Clou d'éclat à Étretat - Vincent Robert - E-Book

Clou d'éclat à Étretat E-Book

Vincent Robert

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Beschreibung

UNE FEMME A ETE RETROUVEE MORTE AU PIED DE LA FALAISE A ETRETAT. UN SUICIDE ? L'AUTOPSIE REVELE QU'ELLE A ETE TUEE AVANT D'ETRE PRECIPITEE SUR L'ESTRAN, D'UN CLOU DANS LA NUQUE. ELLE NE SERA PAS LA SEULE... MEME LA GLOIRE LOCALE, LE VIEIL ÉCRIVAIN MAURICE LEROUX, PASSE L'ARME A GAUCHE DE MANIERE IDENTIQUE. UN CRIMINEL EN SERIE SEVIRAIT-IL ? LE COMMANDANT GEORGES FAIDHERBE EN DOUTE MAIS IL A FORT A FAIRE POUR DEMELER LE VRAI DU FAUX PARMI LES HISTOIRES DES PERSONNAGES HAUTS EN COULEUR QU'IL RENCONTRE SUR PLACE. ECRIT DANS UN STYLE ALERTE ET SUR UN RYTHME ENLEVE, VOICI LE PREMIER ROMAN POLICIER DE ROBERT VINCENT, PARODIQUE DU GENRE. D'ABORD PUBLIE PAR LES EDITIONS C.CORLET, EN 2007, LE TITRE SE TROUVAIT EPUISE. POUR CETTE NOUVELLE PARUTION, LE TEXTE A ETE REVU ET ILLUSTRE. LES AMOUREUX D'ETRETAT Y RETROUVERONT AVEC PLAISIR LES LIEUX ET DES ALLUSIONS A L'HISTOIRE DE LA VILLE ET A CERTAINS DE SES ESTIVANTS ILLUSTRES.

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Veröffentlichungsjahr: 2018

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Du même auteur :

Aux éditions Charles Corlet :

Clou d’éclat à Étretat, 2007 (épuisé).

Yport épique, 2008 (épuisé).

Un Havre de paix éternelle, 2010 (épuisé).

Les Dames mortes, 2010.

La Mort monte en Seine, 2011.

Un Vélodrame en Normandie, 2012.

Aux éditions Ravet-Anceau :

La Main noire, 2013.

Satanic baby ! 2015.

Aux éditions Cogito :

Le Baiser du Canon, 2016.

Un Tueur simple, 2018 (à paraître).

Aux éditions BoD :

Un Havre de paix éternelle, édition revue, illustrée par Martin Bafoil, 2017.

Textes de Robert-Marc Olès, illustrations de Martin Bafoil

La Baguette de Circé, nouvelle, kindle édition, 2016

Passages, nouvelle, kindle édition, 2016

Avertissement

Les évènements et les personnages de ce roman sont purement imaginaires. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou mortes, ne saurait être que fortuite. Cela va sans dire mais encore mieux en disant.

A ceux qui aiment « aller à la rocaille », et à tous les autres. S’ils savaient… !

