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Mais que fait Napoléon Bourquin, le bourgeois, en s’installant à la Moutonnière, cette maison locative de si mauvaise réputation ? Pauvreté, marginalité et délinquance ne conviennent guère aux habitudes si rangées de ce vieux garçon ! La petite Trinette, dite Lune Rousse, va secouer les certitudes de ce « Monsieur Vélo »…
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Veröffentlichungsjahr: 2021
T. Combe
CROQUIS MONTAGNARDS
Trois nouvelles: Les bonnes Gens du Croset, Monsieur Vélo, Le Secret d’Hercule
1882
© 2021 Librorium Editions
ISBN : 9782383832126
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Quel temps de neige ! Le vent fait rage sur le grand plateau nu que rien n’abrite contre ses rafales ; il siffle, mugit, tourbillonne, balayant toutes les crêtes et semblant prendre un malin plaisir à dépouiller la pauvre terre gelée du blanc manteau sous lequel elle se cache. Parfois, chassant devant lui des nuages d’une fine poussière de neige, il l’amoncelle dans certains endroits pour en former ces barres perfides qu’on nomme dans les montagnes de Neuchâtel des menées, et dans lesquelles plus d’un pauvre voyageur a failli perdre la vie. Puis bientôt, cherchant d’autres jeux, ce brutal s’élance avec une impétuosité sauvage contre le malheureux sorbier qui s’élève solitaire au milieu du plateau, le secouant, le tordant, l’ébranlant jusqu’à la racine, et ne lui laissant un instant de relâche que pour recommencer avec une nouvelle frénésie. Il essaie bien aussi de se déchaîner contre la bonne vieille maison qui s’abrite là-bas au fond de sa combe ; mais ici, bernique ! La solide muraille de pierre, percée seulement de trois fenêtres étroites comme des meurtrières, soutient impassible tous les assauts, et le vent courroucé a beau se précipiter en hurlant, il se brise toujours de nouveau aux angles de la façade, et ne parvient pas même à arracher un bardeau ou à faire battre dans leurs gonds les volets, bien fixés à la muraille par un solide crochet de fer.
— La pauvre demoiselle a un triste temps pour son arrivée, dit la vieille dame Jacot à ses fils en écoutant le bruit de l’ouragan. Heureusement elle trouvera ici de quoi se réchauffer.
En parlant ainsi, la bonne dame promenait son regard autour d’elle avec une satisfaction très légitime, car vraiment bien des salons ne sont pas à moitié aussi hospitaliers que ne l’était cette vieille chambre avec son plafond bas, ses boiseries noircies et son antique mobilier. Un grand poêle de faïence verte sur lequel sont peints en perspective chinoise les exploits d’un chasseur et d’un pêcheur y maintient une chaude température ; les fenêtres doubles, dont toutes les fentes sont calfeutrées de ouate et de lisières de drap, empêchent le moindre vent coulis d’y pénétrer, et une épaisse couche de mousse semée de baies rouges, garnissant l’entre-deux des fenêtres, réjouit les yeux fatigués par la blancheur de la neige. Tout au fond est la grande alcôve fermée par des rideaux d’indienne à ramages, puis le canapé avec ses coussins plats recouverts de toile rouge, à côté duquel se dresse ce meuble formidable qu’on appelle dans le pays un bureau à trois corps, et qui tient à la fois de l’armoire, du secrétaire et de la commode. Ce géant en noyer est un fils du progrès ; il a remplacé chez tous les paysans aisés les bahuts de jadis ; et si l’œil de l’artiste, choqué par ses formes lourdes et son vernis vulgaire, regrette le vieux chêne bruni aux fines sculptures, au moins la ménagère passe-t-elle en revue avec satisfaction les innombrables rayons et tiroirs du monstre. Une table ronde et quelques chaises de paille, avec un établi d’horloger, complètent l’ameublement. Ah ! j’allais oublier la pendule, si elle ne s’était rappelée elle-même à ma mémoire en sonnant deux heures. Elle trône là-haut dans sa lanterne où la soigneuse ménagère a rassemblé, pour les mettre à l’abri de la poussière, mille brimborions qui forment le trésor de famille ; œufs de sucre, corbillons en perles, oiseaux en verre filé, médailles des tirs fédéraux, même un canari empaillé et une poupée en robe de tulle pailletée d’or. De chaque côté de la pendule sont suspendues de vieilles gravures jaunies ; ce sont les portraits de Leurs Majestés prussiennes, les anciens souverains du bon pays de Neuchâtel. Bien souvent madame Jacot lève les yeux vers ces images encore vénérées, et soupire en pensant au bon temps où, comme dit la chanson :
On priait à l’église
Pour le roi, quel bonheur !
