduction d’Henri Mongault

12. Les Bylines russes. Édition de Louis Jousserandot

13. PISSEMSKIMille âmes. Traduction de Victor Derély

14. RECHETNIKOVCeux de Podlipnaïa. Traduction de Charles Neyroud

15. TOURGUENIEVPoèmes en prose. Traduction de Charles Salomon

NOTICE SUR TÉODOR RÉCHETNIKOV

Bien des années avant que M. Émile Zola eût fait paraître le premier volume de ses « Rougon-Macquart », l’école dite naturaliste existait déjà en Russie. Elle était composée d’une pléiade de jeunes écrivains qui, tous, défendaient, avec autant d’ardeur que de talent, les doctrines littéraires que l’auteur de Germinal devait populariser en France, sans même savoir qu’il avait eu des devanciers.

Le plus célèbre de ces écrivains est bien certainement Téodor Réchetnikov, et c’est lui qui a le plus de points de ressemblance avec le chef incontesté de l’École française.

Quels furent ses commencements, le lecteur va l’apprendre.

Le célèbre poète Niékrassov, directeur de la revue russe, le Contemporain, fut fort étonné en recevant un jour un manuscrit, sans nom d’auteur, dont la lecture excita son enthousiasme. Il résolut de le publier aussitôt, mais il aurait voulu aussi connaître le nouvel écrivain « qui venait de naître à la Russie ». Le jeune homme mal vêtu, qui avait déposé le manuscrit, n’avait pas laissé son adresse, croyant dans sa timidité que son rouleau serait jeté au feu. Pour retrouver sa trace, on eut recours à l’annonce suivante qui fut publiée à la quatrième page de tous les journaux de Pétersbourg :

« Le jeune homme qui a déposé un manuscrit à la rédaction du Contemporain, le... 1863, est instamment prié de se présenter au directeur. »

Grâce à un heureux hasard, les yeux du jeune homme tombèrent précisément sur les lignes qui lui étaient destinées. Il se rendit aussitôt, mais en tremblant, au bureau de Niékrassov, qui l’accueillit à bras ouverts.

Le jeune écrivain, que le grand poète venait de découvrir, n’était autre que Téodor Réchetnikov, dont, quelques mois après, toute la Russie connaissait le nom et dont le roman Ceux de Podlipnaïa était dans toutes les mains.

La littérature russe se serait sans aucun doute enrichie de plusieurs œuvres remarquables, si le jeune écrivain n’était pas mort à la fleur de l’âge, au moment où son talent se transformait et où il promettait de devenir une des gloires de son pays.

Homme du peuple, et sortant de cette classe d’employés infimes qui vivote tant bien que mal — plutôt mal que bien — d’un appointement dérisoire, Réchetnikov était mieux qualifié que personne pour parler de ce peuple qu’il aimait tant et dont il connaissait si bien les souffrances. Il était encore préparé à cette tâche par l’enfance malheureuse qu’il avait eue.

Comme la vie des écrivains jette toujours de la lumière sur leurs ouvrages, esquissons la sienne à grands traits.

Né le 17 septembre 1841 à Ekaterinenbourg, (gouvernement de Perm), dans cette partie de la Russie d’Europe qui touche à l’Asie, Téodor Mikaïlovitch était le fils d’un diacre, chassé du service pour ivrognerie et inconduite. Il ne connut jamais sa mère, que son père avait fait mourir de chagrin, et ne vit celui-ci pour la première fois qu’à l’âge de dix ans.

L’orphelin — on peut lui donner ce nom — fut recueilli par son oncle, honnête conducteur postal qui avait bien de la peine, pourtant, à nouer les deux bouts, mais qui était sans enfants.

