Chroniques de Dreamworld - Cassandra Patte - E-Book

Chroniques de Dreamworld E-Book

Cassandra Patte

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Beschreibung

Tout le monde est déja allé à Dreamworld. Lorsqu'il dort, l'être humain y voyage. Mais personne ne s'en souvient à son réveil. Et si au détour d'une route glacée le monde des rêves devenait accessible? A la suite d'un accident de la route, Farah et Flore vont se réveiller dans cet endroit qu'elles ne connaissent pas, peuplé de créatures extraordinaires et dangereuses. Farah doit retrouver Flore au plus vite si elles veulent avoir une chance de retourner dans leur monde. Mais des loups-garous vont se dresser sur sa route... Le monde de Dreamworld est menacé et le destin des deux jeunes femmes y est irrémédiablement lié.

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Seitenzahl: 393

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Sommaire

Prologue

Chapitre 1: L'accident

Chapitre 2: La colonie suspendue

Chapitre 3: La ville des âmes perdues

Chapitre 4: La banque de Dreamworld

Chapitre 5: Esclavage

Chapitre 6: Le mangeur de chat

Chapitre 7: Recherché par la Garde

Chapitre 8: Mise à mort

Chapitre 9: Code bleu

Chapitre 10: Quand les bourrasques se lèvent

Chapitre 11: Le récit de Gareth

Chapitre 12: La meute Darkanshield

Chapitre 13: La meute Darkanshield

Chapitre 14: Cronos

Chapitre 15: Dans les profondeurs des enfers

Chapitre 16: La onzième règle

Prologue

Cette histoire commence dans un autre monde. Un monde où vivent des créatures merveilleuses et effrayantes et où la magie bataille avec la science. Vous vous rendez dans ce monde chaque nuit et pourtant vous n’en gardez aucun souvenir. Mais n’ayez crainte, vous pourrez en visiter une partie bien assez tôt. Après tout, chacun de nous finit par y atterrir un jour ou l’autre, il suffit d’être patient. Quand viendra votre tour vous ne serez pas un étranger là-bas car quelqu’un vous y attend. Quelqu’un qui veille sur vous depuis votre naissance et qui devra vous guider le moment venu.

Cette histoire raconte comment une jeune femme qui n’a pas confiance en elle peut vaincre un tyran et comment une autre qui se désintéresse de la politique peut mener une rébellion. Elle prouve qu’on peut faire un très bon roi même si le hasard nous a désigné, que le traître n’est pas toujours celui auquel on pense et qu’il ne faut jamais croire aux rumeurs qui peuvent courir dans les tavernes.

Cette histoire commence dans un désert où le sable est rouge comme le sang. C’est là que vivent les centaures, des êtres fiers et avides de conquêtes. Le début de cette épopée ne démarre pas à la surface de cette étendue aride mais quelques dizaines de mètres plus haut, sur un de ces amas de pierres gigantesques qui flottent comme par magie dans les airs et que les natifs de ce monde appellent communément des îles flottantes. Chacune d’elle, assez large pour contenir un village et plusieurs champs, abrite en son sein une créature appelée Divinatrice, extrêmement sensible à la lumière, et capable de délivrer une prophétie avant de mourir.

Cette histoire débute par un coup de pioche.

**

Un coup de pioche.

Un hurlement déchirant transperça le silence, aussi coupant qu'un poignard fend un morceau de viande de haut en bas. Il se répercuta sur les autres îles flottantes alentour. L'écho d'une souffrance sans nom vibra dans la pierre et s'enfonça dans la terre humide avec une force inouïe, lorsqu'un second coup de pioche agrandit le trou déjà béant. La plainte de la Divinatrice brisa le peu de volonté qui restait à l'esclave elfique qui lâcha son instrument de torture pour plaquer ses grandes mains aux doigts fins sur son cœur avant de basculer dans le vide, une grimace de supplicié sur son visage pâle. Un coup de sabot envoya un second esclave prendre sa place pour continuer la besogne inachevée et son espérance de vie fut aussi courte que le précédent. Mais le trou était désormais assez grand pour que la lumière du jour s'y engouffre comme l'eau obstrue les poumons d'un noyé, et lorsque Kalean Barendull se recula pour éloigner sa propre ombre, un nouveau râle plus grave sortit de la brèche en faisant trembler le sol sous leurs pieds. L'île tout entière s'ébranla sous la secousse sismique. Dans ce chaos, un arbre jusque-là profondément enraciné dans la terre torturée émit un craquement sinistre en s’effondrant, balayant un rang entier de créatures enchaînées alors qu’elles attendaient leur tour en serrant leurs outils respectifs, le visage blême de terreur.

Une voix gutturale brisa alors le silence de mort qui s'était emparé de l'assistance et la prophétie retentit :

Des nuages sombres se profilent à l'horizon,

Mais deux simples bourrasques suffiront,

Pour réunir les vents contraires qui parcourent le ciel,

Et balayer ou aviver d'un souffle les plus grandes étincelles.

La voix s'éteignit dans une plainte de plus en plus faible au fur et à mesure que la clarté du jour tuait la créature. Kalean Barendull souffla bruyamment et gratta la pierre de son sabot avec énervement. Une fois de plus, la prophétie n'était pas celle qu'il cherchait. Dans sa frustration, il empoigna un esclave qui restait figé d'horreur devant ce à quoi il venait d'assister et le poussa dans le vide. Mais cet acte barbare ne suffit pas à l'apaiser et il fit demi-tour en fouettant l'air d'un mouvement furieux de la queue tandis que les esclaves s'éloignaient hâtivement sur son passage.

— Qu'on appelle Gastro, mon Général ! hennit-il d'une voix forte. Et qu'on commence sans plus tarder à creuser l'île suivante !

Parmi les esclaves, un nain portant une pioche émoussée par la pierre se tourna pour chuchoter à l'oreille de son camarade :

— Quelle ironie du sort, tu ne trouves pas Kern ? À présent notre misérable vie ne dépend plus que de deux bourrasques !

