Constantine et ses écrivains-voyageurs - Nedjma Benachour-Tebbouche - E-Book

Constantine et ses écrivains-voyageurs E-Book

Nedjma Benachour-Tebbouche

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Beschreibung

Dans cet ouvrage Nedjma Benachour-Tebbouche mène une réflexion sur la représentation de Constantine dans un genre littéraire particulier : le récit de voyage. Elle montre que cette ville, aux moments importants de sa formation, a suscité le voyage. De la période numide aux époques romaine, médiévale, ottomane et française ; de célèbres voyageurs - géographes, historiens, romanciers - sont venus à Constantine. Les récits signés de Salluste, de Strabon, d’Ibn Hawakal, d’El Idrissi, de Léon L’Africain, de Thomas Shaw, ou d’ écrivains français du 19e - 20e siècles tels G. Flaubert, A. Dumas, T. Gautier, E. Fromentin, Jean Lorrain, Maupassant, Louis Bertrand constituent un riche répertoire d’impressions, d’observations sociales et historiques. Certains écrivains-voyageurs y condamnent le système colonial quand d’autres, outre la qualité littéraire de leurs écrits, le glorifient. Ces récits de voyage qui appartiennent au patrimoine culturel de la ville ont pu, parfois, nourrir des œuvres littéraires célèbres à l’exemple du roman Salammbô de Gustave Flaubert.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Nedjma Benachour-Tebbouche docteur d’Etat en littérature francophone et comparée est professeur à l’université de Constantine Les Frères Mentouri. Ses recherches portent sur la littérature algérienne de langue française à travers ses différentes générations d’écrivains et les questionnements qu’elle soulève. Après une thèse de doctorat de troisième cycle sur la paysannerie algérienne, elle soutient une thèse de doctorat d’Etat sur la représentation littéraire de Constantine dans différents genres : les récits de voyage, les témoignages et les romans. Ses travaux académiques ont fait l’objet de publications dans des revues algériennes et françaises et dans deux ouvrages publiés à Constantine par les éditions Média-Plus : Constantine : une ville, des héritages (collectif 2003), Constantine et ses romanciers (2008).

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CONSTANTINE

ETSESéCRIVAINS-VOYAGEURS

NedjmaBENACHOUR-TEBBOUCHE

CONSTANTINE

ETSESéCRIVAINS-VOYAGEURS

CHIHAB EDITIONS

© Éditions Chihab, 2015.

ISBN : 978-9947-39-117-4

Dépôt légal : 3009/2015

Pourmespetits-enfants.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

« Constantine une ville en écritures » est l’intitulé d’une étude plus globale que j’ai menée dans le cadre d’une recherche universitaire. Le travail préalablement conçu à partir d’une analyse académique de certains romans de langue française a interpellé ma ­curiosité sur la présence récurrente de Constantine dans d’autres genres littéraires. Pourquoi un tel intérêt ?

Cette simple interrogation est devenue une passion.

Constantine, avant d’être une représentation littéraire, est tout d’abord un espace perçu qui a souvent fasciné par son site, par toutes les réalisations que les constructeurs successifs ont léguées à la ville et par son histoire ancienne, tumultueuse expliquée en grande partie par ce site si remarquable.

Cet aspect réel, lisible que l’urbaniste américain Kévin Lynch nomme « lisibilité » est, sans doute, le point de départ de la rencontre entre la ville et ses textes. La diversité des manières de [d]écrire Constantine me paraît essentielle, elle signale l’extraordinaire capacité de Constantine à produire un intérêt d’écriture(s). En effet, les mises en texte de Constantine se déclinent selon plusieurs types d’expressions écrites, les plus représentatifs étant : le récit de voyage, le témoignage, le texte fictionnel (la poésie et surtout le roman).

Ma réflexion prend appui sur des récits de voyage où Constantine suscite, à partir d’un effet1 de lisibilité, une imagibilité plus ou moins importante. Cette variabilité ressortit aux statuts sociaux des auteurs et à leurs objectifs de voyage.

Les récits du voyage constantinois sont divers car écrits par des auteurs venus, eux-mêmes, d’horizons divers. Ils sont poètes, romanciers, peintres, géographes, navigateurs, historiens, journalistes, médecins, militaires, hommes de culte.

Ces différents profils confèrent au récit de voyage des variations auxquelles s’ajoutent les objectifs du périple et les formes d’expression, disparates à l’image même de la diversité des statuts socioprofessionnels de leurs auteurs.

Constantine/Cirta, capitale de la Nouvelle Numidie, cité convoitée et dominée par des occupants de cultures diverses, fut, au fil des siècles, une ville de voyage. Aussi les récits, nombreux et d’une richesse inestimable, ont souvent constitué une précieuse source documentaire pour les historiens, les géographes ou les anthropologues.

Face à cette abondance des récits du voyage constantinois une sélection s’est imposée d’elle-même.

Ainsi si j’examine plus ou moins succinctement les récits des périodes de la présence romaine et ottomane en Algérie, c’est pour, en fait, mieux m’appesantir sur ceux de la période française.

Ce choix obéit à des motifs à la fois objectifs et personnels.

Mon statut d’enseignante chercheure universitaire m’a permis de mener une réflexion sur la littérature de langue française ; aussi il m’a semblé davantage pertinent d’entreprendre une analyse exhaustive des récits de certains écrivains-voyageurs français qui ont effectué leur périple durant la seconde moitié du XIXe siècle et les premières décennies du XXe siècle.

Cette période qui correspond à l’installation de la colonisation et puis à sa consolidation, est le théâtre d’importants changements du tissu urbain et du champ socioculturel de Constantine. Les voyageurs arrivés, moins d’une décennie après la prise de la ville, observent et rapportent dans leurs écrits des réalités spatiales, culturelles, historiques intéressantes à plus d’un titre car elles se situent à une époque où s’opèrent des mutations décisives.

Le second motif trouve sa justification dans la spécificité du statut social des écrivains-voyageurs que j’ai retenus.

Avant d’être de simples voyageurs, Théophile Gautier, Alexandre Dumas (père), Eugène Fromentin, Gustave Flaubert, Guy de Maupassant, Jean Lorrain,… sont des écrivains à la notoriété littéraire avérée.

Les récits de voyage, hormis ceux de Léon l’Africain et de Thomas Shaw2, se singularisent par une charge esthétique remarquable car produits par des observateurs attentifs et, de surcroît, artistes : ils sont romanciers, poètes ou peintres.

Par ailleurs, certains récits comme ceux de Fromentin, de Flaubert, de Gautier ont été commis sous forme de notes ou de croquis ébauches à des œuvres accomplies puis publiées ou peintes juste après le retour en France.

En effet, les observations de Flaubert ont servi à nourrir son roman Salammbô ; celles de Gautier ont permis à l’auteur d’écrire la pièce de théâtre LajuivedeConstantine ; c’est en quittant ­l’Algérie (l’Algérois, Constantine et le Sud du pays) que Fromentin eut l’ultime conviction qu’il sera peintre. Ses notes et ses croquis lui ont servi à peindre des toiles parmi lesquelles La place de la Brèche à Constantine.

Ce bénéfice littéraire et pictural, apport considérable pour la pratique artistique mais aussi pour Constantine, me semble digne d’intérêt3. Aussi, je lui consacre un chapitre que je développe sépa­rément.

La partie réservée aux écrivains-voyageurs français du XIXe siècle peut paraître démesurément développée4 mais, comme je l’ai souligné ci-dessus, l’aspect référentiel de leurs récits ne constitue pas l’unique préoccupation de l’analyse.

Les objectifs du voyage, le profit artistique, la valeur esthétique nécessitent une réflexion plus soutenue. Les récits de Gautier, à titre d’exemple, méritent une attention particulière. Ils se donnent à lire sous deux formes. La première renvoie à des notes prises sur le vif durant son séjour ayant produit deux textes « La danse moresque » et la « danse des Djinns ». La seconde consiste en une description des lieux distinctifs de Constantine mais qui est réalisée à partir d’une maquette conçue par l’architecte Duclaux et admirée par Gautier au Casino des Arts de Montmartre à Paris. Ici, nous sommes en présence d’un véritable renversement de la pratique d’écriture habituelle. L’écrivain s’inspira non pas de la réalité mais de sa reproduction – une maquette en l’occurrence – pour décrire la ville réelle, visitée quelques mois auparavant.

