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Antoine Jaquier et son père se promenaient lentement dans l’étroit jardin qu’enserraient les groseilliers, et à chaque détour de l’allée sinueuse qui revenait sur elle-même, se tordait, puis courait vers la haie opposée comme pour chercher une issue, Antoine se disait que sa vie à lui rencontrait là une image fidèle : marcher à pas comptés dans la monotonie, soutenir un père triste et las, se heurter partout à des haies, à des limites… Point d’espace pour les grands élans, point d’horizon… Du haut d’un petit balcon découpé à jour, sa belle-mère surveillait leurs lentes évolutions parmi le fouillis des rosiers et des pieds-d’alouette. Elle aussi, avec sa voix douce et dolente, avec ses petites phrases inquiètes, tracassières, prenait place dans cette image instantanée, dans ce raccourci d’années très longues qu’Antoine Jaquier évoquait non sans amertume.
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Veröffentlichungsjahr: 2023
T. Combe
CŒURS LASSÉS
1894
© 2023 Librorium Editions
ISBN : 9782383837466
Antoine Jaquier et son père se promenaient lentement dans l’étroit jardin qu’enserraient les groseilliers, et à chaque détour de l’allée sinueuse qui revenait sur elle-même, se tordait, puis courait vers la haie opposée comme pour chercher une issue, Antoine se disait que sa vie à lui rencontrait là une image fidèle : marcher à pas comptés dans la monotonie, soutenir un père triste et las, se heurter partout à des haies, à des limites… Point d’espace pour les grands élans, point d’horizon… Du haut d’un petit balcon découpé à jour, sa belle-mère surveillait leurs lentes évolutions parmi le fouillis des rosiers et des pieds-d’alouette. Elle aussi, avec sa voix douce et dolente, avec ses petites phrases inquiètes, tracassières, prenait place dans cette image instantanée, dans ce raccourci d’années très longues qu’Antoine Jaquier évoquait non sans amertume.
— Cher ami, tu devrais rentrer. Tu t’enrhumeras. Antoine, dis donc à ton père qu’il devrait rentrer. Tu m’entends, Antoine ? faisait-elle en se penchant au-dessus des balustres de bois et agitant mollement une petite main trop potelée.
— Oui, maman, je vous entends bien, répondit-il sans lever la tête.
— Mais tu n’en tiens compte, suivant ton habitude. Très bien. Enrhumez-vous si cela vous amuse. Il n’y a pas deux heures qu’il pleuvait à verse. Le gravier est encore tout humide…
Accoutumés à cette petite douche incessante de paroles plaintives, le père et le fils continuèrent leur promenade lente et leur entretien.
— Je serai obligé de me décharger sur toi de la classe du soir qui me fatigue trop, disait le père. Peu à peu, Antoine, toute la tâche aura passé sur tes épaules. C’est ce que je souhaite, d’ailleurs, car alors ton avenir sera assuré. Celui de Zéline également… N’oublie pas, Antoine, n’oublie jamais notre dette à son égard.
Et les yeux du père, timides, inquiets, presque suppliants, interrogeaient le visage à demi détourné, un jeune visage tout assombri d’orageuse impatience.
— Tu me vois décliner chaque jour, Antoine, mais tu sais que je ne regretterais aucunement la vie si tu me promettais… si j’étais sûr…
— Je ferai mon devoir envers ma belle-mère, répondit Antoine d’un ton froid.
— Ton devoir ? Ce n’est pas assez. Que tu le veuilles ou non, je te lègue ma dette, et je m’en irais tranquille si tu me disais : Mon père, je la prends comme mienne.
— Quant à cela !… exclama Antoine.
Mais il s’interrompit. Il sentait trembler sur son bras la longue main sèche qui s’y appuyait ; alors, de ses jeunes doigts vigoureux, il la couvrit, il la pressa affectueusement.
— Laissons ce sujet. Je t’ai prié cent fois de te mettre là-dessus l’esprit en repos.
Son père secoua la tête. Cet homme affaissé, dont la haute taille, dont les épaules tombantes se courbaient comme sous un fardeau, était un vaincu de la vie ; cela se devinait à ses yeux mornes, à ses lèvres sans cesse agitées de quelque mouvement irrésolu. L’obsession d’une pensée morbide se lisait dans le regard presque furtif, un regard qui par moments semblait demander pardon.
— Tu es trop indépendant, Antoine, trop indépendant, reprit-il avec une ténacité irritante. On est ainsi dans la jeunesse. J’ai commencé par là, moi aussi ; j’ai dû en rabattre. Nous ne sommes pas indépendants, Antoine, nous sommes solidaires. Ce n’est pas moi qui ai fait cette loi, mon pauvre garçon. Elle s’est faite toute seule, je suppose, car c’est elle qui lie le monde dans toutes ses parties. Tu es solidaire de moi, de mon passé, de ton entourage. Et tu as beau t’agiter, te démener, jamais tu ne casseras cette corde-là.