Chapitre 1

L'accident

Nos deux mondes se croisent souvent, seulement

les Lucides ne sont pas vraiment réputés pour

ouvrir les yeux quand il le faut...

Fragment du Journal de Z.T

Cela faisait maintenant une bonne demi-heure que les flocons de neige tombaient dru sur le pare-brise de la Skoda rouge que Flore avait empruntée à sa mère. Les essuie-glaces fonctionnaient à plein régime avec un crissement léger et le chauffage s'efforçait d'en faire de même, tentant de compenser la température glaciale qui régnait à l'extérieur. Dans l'habitacle en revanche, le brave véhicule ne laissait rien transparaître de tous les efforts qu'il fournissait : le tableau de bord annonçait -5°C en petits chiffres luminescents, résultat qui fut rapidement remplacé par une série de nombres croissants lorsque Farah tourna le bouton du volume.

— Rien à faire, pas moyen d'avoir une radio qui fonctionne correctement avec ce temps ! lâcha-telle agacée mais sans abandonner la manœuvre pour autant.

Flore garda le silence tout en jetant un œil à son rétroviseur. Bien qu'elle ne soit pas particulièrement tendue, conduire sous la neige n'était pas pour elle la perspective la plus réjouissante de la journée et Farah, qui n'avait pas encore son permis, en était consciente. Il faut dire que la météo les avait prises de court : lorsqu'on passe une soirée agréable avec des amis dans une boîte surchauffée, on a tendance à remettre à plus tard la question du retour à la maison. Cela s'avérait particulièrement ennuyeux quand la voiture que vous aviez laissée dans le parking cinq heures plus tôt vous attendait sous une mince couche de neige fraîche et que les bandes blanches sur les routes avaient disparu. Mais Flore ne se démontait pas pour si peu et Farah avait confiance en elle, comme toujours.

— Tu peux mettre le CD si tu veux, il est dans la boîte à gants.

Farah soupira et se laissa aller contre le dossier en cuir côté passager. À quoi bon ? Elles avaient eu leur quota de musique pour la soirée et bien qu'aucune des deux n'ait bu un verre de trop, la tête de Farah semblait lourde comme du plomb.

— Laisse tomber. Un peu de silence ça fait du bien.

Le mutisme de Flore lui indiqua qu'elle partageait sa pensée et la jeune femme laissa aller son regard sur le paysage blanc qui défilait le long de la route. Il y avait quelque chose de fascinant et de terrifiant à la fois dans la façon qu'avait la neige de recouvrir instantanément tout relief, étouffant les bruits et les odeurs, scintillant à la lumière des phares. Si elles n’avaient pas dû se rendre en cours le lendemain, Farah aurait presque aimé ça.

— Alors, tu as fini par demander son numéro au gars qui t’a proposé ce cocktail exotique ? taquina Farah.

— Non il n’était pas mon style, répondit Flore en haussant les épaules.

— Quoi ? Un beau blond comme ça avec des yeux pareils ?! Franchement Flore, je sais que tu vises haut mais quand même !

— Je préfère les bruns…et puis je ne sais pas, j’avais l’impression que son visage n’était pas symétrique ou un truc du genre.

Farah laissa échapper un rire et se focalisa de nouveau sur le paysage qui défilait par la fenêtre.

— Ah ! Qu'est-ce qu'elle fout là celle-là ? !

L'exclamation de Flore tira Farah de sa rêverie.

— De quoi tu parles ?

Mais un coup d’œil sur le volant suffit à répondre à sa question. Une araignée au corps fin et aux grandes pattes allongées s'y hissait avec une lenteur caractéristique, lançant ses membres noirs en reconnaissance au fur et à mesure de sa progression. Flore grimaça de dégoût.

— Enlève-la s'il te plaît ! Tu sais que je déteste ces bêtes-là ! supplia Flore en réajustant nerveusement ses lunettes sur son nez.

— Mais celle-ci est minuscule ! la taquina son amie avant de se pencher pour balayer le volant d'un revers de main. Bah alors ma chère Flore, on a peur des petites bébêtes ?

Farah venait de lui taquiner la nuque qu'elle savait particulièrement sensible chez son amie. Flore rentra la tête dans les épaules par réflexe, un demi-sourire se disputant à l'agacement sur son visage.

— Arrête ! On avait dit que tu le faisais plus !

— Ah oui pardon, je n'ai pas pu m’empêcher de voir ta tête!

À côté d'elle, les muscles de Flore se détendirent imperceptiblement tandis que Farah reportait son attention sur le rideau de neige qui couvrait la route chaque minute un peu plus.

Une étrange lueur retint alors son attention. Une silhouette jaune se détachait du paysage et grossissait à mesure qu'elles s'en approchaient.

— On dirait que quelqu'un à des ennuis, observa Flore en fronçant les sourcils.

Lorsqu'elles furent assez près pour distinguer les contours du véhicule accidenté, une femme affublée d'un gilet jaune leur fit de grands signes des bras. Flore jeta un œil dans le rétroviseur pour vérifier que personne ne les suivait et se rangea sur le bas-côté, quelques mètres plus loin. Farah lui jeta un regard anxieux, ce à quoi elle répondit par un haussement d'épaules.

— Elle est toute seule et tu voudrais qu'on fasse comme si on n’avait rien vu ?

— Je n’ai pas dit ça, se défendit son amie.

Cependant lorsque Flore baissa la fenêtre côté passager pour permettre à l'individu de leur parler, Farah ne put retenir une vague d’appréhension. Une femme brune d’âge mûr leur sourit avec reconnaissance, les joues et le bout du nez rougis par le froid glacial, le même qui descendait à présent le long de la nuque de Farah.

— Merci beaucoup de vous être arrêtées, dit-elle. Je m'appelle Isabelle. J'ai craint un moment de devoir passer la nuit ici. Ma voiture s'est prise dans un fossé et j'ai peur de glisser dans le lac en contrebas si j'essaye de la dégager. Mais mon portable est à sec et je n'ai aucun moyen de contacter mon mari ou quelqu'un susceptible de m'aider.

