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Vous voyagez dans le monde des rêves chaque nuit même si vous n'en gardez aucun souvenir à votre réveil. Désormais, vos rêves peuvent vous tuer. Dreamworld est en grand danger. Tandis que l'armée coalisée marche vers la ville des Âmes Perdues dans l'intention de prendre le contrôle du monde des humains, Logan essaye de convaincre les autres meutes de loups-garous de s'unir contre cette menace commune. Farah, Flore et leurs amis doivent eux aussi rejoindre la ville au plus vite pour prévenir la dirigeante Kreinis qu'une autre armée grandit dans l'ombre de la première. Mais alors que la petite compagnie traverse la forêt brumeuse, le groupe tombe dans le piège des fées-dragons. La bataille finale approche et elle semble perdue d'avance. Un Rêveur, une Lucide et une Passeur pourront-ils faire la différence?
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Seitenzahl: 560
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Résumé du Tome 3 - Rêveur
Récapitulatif des personnages
Chapitre 1- Un bond dans l'inconnu
Chapitre 2 - L'odeur de la mort
Chapitre 3 - L'apparition
Chapitre 4 - Avalée par le sol
Chapitre 5 - La multiplication
Chapitre 6 - Un ennemi commun
Chapitre 7 - Les Caverneux
Chapitre 8 - Code de conduite
Chapitre 9 - Des paroles et des actes
Chapitre 10 - Souvenirs embrumés
Chapitre 11 - Le retour du fils
Chapitre 12 - Eternity
Chapitre 13 - Conflits intérieurs
Chapitre 14 - Les erreurs de la nature
Chapitre 15 - L'attaque de la frontière sud
Chapitre 16 - Le dernier rempart
Chapitre 17 - Tout le monde a son rôle à jouer
Chapitre 18 - L'armée à trois têtes
Chapitre 19 - Des alliés inespérés
Chapitre 20 - Cri de rassemblement
Chapitre 21 - Invasion
Chapitre 22 - Le requiem des fées dragons
Chapitre 23 - Un allié inattendu
Chapitre 24 - L'impact des géants
Chapitre 25 - Combats de géants
Chapitre 26 - À travers les lignes
Chapitre 27 - En haut des remparts
Chapitre 28 - Les ombres dans la brume
Chapitre 29 - Le sourire de la mort
Chapitre 30 - Le pouvoir de Colibri
Chapitre 31 - Le nouvel Alpha
Chapitre 32 - La dernière soirée des Darkanshield
Chapitre 33 - L'usine à rêves
Chapitre 34 - Nouveau code bleu
Épilogue 1
Épilogue 2
Remerciements
Présentation de l'auteur
Àla suite de la bataille du marais de Fromort entre les loups-garous de la meute Darkanshield qui avaient pris la dirigeante Véritas en otage et les centaures qui les poursuivaient depuis Aury, Colibri est blessée. La compagnie de Logan rejoint le Mont-Venteux, ville des gnomes, en espérant y trouver un médecin. Logan ne peut rentrer qu'avec Colibri et Véritas. Le Rêveur finit par trouver de l'aide en ville pour soigner sa Passeur mais il est contraint de le payer avec deux ans de sa vie.
Comprenant le danger que représente l'armée coalisée pour Dreamworld si elle s'empare de la ville des Âmes Perdues, Logan veut créer une alliance avec toutes les autres meutes de Dreamworld pour s'y opposer. C'est pourquoi il confie à Shiva le soin d'aller négocier avec les marécageux, les loups-garous qui habitent les marécages autour du Mont-Venteux. Malheureusement, ces derniers ne se considèrent pas comme appartenant à cette communauté et ont honte de leur nature, ils refusent l'alliance.
Logan se fait bientôt accuser d'enlèvement à l'encontre de Véritas par les gnomes et doit comparaitre devant le conseil des six qui dirige la ville. Il essaye de les rallier à sa cause mais les gnomes ne veulent pas participer à la guerre. Le mont Venteux est alors attaqué par les centaures venus libérer Véritas. Logan et les siens manquent de se faire surpasser par le nombre mais heureusement, les caverneux arrivent à la rescousse.
De son côté, Flore se réveille dans le monde réel sans aucun souvenir de Dreamworld. Elle découvre qu'un étrange tatouage vient d'apparaitre sur son bras en forme de cadran avec une inscription : voyages intermondes. Après plusieurs tentatives pour retourner à Dreamworld, Logan et elle comprennent que son tatouage peut être activé avec son sang pour la faire passer d'un monde à l'autre.
Dans le désert rouge, elle rejoint donc Farah, Flore et Jeremy qui voyagent dans une caravane montée sur le dos d'un foreur et conduite par un Flat du nom de Tresh. Le plan des deux amies est de rejoindre la ville des Âmes Perdues pour leur dresser un rapport détaillé de la situation avant de regagner leur monde et de demander à Logan de faire de même. Pendant le voyage, Farah est en proie à un mal mystérieux et la caravane est attaquée par des pirates mais Tresh réussit à les sortir de ce mauvais pas.
Lors de ses allers-retours dans le monde réel, Flore apprend qu'elle doit suivre un traitement régulier à l'hôpital en plus de voir une étrange psychiatre, le docteur Delicare. De retour de son premier rendez-vous, elle découvre qu'elle peut faire voyager d'autres personnes avec elle grâce à son tatouage en faisant accidentellement voyager sa petite sœur à Dreamworld.
La caravane Flat finit par arriver à Port Songe. Là-bas, alors qu'ils participent à un pari stupide dans le but de gagner un peu d'argent, la compagnie tombe sur Scaro qui était à la recherche de Farah. Ils doivent bientôt quitter les lieux car les Baobans Siths remontent dangereusement leur piste. Dans leur fuite, ils s'engouffrent dans la forêt Brumeuse et la magie qui y opère provoque la première transformation de Farah en loup-garou. On découvre que depuis qu'elle est la Passeur de Flore et qu'elle a perdu son statut de Lucide, elle est devenue vulnérable au poison des loups-garous qui coule dans ses veines à la suite de son combat contre Tarek.
Pendant ce temps, Madame Tarabiscotte et les esclaves survivants errent dans la forêt sèche et sont attaqués par des Goliaths, des ours gigantesques. Ils sont sauvés par des faunes dirigés par Zabulon, son fils.
Le dirigeant des Baobans Siths, Rasgar, explique à Anthérite son plan. Il veut faire tomber la ville des Âmes Perdues pour prendre ensuite le contrôle des humains en se servant de la ville comme d'un pont entre Dream-world et le monde réel. En effet, il est attiré par la capacité de destruction des humains et par leurs armes...
Pendant ce temps, la meute des Ravenwings, fidèles alliés des Darkanshield, est décimée par les Baobans Siths. On découvre que leur chef Rasgar a le pouvoir de ramener momentanément les morts à la vie et de les contrôler avec sa flute de pan.
De retour à la ville des Âmes Perdues, Zabulon demande une entrevue avec la maire Kreinis afin de la mettre au courant du danger qu'encoure la ville. L'armée coalisée est accompagnée d'une autre armée qui grossit dans l'ombre et perturbe les flux de magie du monde des rêves : les Baobans Siths. Kreinis demande à Zabulon de tout raconter aux kamis lors d'une réunion secrète afin d'essayer de les convaincre de les aider à défendre la ville le moment venu mais c'est peine perdue : les kamis sont occupées ailleurs. Cependant, elles consentent à ce que Croco et Colibri restent pour défendre la ville.