Pour la reine Louise
Et pour le gouverneur.
— La révolution, c’est la ruine, répète-t-elle en cet instant même avec une nouvelle énergie, car elle vient de prendre dans son panier à ouvrage la feuille d’impôt qu’elle a reçue le matin, et elle la relit avec une exaspération contenue. Quarante-cinq francs à l’État, cent cinquante francs à la Municipalité ! Je crois, ma parole, qu’ils deviennent fous, ces messieurs ! Est-ce qu’ils imaginent qu’on trouve ainsi cent nonante-cinq francs dans un pied de bas ? Il est défendu de maudire les puissances établies, mais les choses allaient bien autrement du temps de M. le gouverneur de Pfuël !
— Mon Dieu, qu’on était bien,
Quand on était Prussien,
chantonna un de ses fils.
— Sûrement, on était bien : ne t’en moque pas, Fritz ; les hommes allaient un peu moins au vote, mais un peu plus au sermon ; on payait dix fois moins d’impôts, on aimait son roi, on était heureux. Et maintenant avec leur liberté !…
Mme Jacot jeta la feuille dans son panier d’un air de mauvaise humeur et reprit son tricot.
— Tu iras demain au bureau municipal, Fritz, poursuivit-elle ; il y a justement deux cents francs dans le bureau ; mais tu diras de ma part à ces messieurs que leur impôt extraordinaire est une iniquité.
— Très bien, mère, on le leur dira, et si vous avez d’autres commissions, donnez-les.
— Tu me rappelles que je n’ai presque plus de thé ; il n’en reste que quelques pincées, juste assez pour aujourd’hui ; cette pauvre demoiselle sera bien aise de trouver une tasse de thé chaud en arrivant. Je vais mettre tout de suite le coquemar sur le foyer.
Et l’alerte vieille dame s’en fut à sa cuisine, laissant la porte ouverte afin de continuer la conversation.
— Écoutez, mes fils, cria-t-elle tout en allumant le feu, j’espère que vous ne vous conduirez pas comme des sauvages envers cette jeune demoiselle ; elle s’ennuiera pendant les premiers jours, pour sûr ; il faudra tâcher de la distraire et lui parler amicalement. Avec Fritz, cela ira, je n’en suis pas en peine ; mais toi, Jules, tu as souvent des manières bien rudes ; tâche d’un peu t’adoucir.
— On fera ce qu’on pourra, répondit-il laconiquement.
Les deux frères sont assis au même établi, le microscope à l’œil, penchés sur leur ouvrage ; ils sont jumeaux, ce qu’indique assez leur parfaite ressemblance, âgés de trente-cinq ans environ, solidement bâtis, carrés d’épaules et totalement dépourvus de grâce et d’élégance. Le visage peu régulier et trop haut en couleur, n’a d’autre charme qu’un franc regard : les cheveux blonds coupés en brosse laissent ressortir dans toute leur ampleur de larges oreilles qui doivent avoir été souvent et vigoureusement tirées autrefois, à en juger par la manière dont elles s’écartent de la tête ; et l’expression de la physionomie, sans être nulle ou désagréable, n’a rien cependant qui fasse oublier les imperfections de l’ensemble. Somme toute, dans leur gilet de laine brune bordé de rouge, les frères Jacot sont deux garçons du gros monceau, comme on dit, c’est-à-dire qu’ils ne sont ni bien ni mal, et que pour les juger, il faut les voir à l’œuvre.
L’eau bout dans le coquemar. Mme Jacot empile sur une assiette de larges tranches de gâteau, puis tire de l’armoire des tasses de faïence bleue, les essuie soigneusement et les pose sur la table.
— Il me semble qu’elle tarde beaucoup, dit-elle, voilà bientôt trois heures.
— Je vois quelqu’un dans le sentier, dit Jules ; mais c’est un homme ; attendez…, il y a comme un paquet noir derrière lui.
C’est votre demoiselle, pour sûr.
— Un paquet noir ! répéta Mme Jacot d’un ton choqué ; voilà une jolie manière de parler ! Mais qui est avec elle ? un laitier d’ici, sans doute ?
— Non, je crois plutôt que c’est monsieur le ministre.
— Et toi qui me disais que c’était un homme ! s’écria la mère scandalisée. Allons, vite à la cave, et rapporte une bouteille de ce vieux Neuchâtel qui est dans la case à gauche. Je vais verser l’eau dans la théière.