L’exemple de Louis Bertrand obéit à une autre considération : son récit du voyage constantinois, d’un style remarquable, m’a offert la possibilité de montrer comment un écrivain, porte-parole d’une idéologie colonialiste, exploite toutes les opportunités pour la soutenir et la glorifier. En effet, cet écrivain apôtre de l’idéologie algérianiste, l’est également dans un récit de voyage.

Enfin, dans la section intitulée « Regards furtifs », j’interroge très rapidement les impressions de certains voyageurs comme celles du journaliste Charles Ravussin, de l’écrivain turc Nedim Gürsell et m’étonne du silence de Michel Butor romancier et grand voyageur français contemporain venu à Constantine au milieu des années 1950 mais qui n’a laissé aucune impression écrite sur son séjour.

Si dans les romans, l’image de Constantine tient davantage de l’écriture fictionnelle, par contre, dans les récits de voyage, l’intérêt se situe ailleurs. Il y a certes une représentation de la ville qui, sans passer par le filtre de la fiction, prend forme tout de même sur un socle soutenu par une écriture émotionnelle. Par ailleurs, l’importance des récits de voyage est à souligner dans une contribution d’ordre méthodologique. Ils permettent aux critiques littéraires d’aborder l’aspect historique, de tel ou tel texte. En effet, c’est à partir d’un lieu, d’un événement, d’un rite social ou culturel signalé par le voyageur/témoin que s’impose la nécessité de faire appel à l’histoire, à la sociologie culturelle pour décoder le contenu social des récits. Ceci permet une complète et meilleure compréhension des faits rapportés qui, plus caractérisent des écrits davantage référentiels que fictifs. Cette démarche qui consiste à rattacher les récits à leur contexte global est incontournable dans la mesure où la dimension référentielle est très présente. Les notes de voyage où l’on observe une certaine stratégie d’écriture et parfois un souci esthétique patent sont, aussi et surtout, une pratique et une observation sociale. L’aspect ­documentaire qui n’enlève rien à la création artistique, contextualise ces écrits dans un extra-texte riche qui mérite d’être interrogé. Les écrivains-voyageurs du XIXe siècle ont observé l’installation progressive de la colonisation française en Algérie ainsi que le passage d’un type de société à un autre. De ce point de vue, leurs témoignages constituent une richesse documentaire5 appréciable. Ainsi quand Flaubert décrit les « chasseurs de porcs-épics » il réfère, en fait, à une pratique culturelle ­typiquement constantinoise que l’analyste doit expliciter car cette cérémonie ayant inspiré certains écrivains (Flaubert6 lui-même et, bien plus tard, Kateb Yacine) a disparu. Quand Dumas, Gautier, Flaubert signalent la fuite des Constantinois par le ravin, ils font, en fait, allusion à un événement mémorable de l’Histoire de Constantine. En effet, en 1837, lors de la prise de leur ville, une partie de la population, qui a préféré fuir l’ennemi en affrontant le gouffre à l’aide de cordes de fortune, connut une fin tragique au fond des gorges du Rhummel. Flaubert s’inspira de cet évènement historique dans l’une des scènes guerrières de Salammbô, etc.

Les textes relatifs au Voyage ont nécessité une réelle recherche documentaire. Leur accès est difficile : ils ne sont disponibles que dans certaines bibliothèques spécialisées7. Leur consultation a, au préalable, exigé de multiples investigations.

CONSTANTINE, VILLE DU VOYAGE

« Levoyageestuneespècedeporteparoùl’onsortdelaréalitécommepourpénétrerdansuneréalitéinexploréequisembleunrêve. »

Maupassant

CHAPITRE I : PRÉLIMINAIRES

Historique du récit de voyage

Le récit de voyage peut-il être considéré commeun genre appartenant au champ littéraire ? La spécificité de la littérature pose un problème pour tout critique confronté à cette question : qu’est ce qui est littéraire et qu’est ce qui ne l’est pas ? Certaines thèses de Philippe Hamon8 ont tenté de désacraliser la littérature « n’importequi, àn’importequelmomentdansn’importequellieu, dansn’importequellelanguepeutfairedelalittérature ».

T. Todorov, quant à lui, relie cette notion à la théorie du discours qui permet ainsi de remplacer l’opposition littérature/non-littérature par une typologie9 des discours. Ceci est fort séduisant, car considérer la littérature comme pratique discursive permet au critique de multiplier les lectures et les analyses textuelles.

Plus qu’une simple description de la ville visitée, le récit du voyage constantinois porte des empreintes singulières, porteuses de légendes et de mythes qu’explique, en majeure partie, le site distinctif de cette ville.

Les récits de voyage, où l’imaginaire et le réel cohabitent, abondent en littérature. Le réel observé peut être relaté ou transformé par l’écriture. En effet, pour certains écrivains, le Voyage, en tant que « genre » littéraire, appelle une mise en scène textuelle comme le souligne Jeanine Guerin-Dallemesse10 : « Cen’estpaspousserauparadoxequededirequelerécitdevoyageressortitàlafiction. Pourluicommepourlesautres, entrentenjeuletravaildelamémoire, lafinalité de cette écriture, la qualité du narrataire. » Aussi, le récit de voyage en remodelant le réel, par souci de fiction ou par extravagance, suscite la méfiance : « Lesvoyageursontsouventeumauvaisepresseetsesontvustraiterdementeursaucoursdessiècles, deStrabonaffichantsonméprispourlesauteursdepériples, àT. Garzoni11. »

Or, la théorie des genres littéraires ayant évolué, la dimension poétique du récit de voyage paraît aux yeux du lecteur ou du critique si importante, qu’elle ne doit, en aucun cas, être dissociée de l’analyse textuelle.

Aussi, dans la conclusion au chapitre consacré aux écrivains-voyageurs du XIXe siècle, je montre que certains de leurs récits s’inscrivent dans le projet d’une stratégie d’écriture explicite et que l’un des objectifs du périple était le profit littéraire.

Chaque civilisation, chaque période historique possède ses récits de voyage. De l’Antiquité à nos jours, d’Hérodote à Butor, ce type de récit est la pérennité même.

Dans l’Odyssée le poète grec Homère laisse entrevoir l’idée du voyage réel et initiatique où la quête de soi est essentielle. A juste titre, Mireille Djaider et Nadjet Khadda écrivent dans leur article : « Dans les jardins le l’Orient : rencontres symboliques12 » : « Levoyageseréorientedoncenitinéraireintérieurquin’estpasreplisursoimaisexpériencedeladifférence. » Eugène Fromentin est venu en Algérie afin d’entreprendre une double quête : aller à la rencontre de lui-même et de son art (pictural surtout). Son long séjour algérien – à Alger, Blida, Constantine, Biskra, Touggourt, – a apporté certaines réponses aux doutes qui le tourmentaient.

Le récit de voyage est la porte ouverte sur le monde étranger et inconnu. Rappelons ici le conte « Sindbad le marin » desMilleetuneNuitsqui relate les sept voyages du personnage légendaire.

A la fin du Moyen âge, l’ouvrage de Marco Polo Le livre des merveilles du monde (1298), a présenté aux lecteurs européens maints détails sur les sociétés de l’Extrême-Orient. Le livre du voyageur vénitien n’a-t-il pas été le guide pour Christophe Colomb quand il décide d’aller explorer « Les Indes Occidentales » en 1492 ? Et c’est surtout au XVIIe siècle que le récit de voyage devient une source d’informations pour des négociants, des aventuriers, des explorateurs de tous genres.

L’auteur du récit de voyage peut être un poète, un romancier, un historien, un géographe, un navigateur, un chroniqueur, un militaire, un médecin, un ecclésiastique, etc. A cette variété d’auteurs correspond une pluralité de récits de voyage : de la simple observation à un récit élaboré ayant une charge littéraire et émotionnelle.