FLORE SWORD - meilleure amie de Farah, ancienne lucide de Gareth
FARAH SHIELD - meilleure amie de Flore, lucide de Scaro Darkanshield
LOGAN BERTLEY - rêveur, lucide de Colibri, Alpha de la meute Darkanshield
LÉA SWORD - sœur de Flore
VÉRITAS - dirigeante du peuple Aurien
KARL - meilleur ami d'enfance de Logan
ZABULON TARABISCOTÉ - ami de Farah
MADAME TarabiscotE - mère de Zabulon
YAËL - époux de Kreinis Tel Faris
COLIBRI - passeur de Logan, cavalière tremlin de la Garde de la ville des Âmes Perdues
CROCO - kami manipulant la terre et la pierre pour faire des golems
DARKANSHIELD (spécialistes de la guerre, blason représentant une main hybride sur fond noir)
SCARO DARKANSHIELD - fils du légendaire Artos Darkan
shield et héritier de la meute Darkanshield
GARETH DARKANSHIELD - petit frère de Scaro, ancien Passeur de Flore
SHIVA - lieutenante
CITÉRON - ancien conseiller et ancien maître d'armes de Scaro, Gareth et Shiva
VIZRA - membre du conseil décisionnel de la meute, lanceuse de couteaux
JAROD - membre du conseil décisionnel de la meute, épéiste
CRONOS - membre du conseil décisionnel de la meute, médecin
EPSILON - membre du conseil décisionnel de la meute
TIA - membre du conseil décisionnel de la meute
ORION - chef des patrouilleurs
RAVENWING (spécialistes de l'agriculture, blason représentant un nid de corbeau jaune paille sur fond bleu ciel)
REGULUS Ravenwing - Alpha
BORÉALE, Prowel, Turnis - enfants de Regulus
KIRAT - compagnon de Boréale
CAVERNEUX (spécialistes de l'élevage, blason représentant un grand œil ouvert avec une pupille blanche)
DUBHE - Alpha et chef des Libérateurs
ARCTURUS - membre des Libérateurs
TRANDELL (spécialistes des combats à distance, blason représentant un oiseau noir sur fond rouge)
JUNE - amie de Madame Tarabiscoté et anciennement esclave des centaures
CYRALD (spécialistes des combats à l'épée, blason représentant un espadon vert sur fond bleu ciel)
ANTHÉRITE HORONDULL - frère du défunt Kaléan Horondull et héritier de Mars l'étalon rouge
TROTTEUR ET CRIN-TOUF - amis de Flore
TRESH - marchand du désert
JEREMY-LUKE - ami de Flore, Kern et Farah
OMARAËL - seigneur des Elfes, père de Mawve et Jeremy
MAWVE - frère de Jeremy
LOHRA - sœur d'Omaraël
KERN - ami de Flore, Farah et Jeremy
DRONALD - ancien esclave de l'île flottante
KREINIS TEL FARIS - nymphe du souvenir, maire de la ville des Âmes Perdues
GIZMO - vieille divinatrice vivant sous la ville des Âmes
Perdues, ami de la famille Tarabiscote
GORAN - hybride complet de hiboux, conseiller et comptable de Kreinis
COMMANDANT KAZ-NAVET - chef de la Garde
Flore réapparut à Dreamworld en début de matinée. Ses quatre compagnons finissaient d'éteindre les dernières braises d'un feu de camp qui avait manifestement brûlé toute la nuit et pliaient bagages, prêts à reprendre la route. Une carcasse partielle de lapin était encore suspendue à une broche artisanale et une légère odeur de viande flottait dans l'air. Même s'il faisait jour, l'épais couvert végétal audessus de leurs têtes empêchait la lumière de les atteindre, plongeant la forêt brumeuse dans une obscurité perpétuelle qui pesait sur les épaules fatiguées de ses amis. Dans la clairière bordant le lit d'une eau noire, le brouillard commençait à se densifier, d'épaisses volutes roulant sur le sol avec lenteur pour recouvrir les végétaux autour d'eux.
— Salut Flore, la salua Jeremy en étouffant un bâillement.
Lui tournant le dos, sa meilleure amie était en train d'enfiler une chemise trop large pour elle. À côté d'elle, Scaro attendait patiemment pour partir sous sa forme de loup. Flore remarqua que son pelage gris abimé portait les marques cuisantes d'un combat récent et d'autres plus anciennes qui ne s'effaceraient sans doute jamais. Cela la fit penser malgré elle à la balafre de Gareth.
— Salut Fa', commença-t-elle en faisant un pas vers son amie.
À sa grande surprise, Farah soupira et ses épaules s'affaissèrent. Kern et Jeremy arrêtèrent de discuter à voix basse ce qui laissa soudain planer un silence pesant. Lorsque Farah se retourna, Flore fut frappée par ce qu'elle vit.
— Il faut qu'on parle..., répondit son amie.
Une longue estafilade barrait son arcade sourcilière depuis le milieu du front jusqu'à la tempe. Autour, le sang qui avait dû couler abondamment comme pour toute blessure au visage, avait laissé une tache rouge que l'eau n'avait pu complètement effacer. Farah lui adressa un faible sourire, comme si ce simple geste pouvait suffire à dédramatiser la situation.
— C'est quoi ça ?! s'insurgea Flore qui sentit son cœur louper un battement. Qui est-ce qui t'a fait ça ?!
— Marchons devant, je vais t'expliquer.
Farah empoigna Flore par le coude à travers son vêtement et la traina légèrement à l'écart. Elle ne savait pas par où commencer ni si elle voulait réellement tout lui dire mais elle ne pouvait plus lui cacher son état. Lorsqu'elles furent assez loin des autres pour pouvoir parler en privé, Flore se dégagea de son emprise, révoltée.
— Non mais sérieux, je m'absente quelques heures et pendant ce temps-là on t'a défoncé le visage ! C'est quoi son problème à lui ?
— Comment tu sais que c'est Scaro ? tiqua Farah.
— J'en étais sûre! Attends-là je vais lui montrer de quel bois je me chauffe !
Farah se précipita devant Flore et, paume de la main dirigée vers elle, lui intima de se calmer.
— En réalité ce n'est pas lui c'est moi. Flore, je suis un loup-garou.
Temps de latence.
Flore pencha la tête sur le côté, les sourcils froncés, comme si elle avait mal entendu.
— Répète ?
— J’ai été griffée peu après mon arrivée à Dreamworld. Je ne t'en ai pas parlé parce que je pensais que les lucides ne pouvaient pas être contaminés. Mais depuis que l'on a rencontré Tresh dans le désert rouge, je sentais que quelque chose était en train de changer en moi sans savoir quoi. Si Scaro n'avait pas été là tout à l'heure, je serais encore sous une forme de loup en ce moment !
Flore ne savait pas quoi dire, choquée par ce qu'elle apprenait. Ce qui arrivait à Farah la dépassait complètement, et pourtant, cela pouvait expliquer son étrange comportement de ces derniers jours. Elle considéra un instant la jeune femme en face d'elle, son visage amaigri, la cicatrice à la base de son cou et son corps fin perdu dans la chemise large de Scaro. Sa meilleure amie était malade depuis tout ce temps et Flore ne l'avait pas remarqué. Pire que cela, au lieu de la soutenir, elle avait pris peur et lui avait parlé durement.
— Comment ça se soigne ?
— Ça ne se soigne pas.
Farah passa une main dans ses cheveux bouclés en détournant le regard. Maintenant qu'elle venait de tout déballer à Flore, elle avait honte de ce qu'elle était devenue. Elle qui s'était évertuée à fuir toute forme de violence depuis son accident sur le quai de la gare, voilà qu'elle se transformait en une sorte d'animal né pour tuer. Il ne faisait plus aucun doute qu'elle venait de gâcher sa dernière chance de retrouver les liens qui l'unissaient à Flore. À présent qu'elle connaissait toute la vérité, sa meilleure amie allait la renier pour toujours.
Flore fit un pas vers elle et la prit dans ses bras. Farah resta un instant interdite, surprise par la réaction inattendue de son amie. Mais comme l'étreinte se resserrait, elle finit par refermer à son tour ses bras autour de sa sœur de cœur, une boule émue dans la gorge. Dans son cou, alors que leurs peaux n'étaient qu'à quelques centimètres l'une de l'autre, elle sentit Flore soupirer douloureusement.