Quelques minutes après, des pas retentirent devant la maison ; de fortes chaussures frappèrent sur les dalles pour secouer la neige qu’elles apportaient, puis on entra dans l’étroit corridor qui conduisait à la cuisine. Mme Jacot se hâta d’ouvrir la porte aux arrivants.
— Quel temps, monsieur le ministre ! dit-elle avec cette comique révérence à la vieille mode qui consiste à plier les genoux en les écartant légèrement. Entrez vite, vous avez besoin de vous réchauffer. – Et voici mademoiselle la régente ?
— Oui, madame Jacot, dit le pasteur, un homme d’une cinquantaine d’années, droit, maigre, à l’air bienveillant ; j’ai voulu vous amener mademoiselle Calame pour la recommander à vos bons soins.
— Je ferai mon possible, monsieur le ministre ; mais, sans vous commander, vous devriez entrer dans la chambre, il y fait plus chaud qu’ici. Fritz, aide monsieur le ministre à ôter son surtout ; donnez-moi votre manteau et votre capot, mademoiselle, je vais porter tout ça à la cuisine ; je n’aime pas que les habits sèchent dans la chambre ; cela sent le chien mouillé. Vous devriez aussi changer de chaussures ; vous attraperez un rhume si vous gardez ces souliers.
La jeune fille hésitait à se déchausser, car Fritz était planté devant elle, la regardant du coin de l’œil tout en causant avec le pasteur ; et elle n’était pas assez exempte de préjugés citadins pour montrer ses bas sans scrupule. Mme Jacot remarqua son embarras.
— Fritz, dit-elle brusquement, va-t’en voir à la fenêtre si je suis sur le chemin.
Fritz ouvrit de grands yeux et se détourna sans comprendre.
— Je voudrais bien savoir ce que Jules fait si longtemps à la cave, dit la vieille dame après avoir installé ses hôtes sur le canapé. Fritz, il faut aller voir si ton frère est mort ou quoi.
Hélas ! le pauvre Jules était depuis longtemps déjà derrière la porte, la main sur la serrure, sans pouvoir se résoudre à ouvrir. Quand il se représentait ces deux visages étrangers qui fixeraient leurs yeux sur lui, ses joues et ses oreilles se couvraient d’une rougeur brûlante, et il retirait vivement sa main, comme si la serrure eût été chauffée à blanc. Mais tandis qu’il était là, indécis, perplexe, la porte s’ouvrit brusquement devant lui, coupant court à ses hésitations. Quel moment ! juste comme il l’avait prévu, le pasteur et la jeune fille tournent la tête et le regardent. Il délibérait en lui-même s’il n’allait pas s’enfuir pour ne plus reparaître lorsque sa mère lui cria :
— Eh bien ! à quoi penses-tu donc de laisser ainsi la porte écalambrée, quand il fait si froid à la cuisine ? Allons, entre un peu vite.
Ne voyant plus aucune possibilité de retraite, Jules prit son grand courage et s’avança pour saluer le pasteur, tout en fourrant sous son bras une des bouteilles qu’il portait, mais si maladroitement qu’elle glissa juste au moment où le pasteur serrait la main du pauvre garçon, et roula jusque sous la table. Par miracle elle ne se brisa pas, mais la confusion de Jules fut extrême ; il aurait voulu être à cent pieds sous terre et il n’osait regarder la régente, qui devait rire de sa belle entrée. Sa mère ne lui laissa pas même le temps de se remettre.
— Voici mon autre garçon, mademoiselle, dit-elle à la jeune fille ; à présent que vous voyez la paire, vous pouvez les examiner pour apprendre à les déconnaître. C’est difficile ; la moitié des gens s’y trompent ; et comme ça les ennuyait de s’entendre toujours appeler l’un pour l’autre, ils ont inventé une marque bien visible : Jules s’est fait couper la moustache, ce qui vaut d’ailleurs bien mieux pour la prononciation : les mots se perdent dans toute cette barbe qui cache la bouche ; aussi je comprends très bien pourquoi l’ancien consistoire défendait à messieurs les ministres de porter la moustache. Enfin, mademoiselle, pour en revenir à ce que je vous disais, voici mon fils Jules, et celui-là, c’est Fritz.
— J’espère que nous ferons bonne connaissance, dit gentiment Marie en les regardant tous deux.
Ils la regardèrent aussi, puis se regardèrent l’un l’autre, comme pour se consulter sur ce qu’on pourrait bien répondre ; mais, n’ayant rien trouvé, ils prirent sagement le parti de se taire.
— Je pense, Marie, que vous désirez voir aujourd’hui votre salle d’école ? dit le pasteur tout en faisant honneur à la collation.