Dès sa plus tendre enfance, Réchetnikov fut rossé ; les goûts indépendants qu’il manifestait faisaient le désespoir de son oncle, qui aurait voulu au contraire développer en lui le sentiment de la hiérarchie et la patience, deux qualités qu’il possédait lui-même à un très haut degré, mais qu’il ne sut inculquer à son neveu qu’en le battant comme plâtre. N’était-il pas destiné à devenir employé et ne fallait-il pas qu’il s’habituât à plier sans raisonner ? Le brave homme aimait certainement son neveu, mais il estimait de son devoir de comprimer les instincts qui devaient plus tard être un obstacle à la carrière du jeune garçon. On le rouait donc de coups du matin au soir. Il n’est nullement étonnant, par conséquent, que l’enfant qui, tout d’abord, avait été vif et éveillé, devint sournois et vindicatif en la société grossière des postillons, des conducteurs et des facteurs au milieu desquels il fut élevé et qui ne se gênaient nullement pour lui allonger un coup de pied en passant.

De caresses, il n’en était naturellement pas question, Réchetnikov se replia alors sur lui-même et passa ses journées à ruminer des niches, telles que seul un enfant injustement battu peut en inventer, jusqu’à ce que son oncle, las des plaintes continuelles dont on l’assaillait, se décida à s’en débarrasser en le mettant à la Bourse, au séminaire d’alors, où Réchetnikov avait le droit d’entrer en sa qualité de fils de diacre.

Pour savoir quel enfer était la Bourse, il faut lire l’ouvrage de Pomialovsky1: alors, on peut se faire une idée de la corruption et de la dépravation monstrueuse qui régnaient dans ces internats. Le système pédagogique, alors en vigueur, était assez démoralisant pour que le plus honnête enfant du monde y devint en peu de temps un mauvais sujet. Il y avait donc bien des chances pour que Réchetnikov ne s’y améliorât pas, et qu’au contraire il s’y gâtât tout à fait. Il n’en fut pourtant rien. Au lieu de s’y acclimater comme la plupart de ses camarades, la vie lui parut tellement intenable qu’il se prit à soupirer après le bienheureux temps où son oncle le rouait de coups et le fessait sans pitié.

Que devaient donc être les punitions de la Bourse ?

Il essaya de s’évader, mais il fut repris ; quand on le ramena au séminaire, on lui administra une correction si forte qu’il resta pendant deux mois à l’hôpital.

Une seconde tentative d’évasion fut pourtant couronnée de succès. Il ne retourna pas chez son oncle, car il savait que, loin de le plaindre, celui-ci n’aurait rien de plus pressé que de le ramener à la Bourse. Il s’enfuit donc dans un grand bourg, où il resta pendant plusieurs mois, vivant d’aumônes, se frottant à la foule bariolée des bourlaki et des ouvriers de fabrique qui l’entourait et dont la compagnie lui plaisait fort. L’influence de ce séjour sur Réchetnikov est considérable. Il fut le témoin de toutes les misères, de toutes les souffrances du petit peuple, en même temps qu’il pouvait se rendre compte de l’énergie désespérée avec laquelle ces pauvres gens se battaient et luttaient contre l’infortune. Pendant ces quelques mois, combien de drames poignants, combien de scènes diverses ne vit-il pas se dérouler devant ses yeux. Il se mêla à tout ce rude peuple de travailleurs, dont il devait plus tard peindre la lamentable existence. Ce temps de vagabondage ne fut pas perdu pour lui, car à son insu, son cerveau emmagasinait les impressions multiples, presque toujours désolées qu’il devait faire revivre plus tard avec tant d’intensité objective dans ses ouvrages. Bien longtemps avant qu’il eût l’idée d’écrire, il rassemblait ainsi les matériaux nécessaires, « les documents humains. »

Le jeune garçon se plaisait si fort au milieu de ce peuple qu’on peut se demander ce qu’il serait devenu, si une bonne femme qui le reconnut, ne l’avait pas ramené chez son oncle où, au lieu d’être reçu à bras ouverts, il reçut une maîtresse fouettée.

Les verges étaient alors la base de toute éducation.

On ne le renvoya pourtant pas à la Bourse. Son oncle, qui jugeait qu’un aussi mauvais garnement devait être surveillé de près, le garda auprès de lui et lui fit suivre les cours de l’école élémentaire de Perm, qu’il habitait alors.