Lorsqu'elle parlait, son souffle chaud faisait naître des nuages de vapeur dans l'atmosphère. À part les phares de la Skoda qui éclairaient la route à l'avant, la forêt était plongée dans le noir total et il était impossible de deviner la présence d'un lac ou quoi que ce soit d'autre d’ailleurs.

— Pas de soucis on va vous prêter un téléphone, répondit Farah en tentant d'afficher un sourire rassurant.

— En attendant grimpez à l'arrière et fermez la porte, on va mettre le chauffage au maximum, proposa Flore qui sortait déjà son portable de la boîte à gants.

Après de nombreux remerciements, la femme ôta son gilet jaune et prit place à l'arrière de la voiture où elles purent toutes les trois apprécier la chaleur réconfortante de l'habitacle. La forêt enneigée plongée dans la nuit noire et balayée par les flocons qui tombaient en discontinu avait quelque chose d'inquiétant. Farah préférait ne pas imaginer ce qui se cachait derrière la barrière de sécurité, et encore moins le lac qui sommeillait en dessous. Elle était partagée entre le soulagement de pouvoir aider rapidement cette femme et l'empressement de repartir au plus vite pour rentrer chez elles.

Flore réussit à contacter une dépanneuse après quelques coups de fils infructueux. Il faut dire que peu de gens avaient envie de sortir à 5 heuresdu matin par un temps pareil. Elle était fière d'avoir pu aider une automobiliste et elle engagea tout naturellement la conversation en attendantla voiture salvatrice.

— Alors comme ça vous êtes infirmière ? Avant je voulais faire pareil moi aussi, mais dans l'armée.

— Ah bon ? Comme ce doit être palpitant ! Beaucoup moins ennuyeux que de travailler dans une clinique à plein temps je suppose… qu'est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

— Hum je ne sais pas trop. J'aime beaucoup l'armée parce que mes parents en font partie mais je trouve qu'on n'y respecte pas assez les femmes…

Farah étouffa un bâillement. Tous les événements de la soirée l'avaient exténuée et elle se serait bien offert un peu de sommeil mais c'était impossible pour l'heure.

— Et que fait votre mari ?

— Oh il tient un centre équestre dans la périphérie. Vous aimez les chevaux ?

— Moi pas beaucoup non, j’ai eu une mauvaise expérience avec l’un d’entre eux quand j’étais plus jeune. Mais demandez plutôt à Farah, les animaux c'est son domaine ! plaisanta Flore.

Farah sourit.

— Oui enfin… j'aimerais être vétérinaire mais il faut d’abord que je réussisse les concours.

La femme acquiesça, intéressée. Un rai de lumière se réfléchit bientôt dans le rétroviseur et elles tournèrent toutes les trois la tête vers l’arrière. La dépanneuse et sa poulie se détachèrent du rideau de flocons pour se diriger vers elles.

— Je crois que votre calvaire est terminé ! s'exclama Farah.

Mais au moment de se ranger sur le bas-côté devant la voiture accidentée, la dépanneuse ne put s’arrêter et glissa dans un crissement de freins. Le conducteur tourna son volant furieusement et réalisa une embardée pour éviter le fossé à son tour mais il était lancé à une trop grande vitesse pour éviter la Skoda un peu plus loin dans laquelle trois paires d'yeux le regardaient avec effroi.

— Il va nous rentrer dedans ! s'écria la femme affolée.

Flore tourna la clef de contact et appuya de toutes ses forces sur la pédale d'accélérateur. La voiture gronda furieusement et les pneus patinèrent un millième de seconde dans la neige.

Un millième en trop.

Le choc fut terrible et si violent qu'il couvrit à lui seul leurs trois hurlements. La dépanneuse s'encastra dans la Skoda avec une force telle que la vitre arrière explosa en mille morceaux, et la voiture glissa sur plusieurs mètres… avant de basculer dans le ravin.

**

Le souffle saccadé de Flore s'intensifia. Elle n'entendait plus que sa propre respiration et son cœur battait si fort qu'il allait sûrement finir par faire exploser sa poitrine. Son premier réflexe fut d'essayer d'ouvrir la portière mais à la vue de la glace, elle se ravisa : sa voiture venait de plonger tête la première dans un lac gelé ! C'est à peine si elle distinguait la rive et pourtant elle semblait toute proche. Avec horreur, elle sentit sous elle la voiture s'enfoncer un peu plus dans les profondeurs et la vitre de sa portière se fissura. Roulant des yeux de terreur elle agrippa fébrilement le mécanisme de sa ceinture et se força à ne pas tirer dessus pour ne pas la bloquer.

La ceinture se détacha.

Puis elle ramena ses mains devant elle pour repousser l'airbag et vit Farah qui ne bougeait plus. La panique s'empara d'elle. Elle parvint néanmoins d'une main tremblante à secouer sa meilleure amie par l'épaule tandis que ses pieds prenaient l'eau dans un gargouillement monstrueux.

— Farah ? Farah réveille-toi !

Aucune réaction. Il lui était impossible de tourner la tête pour voir ce qu'il était advenu de l'infirmière. Encore une fois elle porta un regard désespéré à la rive du lac et constata que bientôt, la voiture serait entièrement immergée. C'est alors que l'eau glacée lui arriva à la taille.

— N…non ! gémit-elle.

Une nouvelle fois elle tenta de secouer Farah mais aucune réaction. Un morceau de verre brisé se ficha dans la paume de sa main mais l'adrénaline l’empêcha de ressentir toute douleur. La ceinture de Farah refusait de se détacher.

On va mourir ici !

La pensée qui traversa l'esprit paniqué de Flore se révéla encore plus froide que l'eau qui commençait à lui arriver aux épaules. Rapidement, l'évidence paralysa ses muscles. Ses doigts engourdis par le froid ne sentaient déjà plus le cuir du siège sur lequel elle était assise et aucun son ne sortit de sa bouche lorsqu'elle tenta de crier au secours. Dans un dernier élan de lucidité, elle tendit la main pour maintenir le visage de Farah hors de l'eau quelques secondes encore puis la voiture disparu au fond du lac.