En effet, la particularité du récit de voyage est un espace ouvert à la diversité narrative. Jean-Luc Moreau dans « Odyssées13 » nous donne à lire, avec une pointe d’amusement, l’énoncé suivant : « Cevoyage, vouspouvezlenarrerenprose, envers, voireenproseetenverscommelefitensontempsnotrebonLaFontaine… VouspouvezleraconterdanslalanguedeVaugelasoudanscelledeSanAntonio, sousformededialogueouenbandedessinée, aupassésimple, aupassécomposéouauconditionnelludique… SelonquevousvousappelezYoungouChateaubriand, vousvouscontentezdejetersurlepapierdesimplesnotesdansunstyletélégraphiqueouaucontraire, voustravaillezvotrestyle, vousdéployezvosailes, vouspouvezvoyagerenzigzagdansvotremémoire, naviguerdesouvenirensouveniraugrédevotrefantaisie, juxtaposeranecdotesetdescriptions, et même vous passer de toute narration. »

Beaucoup d’écrivains de différentes nationalités, célèbres pour avoir publié des romans, des poèmes, des nouvelles, des pièces de théâtre, ont, par ailleurs, signé des récits de voyage. La liste est longue, signalons quelques noms : T. Gautier, A. Dumas, G. Flaubert, G. de Maupassant, M. Butor, M. Feraoun, Albert Camus et M. Haddad.

Tous les voyages n’ont pas les mêmes intentions. Sans vouloir schématiser, citons deux motifs différents : la simple curiosité (T. Gautier), la recherche de la perfection artistique (G. Flaubert et E. Fromentin) du savoir (A. Dumas, G. de Maupassant). En effet, on peut voyager par dilettantisme comme on peut sillonner les terres et les mers pour aller à la rencontre d’une certaine instruction (T. Shaw) ; dans ce cas précis, voyager prend une dimension pédagogique. Le but visé est de parfaire sa propre culture, son propre savoir. Cette particularité, qui était en filigrane dans les récits de voyage, prend au XIXe siècle une propension plus intellectuelle. Ne faut-il pas rappeler qu’à cette période le discours philosophique – comme par exemple le positivisme d’Auguste Comte – désirait atteindre ou rétablir la connaissance en annihilant l’interprétation ésotérique ? Dans « l’imaginaire du voyage en Orient d’après l’œuvre de G. de Nerval14 », Pierrette Renard écrit : « Silascienceorientalisterestituel’apportoriginelenredécouvrantlasignificationdestextesetdesmonumentsanciens, elleinverseletrajetdelaculturepuisqu’ellelesrecréeenquelquesorteintellectuellement. Cetteapprochedel’Orientsesituedoncentrelesdeuxpôlesdel’héritageetdelarésurrection. OrNervalquiparticipedecediscoursderestauration, aconsciencedecontribueràcettearchéologiedusavoirpuisqueladernièrepartiedesonrécitcontientcetaveu : DansleMoyenâge, nousavonstoutreçudel’Orient ; maintenantnousvoudrionsrapporteràcettesourcecommunedel’humanitélespuissancesdontellenousadoués, pourfairegrandedenouveaulamère universelle. »

Apprendre, s’instruire, mieux se connaître, prendre plus de distance vis-à-vis de sa propre société peuvent constituer les raisons d’un voyage. Mais elles ne sont pas les seules.

Au XIXe siècle, l’expansionnisme territorial, politique et économique voit naître et se multiplier des récits à forte coloration exotique. Le voyageur, pour de multiples motifs, s’intéresse davantage aux paysages, aux costumes, aux coutumes, aux architectures qu’à l’autochtone lui-même. Dans son étude « l’aventure détournée à propos de Djebel Amour de Frison Roche », Simone Rezzoug15 écrit : « Ladéfinitionneutredutexteexotiquecommeœuvrequi ‘évoquelesmœursoulespaysagesétrangers’ (d’après le Grand Larousse),sembledoncinsuffisante, maisal’avantagedesoulignerl’extérioritédusujetparrapportàl’objetdécrit. Levoyageurexotiquevisiteraitlepaysétrangerensélectionnantselonlescascequileconfortedanssaconvictionqu’ilreprésenteunecivilisationporteusedevaleurssupérieuresoucequiluipermetdefaireleprocèsdecettemêmecivilisationaunomdumythedubonsauvageetd’unenaturebrute, seulegarantiede valeurs individuelles authentiques. ».

Les voyageurs, souvent des écrivains, sont à la recherche d’un « orient » mythique dont l’objectif premier est la quête artistique, comme l’écrit Alain Verjat dans « Partir ou ne pas partir, le voyage des décadents et des symbolistes16 » : « … le voyage n’est jamais simplementdocumentaire, notarial, mêmes’ilprenddesalluresdel’épopéegéographique, commechezJulesVerne. Partirc’estd’abordchercher, levoyageestunequêteoùl’imaginairedistribuetouteslescartes, etoùledestincommettouteslestricheries. » Pour certains écrivains, tels Maupassant, Flaubert, Gautier, les récits de voyage rapportés d’Afrique du Nord constituent la toile de fond de leurs futurs textes littéraires :Salammbô,Bel-Ami, LaJuivedeConstantine.

Le roman d’aventures né au XVIIIe siècle (avec Daniel Defoe entres autres) et qui s’affirme au XIXe siècle, avec particulièrement Jules Verne, inscrit son projet idéologique dans le sillage de cet expansionnisme. Le voyage dans le roman L’île mystérieuse(1875) où transparaissent toutes les capacités inventives et ingénieuses de l’homme, traduit, en fait, les conquêtes du passé et surtout celles du futur. La science avec les machines – objet de culture et de culte – permet l’exploration d’un univers inconnu et infini. La conquête de cet espace s’appuie, d’une part, sur la puissance du nombre – du groupe17 – et d’autre part, sur la suprématie technologique du conquérant. L’écrivain français Xavier Marmier18 qui accompagnait un ministre lors d’un voyage en Algérie, a consigné ses observations dans Lettressurl’Algérie (1847). Commentant certaines de ces notes de voyage, Aimé Dupuy19 écrit : « … en1846, noussommesavecBugeaud, plusquejamaisdansl’action, etXavierMarmierabeausedéfendred’« unenarrationcomplaisante » delasituation, ilabondeencomplimentssurleplandel’œuvreduMaréchal. D’ailleurs, l’écrivainest, luiaussi, pourunepolitiquedeforceetildéfendraPelissieraccusé, commeonsait, del’enfumage des grottes du Dahra ».

A partir du milieu du XIXe siècle, ce genre se détache de plus en plus de l’autobiographie qui, avant l’esthétisation du Voyage, occupait une place importante dans le récit où « ... L’auteur, lenarrateuretlevoyageursontlamêmepersonne. Leuraventurenecommencepasparunenaissancemaisparundépart… doits’acheverparunretour20. » Le référentiel n’est plus le fantasme central du récit. Le regard du voyageur-narrateur veut affirmer son indépendance vis-à-vis du réel observé ou vécu en s’investissant dans une action énonciative où« … sedéveloppeunesortedesubjectivismejournalistiqueouimpressionnistequivolatilisetouteintérioritéquiimpliquedoncladisparition paradoxale du sujet21 ».