Puis, quittant le ton monotone et didactique qu’il prenait pour débiter ces axiomes trop familiers aux oreilles d’Antoine, il s’interrompit et dit d’une voix émue :
— Elle t’aime beaucoup, Antoine… Elle t’aime comme son propre enfant… Tu as pris la place de son fils, tu le sais, depuis le jour…
— Père, s’écria-t-il avec impatience cette fois, est-il bien utile de déterrer chaque jour ces vieux souvenirs, ces odieux vieux souvenirs ?… Laissez le passé tranquille ; le présent est assez lourd à porter.
— Ne te fâche pas, Antoine, ne te fâche pas, implora le père qui semblait redouter toute explosion un peu vive, comme un être meurtri craint les heurts. Je ne dirai plus rien, puisque cela t’exaspère. Il est bien naturel pourtant que je laisse voir à mon fils, à mon seul fils, ce qui me pèse sur le cœur.
— Ah ! par exemple ! exclamait Mme Jaquier là-haut sur son balcon d’où elle apercevait comme d’un belvédère tous les chemins avoisinants. Est-ce bien croyable !… à six heures du soir !… Nos locataires, cher ami, nos locataires qui arrivent… à six heures du soir ! Ils n’auront jamais le temps de monter leurs lits pour s’y coucher cette nuit… Mais regarde donc, Antoine !… C’est bien une voiture de meubles, tout au bout du chemin, avant les frênes ?
— Ils ont eu tort de prendre la vieille route. Jamais ils ne se tireront des ornières, dit Antoine, s’avançant jusqu’à la haie.
Les deux petites maisons jumelles, blanches sous leur large toit en bardeaux gris, se tenaient au bord du grand pré vert comme deux gentilles sœurs, protégées chacune par un frêne immense, antique, velouté de mousses sombres. Chacune avait son jardin, son balcon de bois, ses volets bruns, mais l’une des deux maisonnettes, très éveillée, semblait regarder de ses yeux grands ouverts, tandis que l’autre, toute close, dormait. Les deux façades, du côté du jardin, n’avaient que des fenêtres. La porte d’entrée s’ouvrait derrière, au nord, sur une petite cour dallée commune aux deux maisons, et dans un coin de laquelle, sous un peuplier toujours tremblant, coulait la bavarde fontaine.
Donc, pour arriver à la porte d’entrée, il fallait sortir du chemin fort creusé, fort raboteux, et franchir l’angle de la cour dont le dallage était sensiblement plus élevé que les ornières voisines. C’était une grosse affaire. Antoine, considérant l’édifice branlant qui se profilait là-bas sur le vert du pré, douta qu’il pût arriver à bon port.
— Les voilà arrêtés. Ils sont pris… L’homme qui tient les chevaux devrait tirer à gauche, il tire à droite, au contraire. Le char versera. N’irai-je pas leur donner un coup de main ? fit Antoine avec vivacité, dégageant son bras des faibles doigts de son père désireux de le retenir.
La lenteur de la promenade, la monotone tristesse de l’entretien l’avaient crispé ; il éprouvait le besoin de se détendre par quelque violente activité physique.
Dans le chemin raviné qu’encadraient des talus fleuris, couronnés de buissons, un étonnant véhicule, pareil à quelque pagode ambulante, venait de faire halte. Des matelas, des tables, une commode, un canapé, entassés au petit bonheur et défiant avec crânerie toutes les lois de l’équilibre, en formaient la structure, tandis que des casseroles, des écumoires suspendues à ses flancs, tintaient aux secousses et se balançaient. Tout au sommet de l’édifice, dans un vieux fauteuil, trônait une femme d’une cinquantaine d’années, blonde, pareille à la déesse d’un char allégorique. De loin, Antoine, qui ne pouvait encore distinguer ses traits, l’entendait chanter d’une voix allègre :
Moi, j’aime mieux mon bateau,
Tralalalala,
Ma chaumière au bord de l’eau…
— On pourrait s’y croire, en bateau ! cria-t-elle, s’interrompant tout à coup. Comme ça penche ! comme ça branle !… Donnez-moi la main, cousin Daniel, je veux descendre…
En deux sauts elle fut sur le chemin, mais son fauteuil descendit avec elle et tomba au milieu des buissons. De grands éclats de rire se firent entendre, et Antoine distingua alors, entre les roues, les pieds pendants de quatre jeunes filles groupées à l’arrière du char. Les deux chevaux, enchantés de cette halte, allongeant le cou vers le talus, essayaient, malgré leurs mors, de brouter quelques brindilles.
— Frère Ananias, disait un homme de soixante ans environ, maigre et voûté, et qui tenait un des chevaux par la bride, l’affaire est mauvaise, l’affaire est mauvaise…
Il souriait d’un air à la fois débonnaire et perplexe et se frottait le menton lentement.
— Frère Daniel, c’est ta faute, répondit l’autre vieillard, un peu plus âgé que le premier, point débonnaire celui-là, mais rageur au contraire et tout hérissé. C’est ta faute, frère Daniel.
— Je ne dis pas le contraire, mais les ornières y sont bien aussi pour quelque chose, fit doucement le frère Daniel. Je propose d’alléger le char, si ça ne vous dérange pas trop, fillettes.
Au moment où les quatre jeunes filles mettaient pied à terre, jasant et riant comme de folles petites pies, Antoine fit son apparition sur la scène.