Table des chapitres

Casse-tête étretatais

Moustache clouée à la normande

Le tireur des lettres

Vol au vent de Chrysler blanche sur lit de galets

La mouette n’est pas rieuse, c’est là son moindre défaut

Pierre qui roule n’amasse pas mousse

Beaux dégâts derrière les bow-windows

Hugues not catholic

Au mot « poudre », Rotha hoquette, Faidherbe s’enfume

L’homme lit, la femme trinque

Chassez l’amant, il revient en salaud

Epilogue

Supplément n°1 : Emotions d'un homme de presse

Supplément n°2 : Feu Bapu Saheb

Supplément n°3 : La dédicace de Mme L. Aubourg à l'auteur

1

Casse-tête étretatais

Le commandant de police Faidherbe avait décidé de considérer la Taverne des Trois Bénédictins comme le ventre d’Étretat. Sa silhouette encore élancée pour son âge – estomac excepté – de belle stature mais légèrement voûtée, s’était reflétée dans les grandes vitres du restaurant, avant de passer entre les deux fontaines de cidre qui en animaient l’entrée. Il s’était installé à la dernière table du fond. De là, il pouvait voir toute la salle en enfilade, les passants dans la rue, la place des halles, sans être dérangé par des voisins. A sa gauche la vitre, à sa droite le mur. Les clients ordinaires évitaient cette table, la plus reculée. Elle ne pouvait accueillir que deux personnes. On s’y sentait à l’étroit et exclu de l’ambiance du restaurant. Seuls des couples d’amoureux dans le début de leur passion se dirigeaient spontanément vers cette partie de la salle.

Georges Faidherbe n’était ni ordinaire ni amoureux. Ses capacités, sa passion du travail bien fait, sa courtoisie et son charme naturels lui avaient valu d’appartenir longtemps au corps de protection des voyages de la Présidence de la République. Inexplicablement, trois ans avant sa retraite, on le remercia, le promut et le relégua en Normandie, de retour à la police judiciaire, sa jeunesse. Le commandant avait fait les frais, avec d’autres, d’une de ces révolutions de palais inavouées et insidieuses qui ponctuent les fins de règne et anticipent les changements de politique par des changements d’hommes. Le policier n’en gardait aucune amertume. Par moments, un peu le regret de Paris. Célibataire, il aimait sortir, fréquenter les théâtres, les salles de spectacle et avoir le plus grand choix de films à découvrir ou à revoir. Pour autant, il ne s’ennuyait pas dans son dernier poste, sachant partout apprécier les surprises de la vie.

Faidherbe était perdu dans ses pensées. Comment avait-on attiré Annabelle Tourte sur les falaises ? Quand des promeneurs avaient trouvé son corps écrasé sur les rochers au pied de la Grotte des Demoiselles, tout le monde avait cru à un suicide, avec un peu d’étonnement cependant. D’habitude les gens venaient d’ailleurs pour se jeter dans le vide. La jeune femme était d’ici. Pas exactement, avaient dit les plus chauvins, elle travaillait ici, elle n’y était pas née, nuance ! Un peu tard, on s’était intéressé à elle. Des bribes de renseignements ramassés çà et là avaient refait son histoire comme un puzzle que les habitués reconstituaient à l’envi dans le pub irlandais où elle travaillait, quelques rues plus loin.

Ça faisait un passionnant sujet de conversation, ça attirait la clientèle et ça donnait soif de retourner sous toutes les coutures les pans minuscules d’une vie privée achevée de manière si tragique. Le patron, Justin Quenail avait le sens de l’ambiance et du commerce, il offrait donc un bock pour chaque renseignement nouveau car tout ça, c’était incroyable de la part d’Annabelle. Ça ne lui ressemblait pas. Et il la connaissait bien, allez ! On pouvait le croire.

Annabelle Tourte paraissait quarante ans au moins, mais n’en comptait pas trente-six. Avant d’arriver à Étretat comme serveuse grâce à une association, elle avait fait un séjour en prison. De sa vie d’avant, il lui était resté un petit garçon qui lui avait été retiré – elle avait le droit d’aller le voir au Havre, une fois par mois – et les traits légèrement gonflés des alcooliques. Au mot d’alcoolique, un certain nombre des habitués du pub se seraient récriés qu’on ne l’avait jamais vue ivre et que c’était pas un motif pour se suicider. On en connaissait beaucoup qu’un verre au bon moment aidait à vivre. Mais un enfant dont elle était privée, ça c’était une raison de se jeter de la falaise. Une femme avait alors lancé :

– Vous les gars, vous n’y entendez rien. Pour une mère, c’est une raison de pas se foutre en l’air.

– Mado, tu es trop sentimentale, lui envoya Quenail, adressant un sourire entendu à l’assistance.