— Oui, si c’est possible.
— Je vous y conduirai tout à l’heure ; est-ce vous qui gardez la clef, madame Jacot ?
— Non, vous la trouverez chez Claude Vermot, celui qui tient le domaine à M. Dubois ; il est chargé de chauffer et de balayer la salle, et c’est lui qui a surveillé les ouvriers pour les dernières réparations ; votre salle est quasi toute neuve, mademoiselle Calame ; c’est vrai qu’elle avait bon besoin d’un coup de pinceau.
— Savez-vous combien d’élèves j’aurai ?
— Comme les autres années, une trentaine, je pense ; sans compter les apprentis, que vous aurez deux après-midi par semaine. Pour ceux-là, c’est des terribles ; je ne sais pas comment vous en viendrez à bout.
Le joli visage de Marie prit à ces mots une expression soucieuse, et elle soupira sans rien dire.
— Il ne faut pas vous faire du tourment à l’avance, dit alors Fritz ; vous n’avez qu’à les mener rude dès le premier jour et tout ira bien.
Marie ouvrit de grands yeux à cette idée de mener rude des garçons de quinze à seize ans, probablement plus grands qu’elle.
— Je ne puis pourtant pas leur donner des coups de poing, dit-elle en riant. Que faudra-t-il donc que je fasse ?
— Montrez-leur une volonté calme autant que ferme, répondit le pasteur ; c’est une puissance devant laquelle tout plie.
En même temps il regardait le visage de la jeune fille. Dans ses yeux bruns brillait un courage tranquille, et la pression de ses lèvres bien dessinées indiquait une domination de soi-même peu commune à cet âge.
— Partons, si cela vous convient, Marie, dit-il un instant après, la nuit arrivera dans une demi-heure.
La jeune fille prit des chaussures sèches dans sa malle que le laitier avait amenée le matin sur son char, s’enveloppa d’un grand châle tricoté, et partit impatiente d’apprendre à connaître le théâtre de ses futurs exploits pédagogiques.
La salle d’école du Croset était tout simplement une grande chambre dans une maison rurale ; elle était louée par le propriétaire à la municipalité, qui payait en outre au fermier une petite redevance pour le chauffage et le balayage. La classe s’ouvrait au premier novembre pour se fermer à la fin d’avril, de sorte que, si les écoliers du Croset avaient, pour la beauté et la commodité du local, quelque chose à envier aux enfants du village voisin, ils en étaient dédommagés par six mois de vacances employés à oublier consciencieusement le peu qu’ils avaient appris pendant l’hiver.
— Il n’y aura point de sentier tracé le matin, dit Marie en suivant le pasteur qui frayait avec ses grandes bottes un chemin dans la neige.
— J’y pensais ; mais nous trouverons bien un moyen d’arranger cela. Tenez, voici la maison, et de ce côté-ci sont les fenêtres et la porte de votre salle. Mais pour entrer chez le fermier, il faut faire le tour de la maison.
— Connaissez-vous ces Vermot ?
— Très peu ; ils sont catholiques, de sorte que je n’ai jamais eu l’occasion de les visiter. Autant que je le sais, ce sont des gens laborieux et très économes. Du reste, vous n’aurez pas de relations obligées avec eux.
Lorsque le pasteur et Marie arrivèrent devant la maison, cinq ou six têtes d’enfants surgirent tout à coup derrière la fenêtre, examinèrent un instant les arrivants, puis disparurent soudain, comme si elles venaient de faire un plongeon simultané.
— Une seconde variété de sauvages, dit Marie en riant. J’aurai à faire à civiliser la tribu.
Mme Vermot ou, comme on l’appelait dans le voisinage, la Félicienne, était au milieu de sa cuisine, préparant dans un baquet le fricot le moins appétissant du monde : des feuilles de chou, des croûtes de pain, des pelures de toute provenance nageant dans une mer de petit-lait vert-jaune, le manger des porcs en un mot. Elle interrompit sa peu poétique besogne pour recevoir ses visiteurs, et les fit entrer dans la chambre, d’où elle expulsa du même coup une troupe de marmots de tous les numéros, qui se précipitèrent dans la cuisine en se bousculant. Mme Vermot était une petite femme rouge et boulotte, dont le large embonpoint s’étalait à l’aise sous un mantelet d’indienne d’une propreté douteuse. Le traditionnel bonnet de taffetas noir bordé d’une grosse ruche de dentelles de laine aurait suffi à faire reconnaître la nationalité de la fermière, si son indescriptible accent franc-comtois ne l’eût déjà trahie. La chambre où elle avait fait entrer ses visiteurs n’était pas précisément un idéal d’ordre et de propreté. Une longue table de sapin peinte en rouge-brun en faisait le principal ornement, avec un banc de la même couleur ; les deux uniques chaises étaient encombrées de blouses et de pantalons qu’on y avait jetés à la hâte ; d’autres vêtements jonchaient le plancher ; un sabot égaré au milieu de la chambre semblait y chercher son frère ; et, sur la tablette de la fenêtre s’étalaient comme des objets d’art toute une collection de peignes. Seule, la madone de plâtre posée sur la commode entre deux bégonias fleuris semblait jouir de l’inestimable privilège d’être époussetée de temps en temps.