— Je suis désolée Fa', souffla-t-elle. J'aurais dû voir que tu n'allais pas bien. Je suis désolée si je t'ai donné l'impression de te juger. Tout ce que je veux maintenant c'est qu'on arrête de se regarder comme si on ne se connaissait plus.
— C'est moi qui suis désolée Flore. J'aurais dû te le dire avant mais j'avais peur que tu me prennes pour un monstre.
Flore se recula avec pudeur. Lorsqu'elle redressa la tête vers Farah, ses yeux brillaient, bien qu'elle ne s'autorisât aucune larme d'habitude.
— Je voudrais que tout redevienne comme avant entre nous, que l'on ne se cache plus rien, d'accord ?
Farah lui rendit son sourire et acquiesça de la tête. Flore hésita un instant à lui parler de sa dispute avec Logan et de ses sérieux doutes quant à ce qu'ils étaient en train de vivre. Au même moment, les trois autres les rejoignirent, tentant de voir où ils mettaient les pieds dans le brouillard ambiant. Non, malgré ce qu'elle venait de dire, la lucide ne pensait pas qu'en parler à Farah tout de suite était une bonne idée. Flore renifla pour se donner une contenance et adressa un immense sourire à Kern et Jeremy.
— Tu veux que je porte quelque chose Jeremy? proposa-t-elle. Tu m'as l'air chargé avec tout ton barda !
Les trois compagnons passèrent devant en jurant à propos du brouillard qui allait ralentir leur progression et du temps humide qui collait leurs vêtements sur leur peau. Scaro marqua un temps d'arrêt à côté de Farah et ils les regardèrent tous les deux prendre de l'avance.
Puis ils les suivirent.
Une main dans la poche de son pantalon, la jeune femme tournait et retournait le petit sablier doré entre ses doigts.
***
Sur les coups de cinq heures de l'après-midi, une bruine fine commença à tomber du ciel. Les bois étaient devenus si sombres que l'on se serait cru en plein milieu de la nuit. Tout autour, le silence omniprésent et la végétation dense donnaient une désagréable impression d'étouffement, et les cinq compagnons d'infortune avaient cessé de bavarder, le son de leurs voix n'étant plus suffisant pour écarter les ténèbres. Les arbres eux-mêmes revêtaient des formes étranges dans l'obscurité, leurs troncs épais et parfois tordus donnant naissance à des excroissances massives. Tous avaient le sentiment dérangeant d'être épiés, comme si les ombres avaient des yeux et des oreilles braqués sur eux, détaillant le moindre de leurs gestes, attendant le moment opportun pour leur fondre dessus.
Ils avaient mangé sur le pouce sans faire de pause et la fatigue commençait à les mettre à cran. Seul l'impressionnant loup gris qui leur ouvrait la voie semblait indifférent à l'atmosphère hostile de ces lieux maléfiques, déplaçant sa carcasse musclée avec une aisance féline.
— Vous pensez que les créatures que l'on a vues sur le quai de Port-Songe se sont lancées à notre poursuite? chuchota Kern en enjambant une souche d'arbre mort à moitié décomposée derrière Jeremy.
Tous se suivaient de près, par peur de se perdre dans le brouillard et d'être avalés par les ténèbres. Farah considéra un instant le problème avant de répondre. Elle s'habituait progressivement à l'acuité nouvelle de ses sens et la louve se faisait beaucoup moins présente dans son esprit depuis la transformation. Elle pouvait voir avec plus d'efficacité dans le noir, indiquant à Flore où se trouvaient les obstacles au fur et à mesure qu'elle les contournait.
— Je ne pense pas, finit-elle par répondre. Ce serait comme chercher cinq aiguilles dans une botte de foin tant cette forêt est dense. Et Scaro n'a pas l'air de s'en alarmer...
Flore enjamba la souche derrière Farah en se tenant au tronc d'un arbre adjacent. Lorsque ses doigts s'enfoncèrent dans une matière brunâtre et collante, une grimace de dégoût se peignit sur son visage.
— Beurk ! se plaignit-elle d'un air révulsé. C'est quoi cette chose ?
Devant eux, le loup gris s’était arrêté pour humer l'air. Farah fit demi-tour pour regarder dans quoi son amie venait de mettre la main.
— On dirait de la soie mais ça n'en a pas la couleur, remarqua-t-elle en se penchant pour renifler. Et ça ne sent rien.
Flore écarta ses doigts devant son visage pour laisser apparaître des fils gluants et laiteux. Elle tira immédiatement la langue et secoua vigoureusement sa main pour s'en débarrasser. Dans le même mouvement, quelque chose tomba à leurs pieds et Farah se pencha pour voir de quoi il s'agissait. Elle découvrit une étrange sphère translucide de la taille de son poing. À l'intérieur, elle crut apercevoir une lueur rose animée de mouvements saccadés. Alors qu'elle tendait la main pour s'en emparer et la montrer à Flore, un avertissement mental de Scaro résonna comme un cri d'alarme dans son esprit.
N'y touche surtout pas !
Trop tard. Au moment même où les doigts de la jeune femme entraient en contact avec la surface lisse et molle de la sphère, un sifflement strident en provenance des hauteurs leur vrilla les tympans à tous. Farah lâcha immédiatement l'objet pour plaquer ses mains sur ses oreilles comme les autres. Scaro se ratatina sur luimême, la tête dans les pattes, tandis que la sphère s'écrasait au sol en répandant un liquide incolore sur leurs chaussures. Toujours accroupie, Farah put distinguer la forme rose qui s'en échappa avant de s'immobiliser complètement à la suite de plusieurs soubresauts.
— Un embryon... souffla-t-elle horrifiée avant de crier à Flore pour se faire entendre par-dessus le vacarme : ce sont des œufs !
Flore fixa soudain un point dans le dos de son amie et Farah tourna la tête juste à temps pour apercevoir une forme bouger sur le tronc d'en face. Ce qu'ils avaient tous pris pour des excroissances sur le bois étaient en réalités des créatures immobiles et monochromes qui se confondaient parfaitement avec leur environnement. Tout à coup, des battements d'ailes se firent entendre au-dessus de leurs têtes, alors que des formes longues se laissaient tomber les unes après les autres autour d'eux dans des cris stridents.
— Des fées-dragons ! cria Jeremy. Fuyez !
Soudain, ce fut la panique. Kern et Jeremy se précipitèrent en avant pour fuir les terribles créatures qui allaient bientôt leur fondre dessus et Scaro dut s’écarter pour ne pas se faire rentrer dedans. Farah tomba en arrière avant de se relever rapidement et de courir avec Flore dans la direction qu'ils venaient de prendre, le loup bondissant à leurs côtés.
Au-dessus de leurs têtes, les cris se multipliaient et s'amplifiaient, signifiant clairement que les créatures étaient en chasse et qu'elles étaient déterminées à défendre leur lieu de ponte contre ces visiteurs indésirables. Des bruissements dans les frondaisons suffisaient à indiquer aux fuyards qu'elles étaient bien plus nombreuses qu'eux.
Danger ! Danger !
Farah courait devant Flore en se servant de ses mains pour protéger son visage des branches qu'elle n'avait pas le temps d'éviter. Des épines et des tiges collantes s'accrochaient à ses jambes et ses bras, écorchant sa peau sous ses vêtements. Ses sens surdéveloppés fonctionnaient à plein régime, comme si l'adrénaline était la clef qui lui avait manqué jusqu'alors pour les utiliser pleinement. Elle entendait distinctement le souffle accéléré de Flore sur ses talons derrière sa propre respiration, et sentait la présence de trois créatures qui se rapprochaient : deux sur leur gauche et une sur leur droite. En une minute, les battements de son cœur s'adaptèrent au rythme de sa course et son souffle devint mesuré, efficace. Dans le même temps, ses pupilles se dilatèrent lui permettant de capter la moindre lumière qui pouvait éclairer les obstacles devant elle.