Elle haussa les épaules et ajouta :

– Elle aurait sauté avec le gosse, peut-être, j’dis pas, mais pas sans lui.

Plus de sourires au-dessus des bières mousseuses.

Puis la nouvelle arriva, apportée par Adrien Touque, un grand rougeaud blond, commercial dans une grosse concession automobile du Havre.

– L’Annabelle, elle était déjà morte quand son corps s’est disloqué et écrabouillé sur la rocaille.

– C’est-i’ possib’e ? s’exclama un employé municipal en retraite.

– L’autopsie l’a révélé.

– Et comment tu sais ça, toi ? demanda Quenail, hésitant à offrir son bock à cet habitué un peu m’as-tu-vu qu’il n’appréciait guère.

– Je l’ai appris d’un client qui travaille au commissariat. Et, tenez-vous bien, le médecin légiste lui a trouvé un clou enfoncé dans le bulbe rachidien ! Il paraît que c’est fatal.

Une rumeur horrifiée parcourut le pub, et d’autant plus horrifiée qu’on situait mal le dit bulbe rachidien.

Adrien Touque plongea les lèvres dans la mousse. Quand il abaissa la chope, il arborait un sourire qui en disait long sur le plaisir qu’il ressentait de se rafraîchir gratis en épatant la galerie.

Les commentaires fusaient. Ça changeait tout. C’était un assassinat. Un assassin avait opéré à Étretat, parmi eux !

A Joseph Lacorne, ce drame avait donné très soif. Il ne pouvait plus compter ses demis et eut le malheur de faire une plaisanterie entre deux hoquets :

– Il a pas opéré, l’assassin ! Il a bricolé, nuance !

Ulcéré, le patron, brave homme mais sanguin et emporté, jeta aussitôt le Joseph dehors sans même encaisser les bières consommées.

Quand Quenail rentra, personne n’avait plus envie de rire. Il se réinstalla derrière son bar, donna deux coups de torchon sonores sur le zinc avant de déclarer, devenu sombre :

– Dans un sens, j’aime mieux ça : ça me donne raison. L’Annabelle, c’était pas du genre à sauter dans le vide. D’un autre côté, il va y avoir du soupçon. Tous les gens qui la connaissaient seront cuisinés par les poulets.

Il fit glisser le torchon sur le bar, balayant l’assistance du regard.

– Vous comme moi. Faut êt’e logique : on est des suspects maintenant. Faut pas que ça dure longtemps avant qu’ils trouvent le coupab’e, sinon ce sera intenab’e ici. Cette histoire de clou, ça m’dit rien qui vaille.

Voilà pourquoi le commandant Faidherbe finissait son déjeuner à la Taverne des Trois Bénédictins d’Étretat : pour un clou. Rêveusement, il jouait avec son couteau tout en songeant à la jeune femme. Sans y penser, comme par désœuvrement, il fit tinter son verre. La serveuse du rang se dépêcha de venir vers lui. Des clients se retournèrent, une moue désapprobatrice aux lèvres à cause de cette manière grossière d’appeler le personnel.

– Monsieur désire ?

Faidherbe la regarda avec surprise. Il n’avait pas pris conscience de son propre geste. La jeune fille, une jolie brune aux yeux bleus, aux cheveux bouclés mi-longs, d’environ vingt ans, attendait une commande qui ne venait pas. Elle commençait à croire que le policier se moquait d’elle. Le commandant comprit soudain.

– Je vous demande pardon. C’était un geste machinal, je n’ai besoin de rien.

La jeune fille sourit. Faidherbe se ravisa.

– Ou plutôt si. Je voudrais vous demander quelque chose, comme ça, entre nous. Vous la connaissiez, Annabelle ?

– Un peu. C’était une collègue. Ici, dans le métier, tout le monde se connaît, forcément.

– Est-ce qu’elle était du genre à retrouver un client après le service ?