Le récit de voyage peut prendre diverses formes : un journal, une correspondance, des mémoires, un roman. Flaubert entreprend un voyage en Algérie et en Tunisie avant d’écrire son romanSalammbôconsacré à la princesse carthaginoise qu’il publie en 1862. Ses carnets de voyage consistent, en fait, en une prise de notes qui doivent servir de point d’appui à un roman où la rigueur et le souci d’ancrer le récit dans un espace, un extra-texte à la fois précis et imaginé, sont la pierre angulaire. Lors de son périple au Maghreb, Flaubert consigne des impressions sur les lieux, les habitants (leurs costumes et pratiques culturelles), les paysages, les légendes séculaires, bref, sur tout ce qui est susceptible d’être exploité dans un roman historique où l’écriture est marquée par les procédés réalistes et naturalistes. Toutes les notes prises par cet écrivain, lors de son séjour maghrébin, ne furent pas totalement exploitées pour la rédaction finale de son roman. En effet, il existe toujours une distance entre le voyageur et le romancier ; celle-ci est souvent instaurée par l’écriture et sa mise en forme. A ce propos J. Roudaut écrit : « FlaubertetLeirisrecopientleurscalepinsdansun ‘journal’ corrigéetmisaunetlorsquelevoyageestachevé, decefait, àlafaçondel’autobiographie, lerécittendàdonnerunrythmeetunsensàuneaventure, àfairedesdétailshasardeuxunetotalité… ‘entrelesoiretlemoidecesoir-là’, écritFlaubertetévoquantlemomentdesondépartvéritablementarrachementàsamère, etsaterre, ilyaladifférenceducadavreauchirurgienquil’autopsie22. »

De quoi est fait un récit de voyage ? De tout. D’histoire, de géographie, de sociologie, de mythes, de légendes, de culture, de peinture. C’est en ce sens que ce type de récit est aussi polyphonique : des voix diverses interfèrent en lui, celles de personnes rencontrées dans des lieux propres au voyage, tels les auberges, les diligences, les bateaux. Dans la voiture qui le mène de Philippeville (actuelle Skikda) à Constantine, Flaubert note : « Lavoiturecraqueetgargouillecommeunventretropplein. Cesanimaux, derrièremoi, puentetgueulent ; leProvençalveutblaguerlespahi, quiritenarabe ; lesMaltaishurlent ; toutcelan’aaucunsensqu’unexcès de gaieté. Quelles odeurs ! Quelle société23 ! ».

Dans une lettre adressée à son ami Louis Bouilhet, datée du 24 avril 1858, l’écrivain décrit, sensiblement, la même atmosphère : « Enfaitd’ignoble, jen’airienvud’aussibeauquetroisMaltaisetunItalien (surlabanquettedeladiligencedeConstantine) quiétaientsoûlscommedesPolonais, puaientcommedescharognesethurlaientcommedestigres. Cesmessieursfaisaientdesplaisanteriesetdesgestesobscènes, letoutaccompagnédepets, derotsetdegoussesd’ailqu’ilscroquaientdanslesténèbres, àlalueurdeleurspipes. Quelvoyageetquellesociété24 ! » Cette scène observée est consignée de diverses manières : soit de simples notes soit une lettre et dans certains cas un récit descriptif qui agrémente un roman ou une nouvelle. Aussi, le récit de voyage n’est pas toujours un simple assemblage de scènes vécues par-ci, par-là, il est souvent le prétexte à une stratégie d’écriture élaborée, ordonnée, construite qui donne vie au voyage lui-même. Ainsi, le périple d’Eugène Fromentin en Algérie, est rapporté sous une forme romanesque complète dans Une Année dans le Sahel, paru en 1859. La ville visitée devient ainsi sensation : « LeCaire, Beyrouth, Constantinopleretrouventprogressivementuneépaisseur, moinsdécritesd’ailleursqueréinventéesdansl’émerveillementoulanostalgie25. » Jean Lorrain lui aussi, n’a pas décrit le rocher de Constantine, il l’a d’abord vécu, ensuite, reconstitué et récrée dans Heuresd’Afrique.

Le désir de découvrir, d’apprendre, de connaître l’Autre, de se documenter édifie le soubassement essentiel de tout séjour à l’étranger. Mais aller à la découverte de l’inconnu c’est aussi voyager à l’intérieur de soi-même.

Mouloud Feraoun, qui visite pour la première fois la Grèce, le pays du passé fabuleux « ducollègeetdelalittérature », se surprend à y chercher sa Kabylie natale : « Pourmapartj’avaisunobjectiftrèsprécis : ilmefallaitretrouveràtoutprixmaKabylienatale, sesvillagesaccrochésauxsommets, sesrudesmontagnards, sesânesintrépides, seschèvrescapricieuses, sesoliviersetsesfiguiers. C’étaientmesimagesd’Epinaletj’ytenaisbeaucoup26. »

Rentrer au bercail et se sentir un homme nouveau, enrichi, est, sans aucun doute, l’ enjeu principal du voyage. Après un séjour passé à l’étranger, Stendhal écrit : « Lavieillessemoraleestreculéepourmoidedixans. J’aisentilapossibilitéd’un nouveau bonheur. »

Les récits de voyage attribués originellement aux navigateurs, aux explorateurs, aux historiens, aux géographes seront, aussi, le fait d’écrivains notoirement reconnus. Ceci les engage-t-il à établir un pacte énonciatif où l’écriture surpasserait le référent ? Pas toujours. Parmi les écrivains-voyageurs du XIXe siècle, l’exemple de Flaubert est, précisément intéressant à signaler. En effet, ce grand écrivain, auteur de chefs d’œuvre de la littérature française, dont les ­techniques littéraires et la richesse fictionnelle ont révolutionné la littérature universelle, s’est montré très parcimonieux dans l’écriture de son voyage constantinois27.

Mais voyage et littérature n’entretiennent-ils pas une relation privilégiée ? Pour J-C Berchet28, un lieu « congénital, unerelationhomologique » les unit « Voyage, écriture, lectureontdoncunerelationhomologique. »

Avant de voyager à travers des lieux, des pays étrangers, l’écrivain voyage, tout d’abord, à travers l’imaginaire et les contrées merveilleuses du langage. Michel Butor, romancier, critique littéraire et grand voyageur du XXe siècle n’a-t-il pas donné à ses récits le titre générique Le génie du lieu ?

Voyage et littérature peuvent, donc, constituer un couple harmonieux. Jean Roudaut29 écrit : « Lalittératuren’estjamaisquerécitdevoyage. Elleconsisteàexplorerlespossibilitésdenarration, àfairejouerlesformesdereprésentation, àsaisirdansunmêmemouvementlelieu où l’on est et ses antipodes. »

CHAPITRE II : CONSTANTINE : VOYAGE ET ÉCRITURE

Introduction

Les récits de voyage sur Constantine sont nombreux. Ce livre n’a pas la prétention d’en analyser la totalité. Textes anciens ou non réédités, ils sont difficilement consultables. Ceux que j’ai pu examiner, m’ont permis de montrer, qu’à toute période importante de son histoire, Constantine fut présente dans ce type de récit. Ce paramètre explique la présentation chronologique des récits de voyage du corpus retenu qui se distribuent à travers les époques-clés : romaine, arabe, ottomane, française.

Ce choix offre l’opportunité d’ancrer Constantine dans ses différents contextes socio-historiques, sans pour autant recourir à un exposé figé ou fastidieux des différentes étapes de l’histoire tumultueuse de cette ville. Les récits du voyage constantinois, à travers divers siècles, permettent d’aborder l’aspect historique, d’une manière ciblée. En effet, c’est à partir d’un événement, d’un lieu, d’un rite social rapporté par tel ou tel voyageur, que s’ impose la nécessité de faire appel à l’histoire, à la sociologie pour, en fait, décoder tout l’aspect « socialité30 » du récit, et ce, pour atteindre une complète et meilleure compréhension des faits signalés.

J’emprunte le concept « socialité » à la terminologie sociocritique, en ayant à l’esprit que les textes sur lesquels a travaillé Claude Duchet, sont, souvent, plus fictionnels que référentiels (tels les récits de voyage).

Ma démarche consiste, donc, à examiner, à « comprendre31 » attentivement les récits pour ensuite les expliquer en faisant appel aux différents savoirs qui constituent leur soubassement référentiel. Comprendre la cohérence interne de ce type de texte, suppose un décodage précis de l’environnement et du contexte socio-historique, sans pour autant verser dans l’exhaustivité.

Constantine, capitale de la Nouvelle Numidie, Africa-Nova, ville convoitée, assiégée puis soumise aux différentes occupations ; celles de la période Antique, avec les Phéniciens, les Romains, les Vandales ; celle de la période médiévale, sous les diverses dynasties musulmanes (Almohades, Mérinides, Hafsides de Tunis), celle des Turcs32 ou celle des Français, fut la ville du voyage.