Flore retint le plus longtemps possible sa respiration, jusqu'à ce que ses poumons s'enflamment et que sa poitrine lui hurle d'en finir. Un seul souvenir lui traversa l'esprit avant de céder et d'ouvrir la bouche : il y avait deux loups sur la rive.

Chapitre 2

La colonie suspendue

Les Lucides apportent toujours des croyances

étranges avec eux, on se demande où ils vont

chercher tout ça…

Fragment du journal de Z.T

Flore venait de mourir, elle avait senti l’eau entrer à flot dans sa bouche pour obstruer sa trachée. Elle avait suffoqué et lâché le menton de Farah. Elle se souvenait avoir vu les visages de sa mère, son père et sa sœur devant elle en à peine une fraction de seconde avant de tourner de l’œil.

Puis elle avait vaguement repris conscience.

La première réflexion qui traversa l’esprit de Flore à ce moment-là fut qu’elle s’était fait une fausse idée de la mort. Certes, elle expérimenta un silence irréel et se confronta à une lumière éblouissante. Mais cette dernière ne se matérialisa pas sous la forme d’un tunnel ou de quelque chose de statique. Elle bougea tout autour d’elle comme si son corps venait d’être propulsé hors du temps et de l’espace, irrémédiablement aspiré vers nulle part. Au cours de cette expérience hors du commun, la jeune femme se sentit complètement démunie, incapable de retenir sa chute interminable.

Elle perdit de nouveau connaissance, avant de se réveiller une deuxième fois.

Flore ne croyait pas au paradis. Du moins, elle n’y croyait pas au moment où la Skoda de sa mère avait plongé tête la première dans le lac. Mais à présent qu'elle reprenait conscience face contre terre avec le nez joliment écrasé sur le sol, elle se dit qu'elle ne croyait pas non plus en un lieu comme celui-là.

Elle avait mal partout mais ce n’était rien comparé à l’accident. Elle devait avoir un bleu sur le coude et allait bientôt avoir une crampe au pied gauche mais à part ça, elle était clean. Pas de sang, pas de plaie, rien. Elle n’était même pas mouillée. Un peu plus et elle aurait demandé de refaire untour de manège.

Presque.

La jeune femme se releva en grognant et en se massant le dos. Elle fut déconcertée de constater qu’elle avait perdu ses lunettes dans sa chute mais sa vue était étrangement nette lorsqu’elle regarda ses mains posées sur le sol devant elle. Elle dut cligner plusieurs fois des paupières afin de s'habituer à la forte luminosité qui l'entourait et, lorsqu’enfin, elle fut capable d'ouvrir un œil humide pour regarder autour d'elle, ce qu'elle découvrit la déconcerta.

Elle se trouvait sur une sorte de plateau désertique parcouru de dunes de sable rouges qui s’étendaient aussi loin que son regard pouvait porter. Au loin en plissant les yeux elle arrivait à distinguer des montagnes à moins que ce ne soient des volcans, elle n'était pas très douée pour différencier les deux. À part quelques plantes sèches et de petite taille qui avaient bravé les éléments pour se frayer un chemin à travers le sol sablonneux, il n’y avait aucune végétation. Flore leva les yeux vers le ciel sombre et rougeâtre pour inspirer à plein poumons.

Où qu'elle soit, elle avait l’impression d’être en vie. C’était étrange, vraiment très étrange. Le paysage ne lui disait absolument rien. Il n’y avait pas de lac ni de route et il ne semblait pas qu’il ait neigé sur ces terres depuis des années. Mais si elle n’était pas à l’endroit de l’accident ni, de toute évidence, dans ce que les croyants appelaient le paradis, où était- elle ? Peut-être qu'elle rêvait ? Mais il lui suffit de se pincer le bras pour se convaincre du contraire.

Comme elle ne voyait rien d’autre à faire pour le moment et que l’idée de rester sans rien faire au milieu de nulle part ne lui plaisait pas plus que ça, Flore décida de se mettre en marche. Elle aurait aimé ne penser à rien, juste marcher vers la montagne-volcan en mettant un pied devant l’autre tout simplement. Mais c’était tout bonnement impossible. Parce qu’à chaque fois qu’un individu se retrouve seul avec lui-même, ses souvenirs resurgissent.

Elle pensa à sa mère. Comment allait-elle réagir à tout ça ? Serait-elle triste ? Oui sûrement, c’était sa mère après tout. Et sa sœur Léa ? Elle aurait aimé les revoir toutes les deux au moins une fois pour leur dire qu'elle les aimait. Contrairement à Farah, elle n'avait pas l'habitude de direouvertement des choses pareilles. Elle regrettait à présent de ne pas avoir plus souvent mis sa fierté de côté pour témoigner plus d'affection à sa famille. Tout cela s’était passé tellement vite ! Trop vite ! Elle n'avait que 20 ans et sa vie était déjà finie, c’était injuste.

Une larme coula sur sa joue et elle serra les poings. Elle n'aimait pas pleurer. Mais là, au milieu de nulle part, alors qu'elle ne savait même pas où aller et ce qu'elle devait faire, ses nerfs craquèrent. Elle s’assit sur une pierre en libérant sa tristesse, la tête dans les mains. C’était sa faute. C’est elle qui avait décidé de s’arrêter malgré l'inquiétude visible de Farah, elle était responsable de leur sécurité à elles deux. Elle aurait dû faire plus attention et maintenant il n’y avait aucun moyen de retourner en arrière pour réparer cette erreur. La jeune femme avait l’impression d’entendre les crissements des freins dans la poudreuse et leurs cris en boucle dans sa tête. Elle avait envie que ça cesse. Ses genoux heurtèrent le sol, et la réalité frappante de la situation la plia en deux. C’était la première fois qu'elle se mettait dans un état pareil mais il y avait de quoi. Elle était morte nom d’un chien ! Morte ! Tout était fini ! Fini son chez-soi, fini sa famille, fini l’université, fini ses projets d’avenir ! Elle n’était plus rien, elle ne servait plus à rien et n’avait plus nulle part où se diriger ! Elle aurait préféré être un fantôme dans une maison délabrée plutôt que d’errer sur cette terre désertique sans aucun but et seule avec son passé. Était-ce une punition ? Est-ce qu'elle était punie pour avoir tué sa meilleure amie ? L’idée prenait tout son sens à présent.