Tout à coup, une masse tomba sur Scaro à leur droite et le loup roula au sol en grondant avec fureur. La distraction permit à une autre de ces créatures de couper le chemin aux deux jeunes femmes en se détachant d'un tronc qui leur faisait face. Farah et Flore dérapèrent sur le tapis végétal tandis qu'une silhouette humanoïde et ailée se découpait dans la brume à un mètre d'eux. Une tête chevelue aux yeux protubérants et écartés pivota alors à 180° pour les regarder sans que le reste du corps n'ait esquissé un seul mouvement. Soudain la créature écarta ses ailes immenses pour faire apparaître deux taches noires marginées de blanc qui dessinèrent un visage diabolique dans la brume.
Farah et Flore hurlèrent de peur avant de s'élancer sur leur droite pour la contourner, et le loup gris les rejoignit bientôt, crachant un bout d'aile qu'il avait gardé dans la gueule. La peur les fit courir si vite qu'ils rattrapèrent Kern et Jeremy qui s'étaient arrêtés quelques mètres plus loin, alors que le tapis de la forêt disparaissait sans crier gare pour former un précipice noyé dans la brume rose dont on ne distinguait ni la limite opposée ni le fond.
Les quatre compagnons et le loup s'arrêtèrent au bord du vide, essoufflés et en nage, sans savoir quelle décision prendre. Derrière eux, les cris stridents des fées-dragons se rapprochaient dangereusement sans leur laisser aucun espoir de fuite. Dans quelques secondes, elles seraient sur eux.
Il faut sauter! fit Scaro en s'insinuant dans leurs esprits à tous.
Ils se regardèrent, hésitants. Impossible de savoir de quelle hauteur ils chuteraient ni ce qui les attendait en contrebas tant le brouillard était épais.
Un battement d'aile dans leur dos.
Flore agrippa le bras de Farah et ils sautèrent dans la brume.
Les fées-dragons ont été nommées ainsi à cause des motifs singuliers dessinés sur la face interne de leurs ailes qui, lorsqu'elles sont déployées, forment un visage grimaçant aux yeux immenses et reptiliens. Leur taille et leur silhouette, ajoutées à la crinière qui leur descend entre les épaules depuis le haut du crâne, leur donne une apparence de femme dans la brume (...) Les rares dissections de ces créatures ont montré qu'elles bénéficiaient d'un phénotype parfaitement adapté à leur mode de vie dans la forêt brumeuse. En effet, leurs yeux larges et écartés leur confèrent une excellente vision en relief pouvant s'étendre jusqu'à vingt mètres. Leur tête a la particularité de pouvoir pivoter sur 180° ce qui leur permet d'observer leurs proies sans bouger, et leur couleur monochrome les élève au rang de prédatrices numéro un de la chasse à l'affût. Cependant, l'extraordinaire particularité des féesdragons ne réside pas dans leur anatomie mais bien dans leur capacité à manipuler la brume. Des études récentes ont en effet démontré une corrélation entre la densité du brouillard par hectare de forêt et la démographie des essaims (Paugam et al, école dreamworldiène d'agronomie, promotion 166) Selon ces auteurs, les fées-dragons seraient capables de détecter les déplacements d'air dans la brume aussi efficacement qu'une araignée peut détecter les mouvements des proies piégées dans sa toile. (...) Les fées-dragons ne volent pas très vite et seulement sur une distance inférieure à treize mètres (...) Après accouplement et cannibalisme du mâle, les œufs sont contenus dans une oothèque ovoïde, très structurée, de couleur blanche et de texture crémeuse s'apparentant à de la soie. Lors de la ponte, cette matière spécifique des fées-dragons se durcit rapidement au contact de l'air, adhère fortement au support et brunit progressivement.
Extrait de la thèse de Delphine Popotardiaire, Dynamique des populations chez les Fées-dragons
Après une longue matinée de marche sous un ciel mitigé, le groupe de Logan avait fini par sortir des marais pour traverser une grande étendue plane de toundra afin de rejoindre la deuxième plus grande meute de lycans de Dreamworld. Pendant le trajet, Citéron avait expliqué à Logan que les Ravenwing avaient toujours répondu à l'appel des Darkanshield lorsque le besoin s'en était fait sentir. Il s'agissait d'un peuple de paysans fiers de leurs origines et droits dans leurs bottes dont l'Alpha était un vieil ami d'Artos Darkanshield en personne. Les Darkanshield avaient apporté leur aide aux Ravenwing contre Grontag le Caverneux, du temps où ce dernier menait des raids meurtriers contre les autres lycans depuis les montagnes des nains. Regulus Ravenwing et Artos Darkanshield avaient également travaillé main dans la main à la rédaction des deux dernières lois du Code il y avait une vingtaine d'années. Enfin, on racontait que Régulus avait sauvé la vie d'Artos pendant la Grande Guerre au moment où une lance de centaure allait lui transpercer le flanc gauche.
Alors qu'il avait devant les yeux ce qu’il restait de Régulus Ravenwing, Logan fit de gros efforts pour ne pas vomir le peu de nourriture qu'il avait dans l'estomac. En arrivant dans le Nid — le nom singulier que les Ravenwing avaient donné à leur village — les quatre compagnons ne s'attendaient pas à mettre les pieds dans un charnier. Et pourtant, il n'y avait qu'un mot pour décrire le massacre qui s'était manifestement déroulé ici. Partout, des corps de lycans, sous leur forme humaine ou animale, jonchaient le sol dans des mares de sang sans qu'il n'y ait de cadavres étrangers. Cela ne laissait que deux possibilités : soit ceux qui avaient fait ça avaient emporté leurs morts, soit les Ravenwing s'étaient entretués.
Shiva et Colibri revinrent de la cuisine, la même expression grave sur le visage. Bien qu'il ne soit pas allé vérifier par lui-même, le jeune homme se doutait que le reste de la famille de Régulus devait s'y trouver.
— Toute la fratrie y est passée, confirma Shiva. Il y a également un autre cadavre, manifestement celui qui a poignardé la fille.
— Cela ne tient pas debout : comment un seul homme a-t-il pu entrer chez Régulus pour le tuer, lui et sa fille, sans que Prowel ni Turnis n'interviennent? s'insurgea Citéron dont le visage reflétait un mélange de rage et d'incompréhension.
— Ce n'est pas un homme qui a fait ça, remarqua Shiva en désignant les blessures de Régulus du menton. Même pas un loup.
Il était impossible de déterminer de quelle façon le pauvre homme était mort. L'état du mobilier indiquait que le combat avait dû être bref et inégal, sans que la victime n'ait vraiment eu l'occasion de se défendre. Et pourtant, la tête de l'Alpha n'était plus reliée au tronc que par un faisceau de nerfs et de chair sanguinolents alors qu'un trou énorme dans son dos laissait supposer qu'il avait servi de repas à autre chose.
— Désolé mais il faut que je sorte, bafouilla Logan.
Il sortit de la demeure juste à temps pour rendre son petit déjeuner sur le perron. Penché en avant, il dû se tenir d'une main à la balustrade en bois en attendant que les spasmes se calment. Il avait chaud et ses paumes, son front et même son dos étaient moites. Pendant un moment, il sentit que s'il pensait encore à la scène il vomirait de nouveau. Au bout d'une minute, il se releva en se forçant à respirer par la bouche. Même le vent, chargé d'une odeur de mort, ne réussissait pas à l'apaiser. Une main se posa sur son dos et Colibri vint se poster à côté de lui.
— Ça va mieux ?
— Ça ira mieux quand nous serons loin d'ici, réponditil en inspirant profondément. Quel genre de monstre peut faire ça ?
— Des créatures qui ne sont pas vraiment des bêtes mais pas totalement des hommes non plus... D'après les signes tout autour du village, ils doivent êtres des centaines. Ça ne ressemble pourtant pas aux méthodes de l'armée coalisée.