La serveuse dévisagea avec méfiance cet homme aux cheveux blond roux, légèrement ondulés mais peu fournis, dont le sourire charmeur accentuait les rides. Il venait d’insinuer quelque chose de déplaisant qui salissait le souvenir de la pauvre morte. C’était un policier, mais tout de même, faut du respect. Le visage avenant de la jolie brunette se ferma. Elle prit un petit air buté.

– Je ne l’ai jamais vue accompagnée. Elle ne causait pas beaucoup.

– Je me doutais bien que l’assassin n’avait pas pu entraîner Annabelle Tourte jusque là-haut aussi facilement. Et vous-même, vous y allez bien quelquefois sur les falaises au bras d’un amoureux ; personne n’y a attiré votre attention récemment ?

– Vous voulez dire un type avec un air d’assassin ?

– Oh, pas spécialement ; souvent les assassins ont des têtes très ordinaires, vous savez, comme vous et moi.

La serveuse eut un mouvement de recul.

Le commandant vit qu’il allait trop loin pour la jeune fille. Il regretta cette dernière remarque et essaya de se corriger. Il s’enferra.

– Ne vous bilez pas. Je vois bien qu’il n’y a pas plus innocente que vous. C’était une plaisanterie, une bêtise, oubliez-la, dit-il arborant le sourire le plus franc qu’il pût exhiber.

La serveuse serra le torchon qu’elle avait dans les mains puis lui souffla, d’humeur grognonne :

– Il ne faut pas plaisanter comme ça avec moi. Je vous apporte votre addition.

– Ajoutez un café et une Bénédictine, puisque je suis ici. Merci.

Il la regarda s’éloigner, trottant menu vers le bar. Ravissante, pensa-t-il, mais méfiante désormais. Il n’aurait pas dû la brusquer bêtement. D’autres regards masculins la suivirent. Amusé, Faidherbe observa les mouvements des têtes qui se tournaient les unes après les autres.

– Que personne ne bouge !

Tous les visages, empreints de stupeur, firent un huitième de tour vers la porte d’entrée.

2

Moustache clouée à la normande

Faidherbe continuait de contempler rêveusement la serveuse. Pas plus que lui, la jeune fille n’avait réagi à la menace proférée par le nouvel arrivant. Elle examinait désormais scrupuleusement la propreté d’un verre à la lumière d’une lampe-tempête accrochée au-dessus du zinc, indifférente à l’apparition tonitruante d’un personnage qui s’avançait en virevoltant au milieu des clients vers le policier. Celui-ci avait eu beau baisser la tête, c’était trop tard, il avait été repéré. Seuls les regards médusés de deux ou trois touristes suivirent l’individu s’avancer vers lui en agitant les bras. Il est vrai que le geste accompagnait la parole. Il brandissait ce qui ressemblait à un volumineux pistolet au canon écrasé comme la truffe d’un bouledogue. Cependant, les autres clients, habitués des lieux ou locaux avertis, avaient déjà repris le cours normal de leurs conversations. Hugues Lalouette venait de faire son entrée.

Lalouette, quarante ans, échotier à L’Echo des Falaises, était ce qu’on appelle une figure locale, au même titre que Nini, la patronne de l’hôtel Au Coup de Norois, dont la coiffe aussi volumineuse qu’ébouriffée semblait avoir subi tous les outrages de la mer, ou Justin Quenail, le patron irascible du Connemara.

Petit-neveu du célèbre romancier Maurice Leroux, Hugues Lalouette héritait, il est vrai, d’une lourde ascendance en excentricités et bizarreries diverses. Le journaliste semblait incarner à lui seul tous les personnages pittoresques de l’épopée familiale dont le sang aurait été mêlé d’une façon brouillonne aux héros des romans de son grand-oncle – les seuls qu’il eût jamais lus jusqu’au bout – ou des grandes figures policières qu’il avait découvertes dans de vieux illustrés. Maurice Leroux, célébrité discrète, se désolait de savoir que la caricature ambulante de ses plus grands héros parcourait en électron libre les rues d’Étretat et des villes environnantes en la personne de son petit-neveu Hugues.