Oui, cela ne pouvait être que ça ! Elle avait été envoyée ici en punition.

Flore tremblait, elle avait envie de hurler mais il lui devenait impossible d'extérioriser son chagrin alors elle se mit à sangloter par saccades, sans pouvoir s’arrêter. L’écho de ses pleurs se perdit dans la vallée silencieuse et vide. Ce n’est que lorsqu'elle n’eut plus de larmes à faire couler qu'elle sentit une douleur lancinante dans sa main droite. Elle venait de frapper unrocher avec le poing et elle ne s’en rendait compte que maintenant. Elle s’enfichait. Quelle importance porter à quelques phalanges écorchées à présent ? La douleur l’aidait presque à sentir qu'elle existait encore, qu’une partie d'elle- même survivait à ce malheur. Mais avait-elle vraiment envie de survivre ? Après ce qu'elle avait fait, elle ne le méritait pas !

— Je ne le mérite pas ! trouva-t-elle encore la force de hurler avant de se laisser choir sur le dos à même le sol sablonneux.

Le ciel était étrange maintenant qu'elle le regardait. Il était rempli de nappes rouges et roses qui semblaient se mouvoir en dépit du vent inexistant. C’était beau mais elle n’arrivait pas à expliquer pourquoi. C’était irréel. Comme ce qui était en train de lui arriver. C’était fascinant aussi. Et ce spectacle ajouté à la fatigue accumulée en si peu de temps la fit rapidement sombrer dans un sommeil agité.

**

— Youhou ! Youhouuu !

Lorsque Farah ouvrit les yeux en tentant de repousser le début de migraine qui l’assaillait, elle ne réalisa pas tout de suite ce qui était en train de lui arriver. Quelqu’un était penché sur elle, trop proche pour que ses yeux hagards fassent la mise au point. Elle s’enfonça un peu plus dans son oreiller et fronça les sourcils mais rien à faire, elle ne reconnaissait pas ce visage.

— Ah elle se réveille ! C’est pas trop tôt !

Il parlait vraiment trop fort à son goût. Elle avait envie de lui dire de se taire ou au moins d’aller beugler ailleurs mais seul un grognement à peine audible sortit de sa gorge. Une autre voix retentit dans la pièce où elle se trouvait et le drôle de personnage s’écarta en produisant un tapage désagréable.

— Tais-toi Zabulon ! Tu vois bien que tu l’étouffes dès le réveil ! Va plutôt voir ce qui se passe dehors, on dirait qu’il y a du grabuge !

C’était une femme d’âge mûr. Elle n’avait pas l’air plus grande que Farah d’après ce que la jeune femme pouvait en voir. Sa tête arrêta de tourner tandis qu’elle commençait progressivement à assembler les pièces de puzzle que constituaient ses souvenirs. Elle se redressa sur un coude pour observer les lieux… et poussa une exclamation de surprise : la femme qui s’affairait autour d'elle avait des sabots à la place des pieds. Son fils qui sortait de la pièce en avait aussi, c'était cela qui faisait autant de bruit sur les planches de bois. Farah sursauta tellement fort qu'elle se cogna contre le mur en voulant s’éloigner le plus loin possible de ces individus. Les draps glissèrent au sol et la tasse qui se trouvait sur sa table de chevet répandit son contenu sur ce qui lui servait d’oreiller.

– Ah ! s’exclama-t-elle sans pouvoir détourner son regard des pattes poilues. Mais qu’est-ce que vous… ? Et où je suis d'abord ?!

— Doucement la petiote ! rétorqua la femme en lui lançant un regard courroucé avant d’aller éponger ce qui ressemblait de près à du café. On dirait que tu as vu un croque-mitaine !

Le cœur de Farah battait la chamade dans sa poitrine. Elle se souvenait de l’accident à présent. La glissade de la dépanneuse qui évitait le fossé et les tonneaux interminables puis, plus rien. Les questions se bousculaient dans sa tête, chacune prenant alternativement la priorité sur les autres. Que s’était-il passé ? Pourquoi est-ce qu'elle se retrouvait là ? Et qui étaient ces gens?

— Commence par t’asseoir, lui recommanda la créature en la gratifiant d’un sourire chaleureux. Voilà, c’est ça. Ça va mieux ?

Farah hocha la tête, incapable de formuler quoi que ce soit tant son esprit était occupé à comprendre ce qui était en train de lui arriver.

— Heureusement que mon petit Zabulon t’a trouvée dans la forêt ! continua son hôtesse en refaisant le lit patiemment alors que la jeune femme s’était assise sur une chaise en bois et qu'elle serrait les bords d’une table à s’en faire blanchir les articulations. C’est pas bon de traîner en bas à la nuit tombée tu sais, surtout avec les bestioles qui rôdent en ce moment. C’est pas bon du tout.

Les paroles de la créature n’avaient aucun sens pour Farah. Elle avait l’impression de se retrouver dans un asile de fous. Qu’entendait-elle par le mot « bestioles » ? Est-ce qu’il y en avait d’autres comme eux ? La femme continua sans se soucier d’être écoutée ou non.

— C’est quand même rare que les étrangers arrivent en plein milieu d’Aragoth ! D’habitude, ils apparaissent dans la ville des Âmes Perdues, tout simplement. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on l’appelle comme ça, non ? En tout cas mon petit Zabulon était tellement content de voir une humaine ! J’ai bien cru qu’il n’allait jamais s’arrêter de parler !

— Euh… excusez-moi ?

— Oui la pitchoune ? Tu as besoin de quelque chose ? Tu sais que tu peux tout demander à mère Tarabiscote !

— Vous êtes qui exactement ? Et, je suis où là ?

Voilà les deux principales questions qui la dérangeaient depuis son réveil et maintenant qu'elle avait trouvé le courage de les poser, elle avait l’impression d’être impolie. De toute évidence, cette femme n’avait fait que la recueillir alors qu'elle se trouvait seule dans la forêt et Farah lui devait beaucoup. Mais à ce moment de l’histoire, la jeune femme ne savait pas encore à quel point elle pouvait lui en être reconnaissante.