Le jeune Réchetnikov, âgé de 15 ans, n’y travailla pas davantage qu’au séminaire. Il faut avouer d’ailleurs que les établissements d’instruction de ce temps-là laissaient joliment à désirer.

C’est à cette époque qu’une vilaine histoire — causée par la disparition de lettres importantes et de journaux des casiers du bureau de poste, disparition dont il était seul coupable, — lui valut d’être pendant deux ans sous la haute surveillance de la police, mais ç’avait été plutôt une gaminerie de sa part qu’une mauvaise action.

Son oncle avait été nommé sous-buraliste à Ekaterinenbourg, plusieurs mois avant qu’il quittât l’école de Perm. Aussi dût-il gagner sa vie en exerçant le métier de veilleur de nuit à raison de 80 centimes par jour. Au prix de quelles privations acquit-il une instruction bien inférieure à celle de tout petit Français !

Une fois qu’il eût son diplôme en poche, il rejoignit son oncle à Ekaterinenbourg. Il lui avait trouvé une place de copiste surnuméraire au tribunal du district de cette ville. Les appointements qu’il recevait étaient vraiment dérisoires : de vingt-huit à quarante francs par mois, et il fallait vivre avec cette somme. Son oncle, après trente ans de service, était presqu’aussi mal rétribué : soixante-quinze francs par mois et le logement. La dure école à laquelle fut soumis Réchetnikov fit de lui un homme, mais au détriment de sa santé, car il souffrit souvent de la faim.

Une réaction s’était faite en lui, profonde et décisive : le mauvais drôle, qui avait tant joué de vilains tours à ses persécuteurs, changea radicalement, et cela d’une manière inattendue, au grand étonnement de tout le monde. Personne ne reconnaissait plus le fainéant d’autrefois, car il s’était mis à travailler avec une ardeur sans pareille pour combler les lacunes de son éducation incomplète et manquée. Lui qui n’avait jamais touché un livre d’étude, les dévorait maintenant avec avidité. Réchetnikov avait fait moralement peau neuve : il ne resta plus l’ombre de l’amertume et de la haine qu’avait autrefois excitées en lui son entourage.

Toute la sympathie dont il était capable, il la donna au peuple, de la profonde infortune de qui il était journalièrement témoin.

C’est à 1859 et 1860 que remontent ses premières élucubrations. Il ne pensait pas alors à se faire imprimer, et il déversait simplement sur le papier le trop plein de son cœur, racontant brièvement les accidents divers qui rompaient la monotonie de sa vie, notant par ci par là un fait qui l’avait frappé. Mais bientôt, tourmenté du désir de s’instruire, la ville d’Ekaterinenbourg lui parut trop petite ; il retourna à Perm, que, dans son ignorance, il estimait une grande ville et s’engagea, toujours comme copiste-surnuméraire, à la Recette Générale du Gouvernement. Il y resta deux ans ; il est probable qu’il aurait longtemps encore végété dans cet emploi infime, si un inspecteur en tournée n’avait pas remarqué... sa belle écriture et ne lui avait pas promis de le faire venir à Pétersbourg.

C’était là l’accomplissement de tous les vœux de Réchetnikov, qui ne rêvait que de la grande ville où l’instruction était répandue à profusion et où il se flattait de devenir un homme utile.

Il arriva dans la capitale en 1862, plein d’espérances et d’illusions, qui hélas ! ne devaient jamais être réalisées.

Jusqu’au jour où la publication de Ceux de Podlipnaïa le fit célèbre, il vécut misérablement dans des coins perdus de quartiers ignorés, louant une chambre ou plutôt un taudis qui lui coûtait 4 fr. par mois, souffrant souvent de la faim, mais sans jamais se plaindre, car il connaissait des douleurs plus grandes que la sienne, un dénûment plus profond : celui des pauvres paysans dont il écrivit la lamentable épopée. Même après s’être fait un nom dans la littérature, il n’échappa pas à la misère.