— C'est une autre armée qui marche dans son ombre, acheva le Rêveur d'un air sombre.
Logan avait l'impression que tous leurs efforts venaient d'être réduits à néant. Non seulement la meute alliée sur laquelle ils fondaient le plus d'espoir avait été rasée de la carte, mais ils venaient de découvrir une deuxième armée monstrueuse qui se dirigeait vers la ville des Âmes Perdues. Les créatures qui avaient exterminé les Ravenwing l'avaient fait sans efforts, comme on écrase des fourmis sous une botte. Logan se remémora le gros titre d'un journal qu'il avait aperçu au Mont Venteux : « La rumeur de l'armée cachée derrière l'armée ». Dans ces conditions, comment espérer gagner la bataille contre ces choses avec un effectif réduit comme le leur ?
— Il n'y a pas beaucoup d'espoir hein ?
— Il y a toujours de l'espoir, rétorqua Colibri.
La kami s'accouda au balcon, le regard dirigé vers les montagnes qui se dessinaient au loin. La dernière meute qu'ils devaient essayer de rallier était basée là-bas, à flanc de falaise, dans une ville nommée Hamolette. Mais ce ne serait pas la plus facile à convaincre et les Darkanshield n'avaient pas traité avec eux depuis fort longtemps. Ils n'avaient même pas participé à la Grande Guerre. Les Ravenwing avaient été jusqu'à maintenant leur meilleur espoir.
— J'espère que Vizra et Jarod auront eu plus de succès que nous, fit Logan d'un air pensif.
— J'en suis persuadée.
— Et que Farah se porte bien.
Colibri ôta de ses épaules le nouvel arc qu'elle s'était fabriquée en route et en testa la solidité sur le sol. Elle sentait que Logan avait besoin de parler et elle attendait patiemment qu'il se lance. Finalement, le jeune homme se détourna des montagnes pour lui faire face et son regard brun l'analysa avec une pointe de tristesse.
— Flore Sword, la meilleure amie de Farah, pense que tout ce que l’on vit ici n'est pas réel.
— C'est un point de vue comme un autre.
Logan continua de la regarder. Il était bien placé pour savoir que ce qu'il vivait, lui, était réel. Il suffisait de constater que les blessures qu'il se faisait à Dreamworld étaient toujours présentes lorsqu'il se réveillait dans son monde. Et puis tout comme Karl, il avait vu les informations. Il était difficile de croire que la curieuse maladie des rêves de son monde ne soit qu'une simple coïncidence. Dreamworld ne pouvait pas être une simple tentative de son esprit pour tout expliquer.
— Quand est-ce que tu as fait ma connaissance pour la première fois ? demanda-t-il à Colibri de but en blanc.
Un souvenir fugace traversa l'esprit de la kami qui sourit.
— À la maternité de la clinique de Meudon. Ta mère te serrait si fort dans ses bras que j'ai dû inventer une excuse pour te prendre dans les miens, Je lui ai dit que je voulais vérifier que tu respirais correctement, je voulais juste regarder tes yeux.
Logan fut contaminé par son sourire même si celui qui s'étira sur son visage était empreint de mélancolie. Bien qu'il ne se souvînt pas de cette époque, c'était avant le départ de son père et le déclenchement de la maladie de sa mère. Une période d'insouciance durant laquelle le poids des responsabilités lui était encore épargné. Cela lui laissait une impression étrange et agréable à la fois de savoir que Colibri avait été près de lui dès les premiers jours de sa vie. Comme une ombre qui veillait sur lui en secret. Une force protectrice bien plus sûre et fidèle que ses propres géniteurs.
— Tu as été une véritable surprise parmi les miennes, continua Colibri en sortant les flèches de son carquois une par une pour vérifier qu'elles étaient bien aiguisées.
— Comment ça ?
— Avant moi, aucune kami n'était jamais devenue Passeur. Nous n'intervenons pas dans les affaires de ce monde alors il était normal que ce monde ne nous fasse pas participer.
Logan ne répondit rien, se contentant de s'accouder à son tour sur la rambarde pour fixer le sol d'un air absent.
— Personnellement, je pense que c'est une erreur. C'est comme un cercle vicieux. Les kamis ne se sentent pas concernées par ce monde, alors elles sont réticentes à y jouer un rôle. Mais si chacune d'elle pouvait te connaître comme moi je te connais, elles auraient envie d'aider les hommes. La vérité c'est que nous nous sommes mises à l'écart depuis trop longtemps.
— Il n'est jamais trop tard.
Colibri cessa de manipuler ses flèches et leurs regards se croisèrent. Ils rirent tous les deux. Rien n'était perdu. Aucune partie n'était jouée d'avance tant que toutes les cartes n'avaient pas été retournées.
C'est alors que Shiva sortit lentement de la maison en reculant, les mains au-dessus de la tête. La kami et le Rêveur se retournèrent d'un bloc sans avoir le temps de s'emparer de leurs armes. Encore plongée dans l'ombre de la porte, une petite silhouette brandissait un arc immense sur la lieutenante, la pointe d'une flèche encochée et dirigée vers sa gorge.
— Lâchez vos armes, ordonna une voix râpeuse.
Farah eut l'impression qu'elle ne s'arrêterait jamais de tomber. Lorsqu'ils avaient plongé dans le nuage de brouillard, les cris stridents des fées-dragons s'étaient arrêtés d'un seul coup en même temps que tous les autres bruits alentour. Jeremy, Kern et Flore avaient crié en sautant eux aussi mais elle ne les entendait plus du tout. Il n'y avait à présent que le son produit par ses cordes vocales qui devenait râpeux à mesure que ses poumons se vidaient, petite chose insignifiante dans ce vide que l'on devinait démesurément grand.
Plus elle tombait et plus l'air autour d'elle devenait étouffant. Les volutes de brouillard se précipitaient sur son visage comme le blizzard de la neige fonce sur les phares d'une voiture en plein hiver. Son cœur et ses poumons étaient comme en apesanteur, piégés dans la descente interminable de montagnes russes. Pendant un instant, elle crut apercevoir des formes arachnides géantes tisser un incroyable réseau de toile dorée sur la paroi de la falaise, mais la brume les ravala aussitôt. Elle sentait qu'elle prenait de la vitesse, devenant de plus en plus lourde par le jeu cruel de l'inertie. Combien de secondes lui restait-il encore avant de percuter le fond ? Mourraitelle d'un seul coup ou bien le choc serait-il si violent qu'il la transformerait en légume ?
N'importe quoi pourvu que la chute cesse. Puis ce fut l'impact.
Son corps s'enfonça brutalement dans une surface molle qui se plia sous son poids avec un bruit de caoutchouc singulier, en lui coupant net la respiration avant de reprendre sa forme d'un seul coup, la renvoyant dans les airs. Farah rebondit ainsi trois fois avant de s'arrêter totalement, sonnée et à bout de souffle. Pendant un instant, elle fut incapable de distinguer le haut du bas et lorsqu'elle put enfin se mettre sur ses jambes, elle avança en titubant.
— Flore? Scaro?
Le brouillard était si dense qu'elle pouvait difficilement distinguer ses pieds. La jeune femme se baissa pour essayer d'identifier sur quoi elle venait d'atterrir. Il s'agissait d'une surface lisse et douce de couleur rouge pâle dont la consistance s'apparentait à celle d'un pneu de vélo. Elle semblait s'étendre à l'infini autour d'elle et se perdait dans le brouillard. Dubitative, Farah se remit debout et tendit l'oreille, les sens aux aguets. Où qu'il se trouve, cet endroit semblait coupé du temps et le silence y était omniprésent. Elle supposa que l'étrange brouillard qui l'entourait se chargeait d'étouffer les sons et que même si l'un de ses compagnons criait à quelques mètres d'elle, il lui serait impossible de l'entendre.