Ce jour-là, l’accoutrement de Lalouette tenait autant d’un Sherlock Holmes de feuilleton télévisé en mal de finances que d’un Rouletabille de carnaval : il portait un pantalon de drap pied-de-poule entré dans des chaussettes de tennis aux lignes rouges et bleues apparentes ainsi qu’une veste approximativement du même motif, trop grande et flottant sur une chemise Lacoste de contrefaçon. Il arborait aussi une moustache extravagante qu’on ne lui avait pas connue la veille, vu qu’il adoptait alors un profil Gatzby le Magnifique chez les Soviets, visage glabre et cheveux gominés, lunettes sombres immenses, veste de lin estivale, tennis cirées et parapluie noir en guise de canne.

Le journaliste sortait à l’instant de l’Auberge des Galets bleus car c’était le jour de son repas dans cet établissement où on lui avait servi comme tous les mercredis son seul plat copieux de la semaine, offert par la maison, à la table réservée maintenant depuis des années à Leroux et descendance. Vue sur mer et crustacés à volonté.

Tout ouïe aux les propos des tables voisines, il gardait ses jumelles de théâtre à portée de mains : l’angle d’observation lui offrait de son poste toute la partie du village qui se lovait autour de la place centrale, jusqu’au pied de la falaise d’amont. En tant qu’unique descendant de la lignée, Hugues Lalouette profitait alors pleinement, les doigts dans les bulots, le nez dans le muscadet, de ce privilège familial à titre gracieux, dont l’origine restait obscure, et ce d’autant plus que son grand-oncle y avait renoncé pour lui-même, ne sortant que rarement de sa villa.

– Commissaire, voici l’arme du crime ! proclama-t-il d’un geste théâtral, perdant sa moustache postiche qui tomba dans l’assiette du policier, encore grasse des reliefs de l’escalope sauce normande à 10 Euros 50, plat du jour, café en sus.

Georges Faidherbe s’était résigné à ce qu’on s’entêtât à lui donner le grade de commissaire parce qu’il dirigeait une enquête. Il ne prenait plus la peine de corriger. Gâcher sa pause repas en revanche lui donnait d’avance des aigreurs d’estomac. Il regarda un instant avec dégoût cette composition dans son assiette puis leva des yeux de chien battu vers Lalouette.

– Bricotout, Fécamp. Trois cents francs, marmonna Faidherbe.

Le commandant s’amusait à compter encore dans l’ancienne devise, et parfois même en anciens francs. Il venait de repérer dans la matinée le même modèle de cloueuse sans fil de chez Block & Becker. Lalouette s’assit en face de lui :

– Quarante euros, commissaire, soyez moderne ! et en promo, reprit-il, Je viens juste d’acheter la dernière ! On ne m’a pas reconnu, bien sûr. N’importe quel gandin à fausse moustache peut s’acheter la même. Dommage que vous ayez fini votre viande, on aurait pu faire un essai dessus, comme les blouses blanches de la police scientifique.

Le journaliste pointait fiévreusement vers l’assiette le canon plat de sa cloueuse.

– Ne vous blessez pas, Lalouette, ne me blessez pas non plus… Un coup est vite parti sur ces machines…

Et en plus il l’avait achetée… Que le criminel se fût déguisé pour acheter la machine à clouer n’était même pas venu à l’idée de Faidherbe. C’était absolument fantaisiste et sans doute parfaitement inutile d’ailleurs. Le modèle était commun ; la médecine légale, vu l’enfoncement du clou, avait soupçonné l’instrument. Il était trouvé. Terminé. Quant à remonter à tous les acheteurs récents d’une telle machine… Après tout, si ça faisait plaisir à Lalouette de sillonner la région en visitant les Bricotout les uns après les autres… au moins, cela l’éloignerait un temps des parages. Pourtant Faidherbe avait intérêt à frayer avec le journaliste, aussi encombrant fût-il, car celui-ci connaissait tout le monde à Étretat. Lalouette avait un savoir encyclopédique des familles d’origine parisienne ou havraise, et ce sur des générations, fréquentait tous les buffets de la région, tutoyait le maire et faisait rire la sous-préfète.