Le travail acharné, auquel il s’adonna, ne fit que presser une catastrophe que l’on pouvait prévoir depuis sa jeunesse, car à la Bourse encore, il avait contracté les germes de la maladie qui devait l’emmener au tombeau. Pendant huit ans, il lutta vaillamment contre sa vieille ennemie, toujours sur la brèche, jusqu’à ce qu’enfin vaincu, il tombât pour ne plus se relever. Il mourut le 9 mars 1871 d’une phtisie galopante.

Il n’avait que vingt-neuf ans.

La misère, dont Réchetnikov avait tant souffert pendant sa vie, devait nécessairement être le sujet de ses études. C’est là, en effet, la question qu’il scrute dans ses ouvrages, c’est à sa solution qu’il se livre tout entier, avec toute l’ardeur généreuse d’un jeune homme.

La misère ! il pouvait en parler sciemment : n’avait-il pas grandi au milieu d’elle, n’en avait-il pas été entouré partout, à Perm, à la Bourse, à son tribunal, partout enfin ? N’en avait-il pas vu les côtés les plus hideux et les plus repoussants ?

Ah ! s’il a consacré sa vie à disséquer la misère, ce n’est pas chez lui dilettantisme littéraire, comme chez Tourgueniev et Grigorovitch, qui avaient pour le peuple une compassion de grands seigneurs mais qui n’avaient jamais enduré le martyre qu’ils décrivaient dans leurs ouvrages.

Ce qui rend précisément Réchetnikov éloquent, c’est qu’en plaidant la cause des humbles, des malheureux et des opprimés de ce monde, en faisant un tableau effroyablement vrai de tous les malheurs, de tous les déboires, de toutes les angoisses poignantes auxquelles sont en proie le paysan, l’ouvrier prolétaire, il défend sa propre cause.

Il est le premier écrivain russe qui soit sorti du peuple et qui ait gardées vivantes les épouvantables visions de l’enfer d’où il s’est échappé. Aussi tous ses ouvrages acquièrent-ils une portée immense.

On ne saurait lui reprocher de peindre ce qu’il a vu sous des couleurs trop sombres, car ce qu’il dit a un tel accent de vérité qu’on ne saurait le suspecter d’exagération. Il décrit la réalité telle qu’elle est, sans l’idéaliser et sans l’enlaidir davantage. Jamais il n’a cédé à la tentation de forcer la note pour obtenir un effet sûr. C’est là ce qui fait son mérite comme écrivain. Qu’on lise ses romans, nulle part il n’a eu recours aux procédés usités par les romanciers aux abois. Il est dénué de cet art savant, mais dangereux qui consiste à sacrifier la vérité à la fantaisie et à la phrase.

Son style est sobre, énergique, sa phrase originale, tantôt hachée, tantôt encombrée et obscure, mais ces défauts proviennent de ce qu’il n’a jamais été chargé du bagage classique dont tous nous sommes embarrassés. Il a l’audace de ne relever que de lui-même et du milieu qui l’a fait ce qu’il est. Ce qu’il écrit est bien à lui : conceptions, idées, tout.

On est d’abord frappé, quand on lit un de ses ouvrages, de la saveur singulière, un peu amère qui s’en dégage. Nous autres, occidentaux, nous avons le palais trop délicat, trop blasé pour cette âpre nourriture, il nous faut du temps pour nous y mettre, et surtout beaucoup de condiments, de bonne volonté, veux-je dire, mais une fois qu’on y a goûté, on y revient et on a raison, car si nous n’y trouvons pas ce que nous avons cherché, nous découvrons un tas de sensations inconnues, inattendues.

Par exemple, ce n’est pas dans les ouvrages de Réchetnikov qu’il faut s’attendre à rencontrer des situations empoignantes. Il dédaigne au contraire l’intrigue, l’affabulation. Ses romans sont bien plutôt des récits que des ouvrages d’imagination. Au lieu de chercher à intéresser son lecteur par des effets rapides et sûrs, mais peu profonds, il décrit patiemment, lentement, la vie de ses héros, les suivant pas à pas, sans négliger aucun détail, si fastidieux qu’il soit, mais sans jamais rien inventer. Si étrange et si singulière que soit cette manière de procéder, elle a son avantage, et l’impression que laissent ses études ethnographiques, comme il les appelait modestement lui-même, n’en est pas moins puissante et durable.