Charles Saint-Calbre écrit, en introduction à son étude consacrée à « Quelques Auteurs Arabes Constantinois33 » ceci : « LavilledeConstantineparsasituationnaturelle, a, detoustemps, attirél’attentiondesvoyageurs, desécrivainsetdesartistes. Peintres, historiens, romanciersont, deleurplumeoudeleurpinceau, cherchéàrendrelabeautépittoresquedela ‘villedel’air’ delacitédes ‘passions’ ». 

Beaucoup d’historiens, qui ont relaté certains aspects socio-politiques de cette ville, se référent à ces récits de voyage, tant il est vrai, qu’ils offrent un intérêt indéniable, non pas uniquement pour la véracité des faits observés, mais, plutôt, pour l’originalité du témoignage rapporté du séjour à Constantine. Ces récits étant fort nombreux, il m’a semblé nécessaire d’opérer une sélection.

Ce choix de récits, à travers les siècles et les âges, permet de constater que les regards de ces différents voyageurs se sont fixés sur les mêmes lieux avec, la récurrence des espaces, des rites et des mythes qui habitent cette cité.

Section I : Aperçus

1. Aperçus sur quelques récits de voyage de la période romaine

a) Salluste et pompenius-mela

Afin de conquérir Cirta et de récupérer sa fiancée, la princesse carthaginoise Sophonisbe34, le prince berbère Massinissa, déclare la guerre au roi Syphax. Il remporte la victoire en 204. En récompense, le Général romain Scipion, Consul d’Espagne, lui donne à gouverner le royaume du roi déchu, constitué de Cirta et de Carthage.

Massinissa règne, donc, de longues années à Cirta et fait appel à des colons grecs qui initièrent les Numides à différents arts (la sculpture, la gravure, l’architecture, la musique). A sa mort, Micipsa, son héritier, lui succède. Durant son règne, ce dernier se fit aider par ses deux fils ainsi que par son neveu, Jugurtha. A cette époque, Cirta était florissante. A la mort de Micipsa, une guerre sans merci, opposa ses deux fils (Hiemsal et Adherbaâl) à Jugurtha. Ce dernier vainqueur, prend les rênes du pouvoir à Cirta et devint maître de la Numidie. En 109, Rome lui déclare la guerre. Trahi par son beau-père Bokkus, roi de Mauritanie, il est vaincu par le Consul Marius, assisté de Sylla, chef de la cavalerie romaine. En l’année 50, le roi Juba 1er règne sur toute la Numidie. Ambitieux, raffiné, grand stratège, il avait des raisons personnelles d’hostilité envers Rome et son roi César. En 46 un nouveau conflit oppose la Numidie de Juba à Rome.

Se sentant vaincu, César fait appel à Sittius, un Latin, chef d’une armée d’aventuriers qui l’aide à combattre le roi berbère Juba et à conquérir la Numidie dont la capitale était Cirta.

César convertit le Régnum Numediae en l’Africa Nova.

Il nomme Salluste, gouverneur de cette province qui était rattachée à Rome. Afin de récompenser Sittius, César lui cède une partie des territoires conquis, parmi lesquels Cirta. Celle-ci devient ­Cirta-julia, ensuite Cirta-Sittianorum, cité des Sittiens qui y fondèrent une colonie s’étendant du nord comportant Chullu (Collo), Milevum (Mila), Rusicada (Skikda) au sud jusqu’à Sigus (dans les Aurès). Cette confédération prit le nom de République Des Quatre Colonies avec une organisation sociale et économique rigoureuse.

Salluste, proconsul de l’Africa-Nova, n’a, en fait, exercé qu’une autorité politique générale sur cette confédération. Cet historien sénateur s’était-il installé à Cirta ? Sans doute car, certaines inscriptions gravées sur les rochers ont marqué la limite des jardins dont il était le propriétaire et qui se situaient dans la région périphérique de Constantine (avant le village El Hamma Bouziane). Le séjour de Salluste à Cirta, qui dura une année, ne fut pas des plus magnanime pour la population autochtone : « Sallustelemoraliste… serenditcoupabledetellesexactions, qu’ondutletraduireenjusticeetqu’ilfutcouvertdehonteetd’infamie. Ilestprobable, dureste, qu’enraisondesfranchisesmunicipaleslaisséesàCirta, lerôledeproconsuldeNumidiefutuniquementpolitique35. ».

Néanmoins, cet historien laisse un récit très riche, intitulé LaGuerredeJugurtha où il constate que Cirta était imprenable car protégée par son site naturel.

Rachid Boudjedra, dans son roman LaprisedeGibraltar36,rapporte en latin quelques extraits de l’ouvrage de cet historien romain qui a relaté les batailles ayant eu lieu à Cirta. Le personnage central du roman, prénommé Tarek, en souvenir du guerrier berbère Tarek Ibn Ziad, s’exerce plus d’une fois à traduire en français le livre de Salluste37 : « Puislevoilàquis’arrêtederireetqui, sanstransition, medit : etcetextedeSallustesurlesguerresdeJugurtha ? Oùest-il ? Tum’avaispromisdememontrerlatraduction, non ? » (p. 190) « Ducoup, tropheureux, ilsemitàlireunpassagedeSallustesurlesguerresdeJugurtha… Jevisl’ancienneCirtatournersurelle-même. » (p. 285).

Jugurtha, grand guerrier numide et résistant à l’occupation romaine devient pour Tarek et son ami Kamel, le héros national, l’une des figures emblématiques de la résistance. C’est en traduisant des chapitres de l’ouvrage de Salluste qu’ils découvrent ce pan important de l’histoire de leur pays.

La résistance de Jugurtha a inspiré au XIXe siècle le poète français Arthur. Rimbaud38 qui dans un poème, fait l’éloge du combat de Jugurtha qu’il associe à celui de l’Emir Abd El Kader « Danslesmontsd’Algérie, saracerenaîtra : Leventaditlenomd’unnouveauJugurtha. »

Pompenius-mela, était un historien romain, il vécut au 1er siècle après J.-C. Dans ses notes de voyage, il insiste beaucoup sur la richesse économique de Cirta de cette période : « CirtaétaittrèsopulentesouslerègnedeSyphax. »

b) Strabon

Géographe grec, contemporain de Pomponius-Mela. Strabon, dans son célèbre ouvrage Géographie donne ses impressions sur les multiples aspects de Cirta. Relatant la richesse de cette cité, il écrit : « Cettevilleaétéfortifiéeetabondammentpourvuedetouteschoses, principalementparMicipsaquiyfitmêmevenirunecoloniedeGrecsetlarenditsipuissantequ’elleputmettresurpieddixmillechevauxetvingtmillefantassins39. »

Si Salluste, après son séjour à Cirta consacre tout un ouvrage à la guerre qui avait opposé Jugurtha à l’armée romaine par contre Pompenius-Mela et Strabon, insistent, quant à eux, sur la puissance tant économique que topographique de la ville. Sa position naturelle – construite sur un rocher – rend la cité difficile à assiéger mais la puissante Rome y est parvenue : tel est le message transmis par ces deux voyageurs.

2. Aperçus sur quelques voyageurs de la période médiévale

A la fin du Xe siècle, quand les géographes arabes Ibn Hawkal et El-Bekri visitent Constantine, la dynastie autochtone Sanhadja régnait sur toute l’Ifriqia :

« LesSanhadjafurentlespremiersàdonnerauMaghrebcentralunedynastiemusulmaneautochtone. Ilsformaientdesconfédérationsdetribusinstalléesaunordd’uneligneallantdel’AurèsàTénès40. »

En 1017, Constantine était sous l’autorité du gouverneur Maad El Moêzz.

De graves dissensions opposent les gouverneurs sanhadjites à leurs suzerains, les khalifes Fatimides d’Egypte : « L’intransigeancedelapolitiquereligieuseduMahdi, sesviséespolitiquesimpérialistesetladurefiscalitéimposéeauxpopulations, furentàl’originedesdifficultésdesFatimidesauMaghrebetfinalementdeleuréchec41. »

En 1045, El Moêzz rejette totalement l’autorité fatimide en rétablissant le rite sunnite selon l’école de Malek. Cet acte aura des conséquences. En effet, pour imposer son autorité, le gouverneur Fatimide envoie, en 1049, les tribus arabes de Hilal et de Soleïm qui s’installeront en Tunisie et dans le sud de la province de Constantine. C’est donc, à cette époque, que de célèbres géographes arabes viennent à Constantine. Je signale quelques noms, ceux des plus célèbres sans néanmoins m’y attarder.

a) Ibn Hawkal

Géographe, il consigne ses notes de voyage dans Kitabalmasalikwaelmamalik. La partie concernant le Maghreb a été éditée par Goege sous le titre Descriptionalmaghrebi(Leyde 1860)42.