La serveuse revint à ce moment, déposa le café et la Bénédictine. La coupelle blanche en plastique contenant la note pliée en deux résonna sur le bois de la table. Elle jeta un regard amusé à l’assiette : la moustache postiche de Lalouette s’y défaisait, baignant dans un reste de sauce à la crème.

– Faut pas vous faire tant de cheveux à cause de cette histoire, commissaire… il va plus vous en rester beaucoup de cette jolie couleur.

– Débarrassez plutôt mon assiette… demanda Faidherbe.

Il ne voulait pas répondre à la provocation ; un adversaire à la fois. Le journaliste suffisait.

– Et apporte-moi une Béné, petite, j’ai l’arme du crime, ça se fête ! enchaîna Lalouette, triomphant.

– Toi, Larsen ? s’étonna la serveuse, dis plutôt que tu l’as trouvée hier sous une table du banquet des anciens !

Le visage poupin de Lalouette s’empourpra. Ses cheveux noirs hirsutes encore gras de gomina et ses yeux bleus délavés tourbillonnant composaient un des visages les plus grotesques et pathétiques que Faidherbe eût jamais vus. Et ce parfum… un savant mélange de fragrances antiques certainement dénichées dans le grenier du vieil oncle auxquelles s’ajoutait une touche d’odeur de gasoil de filets de pêche, et de Muscadet : une vraie marée noire olfactive.

La serveuse s’éloigna en ricanant. Elle revint ensuite avec le digestif de Lalouette et jeta un regard complice au commandant. Faidherbe sourit. Il comprit qu’elle s’amusait du journaliste. Larsen… Le surnom de Lalouette lui allait bien. Il évoquait le personnage d’Arsène Bond, le célèbre agent S.O.S 017 inventé par son grand-oncle, – Hugues Lalouette paraissait être la pâle caricature de ce héros. Le sobriquet rappelait aussi le son strident et enroué de sa vieille Triumph, un coupé noir délavé au sel de mer dont on distinguait la carcasse fatiguée dans la rue adjacente. Les 4X4 des Parisiens qui encadraient le véhicule semblaient accentuer encore son aplatissement au sol. La vieille gloire automobile s’écrasait lamentablement devant les jeunes imposantes, bourrées de technologie.

Larsen-Lalouette, s’était assis. L’œil éteint désormais, il commençait à piquer du nez, avachi sur la table en bois, la tête entre le verre de Bénédictine –supplément à la note de Faidherbe– et l’agrafeuse-cloueuse de chez Bricotout.

Le policier avala rapidement café et l’alcool fort, déposa un billet dans la coupelle blanche, ainsi qu’une poignée de pièces cuivrées quasi verdâtres qu’il aurait été bien en peine de compter. Il se leva un peu péniblement, étourdi par la liqueur fécampoise, les conversations de café paranoïaques et le journaliste de L’Echo des Falaises.

– Bonne après-midi, Lalouette, bricolez bien.

– Nous avons besoin de prendre l’air, commissaire, enchaîna le journaliste qui s’était redressé soudain, une petite promenade-réflexion à propos de cette sombre histoire nous rafraîchira les idées.

Il rangea son outil dans un sac en plastique vert et se leva.

– En plus, il commence à penser pour nous deux, bougonna mentalement Faidherbe.

La P.J. n’avait pas eu à lui imposer un encombrant stagiaire sur cette affaire : Lalouette s’était affecté lui-même à ce poste. Les deux hommes sortirent. En longeant la façade du restaurant, le policier crut encore distinguer derrière la vitre un sourire ironique sur le visage de la serveuse.