Sa question anodine amusa la créature qui rit aux éclats d’un de ces rires qui mettent immédiatement à l’aise et qui donnent envie de se joindre à la plaisanterie. Farah sourit à son tour, confuse. Décidément, elle avait dû prendre un grand coup sur la tête.

— Ça ma petite, ce sont des questions qu’il faut poser à mon fils ! C’est lui l’érudit ici, pas moi ! Je m’occupe de mes petites affaires et c’est déjà bien assez ! Pas besoin d’aller voir ce qui se trouve sous nos pieds hein ? Enfin, c’est mon opinion !

D’aller voir ce qui se trouve sous nos pieds ? Mais de quoi parlait-elle ? Farah décida d’abandonner son interrogatoire pour l’instant. De toute évidence, elle n’apprendrait rien de plus de sa part à ce stade. À la place, la jeune femme observa la pièce dans laquelle elle se trouvait. On peut apprendre beaucoup de choses des objets qui nous entourent, et un regard circulaire lui suffit pour comprendre qu'elle était vraiment très loin de chez elle.

Elle se trouvait dans la pièce unique d’une sorte de cabane en bois clair et aux murs arrondis dont la seule entrée était un trou en plein milieu du salon par lequel pendait une échelle. Le sol était fait de planches de bois tandis que le toit était confectionné avec les feuilles larges et épaisses d'une plante qu'elle ne connaissait pas. Le mobilier était de bois également. Une table avec deux chaises dont une qu'elle occupait, un lit à deux places, une penderie sans portes et une commode sur laquelle était posé un petit cadre en bambou où figurait le portrait d’un homme barbu aux cheveux roux et bouclés qui riait.

— C’était mon mari, déclara madame Tarabiscote qui avait suivi son regard. Son ton était soudain plein de nostalgie et son expression perdit un peu de sa gaîté. Il a donné sa vie pour protéger notre peuple dans la Grande Guerre. C'est lui l'inventeur de tout ce que tu vois ici. C’était un homme bon, comme mon petit Zabulon.

Farah baissa les yeux, consciente d’avoir ravivé en elle des souvenirs douloureux sans le vouloir. Au même instant, le fils de madame Tarabiscote débarqua en trombe dans la pièce unique en martelant le sol de ses sabots. Il semblait plus âgé qu'elle de quelques années et il avait des cheveux roux comme son père. Il était vêtu uniquement d’un pantalon court auquel était fixé un instrument étrange. Farah n’eut pas le loisir de le détailler davantage car il était si affolé qu’il parlait à une vitesse étonnante.

— Non d'un baoban sith ! Les centaures ! cria-t-il à sa mère. Ils arrivent !

En regardant par le trou qui donnait sur l'extérieur, Farah put voir d’autres faunes courir dans tous les sens dans la panique générale.

— Des centaures ? ! s’exclama madame Tarabiscote avant de se souvenir du début de la phrase de son fils : « Ne jure pas mon fils ce n'est pas bien ! »

Le fils sembla soudain se souvenir de la présence de Farah et lui tendit la main pour qu'elle la serre.

— Enchanté ! Moi c’est Zabulon !

— Euh Farah, répondit la jeune femme un peu décontenancée

— Désolé du remue-ménage, tu n’arrives pas vraiment au bon moment mais je te promets de tout t’expliquer dès que ce sera plus calme !

Farah serra sa main sans comprendre et se pencha à nouveau au-dessus du trou de l’entrée pour jeter un coup d’œil à l’extérieur. Derrière elle, Zabulon et sa mère rassemblaient leurs affaires à la va-vite.

Comme ils la pressaient de sortir, elle s’exécuta en se forçant à ne pas regarder en bas. Mais à peine avait-elle descendu l'échelle que quelqu’un lui rentra dedans en poussant un juron. La jeune femme se rattrapa de justesse à une rambarde en corde en poussant un hoquet de surprise.

— Faites attention où vous mettez les sabots ! lui lança un vieux faune sans même se retourner.

La maison de Zabulon et de sa mère faisait partie d’un village suspendu au sommet des arbres à au moins vingt mètres du sol. Il y avait en moyenne deux maisons par arbre et chacune d’elles était reliée par un pont suspendu plus ou moins long. Le village des faunes - car il n’y avait que des créatures semblables d’aussi loin que son regard puisse porter - s’étendait à perte de vue dans un réseau complexe et magnifiquement bien pensé de passerelles, plateformes, échelles, ponts et même tyroliennes. Ces incroyables constructions étaient fixées à des arbres gigantesques aux troncs larges et noueux et dont la canopée était si épaisse que la lumière qui réussissait à la traverser n’atteignait pas le sol. La jeune femme en eut le souffle coupé.

C’était magique, comme si elle était en plein milieu d’un rêve. Si elle n’avait pas été consciente d’avoir eu un accident avec Flore, elle aurait presque souhaité ne jamais se réveiller. C’est alors qu’elle entendit une flèche siffler à son oreille et sentit les mèches de ses cheveux grésiller. Immédiatement après, le toit végétal de la maison des Tarabiscote s’embrasa derrière elle.

La mère de Zabulon laissa échapper un cri étouffé en poussant son fils dehors tandis que toute la maison partait lentement en fumée dans une série de craquements secs.

— Noooon ! hurla Zabulon une fois descendu de l’échelle alors qu’il voyait son foyer détruit si brusquement.

Madame Tarabiscote sauta au bas de l’échelle au moment où d’autres flèches enflammées fendaient l’air autour d'eux pour venir se planter dans les arbres et les habitations. Un pont entier s’embrasa, si bien que les faunes durent le sectionner pour que le feu n’atteigne pas les plateformes qu’il reliait. En baissant la tête vers le sol, Farah put distinguer des formes mouvantes qui grouillaient sous les arbres.