Il ne s’arrête pas à commenter le caractère de ses héros, ni ne s’attache à leurs côtés psychologiques ; il énumère simplement des faits, mais qui parlent plus éloquemment que toutes les dissertations du monde. Il n’y a qu’à lire Ceux de Podlipnaïa pour s’en assurer.

Il est probable qu’avec l’âge, le talent de Réchetnikov aurait subi une heureuse transformation, et que tout en restant vrai et exact, il serait devenu plus artiste. À vingt-neuf ans, un homme n’a pas encore donné toute la mesure de ses forces. Le roman qu’il avait commencé quelques mois avant sa fin et dont nous possédons quelques fragments, montre quelle profonde évolution s’était opérée en lui pendant les dernières années. Les brillantes promesses qu’il avait données, il allait les tenir et la chrysalide serait sans doute devenue papillon, si la mort impitoyable ne l’avait pas arrêtée dans son développement et n’avait privé la littérature russe d’une de ces gloires que les peuples s’envient.

CHARLES NEYROUD

(1888)

1.  La Bourse, mœurs de séminaire.

LIVRE PREMIER

PILA ET SYSSOÏKO

I

LE hameau de Podlipnaïa n’est pas beau.

Ses cinq ou six cabanes construites sur le bord d’une mauvaise route et dispersées sur un terrain inégal n’ont rien d’attirant. Les unes se trouvent plus élevées que les autres, qui semblent vouloir fuir dans la forêt. Sans toit, avec un plafond plat de paille, et de mauvaises petites fenêtres fermées avec des lames de tôle, elles ont un air pitoyable : les claies même qui les entourent ne sont guère compliquées : quelques pieux de bouleau fichés en terre, autour desquels on entrelace des branchages verts, et voilà tout !

L’incurie profonde des Podlipovtsiens pour leurs maisons serait compréhensible, si le bois manquait, mais le hameau est entouré d’une haute futaie de plus et de bouleaux magnifiques.

Malgré tout, les habitants de Podlipnaïa trouvent leurs chenils fort habitables et n’ont pas l’ambition d’avoir des maisons saines et bien éclairées.

La misère est si grande dans ce coin de ce pays qu’on n’aperçoit ni granges, ni meules de foin, ni jardins potagers, rien, sinon quelques carrés de choux, de carottes et de pommes de terre.

Été comme hiver, le paysage est nu et désolé.

De l’autre côté de la route s’étend une vaste jachère, cernée par la forêt immense et par un marais parsemé de bouleaux rachitiques, de pins et de tilleuls hydropiques. Vous ne verrez pas de terres labourées à Podlipnaïa ; les habitants ont essayé à plusieurs reprises de défricher ce sol inculte, mais vainement : ils s’y sont pris de toutes manières, ils ont semé leur blé à diverses époques, très tôt ou très tard, mais sans succès : la gelée, la pluie ou bien la sécheresse ont toujours fait périr les germes de leur récolte ; jamais le blé ne parvient à maturité, car la neige ou les grands froids sont toujours arrivés avant que les épis soient jaunis.

Quand ces pauvres gens ont bien travaillé, qu’ils se sont bien exténués toute l’année, ils doivent tout de même faucher l’herbe gelée ou prendre de l’écorce de tilleul pour la mélanger à leur farine afin de faire une espèce de pain. La seule verdure qu’on aperçût jamais à Podlipnaïa, était une mauvaise herbe très dure et très maigre qui croissait entre les mottes de terre du marais.

Dès le mois de septembre, l’hiver faisait rage et accumulait la neige en gros tas contre les petites fenêtres. Quelquefois même les toits disparaissaient sous un épais manteau blanc.