— Mlle Calame est la nouvelle institutrice, dit le pasteur en manière de présentation, et je suis le pasteur Depierre ; ayez la bonté de nous remettre les clefs de l’école, nous désirons la visiter.
— Encore ce soir ? C’est déjà bien tard, dit Mme Vermot d’un air peu satisfait ; vous ne pourrez rien voir.
Elle prononçait souêre, vouère, et le reste à l’avenant ; mais toutes les lettres de l’alphabet dans leurs multiples combinaisons et panachées de tous les accents imaginables, s’efforceraient en vain de rendre les modulations de cette prononciation baroque.
— Il fait encore suffisamment clair pour y jeter un coup d’œil, si vous voulez bien nous donner la clef.
— La clef ! ah ! bien oui, mais cette clef, ous-que je l’a doûnc fourrée ! Jésus ! Maria ! dans la poche de moûn jupoûn des dimanches, qui est là-haut dans l’armouère ! C’est impossible, mon boûn moûnsieur, je vous demande bien pardoûn, mais c’est impossible.
— Qu’est-ce qui est impossible ? demanda M. Depierre, surpris de son agitation.
— Cette clef ! noûn, vous ne pouvez pas l’avouère, quand même vous me donneriez cent sous dans la main.
— Pourquoi donc ?
— Pourqouè ! Pourqouè ! voulez-vous que je vous dise… Elle s’interrompit pour faire un grand signe de croix. Ah ! si moûn homme me croyait, oûn quitterait déjà en Saint-Georges ce domaine de malheur. Tenez, le voèci qui rentre avec Bouquet, il vous coûntera l’histouère.
Un homme et un jeune garçon venaient en effet de passer devant la fenêtre ; deux minutes après, ils entraient dans la chambre. Claude Vermot était un petit homme sec, dont le pantalon très court, la blouse très étroite et le chapeau très râpé proclamaient distinctement ce mot d’or : Économie. La nature, il est vrai, semblait lui avoir donné elle-même l’exemple de cette vertu en taillant avec une rare parcimonie l’étoffe de sa maigre personne. Claude Vermot avait-il l’air faux ? Certains le prétendaient, d’autres le niaient, mais personne n’a jamais osé affirmer qu’il eût l’air franc. C’est pourquoi nous choisirons un moyen terme, et nous dirons simplement qu’il avait l’air circonspect. Il ne regardait jamais son interlocuteur en face, mais son regard glissait en coulisse par dessus la patte d’oie qui s’épanouissait sur ses tempes ; il ne parlait jamais le premier, comme le joueur de dames qui préfère que son adversaire se découvre en faisant le premier coup ; et il avait à son service tout un répertoire de ces phrases commodes qui peuvent signifier tout et ne signifient rien. Pour acheter une vache, pour vendre un char de bois, pour renouveler son bail, ce Claude Vermot dépensait des trésors de diplomatie à faire pâlir Machiavel. C’était du reste la seule chose dont il fût prodigue.
Cet aimable personnage salua la compagnie en touchant le bord de son chapeau, toussa et attendit.
— Claude, lui dit sa femme encore tout émue, cette demouèselle est la nouvelle régente, elle voudrait vouère la salle avec monsieur, mais j’ai laissé la clef dans ma jupe des dimanches qui est dans la chambre en haut, et je ne peux pas l’aller chercher à présent qu’il est quasi nuit, tu sais bien pourquouè. Dis vouère un peu à monsieur pourquouè.
— Dis-le, touè.
— Noûn, je ne peux pas. Bouquet, dis-le.
Le porteur de ce nom, un garçon de quinze ans, eût mieux mérité celui de fagot, tant sa peu gracieuse personne était hérissée et mal peignée. Une chevelure emmêlée tirant sur le roux, des sourcils en broussailles, un air maussade et rechigné, en faisaient un être peu agréable à voir, bien que le front fût intelligent et que les yeux noirs enfoncés dans des orbites profondes brillassent d’un feu singulier. Ainsi directement interpellé, il s’avança gauchement en tournant son chapeau dans ses mains.