C’est alors qu'elle réalisa l’ampleur de la situation qui jusqu’ici lui avait échappé : aucune fuite n’était possible. Les faunes étaient piégés dans les hauteurs. S’ils descendaient, leurs ennemis les attendraient de pied ferme, mais s’ils restaient, ils allaient mourir avec leur village.

Farah sentit quelqu’un la tirer par le bras. Madame Tarabiscote tenait fermement son fils de l’autre main même si celui-ci voulait s’élancer vers ce qu’il restait de leur maison, sans doute pour récupérer des objets personnels qui lui étaient chers. Tous les deux pleuraient mais la mère semblait plus Lucide que son fils. Elle les attira à elle pour qu’ils ne loupent pas un seul de ses mots.

— Écoutez-moi bien vous deux !

— Lâche-moi, Maman ! Il faut aller éteindre les flammes !

— Écoute ! cria madame Tarabiscote, dont les yeux lançaient des éclairs d’avertissements. Elle avait le comportement d’une mère prête à tout pour protéger sa famille. Je veux que vous alliez à la volière tout de suite avant que l’échelle ne soit plus accessible. Allez jusqu’à la ville chercher de l’aide ! Ils ne s’arrêteront pas à notre colonie !

— Qui « ils » ? s’écria Farah bien que personne ne lui répondit.

— Et toi ? demanda Zabulon en détournant son regard de sa demeure en flammes pour regarder sa mère droit dans les yeux. Viens avec nous, je ne te laisserai jamais là !

— Non je n'ai jamais réussi à voler sur ces choses, tu le sais mon fils. Je ne ferais que vous retarder ! À deux, …

— Pas question !

— Écoute-moi ! répéta la faune qui sentait la situation lui échapper. À deux vous irez plus vite ! Vous avez une chance si vous partez maintenant ! Dépêchez-vous !

Elle caressa la joue humide de son fils d’un air tendre et Farah ne put s’enlever l’idée affreuse que c’était peut-être la dernière fois qu’ils se voyaient.

— Je suis fière de toi mon petit Zabulon, conclut-elle en les lâchant. Prends soin de lui ! Ajouta-t-elle à l'intention de Farah avant de les pousser tous les deux, de force, vers un pont suspendu grouillant de faunes en panique.

Les évènements s’accélérèrent soudain.

Zabulon reprit ses esprits et tira la jeune femme par la main afin qu’ils se frayent un chemin à travers la foule. Farah vit avec horreur un faune tomber et se faire piétiner par ses semblables. Impossible de s’arrêter pour le relever car ils étaient déjà de l’autre côté. Elle avait l’impression de se retrouver dans une des manifestations qu’elle avait déjà vues à la télévision. Ils traversèrent ainsi trois passerelles avant de grimper à l’aide d’une échelle de corde un étage au-dessus. Autour d'eux, la pluie de flèches meurtrières ne s’arrêtait pas. Des bâtiments et des plateformes entières prenaient feu sous leurs yeux. Des gens tombaient par-dessus les barrières en essayant, comme eux, de se sauver dans les hauteurs.

Farah ne savait pas où Zabulon l’emmenait mais toutes ses pensées étaient focalisées sur l’ascension vertigineuse qu'elle était en train d’accomplir. Elle avait toujours eu le vertige. Elle s’en était rendu compte lapremière fois pendant une séance d’accrobranche avec des amis. Jusqu’ici ce n’était pour elle qu’un petit problème à surmonter en quelques rares occasions. Mais monter aussi haut dans la panique, tout en sachant que la mort régnait en bas, était une toute autre affaire, et lever les jambes lui demandait un effort surhumain.

C’est avec soulagement qu'ils arrivèrent enfin à destination. Farah n’avait pas besoin de jeter un coup d’œil en bas pour se rendre compte qu'ils étaient sur la plus haute plateforme de toute la construction.

— Viens, dépêche-toi ! la pressa Zabulon en se dirigeant vers une immense cage de verre qui était construite tout autour du tronc.

Il était en train d’actionner le mécanisme de la porte lorsque les yeux bruns de la jeune femme tombèrent sur la pancarte fichée dans le bois : volière.

— Que fait-on ici ? lui demanda-t-elle, inquiète du temps perdu. On ne devait pas s’enfuir pour aller chercher de l'aide dans la ville la plus proche ?

— J’y travaille, lui répondit-il en l’entraînant à l’intérieur de l’immense cage de verre.

La température qui y régnait était semblable à celle d’une serre végétale : étouffante. Mais à la place des arbres gigantesques plantés dans des pots de terre et bardés de pancartes scientifiques, il y avait des rangées de boxes à perte de vue.

Lorsque la porte claqua derrière eux, ils furent coupés d’un seul coup de l'agitation qui régnait à l'extérieur.Farah n'avait pas souvent eu l’occasion de visiter les écuries d’un centre équestre mais la volière se rapprochait de l’idée qu’elle s’en faisait. Les espaces individuels étaient spacieux et disposés en cercle autour de l’immense tronc. Comme la volière s’étendait sur plusieurs étages, un escalier de bois assez large pour laisser passer une personne à la fois montait en tournant tout autour. Les animaux qui se trouvaient là n’étaient en rien semblables à ce que la jeune femme avait l’habitude de voir, et pourtant, elle s’y connaissait assez bien en zoologie.

— Ce sont des tremlins, lui indiqua Zabulon en gravissant avec agilité les marches de bois.

— Comme si nous n’étions pas déjà assez haut, grommela Farah pour elle-même.

Mais elle avait beau râler, elle n’arrivait pas à détacher les yeux de ces animaux extraordinaires.

Si on ne regardait que la partie supérieure de leur corps, ces derniers ressemblaient à de magnifiques chevaux de course à l’encolure et au port de tête majestueux dont on aurait coupé la crinière en brosse à la mode des chevaux de guerre romains. La partie inférieure de leur corps ressemblait à celle d’un dragon et était recouverte d’écailles vertes. Ils se tenaient sur leurs pattes postérieures musclées terminées par des pieds aux longs doigts reptiliens et leurs pattes antérieures avaient disparu, remplacées par une paire d’ailes membraneuses qu’ils gardaient repliée contre leur corps. Une longue queue verte s’étalant sur le sol les aidait à garder leur équilibre à terre. Certains avaient des crinières plus longues ou tressées, d’autres des yeux aux pigments singuliers et d’autres encore avec des nuances de rouge et de mauve sur les écailles.