Deux solutions s'offraient à elle : soit elle restait sur place en attendant qu'on la retrouve, soit elle prenait une direction au hasard en espérant se rapprocher de ses compagnons. Farah opta pour la deuxième solution, sachant qu'attendre ici pouvait potentiellement l'exposer à des menaces qu'elle ne connaissait pas encore. Comme elle était incapable de savoir dans quelle direction se situait la paroi de la falaise qu'elle avait aperçue en tombant, elle marcha droit devant elle.
— Youhou ! Il y a quelqu'un ?
Marcher dans une telle purée de pois lui donnait l'impression qu'elle pouvait rencontrer un obstacle à n'importe quel moment. Elle tendit les mains devant elle, peu rassurée, espérant secrètement qu'il n'y aurait pas d'autre falaise de laquelle tomber. L'atmosphère était étouffante, sans le moindre souffle d'air pour venir sécher la sueur qui commençait à perler sur son front. L'absence de son lui donnait l'impression d'être sourde, et ses oreilles bourdonnaient comme si elle passait sous un tunnel ou qu'elle plongeait dans l'eau.
Flore ? Scaro ? Kern ? Jeremy ?
Même par télépathie, personne ne lui répondait. Silence radio. Farah avait basculé dans un autre monde caché d'où il n'y avait pas d'échappatoire. La jeune femme tenta de ne pas céder à la panique. Plus les minutes s'égrenaient sans qu'elle rencontre âme qui vive, et plus elle prenait la mesure de ce qu'avait dû ressentir Flore en se réveillant dans le désert après leur accident. Elle avait dû se sentir perdue, désespérément seule. Ici, toutes les conditions étaient réunies pour perdre la tête.
Finalement, Farah cessa de marcher et s'assit sur le sol. Cela faisait une heure qu'elle tentait de s'extraire de la brume sans trouver l'extrémité du nuage ni détecter la présence de ses amis. Elle avait besoin de faire une pause, de remettre ses idées en place, de trouver une stratégie. De toute évidence, marcher au hasard n'était pas la bonne solution.
La jeune femme bascula sur le dos pour regarder les hauteurs. La brume flottait dans l'air, minuscules perles de vapeur roses en suspension dans le néant. Même si elle était piégée à l'intérieur, Farah se devait d'avouer que le spectacle avait quelque chose d'envoûtant. Elle se fit la réflexion qu'il suffirait d'emmener tous les habitants de la ville des Âmes Perdues ici pour les protéger de l'armée coalisée. Ils y seraient bien cachés, en sécurité.
Il y eut un mouvement à la périphérie de son champ de vision.
Farah se rassit immédiatement, scrutant la brume sur sa droite avec attention. Quelqu'un était passé tout près d'elle, elle en était certaine. Un frisson la saisie à l'idée que quelque chose de silencieux pouvait roder autour.
— Il y a quelqu'un? demanda-t-elle d'une voix qui se voulait assurée.
Silence.
Farah sentit les poils de sa nuque se hérisser.
— Je sais que vous êtes là! cria-t-elle plus fort. Qui êtes-vous ?
La jeune femme s'était mise debout, plissant les yeux dans l'espoir de voir derrière la brume. Les volutes rosâtres se mouvaient avec lenteur par masses plus ou moins denses, conférant un mouvement général à l'ensemble. Farah n'avait pas d'arme pour se défendre et aucun moyen de savoir par où viendrait le danger. À cet instant, elle se sentait aussi impuissante qu'un baigneur dans le grand large, cerné par des requins blancs.
Au bout d'une longue minute, quelque chose finit par apparaître dans le brouillard en face d'elle. Les contours d'une silhouette humaine se dessinèrent à mesure qu'on s'avançait dans sa direction. Un buste, deux jambes, une tête. Farah attendit sans bouger en essayant de distinguer à qui elle avait à faire. Où pouvait elle fuir de toute façon ?
C'est alors qu'elle le reconnut. Ce visage, ce sourire, comment aurait-elle pu les oublier? Il était légèrement plus grand qu'elle et ses cheveux bruns étaient ébouriffés comme s'il venait de courir ou de sortir du lit. Il la fixait sans rien dire de ses yeux doux qui ressemblaient à deux orbes couleur café cerclés de brun chocolat. Une fossette se dessinait sur sa joue comme dans son souvenir, là où elle l'avait embrassé pour lui dire au revoir.
— Logan, dit-elle dans un souffle.
Son sourire s'élargit. Farah tendit la main pour attraper la sienne, soudain désireuse d'entrer en contact avec sa peau, de trouver du réconfort dans ses bras, alors qu'elle se trouvait abandonnée de tous au milieu de nulle part. Mais Logan lui tourna le dos et s'éloigna.
— Logan ! appela Farah d'un ton désespéré.
La jeune femme s'élança à sa suite. Logan avançait à un rythme constant, comme s'il flottait au-dessus du sol. Mais chaque fois qu'elle arrivait à sa hauteur il accélérait, creusant de nouveau la distance entre eux. Le manège perdura quelques minutes encore jusqu'à ce que le garçon s'arrête et que Farah fasse de même. Logan se tourna de nouveau dans sa direction et lui tendit la main. Elle n'avait qu'à lever le bras pour l'atteindre mais elle sentait que quelque chose clochait.
Que faisait Logan ici ? Elle n'eut guère le loisir de s'interroger plus avant sur le phénomène car tout à coup, ses pieds s’enfoncèrent dans le sol avec un bruit de succion, l'emprisonnant sur place.
— Qu'est ce qui m'arrive ? paniqua-t-elle en essayant de se défaire du piège que l'apparition lui avait tendu.
Logan s'était évaporé. Le sol l'aspirait vite. En quelques secondes, elle se retrouva enfoncée jusqu'aux épaules. Farah hurla pour qu'on vienne lui porter secours mais ses efforts furent infructueux. Elle sentait la matière molle lui coller aux vêtements et à la peau, l'aspirant par un jeu de pression sur lequel elle n'avait aucun contrôle. Bientôt, ses bras furent piégés à leur tour et seule resta sa tête au ras du sol.
Farah avala une grande goulée d'air et retint instinctivement sa respiration.
La seconde d'après, elle disparut.
La surface rouge pâle retrouva instantanément son élasticité derrière elle, parfaitement lisse. Dans le silence qui s'abattait de nouveau sur les lieux comme une chape de plomb, une voix hésitante s'éleva au loin, étouffée par la brume rose :
— Farah ?
Farah fut comprimée par la curieuse matière molle qui lui pressa le visage et le corps, lui procurant la même sensation que si elle était en train d'essayer de faire passer un pull par-dessus sa tête mais qu'elle était restée coincée à l'intérieur. Les yeux grands ouverts, elle pouvait voir qu'elle s'enfonçait dans une sorte de gélatine rose translucide et épaisse qui émettait sa propre lumière. Alors qu'elle pensait ne plus pouvoir retenir longtemps sa respiration, ses pieds se retrouvèrent soudain à l'air libre et tout son corps ressortit d'un seul coup de l'autre côté, vomi par le plafond.
Elle tomba au travers d'un tunnel vertical et circulaire qui se resserrait si bien autour d'elle qu'elle crut qu'elle allait y rester coincée. Finalement, son calvaire cessa lorsque ses pieds rencontrèrent une surface plane et solide sur laquelle elle se réceptionna lourdement avec une grimace.
— Mais où est ce que je suis, bon sang? râla-t-elle en se massant le dos.
Sans les murs de la même couleur que la surface qui l'avait avalée et qui émettaient naturellement de la lumière, la jeune femme se serait retrouvée dans le noir. Aucune lumière de l'extérieur ne pouvait manifestement l'atteindre ici. Farah avait l'impression de se retrouver sous terre comme dans les galeries de la meute Darkanshield, à la différence qu'elle ne savait pas à quelle profondeur exactement elle était, ni s'il existait une autre sortie que celle par laquelle elle était arrivée. En levant la tête, elle constata qu'il lui serait impossible de repartir par ce chemin, car le plafond mou se situait à présent à plus de six mètres au-dessus. En face d'elle, une galerie basse et étroite s'enfonçait plus avant, juste assez grande pour qu'elle puisse s'y faufiler en rampant. Farah retint un élan de claustrophobie et dut se contorsionner pour réussir à se mettre à plat ventre et s'y engager.