— De loin, nous vous avons vus arriver, dit-il, soulevant son chapeau, et il nous a paru que vous aviez besoin d’un coup de main. La route est mauvaise.
Sans autre cérémonie, il prit la tête du cheval de gauche, évinçant de son poste le frère Ananias qui aussitôt se rebiffa.
— Eh ! jeune homme, eh ! vous ne vous gênez guère, il me semble.
— C’est bien le moment de vous fâcher, cousin, cria la petite dame réjouie, quand un gentil garçon nous tombe du ciel comme une oie au nouvel an, pour nous tirer du mauvais pas !…
Ananias, voulant montrer qu’il n’abdiquait point, fit claquer son fouet très fort ; le pacifique Daniel exhorta doucement les chevaux, Antoine courut à la roue, la poussa d’un vigoureux coup d’épaule, tandis que l’attelage essayait un nouvel effort ; tout le monde cria : « Hue ! et courage ! » la pagode s’ébranla, avança d’un pas, sortit de l’ornière.
Pour s’associer plus librement à cet épisode, les quatre jeunes filles avaient déposé à l’ombre du talus, sous les noisetiers, les objets fragiles confiés à leur garde, un vase à fleurs en gros verre bleu, une théière de porcelaine, un miroir, une guitare, un cadre doré renfermant des fleurs mortuaires nouées par un ruban de satin jauni. La petite femme blonde, ayant remis sur pied le malheureux fauteuil, s’y était tranquillement installée parmi les buissons ; des deux mains elle repoussait sous son chapeau ses bandeaux cendrés qui ondulaient et frisottaient aux tempes, et comme le miroir était à sa portée, debout contre le talus, elle se penchait de temps en temps pour donner un coup d’œil à son visage.
— Vous voilà hors d’affaire, dit Antoine, mais il y a encore l’entrée de la cour qui sera malaisée.
— Qui êtes-vous bien, jeune homme, pour vous remercier mieux ? fit le cousin Daniel de sa voix débonnaire.
— Mais… le fils du propriétaire, fit Antoine qui se troubla tout à coup en sentant quatre paires d’yeux très curieux, très pointus, le percer d’outre en outre.
Les quatre sœurs, au premier abord, semblaient être presque du même âge. Trois d’entre elles ressemblaient à leur mère ; elles étaient blondes et piquantes. La quatrième, brune de peau et de cheveux, avait des yeux très grands, très clairs, frangés de cils noirs, des yeux singuliers, couleur d’acier, mais transparents, et qui faisaient penser à deux étangs limpides, le soir, dans les champs déjà sombres…
Ce mot malheureux, « fils du propriétaire, » échappé à sa gaucherie d’adolescent que des jeunes filles regardent, égayait le petit escadron féminin qui chuchotait maintenant et se poussait du coude.
— Mes filles, soyez sages ! cria leur mère, se levant d’un petit mouvement vif et secouant sa robe pour la dégager des branches épineuses. Monsieur Jaquier, – puisque vous êtes M. Jaquier, – achevez la bonne œuvre de nous mener chez nous. Nous n’y arriverons jamais si on laisse faire le cousin Ananias, ajouta-t-elle d’un ton de confidence, tout près d’Antoine et lui posant sa main sur le bras.
Ce geste familier, loin de déplaire à Antoine, lui gagna le cœur d’un coup, sans qu’il sût bien pourquoi. Un rien, une inflexion de voix cordiale et naïve, des yeux rieurs, simples comme des yeux d’enfant, firent la conquête instantanée de ce grand garçon un peu farouche, qui n’avait jamais payé d’un atome d’affection les tendresses larmoyantes de sa belle-mère. Il sourit, puis courut reprendre la tête des chevaux ; aussitôt les quatre jeunes filles ramassèrent les bibelots éparpillés dans l’herbe, la plus émoustillée se chargeant du tableau mortuaire, et leur blonde maman ferma la marche avec la guitare.
De cahot en cahot, on finit par arriver, on tourna heureusement l’angle de la cour. La lourde voiture, avec de grands balancements comme d’une barque sous un coup de bise, et parmi des exclamations, des cris, – car toute cette famille était tumultueuse et dramatique, – la lourde voiture s’éleva hors de l’ornière jusqu’aux dalles glissantes sur lesquelles les sabots des chevaux faisaient feu. Le cousin Ananias claqua de son fouet encore une fois, pour la clôture ; un soupir de soulagement marqua la seconde où les quatre roues s’arrêtèrent devant la porte.
Cette manière aventureuse et enfantine de déménager, cette arrivée presque à la nuit tombante, ce laisser-aller, cette gaîté et cette confiance dans le hasard obligeant, amusaient Antoine. Il était touché en même temps d’une pitié protectrice, mais point méprisante, pour cette petite caravane qui naïvement s’en remettait à lui.
— Ce n’est pas tout, dit Mme Beausire, il va falloir décharger maintenant. Les gros meubles sont trop lourds pour vous, cousin Daniel.
— Qui donc vous a aidés à les charger ? demanda Antoine.