Subjuguée par ce spectacle hors du commun, Farah loupa une marche alors qu’elle suivait Zabulon dans l’escalier étroit qui menait au sommet de la volière.

— Attention ! la pressa le faune. Nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous !

— Il ne faudrait pas en profiter pour les libérer ? lui lança-t-elle pour garder la face alors que ses joues s’enflammaient.

— Si, on le fera quand on aura trouvé nos montures.

Il avait prononcé cette dernière phrase au moment où elle posait le pied sur l'ultime plateforme de la construction en verre. Lorsque la jeune femme leva les yeux, elle le découvrit en train de passer en revue à la hâte les noms gravés sur le bois des boxes. Il ouvrit le portillon d’un tremlin du nom de Onyx et s’arrêta devant le box d’une dénommée Malga.

— Ces deux-là feront l'affaire, l'entendit-elle marmonner.

Il se précipita ensuite vers une petite cabine étroite creusée dans le tronc central. Dehors, d’inquiétantes lueurs orange se reflétaient sur le verre depuis l’extérieur et une épaisse fumée noire s’insinuait dans la volière, provoquant la panique parmi les bêtes. Farah devina qu'il était allé chercher de quoi seller leurs bêtes et en l'attendant, elle examina Onyx.

Comparé aux autres, l’animal était de petite taille et elle avait du mal à concevoir le fait de monter sur son dos, plus par peur de ne pas réussir à s'accrocher que par souci d'être trop lourde. Le destrier avait l'air nerveux et vif tandis qu’il faisait rouler ses muscles sous sa peau écailleuse, devinant le départ proche.

Zabulon revint en soufflant comme un bœuf avec deux selles et deux harnais. Il sella les tremlins à la va-vite et à l'instant même où il finit d'attacher les rênes à sa propre monture, ils entendirent la porte de la volière voler en éclats quelques étages en dessous.

— Non d'un sith ! Monte ! cria Zabulon en enfourchant son tremlin et en calant ses sabots dans les étriers fixés derrière les ailes.

Farah fut tentée de refuser tant elle avait peur de la suite, mais les piaillements affolés des animaux devant le feu qui se propageait l'incitèrent à faire ce qu'il lui demandait sans poser de question. Deux cordes pendaient du tronc et étaient rattachées à des mécanismes complexes de poulies et de nœuds qui se perdaient autour des larges branches. Zabulon en tira une pendant qu'elle s'accrochait de toutes ses forces à la crinière d’Onyx. Elle avait la désagréable impression de se retrouver au départ d’une course, prête à s’élancer sur un hippodrome.

Soudain, toutes les fenêtres de la volière s'ouvrirent, laissant entrer une rafale de vent qui leur coupa la respiration. Zabulon lui cria quelque chose mais elle ne put l'entendre à cause des animaux qui s'agitaient et hennissaient pour s'élancer dans les hauteurs. Le faune abandonna l'idée de parler et tira sur la deuxième corde : tous les boxes s'ouvrirent.

À ce moment-là, ni elle, ni Zabulon ne purent retenir leurs tremlins qui se jetèrent dans les airs avec les autres.

Chapitre 3

La ville des âmes perdues

Les Lucides font toujours une drôle de tête lorsqu'ils découvrent notre monde. Mais d'où croient-ils que les conteurs d'en bas tiennent leurs histoires ?

Fragment du journal de Z. T

Farah crut que son cœur allait s’arrêter de battre. À peine avait-elle eu le temps de se cramponner à l'encolure soyeuse d’Onyx qu'il se laissa tomber dans le vide avec un piaffement s’apparentant à un cri de joie. Ses ailes membraneuses restèrent longtemps plaquées contre son corps écailleux, si longtemps qu'elle hurla de peur à la vue du sol qui se rapprochait. Comme un fait exprès l'animal attendit le dernier moment pour amortir sa chute avec une maîtrise déconcertante. En ouvrant les yeux, la jeune femme put voir des êtres mi-humains mi-chevaux brandir des flèches enflammées dans leur direction, en poussant des cris de rage. Un tremlin en liberté qui volait à côté du sien attrapa une lance avec une de ses deux pattes et la brisa d'un coup sec avant de la laisser tomber pour reprendre de la hauteur.

Les tremlins, débarrassés de leur cage de verre, s'élevèrent vers le ciel en laissant derrière eux la colonie en flammes, et les arbres furent bientôt réduits à un lointain champ de brocolis aux yeux effrayés de Farah. Le vent lui gifla la figure, manquant de la désarçonner, mais elle tint sa prise aussi fermement que possible. Passée la première frayeur, elle tentait à présent de garder son équilibre sur l'animal volant tout en fouillant des yeux le groupe de tremlins à la recherche de Zabulon.

— Je suis là ! entendit-elle au-dessus de sa tête.

Zabulon tenta une manœuvre pour se rapprocher. Il avait beau avoir des sabots à la place des jambes, il se débrouillait beaucoup mieux qu'elle.

— La ville est au nord, il faut que tu resserres les genoux et que tu tires vers la droite avec tes rênes !

Farah était déjà montée sur un cheval et elle était consciente que ce que Zabulon lui demandait était un exercice basique. Mais à cinquante mètres au-dessus du sol, il était étonnant de voir à quel point les choses les plus simples pouvaient s'avérer difficiles. Néanmoins elle réussit tant bien que mal à diriger sa monture dans la direction indiquée et ils furent bientôt séparés de la nuée de tremlins en liberté qui continua son chemin plus à l'Ouest.

Lorsque le vent généré par la vitesse eut fini de souffler à leurs oreilles, Farah et Zabulon purent enfin s'entendre parler à peu près normalement.

— À quelle distance se situe la ville ? demanda la jeune femme qui commençait à se sentir à l'aise sur le tremlin.

— Le voyage est beaucoup plus rapide par la voie des airs, nous y serons dans à peine deux heures !