Jamais les Podlipovtsiens ne sont gais ou joyeux : en été même, pendant la belle saison, ils gardent l’expression triste des gens qui souffrent ; leur humeur est pénible et maladive. Les enfants eux-mêmes ne ressemblent pas aux autres enfants : ils courent, tombent, pleurnichent sans jamais chanter ou rire, ils s’ébattent pour ainsi dire à contre-cœur. Les vaches, les chevaux ont l’air de squelettes et se promènent d’un air morne. Le seul bruit qui fasse vibrer l’air, c’est l’aboiement d’un chien, échappé par miracle à la marmite, et que conserve sans doute un paysan désireux de se faire un bonnet de sa peau.

La plus mauvaise saison pour les Podlipovtsiens est l’hiver, comme je l’ai déjà dit. Des semaines entières se passent sans qu’on voie la moindre vie se manifester dans le hameau. On pourrait les croire dans la léthargie : en effet, ils sont presque tous malades, malades de misère et de saleté. Ils restent couchés ou vautrés, maudissant en silence le travail qui les éreinte sans les nourrir, eux-mêmes et leur propre sort, et tout leur entourage. Les pauvres diables sont torturés par la faim ou la maladie. Dans le nombre, pourtant, se trouvent des adolescents, des jeunes filles qui, bien que laides, sont brûlées de passions que la souffrance intense rend encore plus féroces.

Les Podlipovtsiens, qui dépendent du district de Tcherdyne, gouvernement de Perm, étaient autrefois des serfs dépendant de la couronne. Misérables comme tous les habitants de ce gouvernement, ils sont encore plus malheureux que les paysans des autres districts, car, sans industrie, ils n’existent que par un miracle.

Ils n’ont pas d’argent pour acheter du pain ; d’où en tireraient-ils, en effet, car la forêt qui les entoure est un capital qui ne rapporte rien ; dans ce district forestier, le bois n’a pas de valeur, et ce n’est pas des ustensiles de bois qui se vendent à un prix dérisoire, ni du foin qui abonde, que nos villageois peuvent faire commerce ? Les Podlipovtsiens vont bien à la chasse, mais la poudre coûte cher, et les ours commencent à se faire rares. Il est vrai qu’on peut les tuer au moyen d’un épieu en fer, moyen dangereux, mais qui a l’avantage de ne rien coûter. En général, quand un paysan de Podlipnaïa parvient à gagner trois roubles1 pendant les six mois d’été, c’est une belle somme qui le fait vivre toute l’année ; mais il n’est pas facile d’y arriver. Aussi les habitants du hameau sont-ils devenus très apathiques : ils ont perdu toute espérance.

Les hommes, les femmes et les jeunes filles portent toute l’année la même chemise, qui, l’été, forme leur unique habillement avec un pantalon ou une jupe. L’hiver, ils ont une pelisse de peau de mouton, de chien ou de veau qui les réchauffe tant bien que mal. Tous portent des sandales d’écorce de tilleul, sauf les enfants qui vont pieds nus. Ces vêtements, pour mauvais qu’ils soient, les protègent pourtant contre les intempéries ; mais rien ne les garantit du mal qui les torture le plus souvent, de la faim. Pendant un mois à peine, dans toute l’année, on mange au hameau du vrai pain ; le plus souvent, ce sont des miches faites de balle de blé ou d’écorce, qui leur donnent des maladies dont ils ne savent se guérir. De là provient leur paresse au travail. C’est que la farine est trop chère pour qu’ils puissent manger du vrai pain : on amène, en effet, le blé des gouvernements méridionaux de la Russie sur des bateaux que les haleurs s’échinent à tirer.

Les Podlipovtsiens sont faits à la faim comme ils sont faits à la maladie. Ils n’attendent de secours de personne, car dans les villages voisins on les hait et on les craint parce qu’on les croit sorciers. Ces gens-là voudraient les aider du reste qu’ils ne le pourraient pas, car ils meurent de faim toute l’année, ni plus ni moins que les Podlipovtsiens. Ils se tiennent prudemment à l’écart des habitants du hameau, car ils croient que ceux-ci peuvent leur jeter des sorts, leur nouer l’aiguillette et leur donner des pernées.