— Mais les voisins, tout le monde. On n’imagine pas ce qu’il y a sur cette terre de gens obligeants !… Pour moi, depuis le jour où mon mari m’eut abandonnée, – il n’avait pas un mauvais caractère, mon pauvre mari, mais il était léger, léger ! – et où je revins chez mes parents avec trois petites filles pendues à ma jupe et Lulette dans mon tablier, j’ai fait l’expérience que ce monde est couvert de gens obligeants. Sans vous, par exemple, monsieur Jaquier, nous aurions dormi ce soir à la belle étoile.
— C’est ce qui nous arrivera encore, cousine, grommela le cousin Ananias, si nous continuons à discourir au lieu de travailler. Il faut que Daniel ait reconduit la voiture et les chevaux avant la nuit noire.
— Encore un détail que j’oubliais, fit gravement Mme Beausire. Voyez quelle tête est la mienne !… une tête de chou, une vraie tête de chou !… Il est évident que les chevaux ne peuvent passer la nuit ici ; où les mettrions-nous ? Pas dans la commode, toujours !
Une demi-heure plus tard, le tableau avait changé. La voiture s’éloignait de l’autre côté de la maison, par la bonne route carrossable où les meubles de Mme Beausire auraient couru moins de dangers. Au lieu de dix minutes, c’en était vingt qu’il fallait pour descendre par cette route au village, mais du moins pouvait-on espérer que le cousin Daniel reviendrait sans os brisés de son expédition.
La cour ressemblait à une salle d’enchères le jour où l’on vend quelque pauvre ménage endetté. De ci, de là, le mobilier piteux, éparpillé, souhaitait l’ombre, appelait la nuit, la nuit charitable qui jetterait un large voile sur ses éraflures, ses taches, ses grotesques petites misères.
Par compassion, par délicatesse aussi, Antoine se sentait gêné au milieu de cette exhibition, et il pressait le cousin Ananias de lui aider à faire entrer dans la maison les meubles qu’il ne pouvait porter à lui seul, mais le cousin Ananias se ménageait, parlait de sa sciatique, de sa maladie de cœur. Les demoiselles Beausire montaient et descendaient l’escalier avec une grande animation et beaucoup de paroles et de rires ; elles transportaient les chaises, les tiroirs, les paniers de vaisselle. Antoine remarqua que la plus jeune, celle qu’on appelait Lulette et qui avait ces yeux transparents comme une source, faisait moins de bruit que les autres ; elle ne disait pas grand’chose et semblait organiser la besogne ; elle savait le contenu des corbeilles et des tiroirs ; de temps en temps elle grondait, mais à demi-voix. Mme Beausire, épanouie, ses bandeaux blonds tout ébouriffés, surgissait parfois à une fenêtre du premier étage et jetait dans la cour un regard ravi.
— Nous serons très bien ici ! criait-elle ; nous y serons divinement bien ! Quelle vue ! quel air !… et de l’autre côté nous avons un balcon. Moi qui ai rêvé toute ma vie d’avoir un balcon !
— Je m’en défie, de vos balcons ! fit le cousin Ananias de sa petite voix perçante et chagrine. C’est pourri par la pluie, ça branle. Si on met le pied dessus, on passe au travers.
— Ah ! cousin, cousin ! fit-elle en agitant un doigt, vous êtes comme moi, le déménagement vous donne sur les nerfs. Mais demain, vous verrez, nous serons tous gais comme des poissons !
— Pinsons, maman ! crièrent ses filles en chœur.
— Pinsons, poissons, tout ce que vous voudrez, pourvu que ça rime – Lulette, je te défends de porter cette caisse ; elle est trop lourde pour toi ; tu vas te faire mal. Reposez-vous un peu, mes filles, reposez-vous. Vous savez qu’un proverbe très sage dit : « Ne fais jamais aujourd’hui ce que tu peux renvoyer à demain. »
— Il nous faut pourtant des lits, maman, dit Lulette levant la tête vers la fenêtre.
— Des lits ?… Après que ton père m’eut abandonnée, j’ai dormi quatre nuits de suite sur une chaise, et jamais je n’ai mieux dormi.
— Maman ! protesta de nouveau le blond trio de ses filles aînées.
— Vous avez raison, ce n’est pas là ce que je voulais dire. Ces quatre nuits, je les ai passées dans les larmes les plus amères. Mais enfin, on peut dormir sur une chaise, n’est-ce pas, cousin Ananias ?
— J’aime mieux n’en pas essayer ! s’écria-t-il, plein d’indignation. Si c’est pour vivre comme des bohémiens que vous nous avez proposé de faire ménage ensemble…
— Calmez-vous, cousin, dit Lulette de son ton froid, un ton de petite femme d’affaires, votre lit sera monté et votre chambre en ordre la première de toutes.
— Si tu m’en réponds, toi ! fit-il un peu radouci.
Antoine, qui ne disait mot, essayait de se reconnaître parmi les demoiselles Beausire et d’assigner à chacune le prénom qui lui appartenait. Pour quatre jeunes personnes, il semblait que quatre prénoms eussent suffi, mais plus d’une douzaine avaient déjà passé au vol, dans la conversation très animée qui s’échangeait de la cour à l’étage. C’était tantôt Bricotte et tantôt Valentine, tantôt Lulette, Juliette ou tante Miche. Antoine en conclut que chacune des sœurs possédait deux ou trois prénoms et qu’il ne s’y retrouverait jamais.