— Alloûns, commence, dit la fermière, racoûnte un peu ce que tu as vu il y a tantôt un mouè.
Le pasteur pressentant ce qui allait suivre, mit la main sur l’épaule du garçon.
— Ce que tu as vu, mais rien que ce que tu as vu, tu m’entends ? dit-il en le regardant au plus profond des yeux.
— C’est déjà bien assez, répondit-il d’un ton bourru. C’était un vendredi soir, il y a quatre semaines ; le gypseur avait travaillé toute la journée dans la salle d’école pour la blanchir, et le maître – il montra Claude – lui avait prêté des tenailles pour arracher un clou. Seulement ce diantre d’Italien oublie de les rapporter, et à huit heures, le maître m’envoie en haut les chercher, parce qu’on n’est jamais sûr que de ce qu’on tient, comme il dit.
— C’est boûn, va toujours, grommela Claude.
— Je monte l’escalier qui va depuis la cuisine à l’étage, j’ouvre le trappon, et j’entends comme qui dirait un grand senaillement de chaînes de fer qui avait l’air de sortir de la classe. Je m’avance, car, sans me vanter, je ne suis pas un capon, et j’allais mettre la clef dans la serrure, quand la porte s’ouvre toute large, et je vois un grand fantôme blanc avec des yeux qui brillaient sous son drap comme des torches. Alors, ma foi, j’ai reculé, car il étendait ses bras comme pour me saisir ; je me suis jeté dans l’escalier en tirant le trappon après moi, et je suis arrivé sur mon dos dans la cuisine.
— Et encore qu’il s’a foulé le pouègnet et qu’il a été une semaine sans pouvouère travailler, dit la fermière.
Le pasteur hochait la tête.
— Hum ! c’est fort singulier. Que pensez-vous de cette histoire, monsieur Vermot ?
— Eh bien ! voilà… je dis qu’il n’y a point de fumée sans feu.
— C’est-à-dire que ?…
— Peut-être bien que Bouquet n’a rien vu ; mais en tout cas il a cru vouère quelque chose.
— Croyez-vous donc aux revenants ?
— Moûn Dieu ! voilà… comme ça !
— Oui ou non ?
— Eh bien !… ça dépend !
« Quel dommage que tu sois du dix-neuvième siècle, toi, pensa M. Depierre, tu aurais fait un fameux augure. » Cependant, décidé à obtenir tous les renseignements possibles sur cette fantastique aventure, il continua son interrogatoire.
— Vous dites qu’il y a quatre semaines de cela ; avez-vous vu ou entendu quelque chose depuis lors ?
— Bien sûr ! s’écria Mme Vermot avec volubilité ; de temps en temps ça marche et ça ferraille là-haut, comme si on traînait des chaînes, et mêmement qu’un souère j’ai vu de la lumière à travers les coûntrevents.
— Il fallait avertir votre mari et vous hâter de monter dans la salle, c’est ainsi qu’on aurait su le mot de cette absurde histoire.
— Saint Djousé ! Maria ! exclama la fermière ; pour se faire étrangler par le fantôme ! ah ! mais noûn ! je n’y mettrais pas les pieds pour un empire ! Passé cinq heures, ni mouè, ni moûn mari, ni personne ne moûnte, quoique ce soit assez mal commode pour Claude, qui avait l’habitude de veiller tous les souères dans la chambre d’école, à cause qu’elle est bonne chaude, et mêmement qu’il veut demander une diminution du bail, parce que l’histouère est déjà au bruit du moûnde, et que ça décrie le domaine. Et si nos vaches allaient tarir ! ça s’est déjà vu, de ces tours de fantômes ; avec ça que ce n’est pas agréable pour des chrétiens de vivre avec des gens de l’autre moûnde.
Sans écouter ce flux de paroles, le pasteur, frappé d’une seule phrase, réfléchissait. « Est-ce que ce vieux renard de Claude, se disait-il, aurait bien inventé et joué lui-même cette comédie pour donner un mauvais renom à la maison, pour déprécier le domaine et obtenir ainsi une diminution de fermage ? » En même temps, il fixait son œil pénétrant sur le fermier. Celui-ci avait bien remarqué l’impression causée par l’indiscrétion de sa bavarde moitié.
— Ces femmes, c’est des pies, grommela-t-il, il faudrait les museler.