L'air était lourd et étouffant, presque inexistant.
Il faut qu'on sorte, couina la voix dans sa tête. On ne peut pas respirer ici !
Pendant un moment, Farah n'entendit que sa propre respiration rapide pendant qu'elle se tortillait dans le boyau. Sa bouche était si près de la paroi que son propre souffle lui revenait au visage. Il fut vite évident qu'elle ne pourrait pas faire demi-tour dans un passage aussi réduit et son cœur se mit à battre à tout rompre à l'idée qu’il puisse s'agir d'une impasse.
Elle était piégée dans un gruyère.
À son grand soulagement néanmoins, la galerie déboucha sur une intersection qui lui donna le choix entre continuer tout droit ou descendre sur sa gauche par un tunnel un peu plus large qui lui permettait d'avancer à quatre pattes. Farah s'engagea sans hésiter dans ce dernier, trop heureuse de retrouver un peu d'espace. Bientôt, elle commença à entendre de légers vrombissements en provenance du bout du tunnel. De nombreuses voix fluettes se rapprochaient et s'éloignaient, se coupaient la parole, parlaient les unes par-dessus les autres.
— La transmission de mémoire est bientôt prête pour la génération neuf mille sept cent cinquante-huit.
— Rickettsiella doit encore s'occuper du changement de lumière !
— Il faut envoyer les Pionick au couloir soixantedouze, les Prions ne peuvent plus circuler, ils vont devenir fous !
Le tunnel s’inclina en pente douce pour en couper un autre à angle droit. Ce dernier était un véritable boulevard. Devant les yeux étonnés de Farah, des centaines et des centaines de petites créatures humanoïdes grouillaient dans tous les sens, transportant parfois des charges deux fois plus grosses qu'elles, discutant ensemble ou s'interpellant d'un bout à l'autre du tunnel. Leur peau était translucide et elles faisaient à peine la taille de son avant- bras. Toutes se déplaçaient sur deux jambes comme de véritables humains miniatures mais leurs membres étaient étonnement allongés par rapport au reste du corps, et leur crâne proéminant de forme ovale. Ils marchaient d'un pas déterminé et rapide, deux petites antennes palpant l'air au-dessus de leur tête.
Ça se mange ? s'éveilla la louve dans son esprit avant que la jeune femme ne lui intime de se taire mentalement.
L'un d'entre eux chercha à s'engager dans le tunnel qu'elle occupait et se heurta à son genou. D'aussi près, Farah put apercevoir à travers sa peau son petit cœur rose au rythme rapide enfermé dans la cage thoracique et toute la tuyauterie des intestins. Les organes se soulevaient légèrement à chaque fois que les poumons bruns se gonflaient d'air et reprenaient leur place lors de l'expiration. Farah en resta sans voix.
La créature leva des petits yeux noirs sans expression dans sa direction et la jeune femme se fit soudain l'effet d'être une géante au pays des Lilliputiens.
— Bucnera génération neuf mille sept cent cinquantesept j'aimerais passer s'il vous plaît, il faut que j'aille nourrir les pucerons.
— Euh oui excusez-moi, bafouilla la jeune femme en se plaquant contre la paroi pour laisser la créature passer.
Cette dernière continua son chemin le plus normalement du monde. Alors que Farah reprenait sa position en se demandant quelle direction elle devait prendre à présent, une autre créature voulut emprunter le tunnel.
— Botritis génération neuf mille sept cent cinquantesept j'aimerais passer s'il vous plaît.
Le même manège se reproduisit trois fois jusqu'à ce que Farah soit libre d'avancer de nouveau. Mais par où aller pour sortir à l'air libre? Le tunnel qui coupait le sien était complètement encombré par les créatures qui accouraient dans tous les sens comme si elles se préparaient à la fin du monde, et la jeune femme n'avait pas envie de l'emprunter au risque de les écraser. Elle se décida finalement à demander son chemin à un petit homme translucide qui marchait tout seul.
— Excusez-moi...
— Hamiltonella génération neuf mille sept cent cinquante-sept, que puis-je pour vous ?
— Enchantée je m'appelle Farah.
— Vous n'êtes pas un lupinion, constata laconiquement la créature.
— Euh non je suis humaine. Je cherche la sortie. Quel tunnel je dois prendre pour retrouver l'air libre s'il vous plaît ?
La créature la considéra un instant et Farah put presque voir ses petits neurones bouillonner sous la peau de sa tête qui semblait exempt de boîte crânienne.
— Il y a bien les niches à pucerons, couloir quatre-vingtcinq mais...
— D'accord par où est-ce que je peux atteindre ce couloir ?
— ... vous êtes trop grande, acheva le dénommé Hamiltonnella.
Farah réprima une bouffée de panique. Il fallait qu'elle sorte de là où son esprit n'allait pas tarder à se persuader qu'il manquait d'air. Le lupinion dut s'apercevoir de son désarroi car il ajouta :
— Il ne reste que quelques minutes avant le changement de génération mais je peux au moins vous conduire au noyau.
— Le noyau?
Le lupinion s'éloignait déjà à pas rapide dans le tunnel et la jeune femme le suivit aussi vite qu'elle put, désireuse de ne pas le perdre. Ils s'éloignèrent du tunnelboulevard pour prendre une série de passages étriqués qui s'inclinaient vers le haut. Hamiltonnella la conduisit ensuite à travers un couloir plus grand dont une des parois était percée de nombreux trous par lesquels l'air du dehors entrait un peu. Des pucerons de la taille d'un poing humain attendaient là qu'on les nourrisse et d'autres lupinions s'activaient autour d'eux en charriant une pâte verte et collante. Farah s'empressa d'approcher son visage d'une des niches pour respirer un peu d'air pur. Le trou était si petit qu'il était difficile de voir à quoi ressemblait l'extérieur mais elle sut au moins qu'elle ne se trouvait pas sous terre comme elle l'avait supposé au départ. En y collant son œil, elle constata qu'elle se trouvait même en hauteur et les reflets bleus qu'elle apercevait en contrebas lui donnèrent à penser qu'il y avait une étendue d'eau au niveau du sol. En face de la niche, la jeune femme distingua ce qui ressemblait à un bout de tronc d'arbre extrêmement lisse et de couleur rose, exactement comme la structure dans laquelle elle se trouvait.
— Dépêchez, je n'ai plus beaucoup de temps, la pressa son guide.
À contrecœur, Farah se détacha de la minuscule fenêtre pour s'enfoncer de nouveau dans la structure. Les tunnels semblaient tous avoir été fabriqués par ces créatures alors que la matière dans laquelle ils évoluaient donnait l'impression d'être organique. Cela venait-il de l'étrange lumière qui en émanait ou de sa consistance au toucher? Au cours de ses études, la jeune femme n'avait jamais entendu parler d'une telle chose.
Le nouveau tunnel qu'avait pris Hamiltonella s'arrêta brusquement au bord d'un trou qui s'enfonçait en entonnoir vers le bas. Farah arriva en rampant à la hauteur du lupinion et se dévissa le cou pour observer les lieux. Le trou s'étendait à la verticale depuis le haut de la structure comme si le tronc géant dans lequel elle évoluait était creux en son centre. Plus haut sur les parois, des tunnels comme le leur y débouchaient et d'autres petits humanoïdes translucides y déchargeaient leurs fardeaux constitués de feuilles et de graines principalement. Tout ce qui était jeté plus haut passait à toute vitesse devant leur nez pour disparaître dans l'entonnoir en contrebas.
— C'est une blague ? s'étrangla Farah. Je dois vraiment passer par là ?