Le crépuscule s’assombrissait. Sur un fond d’ambre encore liquide, de longs nuages minces, d’un noir violacé comme des torches éteintes, se rallumaient à l’une de leurs extrémités, flambaient un instant d’une flamme pourpre mêlée d’étincelles.
— Regardez ces beaux nuages au couchant ! s’écria Mme Beausire, se penchant à la fenêtre. Regardez ce ciel ! Admirez la nature, mes filles !
— Tout à l’heure, maman, quand nous aurons fini, répondit Juliette, haussant la voix. Où sont les clefs de la petite commode ? elle est trop lourde à porter avec tous les tiroirs dedans, mais pour ôter les tiroirs, il me faut les clefs.
— Les clefs ? elles sont toutes dans le grand parapluie bleu… Debout contre la fontaine, derrière la table à jeu, tu le vois, ce parapluie ?… Cherche au fond, tout au fond. J’ai de l’expérience en fait de déménagements, monsieur Jaquier, et j’ai découvert que pour serrer les petits objets qu’on craint de perdre, les clefs spécialement, rien ne vaut un parapluie, à condition qu’il soit bien ficelé dans le haut, cela va sans dire… Derrière la table, Lulette… Tu n’y arrives pas ? Demande au « fils du propriétaire » qu’il te le passe.
— Fils du propriétaire, passez-nous donc le parapluie, s’écria la blonde Valentine, soulignant d’un éclat de rire la petite taquinerie amicale de sa mère.
Antoine rougit ; il eut une seconde l’envie de tout planter là, puisqu’en récompense de ses services on se moquait de lui ; mais la crainte de se montrer nigaud et susceptible le retint. Il passa le parapluie.
Valentine la folle s’en empara, le déficela, l’ouvrit.
— C’est l’arche de Noé ! cria-t-elle, tirant de ses profondeurs une boîte de dominos, cinq ou six oignons, des pelotons de laine de toutes couleurs, et finalement le trousseau de clefs. Attrape, Miki, attrape !
L’un après l’autre, elle lançait ces objets à sa sœur qui les attrapait au vol. Antoine s’interrompit dans sa besogne pour contempler ces ébats.
— Vous faites bien d’ouvrir les yeux, dit Juliette se tournant soudainement vers lui ; vous ne verrez pas tous les jours une famille comme la nôtre.
— Vous êtes gaies, fit-il gravement.
— Très gaies, répondit-elle d’un ton sec.
— Maman, implorait Miki sous la fenêtre, maman, la guitare ! Oh ! jette-moi donc la guitare !
— Perds-tu l’esprit ! exclama sa mère qui reparut dans l’embrasure. Si la guitare se casse, avec quoi ta sœur donnera-t-elle ses leçons ?
— Mais le cousin Ananias désire que je lui joue un petit air.
— Laissez-moi tranquille avec vos instruments ! gronda le cousin. Quand tout est sens dessus dessous dans votre ménage ! N’as-tu pas honte, Marie ?
— Peut-être bien, mais je m’en cache.
— Sois sage, Miki ! cria sa mère. Sois sérieuse. Regarde la nature. Mes filles, regardez la nature !
Deux minutes de silence ; tout à coup une joyeuse envolée d’arpèges les fit s’arrêter court et diriger leurs regards surpris vers la porte où Mme Beausire se dressait en pied, le ruban bleu de la guitare autour du cou et ses doigts frétillants sur les cordes.
— Après tout, Miki a raison, s’écria-t-elle ; un peu de musique nous rafraîchirait. Asseyons-nous.
Le sourire aux lèvres, elle prit place dans le coin du vieux sofa vert éraillé, puis arrangea la guitare sur ses genoux.
— Jamais de ma vie je n’ai été si contente ! fit-elle, perlant un accord.
— Maman, tu dis cela au moins une fois par semaine, remarquèrent ses filles.
— Non, mais aujourd’hui c’est le superlatif ! Penser que nous allons vivre ici, dans la simplicité des champs ! Moi d’abord, on ne pourra plus m’arracher à ce balcon. J’y mettrai des plantes grimpantes, de la poésie. Tu n’as pas encore vu le balcon, Lulette ? Quelle fille étonnante ! tu ne me ressembles guère. Oh ! la nature et la musique ! et puis nous finirons ici toutes nos vieilles robes.
— Comme si nous en avions d’autres ! soupira Miki.
— Cousin Ananias, poursuivit Mme Beausire de sa voix cordiale et maternelle, pauvre cousin, vous paraissez éreinté. Venez vous asseoir à côté de moi, sur le sofa. C’est gentil d’avoir un sofa dans la cour. Et voilà ce qu’amènent les déménagements : toutes sortes de petits plaisirs imprévus. Nous vous chanterons quelque chose. Moi et mes filles nous chantons toujours à l’heure du crépuscule.
— C’est une jolie habitude, dit Antoine presque involontairement.
— N’est-ce pas ? Nous sommes des cigales, voyez-vous. Le chant, c’est tout ce que nous avons. Ah ! si je vous racontais notre histoire !