Ibn Hawkal visite l’Afrique du Nord en 951. Il laisse ses impressions de voyage sur différents ports des régions où il a séjourné à : Oran, Ténès, Alger, Annaba.

Ce géographe est l’un des premiers à avoir utilisé dans son récit le surnom « l’aérienne » attribué à Constantine et qui sera, plus tard, repris par beaucoup de voyageurs et d’écrivains tels Al Idrissi, Yakut, Maupassant, Tahar Ouattar.

Cette ville « aérée », ventée, s’est vue octroyer ce qualificatif, qui en langue arabe renvoie aux lexèmes « air », « ravin », « passion », mais ayant le même phonème « haoua ». L’homonymie43 entre les lexèmes « air » et « passion », a permis aux voyageurs et poètes de différentes périodes de rester admiratifs face à cette topographie distinctive liée, bien entendu, au ravin.

Cheikh Abou Hafs Sidi Amor El Ouazzan, célèbre juriste natif de la ville, écrit en (1541)44 au Pacha d’Alger, Hassan Ar’a, ceci : « Cettevillequel’onappelleConstantine, etqui, anciennementcommeaujourd’huiaétésurnomméeBledElHaoua (villede « l’air » etaussides « passions », lemot « haoua » enarabeayantcesdeuxsignifications) nesaurait, danslesensphysiquedecemotnis’étendrenidiminuer. Maisdanslesensdespassions, ellecroîtetgranditàmesurequelesnuitsetlesjourssesuccèdent, aupointqu’elleenestarrivéeàcetexcèsdonttouthommequelquepeuobservateurnepeuts’empêcherdetémoigner. »

Bien plus tard, Guy de Maupassant, écrivain français du XIXe siècle écrit, dans son récit de voyage intituléAuSoleil : « LacitédisentlesArabes, àl’aird’unburnousétendu. Ilsl’appellentBelad-El-Haoua, lacitédel’air, lacitéduravin, lacitédespassions. » (p. 127).

b) El-Bekri

Historien arabe contemporain d’Ibn Hawkal, il écrit un ouvrage où sont rapportées ses différentes notes de voyage, intituléDescriptiondel’Afriqueseptentrionale45 ; le passage suivant est extrait du chapitre consacré à Constantine : « Constantineestunegrandeetancienneville, renfermantunenombreusepopulationetd’unaccèstellementdifficilequ’aucuneforteresseaumondenesauraitluiêtrecomparée ; elleestsituéesurtroisgrandesrivièresportantbateauquil’entourentdetoutesparts. Cesrivièresproviennentdesourcesnommées « lessourcesnoires » etpassentparunravind’uneprofondeurénorme. Danslapartiedeceravinonaconstruitunpontdequatrearches, lequelsoutientunsecondpontquiensupporteuntroisièmedetroisarches. Surlapartiesupérieuredecesarcades, setrouveunechambrequiestdeniveauaveclesdeuxbordsduravinetquiformelepassageparlequelonentreenville. Vuedecettechambre, l’eauquiestaufondduravinal’aspectd’unepetiteétoiletantleprécipiceestprofond ; Cettechambres’appellel’étoileSiriusparcequ’elleest, pourainsidire, suspendueauciel. »

Le site particulier de la ville a beaucoup impressionné l’historien. Constantine est telle un « bateau » porté par trois rivières qui sont le Rhummel, Boumerzoug, Oued El Kébir ce qui explique l’existence du pont – El Kantara – Le site grandiose permet des métaphores, celle du bateau et de l’étoile.

Dans Discourssurl’histoireuniverselle46,Ibn Khaldoun cite cet historien mais pour, en fait, signaler certaines lacunes : « AlBakriauteurduLivreDesRoutesetDesRoyaumes, quis’esttenuauxitinérairesetauxempires, parcequedesontemps, iln’yavaitpasbeaucoupdechangementsdansl’étatdesnationsetdesraces. »

L’auteur de Almuquaddima juge, parfois sévèrement, certains faits rapportés par l’historien : « AlBakriveutdirequelevasecontenaituntalismancontrelapesteetqu’enlebrisant, soninfluencemagiquedisparaîtaveclui, laissantreparaîtrel’infectionetl’épidémie. Maisceconteestunexempledescroyancesabsurdesquiontcoursdanslepeuple. AlBakrin’étaitniassezinstruit, niassezéclairépourrépétercettefableetenvoirl’absurdité47 ».

c) Al Idrissi

Au XIIe siècle, quand Al Idrissi visite Constantine, la province était soumise à l’empire berbère Almohade. Cette dynastie qui professait le dogme de l’unité de Dieu était sous le commandement d’Abd El Moumen, disciple d’Ibn Toumert. Cette ville connut les guerres qui opposèrent, à différentes reprises, les Almohades aux Almoravides dirigés par Ibn Rania.

Ce voyageur, géographe d’origine marocaine, écrit au XIXe siècle Lelivredelarécréationdel’hommedésireuxdeconnaîtrelespays48.Les passages retenus sur la description de Constantine insistent sur son opulence : « LavilledeConstantineestpeuplée, commerçante ; seshabitantssontriches, fontlecommerceaveclesArabesets’associententreeuxpourlaculturedesterresetpourlaconservationdesrécoltes. Lebléqu’ilsconserventdanslessouterrainsyrestesouventunsièclesanséprouveraucunealtération. Ilsrecueillentbeaucoupdemieletdebeurrequ’ilsexportentàl’étranger. » ; et sur l’architecturede ses maisons : « DanstoutelavilledeConstantine, iln’estpasdeportedemaison, grandeoupetitedontleseuilnesoitforméd’uneseulepierre ; engénéralaussi, lespiliersdesportessecomposentsoitd’une, soitdedeux, soitdequatrepierres. Cesmaisonssontconstruitesenterreetlerez-de-chausséeesttoujoursdallé. Ilexistedanstouteslesmaisons, deux, troisouquatresouterrainscreusésdansleroc.

Constantineestl’unedesplaceslesplusfortesdumonde, elledominedesplainesétenduesetdevastescampagnesensemencéesdebléetd’orge. »

Al Idrissi a, par ailleurs, écrit en 1154 le LivredeRoger49 dédié au roi normand de Sicile. Dans cet ouvrage, figure la célèbre carte géographique du monde, dont Ibn Khaldoun s’inspira dans Discourssurl’histoireuniverselle. Ce dernier ne cachait pas son admiration pour le géographe marocain, ses récits de voyage lui ont été d’une utilité certaine. Vincent Monteil, traducteur du livre d’Ibn Khaldoun, écrit : « Ilestquestion, selonAlIdrissi (1154) quesuiticifidèlementIbnKhaldoun, dupaysdeQammuriya… Depluslarecensiond’Ibn Khaldoun (empruntéepourunelargepartàAlIdrissi), comportedeslacunes50… ».

d) Yakut et Ibn Battûta

YAKUT51 est le nom d’un autre voyageur venu à Constantine à la même période qu’Al Idrissi. Reprenant le surnom de la ville – haoua –, il l’attribue à ses habitants qu’il appela « les hawwara ».