3

Le tireur des lettres

Sur la digue promenade, en ce jour de semaine, il n’y avait guère de monde : quelques touristes étrangers, deux ou trois retraités. Au milieu de la page de galets, une femme lançait dans l’eau un bâton à son labrador. On ne voyait qu’une barque proche de la mer, les autres étaient remisées sur la digue. Un vent de mer froid étourdissait les deux hommes en pleine digestion.

– Votre enquête avance ? Je ne vous bouscule pas : c’est de la curiosité professionnelle.

Hugues Lalouette ne laissa pas à Georges Faidherbe le temps de répondre et enchaîna.

– Tonton se passionne pour vous. C’est rare qu’il s’intéresse à quelque chose désormais ; pensez, à quatre-vingt-quinze ans ! Vous vous y connaissez en photographie ? Je l’appelle ML, comme Memory Lock, le bouton de blocage de mémorisation d’exposition : il a des pannes, le vieil écrivain. Le crime l’a réveillé. Il voudrait connaître vos méthodes. Il serait ravi de vous rencontrer. Je ne vous cache pas que ça m’arrangerait aussi : ça me ferait un article de plus pour L’Echo. Je pourrais même en vendre des versions à des quotidiens régionaux ou nationaux, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Il faut s’entraider : je connais tout le monde ici et tout sur tout le monde – il cligna de l’œil – le vrai comme le faux, médisances et calomnies... Si vous avez besoin de tuyaux, n’hésitez pas.

Le policier restait muet. Il fallait d’abord savoir se taire dans ce métier, laisser venir le vrai, le faux, le n’importe quoi. Puis faire le tri. Des zozos bavards comme Lalouette, il en avait rencontré beaucoup : à travers la logorrhée émergeait toujours une parole éclairante. Le journaliste prit le bras de Faidherbe avec familiarité et ajouta :

– Tenez, en gage de bonne foi, voici un drôle de tuyau : Annabelle Tourte était la maîtresse de Justin Quenail, depuis une quinzaine. Si ! Je le sais parce qu’il a arrosé ça avec moi deux ou trois jours après, quand elle était en congé. Un brave type Justin, malin et patient avec les femmes, le cœur sur la main avec les copains, un tantinet violent parfois et bougrement jaloux – que voulez-vous, nul n’est parfait ! – mais pas l’étoffe d’un assassin, croyez-moi. D’ailleurs, si vous voulez piéger le coupable par quelque fausse information grâce à mon canard, je suis votre homme.

Et, offrant sa face épanouie au vent du large, le journaliste s’écria :

– Ah, je me régale !

Les deux promeneurs étaient arrivés à la hauteur d’une de ces anciennes barques couvertes restaurées, qu’on appelle une caloge et qui servait de toilettes publiques. Faidherbe s’excusa et disparut dans le bâtiment.

Quand il ressortit, agitant ses mains à l’air frais pour finir de les sécher, Lalouette lui tournait le dos, appuyé contre la rambarde de la promenade, les pans flottants de sa veste soulevés au gré du vent comme les ailes d’un oisillon tout à l’hésitation d’un premier envol. Il avait posé à côté de lui le sac vert de Bricotout contenant l’agrafeuse-cloueuse. Le plastique vibrait furieusement au vent. Faidherbe pensa que le journaliste ne reculerait devant rien pour faire frissonner ses lecteurs : les explications sur le modus operandi du meurtre seraient détaillées avec images à l’appui, prises sur un mannequin du commerce, probablement.

Hugues Lalouette regardait au loin en direction de la falaise d’amont, silencieux pour une fois. Le commandant le savait capable de parler à haute voix tout seul car l’homme était en représentation permanente et son meilleur public. Faidherbe hésita entre le désir de recouvrer sa tranquillité de penser en se séparant de cet énergumène et la tentation de rencontrer Maurice Leroux. Il décida que l’enquête ne piétinerait pas davantage s’il passait une heure ou deux avec ce monument de la littérature nationale, comme il y était invité. De toute façon, les vérifications d’usage sont en cours, pensa-t-il, avant que Perchet ne les communique, il n’aurait rien de sûr. Il choisit de continuer son errance à travers Étretat en compagnie du voyant Lalouette.