— Pas aujourd’hui, maman, dit Juliette. Chantons plutôt.
— Ah ! tu ne sais pas, ma Juliette, quels souvenirs se réveillent, fit l’impressionnable petite femme, tournant soudain à la mélancolie. Monsieur-Jaquier, ne me croyez pas indiscrète, mais permettez-moi une question.
— Maman va vous demander votre prénom, fit Valentine.
Les trois sœurs blondes eurent un petit éclat de rire et secouèrent la tête d’un air indulgent aux faiblesses maternelles. Mais Lulette resta grave, assise à l’angle du bassin de la fontaine, de la pointe du pied touchant les dalles, l’autre pied se balançant sous sa jupe verte et blanche. Elle regardait sa famille de ses grands yeux sérieux où il y avait une nuance de tendresse moitié railleuse moitié résignée.
— Et je lui demanderais son prénom encore ! quel mal y verriez-vous ? s’écria Mme Beausire, allongeant par-dessus sa tête une petite tape à Miki debout derrière elle. Ces enfants ! Elles sont peut-être mieux élevées que leur mère, mais à qui le doivent-elles ? C’est un fait, monsieur Jaquier, que je meurs d’envie de connaître votre prénom.
— Antoine, madame.
— Antoine ?… ce que le nom de Francis est rare ! Mon fils s’appelait Francis… Il était l’aîné ; il aurait maintenant votre âge, j’imagine ! Un si bel enfant ! Quand je vois un jeune homme intelligent et d’une belle nature, je pense à lui, à mon Francis ! Il me semble qu’il est devenu grand dans un pays éloigné. Alors je lui arrange sa vie ; je me dis qu’il aurait fait ceci ou cela, qu’il serait devenu un bon frère pour ses sœurs… Ah ! mon petit Francis !
Ses yeux, remplis de larmes, se tournaient vers le pauvre vieux cadre terni qu’on avait appuyé dans un coin, contre la muraille, et dont la glace protégeait une couronne blanche ; tristes fleurs artificielles, vulgaires, flétries, nouées d’un ruban jauni sur lequel des lignes étaient écrites d’une encre effacée. Au milieu de la couronne une initiale, un F compliqué et fleuronné, que tressaient de pauvres petits cheveux bruns gommés ensemble. Ce tableau, « les fleurs de Francis » comme on l’appelait dans la famille, était peut-être, de tous les objets du ménage, celui qui avait subi le moins d’avaries dans de fréquents changements de domicile, car toujours on l’avait transporté tendrement comme on l’eût fait du petit frère.
Mais la mobilité de Mme Beausire ne s’attardait jamais longtemps dans l’ordre des idées tristes. Bientôt un petit accord frémit de nouveau sur les cordes de la guitare, puis un autre plus gai, puis l’arpège triomphant qui lance la chanson.
— Allons, mes filles, le chant du soir, allons !
Cette petite famille était au moins exempte de pose et chantait non pour se faire entendre, mais pour le simple plaisir de chanter, et dans des attitudes aussi peu conventionnelles que possible. Valentine debout, tenait encore sous son bras le grand parapluie bleu sur le manche duquel ses doigts marquaient la mesure. Miki et sa sœur Fanchonne, assises sur une caisse, ne dissimulaient point leur lassitude, laissant pendre leurs bras et même allongeant leurs jambes sur les dalles d’une façon que les strictes convenances eussent peut-être interdite. Mais leurs jeunes voix, des sopranos brillants et frais, montaient vaillamment comme un chant d’alouette avec le dernier rayon du soir. Juliette, toujours perchée au bord de la fontaine, était partie en musique dès le premier accord de la guitare ; sa voix, riche et profonde, d’un timbre de cloche, étonna Antoine qui se retourna involontairement.
Laboureur, voici le soir
Où finit ta peine…
Poésie simple de quelques mots à peine rythmés qui évoquaient le bon travail et sa saine fatigue, et la douce obscurité où se baignent les yeux brûlés par l’ardeur de midi, tranquillité des choses rustiques sous le grand ciel limpide, des bêtes à l’étable, des travailleurs sous le large avant-toit où l’on devise encore, en paroles lentes, avant d’aller se coucher… Mais il y avait aussi, dans la naïveté du chant et la simplicité des chanteuses, un apaisement à d’autres lassitudes. Antoine sentait comme la fraîcheur d’une rosée pénétrer en lui et son fiévreux mécontentement le quitter ; la vie se faisait unie, le bonheur devenait possible partout, même dans un jardinet enserré de haies… L’odieux nœud coulant de la destinée se déliait un peu, le meurtrissait moins… Et le repos coulait sur lui, avec la mélodie, comme une onde large, tranquille…
La guitare, de sa petite voix grêle, allait toujours… dzong, dzin, dzinn… On eût dit qu’elle chantait d’elle-même, car Mme Beausire, les yeux perdus très loin, laissait ses doigts glisser à leur gré sur les cordes. Un charme, l’étrange puissance d’oubli qu’il y a dans la musique, surtout dans la musique simple, oubli du présent, évocation des choses passées et de celles qui ne sont pas encore, agissait sur toutes ces âmes et chacune s’envolait solitaire hors de la réalité.