Ibn Battûta est surnommé « le voyageur de l’Islam » pour avoir en trente années sillonné différents pays musulmans. Jeune, il quitte son Maroc natal pour entreprendre son premier pèlerinage à la Mecque en juin 1325. Il traverse plusieurs villes du Maghreb déchirées par des luttes et guerres. Il arrive à Constantine après avoir fait escale à Tlemcen, Alger, Bougie. C’est dans son ouvrage Voyages : del’AfriqueduNordàLaMecque52 que son séjour à Constantine est brièvement signalé. Aucune description, aucun commentaire si ce n’est la forte pluie qui lui a occasionné des désagréments :

« Cependant, nousvoyageâmesjusqu’àcequenousfussionsarrivésprèsdeKoçanthînah, etnouscampâmesendehorsdecetteville. Maisnousfûmessurprisparunepluieabondante, quinouscontraignitàsortirdenostentespendantlanuit, pournousréfugierdansdesmaisonsvoisines. Lelendemainmatin, legouverneurdelavillevintaudevantdenous. C’étaitunchérif trèsdistinguéquel’onappelaitAbou’lhaçan. Ilexaminamesvêtements, quelapluieavaitsalis, et ordonnaqu’onleslavâtdanssamaison. L’ihrâm étaittoutusé. Cet officierm’envoya, pourleremplacer, unihrâmd’étoffedeBaalbec, dansl’undescoinsduquelilavaitliédeuxdinârsd’or. Cefutlapremièreaumôneque je reçus pendant mon voyage. » (p. 64).

Section II : constantine de la période ottomane

1. Léon l’Africain

Son nom musulman est Hassan Ibn Mohammed El Ouazzane. Il grandit à Fez, au Maroc où s’était réfugiée sa famille.

De 1511 à 1519, il est chargé de missions diplomatiques, aussi, il parcourt divers pays : le Maghreb, la Turquie, la Libye, le Mali ; durant l’un de ses voyages, il est capturé par les corsaires siciliens et doit se convertir au christianisme. Protégé du roi Léon X, il vécut attaché à sa cour durant de longues années.

En 1525, il achève son célèbre ouvrage Africa, écrit en italien à partir de ses notes de voyage rédigées en langue arabe. Ce livre sera durant plus de trois siècles l’ouvrage de référence pour les historiens et géographes de l’Afrique et du Maghreb : « IlfautattendreleXVIIesièclepourquesaroyautébibliographiqueluisoitdisputéeenFranceparP. Dan, Marmol, Dapper. », rapporte Guy Turbet-Delof dans l’un de ses ouvrages53.

Inlassable voyageur, ayant vécu loin de son pays d’origine, il ne s’est, pourtant, jamais coupé de ses origines et de ses racines culturelles : « LointainprécurseurdeMontesquieu, Léon ­l’Africainestuncosmopoliteausensnobleduterme…, unêtresensiblequin’ajamaisreniésapatrieetquiaprèsavoirindiquélesvertusdesAfricains, s’excused’énumérerleursvices. », écrit, à son sujet Turbet-Delof54.

Sur cet aspect particulier de son parcours social, le célèbre voyageur rapporte dans Africa55 :« Vuquej’aieul’Afriquepourmanourriceoùj’aiétéélevéetenlaquellej’aiconsommélameilleureetlaplusbellepartiedemesans. »

Léon L’Africain, géographe arabe du XVIe siècle est venu à Constantine, lors de l’un de ses multiples voyages à travers le monde. Ses impressions sur certaines villes de l’Est algérien – Constantine, Mela-Cité (Mila), Bona (Annaba), Tifash (Tipasa), etc., – peuvent être lues dans son ouvrage Africaou Descriptiondel’Afrique56.

Les pages 364 à 368 décrivent Constantine.

Cette ville, que le géographe visite au milieu du XVIe siècle, est sous l’occupation turque, durant le règne d’Hassan Pacha, fils de Kheireddine. Elle fut soustraite, en 1522, au sultan Abou Abdallah Mohammed El Hafsi, de la dynastie Hafside de Tunis dont le pouvoir s’étendait sur toute l’Ifriqia. Kheireddine, dit Barberousse, accorde le commandement de Constantine aux caïds libres.

Mais de 1544 à 1552, cette cité est gouvernée par l’un des fils de Kheireddine. A cette période, Constantine, note Léon l’Africain, est très opulente : « LesterresquidépendentdeConstantinesontbonnesetfertiles, rendanttrentepourun, aucommerceprospèreetauxmarchésbienfournis. » (p. 367)57, comme le signalait, avant lui Al Idrissi. Par ailleurs, le géographe insiste sur l’aspect créateur et ingénieux de ses architectes : « Embellied’agréablesmaisonsetdesomptueuxédifices…, untemplemajeur, plusieursplaces. » (p. 364).

L’artisanat de l’armurerie, le commerce des tissus et de la laine sont prospères. Deux fois par an, les commerçants de Constantine se rendent à Tunis pour vendre leurs tissus de laine : « LesgensdeConstantineseréunissentdeuxfoisparanencaravanepourserendreenNumidieoùilstransportentdestissusdelaine, commeilssontleplussouventattaquésparlesArabes, ilsemmènentaveceuxquelquesarquebusiersturcsquisonttrèsbienpayés. » (p. 368).Le mot « Numidie » fait référence à l’ancienne Carthage, capitale de la région – ancien axe Carthage-Cirta – ; le mot « Arabes » renvoie très probablement à « Arban », les bédoins, les nomades arabes.

L’insécurité dont parle Léon l’Africain précise le contexte historique de l’époque. Le bey de Tunis n’admettait pas la suzeraineté du Pacha d’Alger, aussi durant plus de deux siècles les deux gouverneurs furent en guerre.

Le récit de voyage de Léon l’Africain, décrivant les lieux distinctifs de Constantine, ne manque pas de rappeler les grandes étapes de son histoire ; romaine : « Lesromainsfondèrentanciennementcettecitécommes’enrendentcomptelesvisiteursparlesnombreuxtémoignages, telsquelesmuraillesquisonthautesetlarges. » ; et hafside : « JadislacoutumedesroisdeTunisétaitdeconfierlegouvernementdecettecitéàleurfilsaîné, maisquelquefoiscetterèglen’apasétéobservée. » (p. 364).

Le site de cette ville a, en premier lieu, capté le regard du géographe : « Lavilleestsituéesurunehautemontagne […], elleestentouréederochersélevésau-dessousdesquelscouleunfleuveSufegmare. (p. 364)Le fleuve, le Rhummel est désigné par son nom berbère « sufegmare » ou « assifugmar », qui signifie rivière de sable que les Arabes ont, par la suite, traduit par « oued el erremel » qui a donné Rhummel. Les Romains l’appelaient Ampsaga.

L’arc de triomphe ainsi que « l’édificedemarbre » attestent l’ancienne présence romaine dans la ville : « … àunmilleetdemienvirondelaville, setrouveunarcdetriomphe, semblableàceuxquisontàRome. Maislasottisepopulaire, quiestsansjugement, croitqu’ils’agitd’unpalaisoùs’abritaientlesespritsmalinsquifuirentlesmahométansaprèsavoirétéchassésautempsoùilshabitaientàConstantine. » (p. 367). Il s’agit, en fait, de l’amphithéâtre de la nécropole des Quatre Colonies, se trouvant sur la rive droite du Rhummel. Le Bey Salah le démolit en 1790 et ses matériaux serviront à la reconstruction du pont El Kantara. La gare de la ville fut construite au centre de l’emplacement de cet édifice surnommé par les autochtones Ksar El Ghoula – le palais de l’Ogresse –.

Deux autres arcs de triomphe ont existé à Constantine : l’un dans l’ancienne rue Caraman et l’autre à l’emplacement de l’hôtel de Paris, à l’entrée de la rue Nationale.

Le regard du voyageur s’arrête, par ailleurs, sur les sources d’eau chaude du Rhummel. Elles constituaient le lavoir pour les femmes de la cité58. De ce fait, elles étaient souvent associées aux croyances magiques : « Lesfemmesdelavilledescendentencelieupourlaverleurlinge. D’unautrecôté, ilyaunbainsituéàtroisjetsdepierresdelaville, alimentéparunesourcetrèschaudequijaillitentrelesgrossespierres. Onytrouveunegrandequantitédetortuesquisontconsidéréesparlesfemmescommedesespritsmalins. Quandparaccidentunedecesfemmescontractelafièvreouquelqueautremaladie, elleprétendquecestortuesensontlacause, etcommeremède, elletueaussitôtunepouleblanchequ’elleporteàlasourceetl’yabandonne. » (p. 368)59.