— Le noyau est le seul endroit assez large que je connaisse, confirma le lupinion d'une voix neutre. Notre colonie n'est pas faite pour accueillir des créatures aussi grosses.
— Vous, on peut dire que vous savez parler aux femmes...
Farah considéra encore le trou comme pour évaluer la distance de laquelle elle devrait tomber cette fois. Pour une personne qui avait le vertige, elle trouvait qu'elle s'en sortait assez bien jusque-là. Mais la perspective de tomber encore une fois vers l'inconnu ne lui plaisait guère. Inconsciemment, elle serra d'une main la montre de Logan qu'elle portait toujours au poignet. Lui aurait sûrement été fasciné par ce qu'il aurait vu ici.
Elle, elle était vaccinée.
— Merci en tout cas.
— De rien.
Le lupinion disparut immédiatement dans le tunnel, la laissant seule avec ses doutes. Voulant éviter de tomber tête la première, Farah se contorsionna pour faire passer ses pieds devant.
— Je me demande si les autres en ont fait autant, grommela-t-elle.
Aussi étrange que cela puisse paraître, le son de sa voix lui donnait un peu de courage. Une fois ses pieds en direction du vide, elle recula précautionneusement dans l'optique de se suspendre pour diminuer la hauteur de chute. Ses doigts tremblaient légèrement, crispés sur le rebord.
— Kern n'aurait jamais pu passer dans les tunnels, continua-t-elle. Et Scaro aurait pété un câble et trouvé un moyen de détruire le mur pour s'extirper d'ici.
Farah était désormais suspendue dans le vide au-dessus de la fosse. Plus haut, les lupinions arrêtaient ce qu'ils étaient en train de faire pour la regarder avec curiosité. La jeune femme sentait les muscles de ses bras la tirailler et son rythme cardiaque s'accéléra.
— Grosse, râla-t-elle dans un souffle. Et moi, est-ce que je te traite de méduse en anoxie ?
Une dernière grande respiration. Et Farah se laissa tomber.
Cette fois Farah ne cria pas. Elle tenta autant que possible d'effectuer une chute contrôlée, du moins au début. Elle tomba directement au centre de l'entonnoir qui se révéla être le point de départ d'un toboggan interminable aux nombreux coudes. Glissant sur les fesses, elle essaya de freiner un peu sa chute en s'aidant des bras et de la paroi autour d'elle, mais c'était sans compter sur ce que les lupinions avaient jeté et continuaient de jeter dans le trou : des graines de toutes les tailles, des petits fruits rouges et violets semblables à des baies dont les membranes étaient si fragiles qu’ils éclataient à son contact, de la mousse humide et terreuse, des feuilles en décomposition et des épines de pin. Farah fut heurtée de toutes parts par d'innombrables projectiles, glissa douloureusement sur des billes végétales, manqua de s'étouffer avec une ribambelle de feuilles et, au final, se retrouva propulsée à toute allure dans un conduit plus grand où se déversaient d'autres conduits de déverse.
Après avoir pris de la vitesse dans une pente interminable, l'inclinaison de la canalisation naturelle devint moins raide ce qui lui permit de reprendre son souffle. Elle passa rapidement à côté de plusieurs tunnels où grouillaient d'autres lupinions, manifestement très pressés.
— La multiplication commence !
— Oui, la multiplication !
— C'est l'heure de la multiplication !
Farah continuait d'être emportée avec le reste des déchets dans les différents conduits. Un bruit singulier à l'extrémité du tunnel attira soudain son attention. Comme si quelque chose mâchait et broyait en continu. Parcourue par un mauvais pressentiment, la jeune femme tenta de stopper sa descente en se retenant aux parois, mais ces dernières étaient trop lisses pour lui offrir les prises nécessaires. Elle bascula bientôt dans une cavité beaucoup plus large où débouchaient manifestement tous les autres tunnels. Après trois mètres de chute elle atterrit dans un tas de déchets végétaux divers, si grand qu'il occupait tout l'espace et s'élevait sur une bonne dizaine de mètres d'épaisseur. Les lupinions avaient dû passer des heures à stocker toute leur nourriture en un seul endroit. Comme Farah était plus lourde que la plupart des choses jetées ici, elle s'enfonçait plus facilement dans la masse. C'est pourquoi elle resta près du bord, s'agrippant à une aspérité de paroi pour ne pas sombrer dans cette mixture géante.
La chaleur environnante venait manifestement de là. Le tas de végétaux divers stocké en milieu fermé se comportait comme un bac de compost, produisant chaleur et dioxyde de carbone. Farah supposa que les clapotis qu'elle entendait à présent venaient du fond de l'alcôve, là où les végétaux plus anciens étaient en période avancée de décomposition et avaient commencé à rendre leur jus dans un gigantesque bouillon fertilisant.
Le bruit de mâchonnement refit surface, plus près. Avec appréhension, la jeune femme chercha attentivement à la surface du monticule ce qu'elle redoutait. Elle n'eut pas à attendre longtemps car soudain, émergeant du tas de végétaux à dix mètres à peine, un gigantesque asticot apparut. Il ne semblait pas l'avoir aperçue et toute son attention était dirigée vers la nourriture fraîche qui lui était apportée par les déversoirs.
Farah décida qu'il vaudrait mieux ne pas se faire remarquer et sortir au plus vite de cet endroit. Haletante dans cette atmosphère irrespirable, elle repéra l'extrémité d'un tunnel à sa portée, à l'autre bout de l'alcôve. Il lui fallait malheureusement traverser le monticule pour l'atteindre.
— Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire... ! râla-t-elle pour la forme.
En réalité, la jeune femme était terrifiée à l'idée de lâcher la paroi et de disparaître dans les végétaux en décomposition à la merci de l'asticot. Mais elle n'avait pas le choix et, pour éviter de tergiverser plus longtemps, elle se mit en marche.
Le pied qu'elle lança en premier devant elle ne trouva rien de solide sur lequel s'appuyer. Comme elle l'avait craint, la jeune femme bascula tête la première dans le tas hétéroclite et aurait complètement disparu dessous si son autre pied n'avait pas trouvé un appui précaire sous la masse. Elle patina avec difficulté sur un monceau de graines qui roulèrent sous elle et réussit à couvrir une distance raisonnable.
Plus que quatre mètres.
Derrière, les mâchonnements incessants de l'asticot s'étaient arrêtés alors qu'il levait la tête dans sa direction, intéressé. Le cœur de Farah battait à tout rompre. Elle tenta de continuer en s'aidant de ses bras, mais une de ses mains glissa dans du jus violet indéterminé et elle tomba sur le côté. Le sol instable semblait bouger constamment sous elle. Avec terreur, elle se demanda combien il y avait d'asticots en tout et si l'un d'eux n'allait pas apparaître soudainement sous elle pour l'avaler toute crue.
Deux mètres.
L'asticot géant qu'elle avait aperçu à son arrivée surgit tout à coup sur sa gauche, lui arrachant un cri. Elle réussit à se déporter précipitamment sur la droite à force de moulinets avec les bras et les pieds, évitant de justesse une bouche ovale et caverneuse qui semblait tout aspirer sur son passage. Farah perdit pied et s'enfonça plus avant dans la masse en décomposition. L'éthanol qui se dégageait massivement des fruits pourris lui faisait tourner la tête à mesure qu'elle le respirait avec empressement, tentant de remplir ses poumons dans la panique. Elle s'était éloignée d'au moins cinquante centimètres du tunnel salvateur et les deux mètres et demi qui lui restaient à parcourir lui parurent soudain infranchissables. L'asticot fit trembler le tas de compost en se déplaçant dans ses entrailles.
Il se dirigeait vers elle, elle le sentait aux vibrations et aux poils de sa nuque qui se hérissaient d'appréhension.
Farah ne voulait pas mourir, ni ici ni maintenant. Cette évidence la frappa avec une telle force qu'elle suffit à elle seule à provoquer une formidable décharge d'adrénaline dans tout son corps. Alors que la menace approchait, ses