— Encore une question, dit M. Depierre sans s’arrêter à cette remarque peu galante. Serait-il possible que quelqu’un s’introduisît le soir dans la salle à votre insu ?
— Comment doûnc, moûn doux Seigneur ! s’écria Mme Vermot. La porte sur le chemin est fermée et c’est moûn mari qui garde la clef ; pour moûnter par l’escalier, il faudrait traverser l’écurie ou la cuisine. Vous voyez bien que c’est impossible. Noûn, noûn, c’est un revenant ; j’en suis sûre comme s’il m’avait dit boûnjour ; et même je mettrais ma main au feu que c’est le vieux Favre qui s’a pendu une fois dans la grange. Mais ces protestants, ça ne croit ni à Dieu, ni à diable, ajouta-t-elle en aparté.
Pendant ce long colloque, l’obscurité était venue.
— Je veux monter là-haut, dit le pasteur ; ayez l’obligeance de me prêter une lampe ou une chandelle.
Le mari et la femme firent ensemble un soubresaut.
— Sainte miséricorde ! cria Mme Vermot.
— Noûn, ne montez pas, dit Claude en même temps ; s’il allait vous tordre le cou !
Ceci fut prononcé avec une anxiété si réelle, que M. Depierre en vit ses soupçons déroutés, « Est-ce que je ferais fausse route ? » se dit-il.
Marie qui était restée jusque-là silencieuse s’avança.
— Je monte avec vous, dit-elle.
— Non, il vaut mieux que vous restiez ici, Marie : je ne doute pas de votre courage ; mais qui sait si je ne ferai pas là-haut quelque rencontre désagréable ?
— Oh ! je vous en prie, permettez-moi d’aller avec vous ; sans cela, ajoute-t-elle à demi-voix, ils croiront que je partage leurs frayeurs.
— Venez donc ; cela servira du moins à vous aguerrir. Maintenant, madame Vermot, ayez l’obligeance de nous procurer une lanterne. Nous ferons le tour de la maison et nous entrerons par derrière, puisqu’il n’est pas possible d’avoir la clef de l’autre porte. Dans un quart d’heure nous serons de retour.
Lorsque, deux minutes après, Marie se trouva dehors, dans la nuit qui commençait à s’épaissir, quand elle vit danser sur la neige la lueur mobile de la lanterne, et qu’en plongeant ses regards dans l’ombre noire que projetait la maison, elle pensa au but de leur expédition nocturne, un petit frisson, moitié de froid, moitié de peur, la saisit. M. Depierre s’en aperçut.
— Prenez mon bras, Marie, dit-il. Que pensez-vous de votre début au Croset ? Cela promet, n’est-ce pas ? On vous décernera une couronne civique quand on saura que vous avez disputé votre salle d’école à un fantôme qui y avait établi ses quartiers d’hiver. Je parie que ce monsieur-là n’était pas régent au Croset de son vivant ; il n’aurait pas quitté l’autre monde pour y revenir.
Marie se mit à rire et sa peur se dissipa. Elle ne frissonna pas même lorsque, arrivés derrière la maison, ils montèrent une espèce de pont de grange qui conduisait à la porte de la classe, située au premier étage, et qu’elle entendit la clef grincer dans la serrure avec ce bruit de ferraille rouillée qui est, paraît-il, la musique favorite des revenants. La porte s’ouvrit, et la lumière de la lanterne pénétra dans une grande pièce aux murailles fraîchement blanchies, meublée de quatre ou cinq longues tables toutes tailladées et d’autant de bancs polis par un contact journalier avec des pantalons de milaine. Un pupitre élevé sur une estrade de deux marches, deux cartes géographiques et un tableau noir complétaient l’ameublement. Cette salle n’avait absolument rien de lugubre ni même de mystérieux ; la prosaïque muraille blanche s’étendait dans son uniformité d’un air qui semblait dire : Regardez-moi, examinez-moi ; je n’ai ni lézardes, ni porte secrète, ni cachette dérobée. Je ne suis que ce que je parais être, une bonne muraille bâtie autrefois par de braves maçons, trop consciencieux pour laisser des trous entre leurs pierres. Et vraiment son air candide aurait rassuré les plus poltrons.
— Je serai très bien ici, dit Marie en s’asseyant au pupitre. Comme ce sera drôle de trôner sur cette estrade ! Je ressemblerai au roi Salomon !
Là-dessus, elle partit d’un franc éclat de rire, mais elle s’interrompit aussitôt.
— Qu’est-ce que c’est que ce vieux rideau jaune ? dit-elle en se tournant vers la partie la plus reculée de la pièce, que la lanterne venait d’éclairer tout à coup.