Il s’agit, en fait, des sources de Sidi Mimoun, situées sur la rive gauche du Rhummel. Celles-ci se trouvent à la sortie de la ville, à la hauteur des anciennes usines Lavie60. Elles étaient le captage d’une source thermale durant la période romaine61. Sidi Mimoun était un saint de la ville, vénéré (il l’est encore) par les femmes de Constantine. La ziara – la visite – se faisait tous les mercredis avec sacrifice de volailles, comme le signale Léon L’Africain, qui a dû assister à l’une de ces cérémonies62.

Alphonse Marion63 signale ce lieu important de la ville, mais en précisant que les maladies contractées au contact de ces sources, sont d’ordre plus épidémiologique que maléfique : « L’atmosphèred’horreursacréequedégageaientcesgorgeshantéesparlesvautours64susceptiblesdemétamorphosesetsurtoutparlesdjennounsmaléfiquesdel’abîme… n’estsansdoutepasétrangèreàlaréputationdemagienoirequis’attachaàlacitéduVieuxRocher, destracesenontsurvécujusqu’ànosjours. MaissansquelesespritspeuavertisduMoyenâges’enrendentbiencompte, lesgorgesdevinrentunfoyermaléfiquedufaitdeladégradationouladestructionstratégiquedesaqueducsromains ; lescitadinsenfurentréduitsàl’eaudesciternesetquandcelles-cisevidaientàcellesdestroisouquatresourcesd’eauchaude… ilsuffisaitd’unesimplevariationdeniveaupourquecetteeauseconfondeaveccelledutorrentetlaconsommationdeceliquidepolluéoccasionnaitfatalementdesépidémies. »

Comme dans divers textes sur Constantine, les notes de voyage de Léon L’Africain associent les lieux de la ville aux légendes et magies transmises de génération en génération. L’édifice en marbre (p. 368), près de la cascade d’eau froide est, d’après la légende, un lieu maudit : « Levulgairecroitquec’étaituneécoledelettresdontlemaîtreetlesélèvesétaientvicieux. Dieuauraittransforméceshommesenmarbrepourleurspêchésainsiqueleurécole. » S’agit-ildes bains de Sidi M’cid ?

Jean Déjeux65, dans le chapitre relatif à la pétrification et aux différentes légendes constantinoises qui lui sont attribuées, écrit : « AusujetdesbainsdeSidiM’cidcélébrésdansl’œuvredeKateb, unelégendeestrapportéeparLéonl’AfricaindanssaDescription de l’Afrique. Prèsdecettesourceditl’auteur,ontrouveunédificeenmarbre… Dieuauraitdonctransforméenmarbreetleshabitantsetl’écoleàcausedeleurspêchés (depédérastiefaut-ilcomprendre…), commepourleshabitantsdeSodomeetGomorrhel’homosexualitéestchâtiéeparlapétrification. »

2. Thomas Shaw

Au XVIIIe siècle Shaw est réputé grand voyageur européen du Maghreb qu’il parcourt pendant douze années de 1720 à 1732 : « Bienquesonportd’attachefûtAlgeroùilétaitchapelaindescomptoirsanglais, ilvoyageabeaucoupauMaghrebetdanslespaysarabesduLevant. EnAfriqueduNordilalladansl’ouestjusqu’auxmontsTrara, vitOran, lesautresvillesdelacôteetleChelif. Dansl’est, ilallajusqu’auDjurjuraetremontantverslacôteàBôneetaubastiondeFrance66 ».

Ces voyages devaient, en fait, servir à mener des recherches dans différents domaines – géographique, climatique, ethnographique : « C’estainsiqu’ilorganiselapopulationdelaBarbarieendeuxgroupes, citadinetrural, eux-mêmessubdivisésenMauresetTurcspourlepremier, ArabesetKabylespourlesecond67. ». Il consigne ses notes de voyage dans son célèbre ouvrage68 où rigueur et observation scientifique méritent d’être signalées.

Se voulant rigoureux, Shaw se méfie des légendes et des mythes qu’il juge indignes de la pensée : « Shawestremarquableparsavolontédedétruirel’obscurantisme, lesfables, lesmythes. Maisceméprispourtouteformedepenséejugéeparluiinférieurel’entraîneauracisme69. »

L’ouvrage de Shaw, qui ne laisse rien au hasard où toutes les observations sont notées, vérifiées : « Ils’appuiesurunensembled’observations, relevéssystématiques, expérimentationsqu’ilafaitespersonnellement, demandent, parfoisl’aidedesavants ­d’Oxford, utilisantmêmelestravauxdesmissionnairesfrançais. », ne devait-il pas servir le capitalisme européen et son expansionnisme territorial ?

A Constantine, ce voyageur anglais, a surtout insisté sur le passé romain de la ville qu’il glorifie, comme le feront, plus tard, certains intellectuels « algérianistes » (tel Louis Bertrand). A ce sujet, il écrit : « CesontlesRomainsquiontfondéConstantine, onnepeutendouterlorsqu’onexaminelesmurssolides, élevésettrèsanciens, construitsenpierresnoiresparfaitementtaillées. L’étenduedesesruinesnousmontrequ’elleétaitfortgrandeetsasituationpeutfairejuger, eneffet, qu’elledevaitêtretrèsforte.

RegardantducôtéduNord, ilseprésenteauxyeux, àunegrandedistanceunpaysagemagnifiqueforméparungrandnombredevallées, decollinesetderivières. »

Les impressions de ce voyageur sur Constantine furent rassemblées dans l’ouvrageL’Algérieunsiècleavantl’occupationfrançaise.Témoignage de T. Shaw,religieux anglais70.

Shaw n’est pas un écrivain littéraire, aussi son récit du voyage algérien se veut un ouvrage à caractère scientifique, avec le souci constant de comprendre, de faire des classifications. Nous sommes au XVIIIe siècle et ce contexte explique, en partie, cette préoccupation. A ce sujet Ann Thomson71 écrit : « Cesrécitsremplissaientmultiplesfonctions ; ilsétaientdepuislongtempssourcederenseignementssurlescoutumesetcroyancesquipermettaientderemettreenquestionlesdogmesdelareligionchrétienne. Or, detouteévidencelevoyageenBarbarienepeutremplirunetellefonction. Ensuite, lesrécitsdevoyageontfournidesélémentsd’uneanthropologie, ­c’est-à-dired’uneinterrogationsurl’hommeetsurl’originedelasociété, sujetsprivilégiésdesLumières. »

Les observations de Shaw sont minutieuses : la ville et régions visitées sont décrites à l’aide de multiples détails ayant trait à la végétation, à l’agriculture, aux traditions culinaires ou vestimentaires, aux richesses du sol, à l’architecture des villes et des maisons, aux croyances, aux cérémonies culturelles, etc.

Constantine est abordée de loin : du lieu où le Rhummel prend sa source (dans la région de Ferdjioua) : « … quelquesrivièresmoinsconsidérablesquiprennentleurssourcesdansleGibel-Oâsgar, formentàleurjonctionl’Oued-el-RommelouRommalah, ­c’est-à-direlaRivièreSablonneuse, etlesdeuxautresbrasaveclesruisseauxquis’yjettent, leBou-Marzouke, ainsinomméd’unmaraboutprèsdutombeauduquelilpasse. AenvironcenttoisesdeConstantine, leRommelsejointauBou-mazzouke, quiprennentalorslenomdeSof-DjimmarouconserventceluideRommel ; ledernierestmêmeplususité72. ».

Ce voyageur en fin toponymiste, remonte dans l’histoire de cette région afin de préciser les différentes appellations du Rhummel, âme de Constantine : « CetterivièrereçoitensuiteleBoudjer-aat, ­Aïn-el-Fouah, etlessourcesdeRedjass, puislaissantlavilledeMilah [….], ellesejointauxdeuxbrasdontj’aiparléplushaut. LaSaf-Djim-mar, leRommeloularivièredeConstantine, commelesArabesl’appellentindifféremment, peutfortbienêtrel’ancienneAmpsagaquipassaitsouslesmursdeCirta, etsejetaitdansla