Celui-ci ne l’avait pas entendu approcher. Faidherbe regarda dans la même direction : rien à voir sinon le spectacle rassurant des falaises blanches, murailles de calcaire et de silex, indestructibles, éternelles aux yeux du commun des mortels, remparts en apparence inexpugnables contre la mer et le temps. On devinait, à quelques points noirs qui se déplaçaient, des promeneurs, des pèlerins qui montaient vers la chapelle Notre-Dame-de-la-Garde.

– Pensez-vous que votre grand-oncle me recevrait tout de suite ?

Lalouette le regarda une seconde comme s’il avait oublié, puis avec un grand sourire, tendit la main vers lui pour l’arrêter.

– Vous permettez ? Je souhaite vous présenter à nos lecteurs.

Il fit quelques pas en arrière, tenant devant lui un petit appareil photo. Le flash partit. Le journaliste se déplaça sur le côté. Nouvel éclair dans les prunelles de Faidherbe qui cligna des yeux et recula. Lalouette était déjà ailleurs pour un nouveau cadrage, presque accroupi cette fois-ci. Il revint vers le commandant en tendant le dos de l’appareil.

– Regardez si les prises vous conviennent. C’est l’avantage avec ces numériques, on peut se faire tirer le portrait indéfiniment, gratis et instantanément, et effacer ce qui ne plaît pas. Ce n’est pas vrai de tout dans la vie, hélas.

Faidherbe vit défiler sa tête, son buste et sa silhouette, sur un écran de la taille d’une diapositive. Il fit une grimace : il ne se trouvait pas photogénique mais jamais il n’avait été aussi roux, minuscule, ridicule. Comme il ne tenait pas à une deuxième séance, il ne dit rien.

– ML a fini sa sieste à l’heure qu’il est, je vous y emmène.

Les deux promeneurs rebroussèrent chemin et descendirent sur la droite avant les escaliers principaux. En quelques ruelles, ils furent devant le Connemara. Lalouette héla et salua d’un grand geste Quenail. Le patron du pub, désœuvré à cette heure-là, était plongé dans la lecture du journal, debout derrière son bar. Un duo d’octogénaires mouvaient les dominos. Faidherbe projeta de faire bientôt un arrêt au pub pour tâter l’atmosphère.

Il fallait dépasser la propriété du maître, longer son mur de brique puis revenir sur ses pas en traversant un parc en pente douce, planté de quelques hêtres séculaires et d’un séquoia très exotique, entre lesquels des statues mutilées à l’antique semblaient jouer à cache-cache, avant d’atteindre une belle villa en briques et colombages à laquelle des bow-windows donnaient un cachet victorien. Le soleil pâle se reflétait sur les vitres, empêchant de rien voir à l’intérieur. Ils gravirent les quatre marches du perron qui donnait accès à la porte sur la façade est, puis Hugues Lalouette pressa le bouton de cuivre de la sonnette.

Faidherbe entr’aperçut une petite silhouette sombre.

– Nanny, mon oncle est-il réveillé ? demanda Lalouette puis entra sans attendre de réponse.

Faidherbe le suivit. La silhouette avait disparu. Il émanait de l’intérieur de la maison une odeur forte de biscuit moisi et d’urine de chat. Le vestibule était sans éclairage et Faidherbe, son chapeau à la main, en passant devant le vestiaire, accrocha involontairement avec la patte de la manche de son imperméable la poignée d’un parapluie qu’il rattrapa au vol. Il jaillit du pépin une enveloppe dont le commandant se saisit. Il l’empocha aussitôt par réflexe professionnel.