— Il ferme une espèce d’alcôve qui sert de chambre à coucher à l’instituteur quand il veut bien s’en contenter ; mais depuis quelques années les desservants de cette classe ont préféré se mettre en pension chez Mme Jacot ou ailleurs. C’était à la vérité un triste logement qu’une salle dans laquelle avaient respiré tout le jour une trentaine d’enfants, et qu’on ne pouvait aérer qu’en la glaçant. Venez voir ce boudoir, continua le pasteur en écartant le vieux rideau et en projetant les rayons de sa lanterne dans le sombre enfoncement.
On y voyait un lit de sapin garni seulement d’une paillasse, une chaise et un miroir brisé.
— On devrait vendre la photographie de ce charmant réduit, dit M. Depierre ; ce serait un moyen d’attirer les jeunes gens dans l’enseignement.
En même temps, il examinait d’un œil scrutateur les objets qui l’entouraient ; en se penchant sur le lit, il crut reconnaître que la paillasse avait été fraîchement remuée, mais il se garda de communiquer cette remarque à Marie, ne voulant pas la troubler sur un simple soupçon.
« Hum ! se dit-il, l’histoire me paraît difficile à éclaircir, surtout si ce vieux finaud de Claude a intérêt à l’embrouiller. Mais est-il dupe ou complice ? Je ne sais plus que croire. »
— Si vous le voulez, nous redescendrons, Marie, continua-t-il à haute voix ; la pauvre dame Vermot est sans doute dans des transes mortelles.
La superstitieuse fermière, s’attendant à quelque horrible catastrophe, avait en effet passé ces dix minutes à invoquer tous les saints du calendrier ; lorsqu’elle vit les deux téméraires revenir sains et saufs, elle poussa une exclamation de soulagement.
— Vous avez eu une fière chance, dit-elle ; mais il ne faudrait pas recoûmmencer ; ça pourrait plus mal tourner.
— Au contraire, répondit le pasteur, si cela m’était possible, je reviendrais ici tous les soirs pour éclaircir le mystère. Mais je trouverai quelqu’un qui me remplacera ; le revenant n’a qu’à se bien tenir. Bonsoir.
— Attendez vouère un moment, dit Claude en sortant de son coin. Je voudrais dire un mot à mademouèselle la régente. Avance vouère un peu, Bouquet.
Bouquet obéit d’un air rechigné.
— Il va être votre élève, continua Claude, et je veux qu’il profite mieux que l’hiver passé. Il n’a, ma fouè, rien appris qui vaille : j’sais pas même s’il connaît bien ses quatre règles. Il faudrait le pousser pour le calcul et l’écriture.
— C’est ça, interrompit Mme Claude pressée de mettre aussi son grain de sel dans la conversation ; moûn homme coûmpte de tête que c’est une merveille, mais quand il s’agit de mettre les chiffres sur le papier, ça ne va plus. Si Bouquet voulait prendre peine, il n’est pas plus bête qu’un autre, et il pourrait bien faire nos factures ; mais il écrit encore plus mal que Claude, et ses additions sont toujours fausses, si bien que l’autre année nous avons manqué perdre trente francs à cause d’une erreur qu’il avait faite. Oui, mademouèselle, il faut tâcher qu’il se décotte pour le calcul.
— C’est un paresseux, ajouta Claude ; s’il ne marche pas droûet, dites-le, on lui donnera une dégelée.
À cette phrase brutale, Marie regarda le paysan d’un air indigné, puis se tournant vers Bouquet qui baissait la tête d’un air sombre, elle lui posa la main sur l’épaule en disant de sa voix aimable :
— Nous nous entendrons bien, n’est-ce pas ?
Il leva les yeux avec surprise, et quelque chose qui ressemblait vaguement à un sourire détendit un instant ses lèvres serrées, puis il marmotta une espèce de remerciement avec autant de grâce que s’il eût dit : Laissez-moi tranquille ! « Pauvre garçon, pensa Marie, on ne lui a pas appris à mieux dire. »
— Pauvre Bouquet ! répéta-t-elle lorsqu’ils eurent enfin pris congé et qu’elle vit derrière elle la masse sombre de la vieille maison. Il a l’air sournois et maussade, mais surtout malheureux. Je voudrais pouvoir lui être utile.
Puis elle marcha pensive à côté du pasteur, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés de nouveau à la maison de Mme Jacot.
— J’y reviens avec plaisir, dit-elle en entrant. Savez-vous que je suis bien aise de demeurer chez vous ? continua-t-elle avec son joli sourire lorsque la vieille dame vint à leur rencontre.