Juliette, un bras passé autour du goulot de la fontaine pour se soutenir, la tête un peu renversée et ses larges prunelles dilatées étrangement, ne chantait plus qu’à demi-voix, comme pour elle seule. Était-elle triste ?… Pourquoi n’être pas gaie et folle comme ses sœurs ? Antoine se le demandait vaguement. Quand on a vécu pendant des années dans l’ombre morbide d’une expiation, être gai semble si bon, si miraculeux ! Être gai !
— C’est très joli, fit le cousin Ananias avec un geignant effort pour se lever, mais je sens les rhumatismes me courir dans le dos, moi ! Ça monte, ça descend… Et puis, cousine, est-ce qu’on soupera aujourd’hui ?
— Mais certainement ! s’écria Mme Beausire qui jeta la guitare sur le sofa après en avoir passé le ruban par dessus sa tête. Je vais vous faire une omelette. – Assez de musique, mes filles. Revenons à ce qui se mange. – Vous soupez avec nous, monsieur Antoine. Ne dites pas non, car alors comment est-ce que je vous paierais de votre peine ?
Il aurait dû refuser, il le savait bien, mais il accepta. Et tout le temps, trimballant encore avec l’aide débile du cousin Ananias les gros meubles qui ne pouvaient passer la nuit dehors, Antoine Jaquier se répétait : « Sont-elles heureuses d’être si gaies ! »
Elle fut bien drôle et régalante, l’omelette à laquelle Mme Beausire le convia une demi-heure plus tard.
Comme prologue, chacun vint tumultueusement se laver les mains dans le bassin de la fontaine, avec un seul morceau de savon qu’on se lançait d’un bord à l’autre et qui le plus souvent tombait au fond de l’eau où il fallait l’aller repêcher en retroussant ses manches. La blonde maman protestait.
— Mon savon, mon savon à la violette ! Vous allez me le fondre entièrement !
— Il n’a pas de mal, maman, il n’est qu’un peu mouillé ! criait Valentine.
Et le savon à la violette de repartir à travers les airs, puis de faire un nouveau plongeon qui éclaboussait tout le monde.
Antoine, dont toute la réserve gauche était partie, riait d’aussi bon cœur que les jeunes filles ; il n’aurait jamais cru qu’un petit morceau de savon pût contenir de l’amusement pour six personnes. Juliette la sérieuse était bien aussi de sa famille, tout au fond ; famille de linottes qui trouvaient l’été beau et ne se souciaient d’autre chose ; et si la pauvre Juliette avait dans sa petite âme un coin de fierté qui saignait, un coin de conscience qui sourdement protestait, elle l’oubliait par moments ; elle se laissait redevenir simple linotte. Le jeu du morceau de savon l’amusait autant que ses sœurs, et ses yeux gris n’étaient plus des étangs profonds, un peu mélancoliques, mais des foyers de feux d’artifices d’où partaient des fusées.
Après le prologue, l’acte. Ce fut l’omelette, savoureuse, diaprée de fines herbes, mais servie dans la vaisselle la plus incohérente. Les belles assiettes n’étaient pas déballées ; on donna la moins écornée au cousin Ananias avec la seule fourchette en plaqué sur laquelle on eût pu mettre la main. Antoine eut pour sa part une fourchette à salade en buis sculpté. Comme éclairage dans cette chambre, déjà obscure, il y avait deux lanternes vénitiennes rouges et blanches, reliques de quelque fête nocturne, qu’Antoine, avant que le couvert fût mis, suspendit lui-même au plafond par un fil. Les bougies, longues de trois doigts, menaçaient de ne point faire durer l’illumination très longtemps. Et alors ?
— Mangeons toujours notre omelette, dit Mme Beausire. Votre maman me prêtera bien deux bougies, monsieur Antoine, jusqu’à ce que j’aie retrouvé mes lampes ?
— Maman, fit vivement Juliette, je sais où sont les lampes, moi.
Et comme Antoine s’était déjà levé pour courir chez lui, elle se fâcha presque, au grand étonnement du jeune homme.
— C’est que notre tante Miche a des principes, cria étourdiment Valentine.
— Tais-toi, Bricotte, fit lentement sa sœur dont la vivacité tomba tout à coup et dont les yeux se firent froids comme l’acier. Si par hasard j’ai des principes, ça ne regarde personne !
Elle sortit brusquement et ne rentra qu’au bout d’un quart d’heure, portant une lampe allumée.
— Tout se retrouve à la fin, dit-elle. S’il vous manque quelque chose à l’une ou à l’autre, dites-le-moi, je saurai bien mettre la main dessus.
Et passant derrière sa sœur Bricotte, elle lui tira le bout de l’oreille pour faire la paix.
— Quant à moi, fit Mme Beausire, glissant sur l’assiette du cousin Ananias la dernière portion d’omelette, quant à moi, je pars de cette idée, c’est qu’il y a du plaisir à être obligeant. Si j’avais des bougies à prêter, je les prêterais de grand cœur. Il se trouve que j’en manque et que ma voisine en a. C’est la même chose absolument, mais renversée.