Il semble que les Podlipovtsiens devraient quitter un sol aussi ingrat que le leur et chercher fortune ailleurs ? Hélas, ils ont fait cette expérience : « Si je crève de faim ici, pourquoi la vie serait-elle meilleure autre part ? » À quoi bon partir de Podlipnaïa ? Mitiouk Kovitchka a quitté le hameau y laissant femme et enfants, pour ne jamais revenir. Terechka Viatka est parti en qualité de flotteur, et on ne l’a jamais revu non plus. Michka Gaïva, qui a été un jour à la ville, a disparu aussi. Les Podlipovtsiens ont même peur de ce qui n’est pas leur village ; les arbres, les chevaux, les vaches y vivent bien, pourquoi n’y végéteraient-ils pas ?

Le hameau de Podlipnaïa a été fondé par un serf chasseur qui s’était établi avec sa femme et ses enfants en pleine forêt, sans avoir presque aucune relation avec les paysans voisins. Après sa mort, ses deux fils prirent femme et se bâtirent une chaumière. Peu à peu, la famille s’augmenta et finit par comprendre une trentaine de personnes qui demeuraient dans six maisons.

Les idées de ces braves gens sont fort simples : ils se doutent bien qu’il y a un Dieu, mais ils ne se sont pas creusé la tête pour savoir comment et de quoi il est fait. Ils conservent les habitudes chrétiennes de leurs ancêtres sans toutefois les comprendre ; ils prient devant des images qu’ils se sont faites et qui sont de véritables épouvantails. Comme c’est la terre qui nous donne notre nourriture et qu’on lui confie les morts, ils l’adorent, le soleil qui les réchauffe et les éclaire, ils l’adorent aussi comme un Dieu. Comme des dieux ils révèrent la lune, la pluie, la neige, les éclairs.

Ils savent aussi qu’il y a une ville qui s’appelle Tcherdyne, mais c’est tout : ils ignorent ce qu’il y a au delà. Ils n’y vont que pour s’y procurer la nourriture nécessaire, car c’est là que se trouve l’administration qui leur cause une sainte frayeur. Un beau jour, il était venu des fonctionnaires du gouvernement qui avaient visité ce hameau perdu, auquel ils donnèrent le nom de Podlipnaïa ; puis, après eux, était arrivé un prêtre qui leur avait fait embrasser la religion orthodoxe et abjurer leurs hérésies : on les avait même baptisés. C’est à partir de ce moment qu’on avait commencé à les recruter pour l’armée au même titre que les autres, mais aucun d’eux n’était revenu. S’ils l’avaient osé, les habitants du hameau auraient bien tenté de garder leur liberté, et chassé fonctionnaires et pope, mais le stanovoï les avait si bien caressés de son fouet, qu’ils ne regimbaient pas. Heureusement pour eux, le pope demeurait loin ; ils cachaient les images saintes que celui-ci leur avait données et ne les accrochaient au mur que lorsque le prêtre venait chez eux baptiser un enfant. Aussi bien, ils ne comprenaient pas ce qu’il leur disait de Dieu ; ils n’avaient peur que de l’enfer. Les Podlipovtsiens n’avaient point grand foi en leur pope. Quand ils se mariaient, c’était d’abord selon leurs coutumes, et ce n’est qu’après qu’ils allaient à la paroisse faire consacrer la cérémonie par le pope. Ils n’en auraient rien fait si celui-ci ne les avait pas menacés du stanovoï dont ils connaissaient trop bien le fouet pour désobéir. Ils n’avaient pas oublié que lorsqu’une épidémie avait fait mourir six personnes à Podlipnaïa, il les avait tous fait fouetter, hommes et femmes, et avait emmené avec lui trois vieillards dont on n’eut jamais aucunes nouvelles.

Les Podlipovtsiens ont toujours des arriérés d’impôts en souffrance. Où prendraient-ils de l’argent pour les payer ? — Ils se marient parce qu’ils aiment les filles d’un amour à eux