Et Mme Beausire tourna vers le jeune homme son sourire enfantin, épanoui.
— Notre tante Miche, – le petit nom d’amitié que je donne à Lulette, monsieur Antoine, – notre tante Miche nous sermonne, moi et ses sœurs, il faut l’entendre ! Elle ne croit pas à la bonté des gens. Moi j’y crois. Ça m’a bien soutenue dans les difficultés de la vie… Ainsi vous, par exemple…
— Moi, fit chaleureusement Antoine, j’ai eu le plus grand plaisir du monde à vous rendre un léger service. Tous les remerciements sont de mon côté.
— Quel joli discours ! s’écria Miki. Et dire qu’il n’était pas préparé ! Qui est-ce qui répond, voyons ?
Miki était bruyante, pas prodigieusement spirituelle ; Bricotte représentait le sans-gêne en personne ; quant à la troisième, Fanchonne, elle ne disait rien, mais s’étouffait de rire tout le temps dans son verre. Cependant, chose étrange où il y avait comme du mirage, Antoine Jaquier ne les trouvait pas vulgaires. La familiarité de leurs appels, leurs airs bon garçon, leur brusquerie ne l’effarouchaient point, quoiqu’il fût à l’ordinaire un peu dédaigneux dans sa réserve. Il les devinait foncièrement naturelles et franches, et leurs petites coquetteries naïvement directes l’amusaient, l’intéressaient, comme faisant partie de leur jeune gaîté. Elles eussent été insupportables si elles avaient eu le moindre brin d’affectation, si elles avaient cherché une pose ; mais la parfaite simplicité avec laquelle, au contraire, mère et filles laissaient voir le côté râpé de leur existence, avait pour l’âme généreuse d’Antoine quelque chose de touchant.
— Un pas sur le seuil, écoutez ! fit Mme Beausire levant le doigt. Ah ! c’est notre pauvre Daniel qui rentre, et plus d’omelette !
— Il reste trois œufs, maman ! cria Bricotte.
— C’est bon, casse-les vite. – Fanchonne, décroche une de ces lanternes et t’en va lestement au jardin cueillir un brin de persil. – Eh ! bien, pauvre cousin, vous revoilà sain et sauf ?
— Les chevaux sont bien arrivés en bas, Daniel ? interrogea son frère d’une voix sévère.
— Parfaitement.
— C’est que je te connais, tu n’as pas de poigne. Tu laisserais un cheval s’abattre, se couronner.
— Ils ne se sont ni abattus ni couronnés, frère Ananias, dit le bon Daniel, s’asseyant d’un air las.
— C’est un miracle alors… Si tu étais rentré plus tôt tu nous aurais donné un coup de main pour transporter les meubles dans la maison. Tu te figures, peut-être, qu’ils y sont entrés tout seuls ? Demain j’aurai un tour de reins et ce sera ta faute.
— Voyons, voyons, fit Mme Beausire d’un ton encourageant, vous êtes un peu fatigué, cousin, mais ça passera, car vous dormirez comme un cent de clous…
— De girofle, pendant que vous y êtes, fit le cousin d’un ton ironique. Il n’y en a point comme vous pour estropier les proverbes.
— Et il n’y en a point comme elle pour faire les omelettes, dit Daniel, recevant sur son assiette celle qui sortait de la poêle en cet instant.
Antoine sentit tout à coup sur lui le regard de Juliette, et ce regard lui disait fort distinctement que sa visite s’était assez prolongée. Il se leva aussitôt, fort à contre-cœur et regrettant toute cette abondance de gaîté qui allait se répandre encore sans qu’il en eût sa part.
Son père et sa belle-mère, assis au fond de la petite chambre grise qui donnait sur le balcon, l’attendaient.
— Enfin ! exclama la belle-mère. Nous languissions d’aller nous coucher, mais tu n’avais dit bonsoir à personne.
— Je vous l’aurais dit demain matin, fit-il gaiement.
— Antoine ! Antoine ! murmura-t-elle en hochant la tête, comme étonnée qu’on pût traiter à la légère un sujet aussi grave.
Mme Jaquier était une petite femme d’un aspect mol et arrondi, lisse et blanche comme un satin, et l’air perpétuellement éploré. On la trouvait plus souvent assise que debout, plus souvent encore allongée sur son canapé. Elle réclamait sans cesse de petits services, et d’un ton douloureux, comme un peu choquée qu’on n’eût pas pensé à les lui rendre plus tôt. Son mari, par une vieille habitude inquiète qui était une des formes de l’expiation, suivait tous ses mouvements, les prévenait quand il pouvait. Rien qu’aux gestes de cette petite main blanche et grasse qui ne prenait pas toujours la peine de se soulever, on devinait des années de tyrannie indolente, on devinait une flasque nature, mais tenace dans sa domination sur ces deux hommes qu’une servitude étrange tenait liés devant elle.
— Baisse un peu l’abat-jour de la lampe, Antoine. Tu sais que la flamme me fatigue les yeux. Assez, assez… Nous n’y verrons plus clair maintenant. Remonte-le d’une ligne ou deux… Il m’est impossible de croire, Antoine, que tu aies passé tout ce temps chez ces personnes étranges.